Passer au contenu
Début du contenu

ERRE Rapport du Comité

Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.

PDF

CHAPITRE 5
CIVISME, DEVOIRS ET DROITS : LE VOTE OBLIGATOIRE

Dans le cadre de son mandat, le Comité s’est également penché sur la question du vote obligatoire. Comme l’a fait remarquer l’ancien directeur général des élections, Jean‑Pierre Kingsley, l’appellation « vote obligatoire » est quelque peu erronée, puisque là où le vote est obligatoire, les électeurs ne sont pas tenus de voter pour un candidat, mais plutôt de faire acte de présence[360]. D’ailleurs, dans un grand nombre d’administrations, les électeurs ont le choix de cocher la case « aucun des candidats » (qui pourrait aussi se lire « je ne souhaite pas voter »). Autrement dit, il est plus juste de parler de « présence obligatoire aux [bureaux] de vote[361] ».

Bon nombre de pays ont adopté des lois sur le vote obligatoire, y compris l’Australie, la Belgique, Chypre, le Luxembourg et le Brésil[362]. Les 23 pays ayant actuellement une loi qui oblige les gens à voter à l’échelon national ont opté pour différentes approches d’application, la forme la plus courante de sanctions étant la possibilité d’une amende modeste (par exemple, en Australie, les électeurs qui ne se présentent pas aux urnes se voient imposer une amende de 20 $ AUS, à moins d’une excuse valide, par exemple leur absence ou la maladie).

En général, les pour et les contres du vote obligatoire touchent deux des principes définis dans le mandat du Comité. Premièrement, à savoir si la mesure proposée accroîtra (ou empêchera) la participation (principe 2) en encourageant le vote et la participation au processus démocratique, notamment en offrant des possibilités d’inclusion des groupes sous-représentés dans le processus politique. Deuxièmement, si elle accroîtra (ou entravera) l’accessibilité et l’inclusion (principe 3) en favorisant l’accès par tous les électeurs admissibles, peu importe leur condition physique ou sociale.

Le directeur général des élections, Marc Mayrand, a suggéré ce qui suit au Comité dans le cadre de son examen du vote obligatoire :

J’encouragerais le Comité à prêter attention à quelques considérations durant son étude, y compris la prestation d’un mécanisme de conformité au moyen de sanctions ou d’incitatifs positifs, le fait qu’il devrait ou non y avoir des exceptions pour certains groupes d’électeurs et, bien entendu, l’acceptation par les Canadiens[363].

Les considérations soulevées par M. Mayrand ont été évoquées à maintes reprises durant les délibérations du Comité.

Les tenants du vote obligatoire considèrent en général le vote comme un devoir de citoyen (au même titre que le devoir de juré ou l’obligation de remplir le formulaire de recensement)[364]. Ils ont insisté sur le fait que les électeurs ne sont pas obligés de voter pour un candidat quelconque, mais plutôt de se présenter aux urnes. Ils ont offert plusieurs arguments en l’appui au vote obligatoire, les plus importants étant :

  • l’augmentation de la participation électorale (la hausse du taux de participation pourrait atteindre 20 % selon des données présentées)[365];
  • une meilleure représentation des vues de l’électorat au Parlement; la participation obligatoire des électeurs aux élections pourrait accroître leur participation au processus politique; et,
  • les campagnes électorales pourraient mettre davantage l’accent sur les enjeux au lieu de chercher à motiver les citoyens à aller voter le jour venu.

Les détracteurs du vote obligatoire considèrent généralement le vote non pas comme un devoir, mais plutôt comme un droit que la personne peut exercer comme bon lui semble[366], allant jusqu’à penser que le vote obligatoire est « irrespectueux des citoyens[367] ». Comme il est précisé plus loin, certains ont fait remarquer que même si le vote obligatoire a pour effet d’accroître la participation électorale, il ne règle pas les problèmes sous-jacents qui expliquent pourquoi certains citoyens ne votent pas. D’autres ont ajouté que le vote obligatoire ne permet pas en soi de sensibiliser l’électorat pour permettre aux citoyens de faire des choix éclairés au sujet des enjeux politiques.

Enfin, plusieurs témoins ont insisté sur le lien entre le vote obligatoire et l’accessibilité, à savoir que le vote doit être rendu le plus accessible possible. En effet, divers témoins craignaient que le vote obligatoire puisse avoir pour effet pervers de pénaliser des groupes déjà sous‑représentés au sein du processus politique, en particulier les Canadiens ayant un handicap, autochtones et à faible revenu, s’il était imposé sans en assurer en même temps l’accessibilité et prévoir des exceptions.

Ces diverses opinions ont été exprimées par les 22 247 répondants à la consultation en ligne du Comité. La plupart des répondants étaient fortement en accord (36,2 %) ou en accord (14,1 %) avec l’affirmation « les Canadiens devraient être obligés de déposer un bulletin de vote lors des élections fédérales (même si c’est un bulletin nul)[368] ».

Les Canadiens devraient être obligés de déposer un bulletin de vote lors des élections fédérales Échelle de cotation : 1 (fortement en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o

Les Canadiens
          devraient être obligés de déposer 
          un bulletin de vote lors des élections fédérales
          Échelle de cotation : 1 (fortement
          en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o

Toutefois, la majorité était également fortement en désaccord (43 %) ou en désaccord (11,8 %) à l’idée que « les Canadiens devraient encourir une amende ou une autre sanction s’ils ne déposent pas de bulletin de vote lors des élections fédérales, à moins d’avoir une excuse acceptable (p. ex. maladie, absence)[369] ».

Les Canadiens devraient être pénalisés s’ils ne déposent pas de bulletin de vote lors des élections fédérales Échelle de cotation : 1 (fortement en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.

Les Canadiens
          devraient être pénalisés s’ils ne déposent pas de bulletin de vote lors des élections fédérales
          Échelle de cotation : 1 (fortement
          en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.

À l’opposé, un fort pourcentage de répondants était fortement en accord (41,9 %) ou en accord (15,5 %) avec l’affirmation « Il faudrait prendre des mesures incitatives pour encourager les Canadiens à déposer un bulletin de vote lors des élections fédérales[370] ».

Il faudrait prendre des mesures incitatives pour encourager les Canadiens à déposer un bulletin de vote Échelle de cotation : 1 (fortement en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.

Échelle de cotation : 1 (fortement
          en désaccord) – 5 (fortement en accord); s.o.

A. Expérience du vote obligatoire en Australie

Durant son étude, le Comité a entendu Tom Rogers, commissaire électoral de l’Australian Electoral Commission, qui a expliqué que l’inscription et le vote sont obligatoires en Australie :

En Australie, il est obligatoire d’être inscrit sur la liste électorale et de voter aux élections fédérales. L’inscription obligatoire des citoyens australiens, à l’échelon fédéral, a été adoptée en 1918; le vote obligatoire a été adopté ensuite, en 1924.
Aux dernières élections, nous estimons qu’environ 95 % des électeurs admissibles étaient inscrits. Cela représente 15,6 millions de personnes. C’est le nombre d’électeurs le plus élevé que nous ayons jamais vu, et c’est probablement la liste électorale la plus complète que nous ayons jamais eue dans toute l’histoire de l’Australie. Chaque citoyen a la responsabilité de mettre à jour les détails concernant son inscription; toutefois, nous avons également mis en place un système d’inscription et de mises à jour directes de la liste fédérale, ce qui soutient le processus. Nous nous fondons sur des données réunies par des tiers de confiance, par exemple l’information sur le permis de conduire, pour l’inscription ou la mise à jour des renseignements sur les électeurs.
Selon les lois en vigueur, nous ne disposons en réalité d’aucun moyen de poursuivre avec succès des électeurs admissibles qui ne se sont pas inscrits. Si je dis cela, c’est que l’inscription est une défense absolue contre toute accusation de défaut d’inscription, ce qui fait que, si nous décidons d’aller au bout de ce processus et de traîner quelqu’un devant les tribunaux, bien souvent, cette personne va en fait s’inscrire une fois rendue au tribunal, et c’est une défense absolue contre le défaut d’inscription[371].

M. Rogers a indiqué que le vote et l’inscription obligatoires étaient perçus comme faisant partie de la culture :

L’inscription et le vote obligatoires sont considérés comme un aspect normal de la culture politique de l’Australie. De nombreuses données probantes permettent de croire que les gens soutiennent le vote obligatoire : en 2013, la dernière fois où nous avons fait une enquête, environ 70 % des gens se disaient en faveur du vote obligatoire. Aux toutes dernières élections fédérales, qui viennent tout juste d’avoir lieu, environ 90 % des électeurs sont allés voter, mais nous devrons confirmer ce chiffre dans les semaines à venir, lorsque nous aurons terminé tous les processus liés à cette élection[372].

Finalement, il a expliqué les sanctions imposées aux personnes qui ne votent pas, précisant que leur portée et application sont limitées :

Selon notre système de vote obligatoire, les électeurs inscrits qui ne sont pas allés voter reçoivent une lettre le leur signifiant. Les électeurs doivent alors soit répondre en fournissant une excuse valide pour ne pas avoir voté, soit payer une très légère amende de 20 $. Un faible nombre des électeurs qui ne paient pas cette amende font alors l’objet d’une poursuite; je crois qu’aux dernières élections, nous avons poursuivi jusqu’au bout environ 3 000 personnes[373].

Le Comité a aussi entendu Anna Keenan, une défenseure de la réforme électorale d’origine australienne qui a participé au processus de réforme électorale à l’Î.‑P.‑É. Parlant du vote obligatoire, elle a mentionné sa surprise lorsqu’elle a appris, à son arrivée au Canada, que le vote était « facultatif ». Elle a expliqué qu’elle était favorable au vote obligatoire en raison des changements qu’il opère sur les campagnes :

Je suis tout à fait favorable au vote obligatoire. J’ai trouvé choquants les systèmes de vote facultatif quand je me suis installée dans d’autres pays. Si c’est la norme dans votre pays d’origine, on trouve très surprenant de constater que, dans la majorité des autres pays, le vote soit facultatif.
La raison pour laquelle je suis extrêmement favorable au vote obligatoire est la façon dont cela change les campagnes électorales. Je n’avais jamais entendu parler de « sortir les votes » avant de quitter l’Australie. Au lieu de faire campagne pour convaincre les gens de voter et risquer de prendre des positions très populistes ou extrêmes susceptibles d’attirer des fanatiques à certains égards, on sait que tout le monde va voter, et la campagne porte beaucoup plus sur les enjeux et les politiques[374].

Elle a ajouté que le vote facultatif ne permet pas de connaître les raisons pour lesquelles les gens ne vont pas voter. Selon elle, le vote obligatoire pourrait aider les citoyens à exprimer leur désengagement ou leur désenchantement à l’égard du système politique :

À mon avis, le vote optionnel n’indique pas pour quelle raison les gens ne vont pas voter. Il n’y a pas moyen de savoir s’il s’agit d’un désengagement ou d’un acte de protestation contre les candidats, qu’ils ne trouvent pas à la hauteur d’une fonction de député. Je suggérerais que si l’on instaure le vote obligatoire au Canada, on ajoute aux bulletins de vote une case indiquant « Aucun de ces candidats » pour permettre aux électeurs de protester activement.
Il est aussi arrivé qu’en Australie, pendant certaines campagnes électorales, les gens mènent une campagne active exhortant les électeurs à jeter un bulletin de vote vierge dans l’urne. Les gens allaient voter pour qu’on inscrive à la liste qu’ils s’étaient présentés, mais leurs bulletins de vote vides étaient une forme de protestation. Si l’on instaure le vote obligatoire, il faudra expliquer clairement aux électeurs qu’ils ne sont pas tenus de choisir. Mais au moins ils seront obligés de s’engager et de s’informer, puis de se présenter. On les obligera à accomplir leur devoir de citoyens[375].

B.  Fondations : accessibilité et application de la loi

De nombreux témoins ont fait valoir qu’avant de décider s’il y a lieu de rendre le vote obligatoire, il faut d’abord veiller à rendre le vote le plus accessible possible. De plus, si le vote obligatoire est adopté, il importe de prévoir des exceptions appropriées pour ne pas porter préjudice aux Canadiens qui sont déjà sous-représentés au sein du système électoral, notamment les personnes ayant un handicap, les jeunes et les personnes âgées, les Autochtones et les personnes à faible revenu.

Un moyen d’assurer l’accessibilité consiste à rendre le vote « facile » et « attrayant » dans la mesure du possible. Comme l’a indiqué Ruth Dassonneville dans sa présentation au Comité, laquelle portait exclusivement sur le vote obligatoire :

Bien sûr, chaque fois qu’il est obligatoire de voter dans un pays, il faut faciliter le plus possible cette opération. Le Canada est, d’après moi, un bon exemple d’un pays où il est relativement facile de voter. Il serait toutefois possible d’adopter des mesures qui faciliteraient davantage la participation au vote.[376]

Maryantonett Flumian, selon qui le vote obligatoire « ne devrait être envisagé qu’en dernier recours pour régler la faible participation au scrutin », a affirmé que « d’autres mesures […] pourraient être adoptées » afin « d’améliorer le taux de participation au fil du temps ». En particulier, elle a préconisé de rendre le vote plus convivial :

Autrement dit, si le vote est plus accessible et convivial, plus de gens seront susceptibles de voter. Il ne faut rien négliger pour faciliter le vote, de l’inscription au geste même de voter. Avec les technologies de l’information modernes, de nombreux obstacles au vote pourraient être levés ou fortement réduits[377].

Autre condition préalable au vote obligatoire : s’assurer que le processus de vote soit le plus accessible possible aux Canadiens ayant un handicap. Par exemple, Diane Bergeron, au nom de l’Institut national canadien pour les aveugles, a fait remarquer que les aveugles au Canada n’ont pas accès au scrutin secret (ils ont besoin d’aide pour cocher la case sur le bulletin de vote) :

Même si l’INCA ne se prononce pas sur cette question, je crois qu’il est important de se rappeler que si le système électoral n’est pas accessible à tous les Canadiens, des exceptions doivent être mises en place. Je ne crois pas qu’on puisse m’obliger à voter si je ne peux pas le faire en secret parce que le système n’est pas accessible[378].

Elle a ajouté ce qui suit :

Je crois sincèrement que si nous devons rendre le vote obligatoire, nous devons aussi nous assurer que le système électoral accorde les mêmes droits à tout le monde. Si le vote doit être obligatoire, je ne crois pas que je devrais être obligée de m’en remettre à un étranger au bureau de vote pour faire un X à ma place. J’estime que je devrais pouvoir le faire moi-même. Je devrais pouvoir vérifier moi-même que je n’ai pas annulé malencontreusement mon vote, et qu’il est resté secret. Si mes droits ne peuvent pas être respectés, alors j’estime qu’on ne devrait pas m’obliger à suivre le même processus que tout le monde. Si on arrivait à rendre le processus électoral accessible à absolument tout le monde, ce serait différent[379].

En conclusion, elle a insisté sur le fait que tout régime de vote obligatoire doit prévoir des exceptions afin de ne pas pénaliser injustement les Canadiens qui ont de la difficulté à voter :

Je suis convaincue que le vote obligatoire n’est pas une option viable si le processus n’exempte pas les personnes qui ne sont pas traitées de manière égale aux autres[380].

April D’Aubin, parlant au nom du Conseil des Canadiens avec déficiences (CCD), a également souligné que les Canadiens ayant un handicap ne doivent pas être placés dans une situation plus difficile par la réforme :

Au cours du processus d’examen de la sécurité sociale dirigée par le ministre Lloyd Axworthy, le CCD a adopté le principe selon lequel la réforme électorale ne devrait pas réduire la qualité de vie des personnes qui ont des déficiences. Certaines d’entre elles risquent de ne pas pouvoir voter à cause d’obstacles qu’elles seront incapables de contourner. Par exemple, elles n’auront pas de transport adapté pour se rendre aux urnes. Une personne qui dépend entièrement d’un préposé aux soins personnels ne pourra pas aller voter parce que son préposé n’est pas venu travailler. Un bureau de vote pourrait être inaccessible. On doublerait l’insulte en leur imposant une pénalité fiscale[381].

Louis Sebert,[382] en tant que porte-parole de Yellowknife (T.N.-O.), a dit craindre toute pénalité proposée en cas d’abstention, précisant que ces sanctions pourraient toucher de manière disproportionnée les personnes déjà dans le besoin :

Les amendes pour manquement au vote toucheraient plus durement ces résidents déjà aux prises avec la réalité quotidienne du chômage et du sous-emploi sans aucune perspective économique, du coût de la vie trop élevé et une forte dépendance sur les programmes gouvernementaux[383].

De même, Paul Okalik, député à l’Assemblée législative du Nunavut, a fait remarquer que si les élections ont lieu pendant la saison de la chasse, il sera difficile pour les gens de respecter les exigences liées au vote obligatoire :

Ce qui me préoccupe avec les exigences obligatoires, c’est que l’élection peut tomber en plein cœur de notre saison de chasse ou en même temps que quelque chose de très important pour notre famille, alors le fait de la rendre obligatoire serait difficile pour nous à cause de cela[384].

Enfin, des témoins ont également observé que certains membres des Premières Nations ne votent pas, par principe, aux élections fédérales et ne devraient pas être pénalisés si le vote devient obligatoire.

C.  Participation électorale, mobilisation, incitatifs et sanctions

1.   Participation électorale et mobilisation

Le principal argument invoqué en faveur du vote obligatoire (outre le fait que le vote est perçu comme un devoir) est que le taux de participation électorale élevée qui résulte de l’obligation de voter a pour effet d’accroître la légitimité du gouvernement et de réduire les inégalités entre les personnes qui se présentent aux urnes et celles qui s’abstiennent. Comme l’a expliqué Ruth Dassonneville :

Premièrement, cet objectif [la participation électorale] est important parce qu’il renforce la légitimité démocratique. Un gouvernement qui a été élu à la suite d’un vote où la participation a été élevée peut légitimement affirmer qu’il représente la population.
Deuxièmement, et c’est en fait l’aspect essentiel, une forte participation a pour effet de réduire les inégalités entre les citoyens qui vont voter et ceux qui ne le font pas. Les études de sciences politiques démontrent clairement que les personnes défavorisées votent moins que les autres. De sorte que les personnes ayant peu d’instruction, peu de revenus et les citoyens qui font partie des classes sociales inférieures votent moins fréquemment que les autres. Le fait de les obliger à aller voter aura pour effet de réduire ces inégalités. La réduction de ces inégalités est importante parce qu’elle modifie la dynamique. Elle inciterait les partis à s’occuper vraiment des citoyens défavorisés. Si les partis savent que les citoyens défavorisés, les groupes à faible revenu, les membres d’une classe sociale peu élevée ne font pas l’effort d’aller voter, et qu’ils sont difficilement mobilisables, alors ils n’ont aucune raison de se préoccuper des intérêts de ces personnes. Le vote obligatoire modifierait cette dynamique[385].

En revanche, les détracteurs du vote obligatoire ont souligné que la participation électorale accrue pourrait masquer le désengagement civique que peuvent traduire actuellement les taux de participation. Ainsi, Don Desserud a indiqué :

Je crains que nous passions à côté de l’essentiel. Certes, le vote est un devoir civique et en soi, une forme d’engagement civique, mais c’est aussi une mesure, un indice de l’engagement de la collectivité. Autrement dit, avec le vote obligatoire, nous risquons d’oublier ou de masquer ceux qui ne votent pas pour des raisons autres que simplement l’absence d’incitatifs[386].

D’autres témoins ont affirmé que « le vote obligatoire s’attaquerait probablement au symptôme plutôt qu’à la cause[387] » et qu’il n’est pas « le remède universel aux maux qui affligent les démocraties[388] ».

2.   Incitatifs et sanctions

Enfin, en plus de rendre le vote plus accessible, certains ont proposé d’encourager les gens à respecter leur obligation de voter en utilisant la « carotte » plutôt que le « bâton ». Sur ce point, Matt Risser a déclaré : « Je dirais que vous devez épuiser toutes les carottes avant de passer aux bâtons[389]. » Un autre témoin, Christopher Majka, était d’accord avec M. Risser, affirmant : « Comme lui, je pense que les carottes sont beaucoup plus intéressantes à manier que les bâtons. Je pense qu’il y a beaucoup d’options entre nos mains pour encourager la participation démocratique[390]. »

L’idée de tendre une « carotte » au lieu d’utiliser un « bâton » pour encourager les électeurs à voter a été mise de l’avant en premier par Nelson Wiseman, professeur de sciences politiques à l’Université de Toronto :

Puis‑je dire un mot du vote obligatoire? Je considère que le vote est davantage un droit qu’un devoir, mais je ne suis pas contre l’idée de le rendre obligatoire. C’est que je ne pense pas qu’il soit dans l’intérêt de la plupart des députés de procéder ainsi.
Au lieu d’une pénalité, comme cela se fait en Australie – où, je le mentionne en passant, la participation des électeurs n’est guère supérieure à 80 %, je crois... En Nouvelle-Zélande, où le vote n’est pas obligatoire, la participation à certaines élections a atteint 98 %. Plutôt que d’imposer une pénalité, à laquelle il est possible d’échapper en présentant une excuse, il faudrait utiliser une carotte. Le Parlement a accordé tant de crédits d’impôt à la pièce. Donnez-leur 20 $ ou 30 $. À l’heure actuelle, chaque bulletin de vote coûte environ 30 $[391].

Comme il a déjà été mentionné, la majorité des répondants aux consultations en ligne du Comité appuyaient l’idée d’utiliser des mesures incitatives pour encourager les gens à voter[392].

D.  Observations et recommandations

Au cours de son étude, certains membres du Comité ont été impressionnés par certains des arguments formulés en faveur de la présence obligatoire au bureau de vote. Plus particulièrement, certains membres ont remarqué l’impact qu’aurait le vote obligatoire sur les campagnes électorales, c’est-à-dire qu’elles ne seraient plus axées sur le fait d’encourager les citoyens à aller voter mais plutôt centrées sur les enjeux et les politiques. Certains membres du Comité ont également pris en considération le fait que l’introduction du vote obligatoire pourrait rendre le vote plus égalitaire en créant un incitatif pour les partis politiques à rejoindre ces derniers (par exemple, par l’annonce de politiques publiques les concernant).

Toutefois, certains membres du Comité ont également considéré l’argument à l’effet que voter est un droit qui inclût le droit de ne pas voter et de ne pas se présenter au bureau de vote. Ce choix doit se faire librement. De plus, le Comité reconnaît que l’introduction du vote obligatoire n’éliminerait pas les causes fondamentales derrière l’enjeu de la baisse du taux de participation, et pourrait même avoir pour conséquence de les masquer. Finalement, le Comité prend note de l’inconfort suscité à l’idée d’introduire toute mesure punitive envers ceux ayant choisi de ne pas participer au processus électoral, particulièrement ceux ayant un handicap.

Considérant ce qui précède, le Comité ne recommande pas le vote obligatoire pour l’instant. Le Comité est d’avis qu’une variété de mesures, présentées au chapitre 8, pourraient être considérées pour améliorer le taux de participation des électeurs. Plus particulièrement, le Comité appuie les initiatives pour rendre le vote plus convivial et accessible, incluant améliorer l’éducation et la sensibilisation à l’importance de voter ainsi que faciliter le vote et l’ajout au Registre national des électeurs.

Recommandation 3

Le Comité recommande que le vote obligatoire ne soit pas mis en œuvre pour l’instant.


[360]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 7 juillet 2016, 1410 (Jean-Pierre Kingsley) :

Tout d’abord, le scrutin obligatoire est une appellation erronée, ou, du moins, on devrait en faire une appellation erronée. Aucun système ne devrait être envisagé, selon lequel les électeurs doivent faire leur choix parmi des candidats seulement. C’est impensable. Il doit y avoir le droit d’avoir le choix au moment de cocher le bulletin de vote. « Je ne souhaite pas voter » devrait faire partie des choix, d’accord? De cette manière, il y aurait non plus de scrutin obligatoire, mais plutôt une présence obligatoire aux bulletins de vote. Vous avez le libre choix. Si vous n’aimez aucun des candidats, vous n’avez même pas besoin de le dire. Si vous n’êtes pas au courant des enjeux, vous n’avez pas besoin de l’être, et vous pouvez simplement dire : « je ne souhaite pas voter », ou quelque chose du genre.

[361]         Ibid.

[362]         La Belgique est le premier pays à avoir adopté une loi sur le vote obligatoire (1892). L’Australie a sans doute le régime de vote obligatoire le mieux connu (mis en place en premier par l’État du Queensland en 1903, puis adopté à l’échelle nationale en 1924).

[363]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 7 juillet 2016, 1005 (Marc Mayrand).

[364]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 31 août 2016, 1825 (Dominic Vézina, conseiller stratégique, Institut du Nouveau Monde) : « Comme quatrième réforme, nous proposons l’institution du vote obligatoire incluant la possibilité du vote blanc. Pour bien marquer le fait que le vote n’est pas seulement un droit, mais un devoir, nous croyons qu’il y a lieu d’envisager de rendre le vote obligatoire. »

[365]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 3 octobre 2016, 1825 (Ruth Dassonneville, professeure adjointe, Département de science politique, Université de Montréal, à titre personnel) :

Que se passe-t-il lorsque le vote ou la participation électorale est obligatoire? Bien évidemment, cela a des répercussions sur la participation. Les études comparatives permettent d’affirmer que la participation est beaucoup plus élevée dans les pays où le vote est obligatoire, en particulier, lorsque la loi est réellement mise en œuvre, si elle prévoit une forme de sanction et si la sanction est imposée. Par exemple, en Australie, les personnes qui ne votent pas doivent payer une amende de 20 $. Par exemple, au cours des élections qui ont été tenues dans le monde entier depuis 2010, la participation a été de 63 % dans les pays où le vote n’est pas obligatoire et de 85 % dans les pays où le vote est obligatoire et où la loi est mise en pratique, ce qui montre que cette obligation a d’énormes répercussions.

                ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 23 août 2016, 0950 (Nicole Goodman, directrice, Centre for e-Democracy, chargée d’enseignement, Munk School of Global Affairs, à titre personnel) :

[…] les lois sur le vote obligatoire affichent un taux de changement bien plus important, c’est-à-dire une augmentation moyenne du taux de participation de l’ordre de 7 à 16 % dans les démocraties avancées. Toutefois, même dans les endroits où le vote obligatoire est déjà établi, comme en Australie, on parle d’améliorer davantage la participation électorale. Il s’agit d’un enjeu complexe, et aucune réforme institutionnelle ne sera à elle seule le remède magique.

[366]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 3 octobre 2016, 1340 (Kevin Dobie, directeur, Quebec Community Groups Network) : « […] je suis membre du conseil d’administration du Quebec Community Groups Network, le QCGN […] Le QCGN est opposé au vote obligatoire. Le droit de vote est garanti par la Charte, mais ce n’est pas une obligation. L’idée même d’obliger les citoyens à exercer un droit va à l’encontre de notre ADN démocratique. »

                ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 3 octobre 2016, 1420 (Stephen Thompson, directeur, Politique stratégique, recherche et affaires publiques, Quebec Community Groups Network) :

Si nous nous opposons au vote obligatoire, c’est que nous ne voulons pas que le gouvernement impose aux électeurs ou à ses citoyens l’obligation de faire quelque chose. S’il faut cocher une case sur le bulletin de vote pour dire qu’on refuse de voter, on est quand même obligé de remplir cette case. De quel droit le gouvernement peut‑il m’ordonner d’aller au bureau de vote pour cocher une case disant que je refuse de voter? Chaque citoyen a un droit inhérent. Le choix m’appartient. L’État ne peut pas s’imposer et me dire comment je dois exercer ce droit ou même si je devais l’exercer.

                M. Macfarlane a ajouté ce qui suit dans son mémoire au Comité (extrait d’Emmett Macfarlane, Mémoire au Comité spécial sur la réforme électorale de la Chambre des communes, 23 août 2016) :

23. Le vote obligatoire a aussi des incidences sur les droits, dans la mesure où il porterait manifestement atteinte à la liberté de conscience et à la liberté d’expression, voire aux droits démocratiques enchâssés dans la Charte. On pourrait soutenir qu’une loi rendant le vote obligatoire respecterait une limite raisonnable dans le contexte de ces droits, mais le Comité doit sérieusement se demander si les avantages (surtout symboliques) accompagnant cette mesure l’emporteraient sur ces coûts.

[367]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 22 août 2016, 1940 (Christian Dufour) : « Personnellement, je trouve que le vote obligatoire est irrespectueux des citoyens. Je trouve cela infantilisant pour eux. Il me semble que les citoyens ont le droit de ne pas voter. Ils n’ont pas à être de parfaits petits citoyens modèles. »

[368]         Annexe F : « Consultation en ligne sur la réforme électorale, sommaire des réponses », tableau 32 et figure 29.

[369]         Ibid., tableau 33 et figure 30.

[370]         Ibid., tableau 34 et figure 31.

[371]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 26 juillet 2016, 1910 (Tom Rogers).

[372]         Ibid.

[373]         Ibid.

[374]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 6 octobre 2016, 1840 (Anna Keenan, à titre personnel).

[375]         Ibid.

[376]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 3 octobre 2016, 1825 (Ruth Dassonneville).

[377]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 28 juillet 2016, 1025 (Maryantonett Flumian) :

Par exemple, nous avons une liste nationale électronique permanente des électeurs; si seulement tous les bureaux de vote à travers le pays pouvaient en disposer en temps réel. Cela devrait pouvoir se faire sans le moindre problème de nos jours. Nous pourrions avoir une politique vote-partout qui faciliterait l’exercice du droit de vote, notamment pour les étudiants qui quittent leur lieu de résidence permanente pour fréquenter un collège ou une université à l’approche des élections, si nous nous en tenons au cycle actuel. Les gens pouvaient voter n’importe où le jour du scrutin, plutôt que d’avoir à retourner à leur lieu d’enregistrement ou d’avoir à modifier leur inscription dans leur nouvelle résidence pour être en mesure de voter le jour venu. La levée de ces fardeaux administratifs pourrait donner un coup de pouce particulier au vote dans les groupes marginalisés au Canada, qui peuvent bénéficier d’une plus grande accessibilité au vote, et chez les jeunes, car il est essentiel de conserver la forte augmentation des jeunes électeurs qui ont voté pour la première fois lors des dernières élections fédérales de sorte qu’ils continuent à faire leur devoir civique la vie […] Un autre exemple c’est de limiter la possibilité de se porter garant à une seule personne. La mesure restreint inutilement la souplesse administrative du processus électoral et peut avoir eu des effets, en particulier dans les résidences pour personnes âgées, où il était d’usage pour le personnel de se porter garant pour plusieurs résidents dépourvus de pièces d’identité, ainsi que dans les communautés autochtones. L’arrêt de cette pratique serait ainsi venu régler un problème inexistant.

[378]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 21 septembre 2016, 1535 (Diane Bergeron, directrice principale, Relations stratégiques et mobilisation, Institut national canadien pour les aveugles).

[379]         Ibid.

[380]         Ibid.

[381]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 20 septembre 2016, 1850 (April D’Aubin, membre, analyste de recherche, Conseil des Canadiens avec déficiences).

                Le lendemain à Toronto, John Rae, le vice-président actuel du CCD, a déclaré qu’il s’opposait au vote obligatoire : « je crois que l’idée du vote obligatoire poserait plus de problèmes aux [personnes ayant un handicap] qu’aux autres », ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 21 septembre 2016, 2005 (John Rae, à titre individuel).

[382]         M. Sebert est actuellement ministre de la Justice et procureur général, ministre de l’Administration des terres, ministre responsable de la Société d’énergie des Territoires du Nord-Ouest et ministre responsable de la consultation du public et de la transparence au sein du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest.

[383]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 30 septembre 2016, 1510 (Louis Sebert).

[384]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 17 octobre 2016, 2005 (Paul Okalik).

[385]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 3 octobre 2016, 1825 (Ruth Dassonneville).

[386]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 6 octobre 2016, 1820 (Don Desserud, professeur, Département de science politique, Université de l’Île‑du‑Prince‑Édouard, à titre personnel). Selon M. Desserud, « les gens ne votent pas parce qu’avec le temps, ils en sont arrivés à la conclusion que les élections ne font pas une grande différence. Autrement dit, ils estiment que les résultats ne sont pas très différents des précédents, que les choix ne sont pas valides à leurs yeux ou que leur vote ne compte pas. Le système électoral en a fait décrocher plus d’un ».

[387]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 26 juillet 2016, 1025 (Michael Marsh, professeur émérite, Trinity College Dublin, à titre personnel).

                Voir aussi des extraits d’Emmett Macfarlane, Mémoire au Comité spécial sur la réforme électorale de la Chambre des communes, 23 août 2016 :

Ceci dit, rien n’indique que la participation des électeurs est davantage un problème que le symptôme d’un ensemble de problèmes, comme le sentiment d’aliénation à l’égard du processus politique ou de la politique en général, ainsi que l’apathie. Il n’y a guère de preuves convaincantes indiquant que le vote obligatoire augmente les connaissances des électeurs ou permet de s’attaquer aux problèmes fondamentaux qui contribuent à la faible participation électorale. Par conséquent, la mise en application d’un vote obligatoire reviendrait à traiter le symptôme d’un problème (ou d’un ensemble de problèmes) plutôt que la cause.

[388]         Paul G. Thomas, professeur émérite, Études politiques, Université du Manitoba, Le vote obligatoire : Avantages et inconvénients – Mémoire présenté au Comité spécial sur la réforme électorale de la Chambre des communes, 18 juillet 2016 : « Le vote obligatoire n’est pas le remède universel aux maux qui affligent les démocraties, et des personnes sensées peuvent ne pas s’entendre sur l’état de santé de la démocratie canadienne, par rapport à celui de la plupart des pays du monde. »

[389]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 4 octobre 2016, 1555 (Matt Risser).

[390]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 4 octobre 2016, 1555 (Christopher Majka, directeur, Democracy: Vox Populi).

[391]         ERRE, Témoignages, 1re session, 42législature, 25 juillet 2016, 1555 (Nelson Wiseman).

[392]         Annexe F : « Consultation en ligne sur la réforme électorale, sommaire des réponse », tableau 34, figure 31.