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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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37e LÉGISLATURE, 2e SESSION

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


TÉMOIGNAGES

TABLE DES MATIÈRES

Le mercredi 7 mai 2003




¹ 1535
V         Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.))
V         Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ)
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay (directeur, « Institute of Islamic Studies », Université McGill)

¹ 1540

¹ 1545

¹ 1550

¹ 1555
V         The Vice-Chair (Hon. Diane Marleau (Sudbury, Lib.))
V         M. A. Üner Turgay
V         La vice-présidente (Mme Diane Marleau)
V         M. Mazen Chouaib (directeur exécutif, « National Council on Canada Arab Relations »)

º 1600

º 1605

º 1610
V         The Chair
V         M. Nazeer Ladhani (directeur général, « Aga Khan Foundation Canada »)

º 1615

º 1620

º 1625
V         Le président
V         M. Deepak Obhrai (Calgary-Est, Alliance canadienne)

º 1630
V         Le président
V         M. Mazen Chouaib
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay

º 1635
V         Le président
V         Mme Francine Lalonde

º 1640
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay

º 1645
V         Le président
V         M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.)
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay

º 1650
V         Le président
V         Mme Alexa McDonough (Halifax, NPD)
V         Le président
V         M. Mazen Chouaib

º 1655
V         Le président
V         M. Nazeer Ladhani
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay

» 1700
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay
V         Le président
V         M. John Harvard (Charleswood—St. James—Assiniboia, Lib.)
V         Le président
V         M. Mazen Chouaib

» 1705
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay
V         Le président
V         M. Nazeer Ladhani
V         M. John Harvard
V         M. Nazeer Ladhani

» 1710
V         Le président
V         M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC)
V         M. A. Üner Turgay

» 1715
V         M. Bill Casey
V         M. A. Üner Turgay
V         Le président
V         M. Mazen Chouaib
V         M. Bill Casey
V         Le président
V         M. Art Eggleton (York-Centre, Lib.)

» 1720
V         Le président
V         M. A. Üner Turgay
V         M. Art Eggleton
V         M. A. Üner Turgay
V         M. Nazeer Ladhani

» 1725
V         M. Mazen Chouaib
V         Le président
V         Mme Karen Kraft Sloan (York-Nord)

» 1730
V         Le président
V         M. Nazeer Ladhani
V         M. A. Üner Turgay

» 1735
V         Le président
V         M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.)
V         Le président
V         M. Irwin Cotler

» 1740
V         M. A. Üner Turgay
V         Le président
V         M. Mazen Chouaib

» 1745
V         Le président










CANADA

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


NUMÉRO 035 
l
2e SESSION 
l
37e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le mercredi 7 mai 2003

[Enregistrement électronique]

¹  +(1535)  

[Traduction]

+

    Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.)): Nous allons passer à notre ordre du jour, conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, étude des relations avec les pays musulmans.

    Nous sommes heureux d'accueillir aujourd'hui M. Turgay, directeur du Institute of Islamic Studies à l'Université McGill, M. Nazeer Aziz Ladhani, directeur général de la Aga Khan Foundation Canada, et M. Mazen Chouaib, directeur exécutif du National Council on Canada-Arab Relations.

    Madame Lalonde, vous vouliez poser une question avant que nous commencions?

[Français]

+-

    Mme Francine Lalonde (Mercier, BQ): J'attendais que Mme McDonough arrive, car elle est censée venir, mais je veux vous dire que dès qu'elle arrivera, je voudrais que le comité discute d'une question qui m'apparaît très importante. Étant une nouvelle membre du comité, Mme McDonough avait soulevé des questions relativement à la mission que nous entreprenons demain sur les rapports entre le Canada et le monde musulman. Depuis, ses craintes se sont estompées et elle veut désormais participer. Cependant, on lui a dit qu'elle ne le pouvait plus. Je ne comprends pas cela et je ne l'accepte pas. Je n'ai jamais vu cela depuis que je suis membre d'un comité, depuis 1993. Dès qu'elle arrivera, si vous le voulez, nous discuterons de cette question.

[Traduction]

+-

    Le président: Nous pourrions en discuter une fois qu'elle sera là, mais nous en discuterons aussi peut-être plus tard parce que nous avons les témoins.

    Nous allons commencer par M. Turgay. Vous avez 10 à 15 minutes. Ensuite nous passerons à nos autres témoins et nous aurons une période de questions et réponses.

+-

    M. A. Üner Turgay (directeur, « Institute of Islamic Studies », Université McGill): Permettez-moi de vous remercier profondément, monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité de m'avoir invité et donné le privilège de m'adresser à vous. J'en suis enchanté et honoré.

    En outre, c'est probablement le moment le plus opportun pour venir vous faire part de mes expériences puisque je viens de revenir d'un séjour de trois semaines et demie dans les pays musulmans de l'Asie du Sud et du Sud-Est. J'ai effectué ce séjour en coopération avec la Direction des affaires de l'Asie du Sud et du Sud-Est du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international.

    Je souhaiterais tout d'abord faire quelques remarques générales sur l'islam avant de passer à des points précis et de conclure par quelques suggestions en vue d'améliorer nos relations avec les pays musulmans d'Asie du Sud et du Sud-Est et du Moyen-Orient.

    L'islam est une religion et à ce titre, c'est quelque chose de profondément personnel, mais en fin de compte, il transcende toutes les particularités en intégrant les préoccupations de progrès à la fois sur cette terre et au plan supranaturel. L'islam est en effet un mode de vie qui intègre trois grands aspects, religieux, politique et culturel. Ces trois aspects se chevauchent et interagissent, et l'on passe parfois imperceptiblement de l'un à l'autre. L'islam en tant que religion est un système de croyances et de pratiques initialement transmis par Dieu au prophète Mahomet, consacré dans le Coran arabe, complété par les traditions du prophète et modifié par les érudits musulmans au fil de l'histoire en réponse aux changements dans le temps et dans l'espace. L'Islam en tant qu'État, c'est une entité politique avec des institutions reposant sur la loi coranique, la shariah, un État fondé par le prophète Mahomet à Médine, développé par ses successeurs aux dépens des empires oriental romain et perse pour atteindre des sommets inégalés à l'époque médiévale ou dans les temps anciens, et ensuite fragmenté avant de se transformer par la suite en espace national. L'islam en tant que culture, c'est un composé de divers éléments formulé dans une bonne mesure par les peuples conquis. Il a la distinction d'avoir eu, du VIIIe siècle à la fin du XIIe siècle, un éclat sans égal et une production littéraire, scientifique et philosophique exceptionnelle. Tous les musulmans d'aujourd'hui se souviennent bien de cette période de l'histoire politique et culturelle de l'Islam. Toutefois, beaucoup d'entre eux estiment que l'histoire de l'Islam a dérapé, et les musulmans contemporains essaient de ressusciter cette histoire.

    Au XXe siècle, les pays musulmans ont été confrontés à de graves défis politiques, économiques et sociaux : les luttes nationales pour l'indépendance, comme en Turquie, en Indonésie et en Algérie; la création et le développement d'états nations indépendants, avec tous les problèmes de mise en place de nouvelles institutions et de modernisation des institutions existantes que cela entraîne; des conflits internationaux et locaux, tels que la Seconde Guerre mondiale et les guerres israélo-arabes; l'apparition de l'OPEP en tant que grande puissance mondiale à laquelle appartiennent plusieurs pays musulmans, etc. L'histoire contemporaine de l'Islam est donc le reflet de l'interaction continue des traditions et valeurs islamiques et des forces du changement.

¹  +-(1540)  

    Les plans élaborés par les théoriciens et les économistes occidentaux et vendus ou plus exactement imposés aux pays musulmans par le biais de la diplomatie et des pressions internationales partent du principe que la modernisation affaiblit les traditions religieuses puisqu'elle nourrit le processus de sécularisation. Or, cela n'a pas été le cas. En réalité, dans les pays où je suis allé récemment, l'Indonésie, la Malaisie, Brunéi Darussalam et le Pakistan, la question n'est pas de savoir si l'islam est compatible avec le développement politique, mais plutôt de savoir dans quelle mesure et sous quelle forme l'islam est compatible et même nécessaire au développement politique. On pose la même question au sujet des politiques économiques. Chez les dirigeants des quelque 5 millions de musulmans qui vivent pour la plupart au sud de la Thaïlande, on se pose la même question.

    Dans tous ces pays ainsi que d'autres pays musulmans, on s'efforce sérieusement d'élaborer et de mettre en oeuvre un régime socio-politique moderne avec son ensemble de postulats, ses idéaux et ses schémas de croissance, qui sont tous liés à des valeurs de l'islam. Ainsi, les plans de développement islamiques sont axés sur l'investissement moral et matériel, social et économique, spirituel et physique, etc. Il est par conséquent évident que dans ces pays, la notion de développement humain « sur la bonne voie », comme on dit, en harmonie avec les valeurs éthiques et morales de l'islam, jouit d'une attention immédiate. En Indonésie, le plus grand pays musulman par sa population, une population plus importante que celle des trois plus grands pays du Moyen-Orient, la Turquie, l'Iran et l'Égypte, ainsi que dans d'autres pays musulmans, on insiste sur le développement de l'esprit et les qualités des citoyens. Conformément à la doctrine islamique selon laquelle les humains sont les vice-régents de Dieu, l'investissement dans les ressources humaines et le capital humain occupe une place privilégiée dans les plans de développement. Les hommes, ainsi que les femmes dans de nombreux pays musulmans, sont considérés comme des agents actifs du changement.

    De nos jours, les planificateurs musulmans du développement s'efforcent de réduire les inégalités flagrantes de répartition du revenu et de la richesse. On cite souvent le commandement coranique qui dit qu'on ne doit pas accumuler de richesses excessives. Ces planificateurs s'efforcent aussi de rectifier les déséquilibres graves entre régions géographiques, notamment en Indonésie, en Malaisie et au Pakistan, et d'établir un équilibre entre les secteurs économiques et sociaux. Selon les économistes musulmans, le taux de croissance n'est pas le seul indice du développement, car il faut tenir compte de mesures non seulement quantitatives, mais aussi qualitatives pour mesurer le progrès. L'islam intervient aussi directement sur diverses autres questions cruciales d'ordre économique et financier, la fiscalité, l'intérêt, la répartition du revenu, la propriété privée et l'utilisation judicieuse des ressources naturelles. Toutes ces questions sont discutées et interprétées à la lumière de normes éthiques prescrites par le Coran, les enseignements du prophète et la loi islamique. Par conséquent, pour certains musulmans, l'islam propose une troisième voie économique à côté du laisser-faire capitaliste et du socialisme marxiste.

    Soulignons que, bien que diverses organisations politiques et sociales influentes, au Pakistan par exemple, cherchent à trouver des moyens de mettre en place une économie islamique, des institutions analogues dans d'autres grands pays musulmans tels que l'Indonésie, la Malaisie et Brunéi Darussalam, cherchent à islamiser l'économie. Il est cependant évident qu'au niveau personnel, dans tous ces pays et dans d'autres pays musulmans, beaucoup pensent que le musulman est récompensé dans sa vie dans l'au-delà non seulement parce qu'il a accompli de bonnes actions, mais parce qu'il a reconnu qu'elles étaient bonnes et que c'était ce qu'il devait faire. Pour les musulmans, l'accumulation des bonnes actions est un aspect intrinsèque de la foi.

¹  +-(1545)  

    L'interaction des traditions islamiques et de la modernité et les changements politiques, économiques et sociaux qui en résultent sont dynamiques et complexes. Bien que les intellectuels musulmans de divers pays s'entendent sur un certain nombre de thèmes communs, il reste encore une grande diversité de préoccupations et d'interprétations. Quiconque essaie de comprendre l'évolution du monde islamique doit prendre soin de ne pas sous-estimer la vitalité de l'islam et des rôles que lui attribuent les musulmans dans leur vie personnelle et publique. Il faut aussi comprendre que l'unité de l'islam se manifeste dans divers pays islamiques et dans diverses situations de manières diverses. Il est clair qu'avec son unité et sa diversité, son consensus et ses conflits, ainsi que la variété des rôles que lui assignent les gouvernements et les dirigeants musulmans engagés dans la reconstruction morale de leurs institutions politiques et socioéconomiques dans des pays tels que, encore une fois, l'Indonésie, la Malaisie, le Pakistan et certains pays du Moyen-Orient, ainsi que dans la minorité de musulmans de la Thaïlande, l'islam continuera d'être une force vitale et qu'il faut tenir compte de ce facteur dans l'établissement de relations avec ses représentants.

    De nos jours, les islamistes de l'Asie du Sud et du Sud-Est , ainsi que du Moyen-Orient, sont plus forts qu'au cours de toute autre période de l'histoire récente. En Malaisie, Kota Baharu, la capitale du Kelantan, est l'épicentre du mouvement islamique et du parti islamique de Malaisie, qui gagne du terrain. En Indonésie, le vice-président Hamzah Haz a plusieurs fois manifesté sa sympathie pour les islamistes de ce pays. Toutefois, la grande diversité de la population d'Asie du Sud-Est, avec son pouvoir économique considérable, est manifestement un facteur de modération pour l'intégrisme islamique.

    Au Pakistan, l'islamisation légale au cours des années qui ont immédiatement suivi la période de Zia ul-Haq—et plus exactement sa mort—illustre l'importance politique de l'islam. Le pays poursuit encore une certaine forme d'islamisation juridique et sociale et même, dans une certaine mesure, politique. De nombreux débats au Pakistan portent sur le contenu et la méthode de l'islamisation, et non sur une forme raisonnable de retour à la sécularisation. Les résultats des dernières élections montrent clairement que l'islam est au coeur de la politique au Pakistan et va continuer de dominer toutes les questions nationales. Pour de nombreux intellectuels, le succès du groupe religieux Muttahida Majlis-E-Amal, le MMA, une coalition floue de partis religieux de toutes nuances, qui, avec 60 sièges, est devenue la troisième force politique du Parlement, n'a pas été une surprise.

    La politique de changement turbulent et de bouleversement révolutionnaire domine plusieurs pays musulmans dans un monde plongé dans des transformations rapides. Le choc dialectique des forces dérangeantes de la modernité et d'une solide tradition persistante est une réalité fondamentale du monde musulman. Toutes les relations humaines et les structures sociales s'effritent sans que de nouveaux systèmes soient encore en place. Face à cette incohérence, de nombreux musulmans rêvent d'un avenir très prometteur, mais néanmoins inconnu. D'autres cherchent à revenir à un passé plus familier. Du Maroc et de l'Algérie à l'ouest jusqu'à l'Afghanistan, au Pakistan et à l'Indonésie à l'est, les gens sont confrontés aux difficultés économiques, aux crises politiques et à l'insécurité personnelle.

¹  +-(1550)  

    Au plan politique, les dirigeants traditionnels, les conseils révolutionnaires, les dirigeants autoritaires et les élites religieuses se côtoient. Aucune forme de gouvernement ne semble à l'abri d'un renversement ou d'un retournement. La violence interne suscitée par l'insatisfaction socio-politique et les guerres interrégionales dominées par le conflit palestinien qui persiste et la situation fragile dans le golfe Persique font partie intégrante de la scène islamique contemporaine. La débauche de richesses et la pauvreté abjecte se côtoient d'une société à l'autre et à l'intérieur même des sociétés.

    En réaction au mouvement vers la modernité, on assiste à une forte tendance à revenir aux pratiques importantes du passé. Dans toute la région, on constate par exemple que de nombreuses jeunes femmes de toutes les classes sociales reviennent au port du voile. Les musulmans semblent se tourner de plus en plus vers la recherche de leurs racines et de leur identité. C'est dans cette lumière qu'il faut voir la remontée en puissance de l'islam. L'évolution sociale des pays musulmans est donc marquée par un curieux mélange de traditions et de modernisme. Cette évolution en dents de scie laisse dans son sillage toutes sortes de déséquilibres, d'incohérences, d'inégalités, d'énigmes—des discothèques et des mosquées, des hôtels modernes et luxueux et des taudis sordides, des programmes d'énergie nucléaire et du crottin d'animal utilisé comme combustible, des F-16 à côté de vieux fusils et de dagues, des palais et des tentes, des bibliothèques informatisées à côté de niveaux élevés d'analphabétisme un peu partout.

    Au coeur de tout le problème du changement qui se manifeste dans les pays musulmans, il y a les questions connexes de la modernisation et du développement politique. La révolution et la modernisation et la politique du développement sont deux des problèmes les plus cruciaux auxquels sont confrontés les peuples et les cultures musulmans. C'est là qu'ils sont pris dans une lutte sombre pour la survie, la justice et le bonheur. L'importance extraordinaire de ces questions n'a peut-être d'égale que l'extrême difficulté à maîtriser intellectuellement ces problèmes.

    S'il me reste encore quelques minutes, madame la présidente, peut-être pourrais-je entrer un peu plus dans le détail des relations du Canada avec ces pays ou de ce que nous pouvons faire au Canada.

¹  +-(1555)  

+-

    The Vice-Chair (Hon. Diane Marleau (Sudbury, Lib.)): Peut-être pourriez-vous abréger. Vous parlez déjà depuis 18 minutes.

+-

    M. A. Üner Turgay: Dans ce cas, je vais peut-être m'arrêter et je répondrai à vos questions.

+-

    La vice-présidente (Mme Diane Marleau): Merci.

    Nous allons passer au témoin suivant, Mr. Chouaib.

+-

    M. Mazen Chouaib (directeur exécutif, « National Council on Canada Arab Relations »): Merci.

    Je suis vraiment honoré de m'adresser à vous, et pas pour la première fois. Au cours de deux dernières années, j'ai eu l'occasion de présenter le point de vue de notre organisation sur un sujet différent, mais néanmoins assez proche.

    Je représente le National Council on Canada-Arab Relations. Nous sommes une organisation qui représente les intérêts des Canadiens dans ce qui touche les relations du Canada avec le monde arabe. Notre mission est d'établir des passerelles de compréhension et de coopération entre le Canada et les pays arabes.

    Je ne parlerai pas des préceptes théologiques de l'islam et de ses adeptes. Je m'en tiendrai aux implications sociales et politiques de l'islam pour mettre globalement dans leur contexte les questions soulevées dans le cadre de cette étude.

    Comme le précisent à juste titre les notes d'introduction préparées par les attachés de recherche du comité, les musulmans arabes constituent environ 20 p. 100 de la population musulmane totale. Il y a 22 États arabes qui représentent une mosaïque de cultures, d'ethnies, de religions et de régions très semblables à ce que nous avons ici au Canada. Il y a des Arabes chrétiens, africains, arméniens, juifs, zoroastriens, chaldéens, et bien d'autres encore. Cette diversité est fascinante par son évolution historique et sociale. Les Arabes du Canada représentent la même diversité et ils ont considérablement contribué au développement historique du Canada. Ils sont arrivés à la fin du XIXe siècle en Alberta, en Nouvelle-Écosse et au Québec. C'est en soi une société multiculturelle pleine de vitalité.

    Bien des gens mal informés et motivés par leur propre intérêt voudraient nous faire croire que l'Islam est une entité monolithique plongée dans un conflit inhérent avec le reste du monde, et notamment l'Occident. Au Canada, on a tendance à avoir une vision simpliste et réductrice et à s'en tenir à des questions comme le pétrole, Israël, l'intégrisme religieux et l'Iraq, ce qui crée une toile de fond dans laquelle toute la richesse de l'histoire, de la culture et des contributions du monde arabe s'estompe derrière une image négative. Rares sont par exemple les Canadiens qui savent que seuls quelques pays arabes produisent du pétrole. Il y a aussi des pays arabes qui sont en paix avec Israël.

    Beaucoup s'entendent pour dire que ce que les musulmans reprochent le plus généralement à l'Occident, c'est de ne pas être capable de résoudre la question palestinienne. Beaucoup pensent aussi que l'Occident appuie inconditionnellement Israël et a une politique de deux poids deux mesures. Les interprétations de cet échec vont de l'explication logique à la vision immonde. Toutefois, la plupart des gens souhaitent qu'une solution juste soit apportée à ce problème et la plupart désirent la paix et la sécurité pour les deux peuples, et tant que cette question ne sera pas résolue, tous les autres problèmes seront insignifiants en comparaison. Pour vous donner un autre exemple, rares sont les Canadiens qui savent que l'Arabie saoudite a soumis à la Ligue arabe le 28 mars 2002 une proposition arabe de paix avec Israël qui a été acceptée à l'unanimité par tous les pays arabes. C'était une manifestation historique de la volonté du monde arabe d'apporter une solution à ce conflit.

    L'Iraq demeure un dilemme unique pour les mondes arabe et musulman. D'un côté, beaucoup s'entendent pour énoncer comme anti-islamiques les ambitions et le comportement tyrannique de Saddam Hussein. Ils admettent aussi qu'il est nécessaire de trouver une solution pour mettre fin aux souffrances de la population iraquienne infligées à la fois par Saddam Hussein et, de façon peut-être plus vicieuse encore, par les sanctions internationales imposées depuis 12 ans. Les enfants iraquiens ont été considérés comme des pions par l'alliance anglo-américaine et le dictateur. Les juristes islamiques égyptiens et saoudiens ont dit qu'il était légitime en vertu du droit islamique de se placer aux côtés d'un allié étranger pour mettre fin à l'agression de Saddam Hussein. En refusant de participer à une guerre illégale contre l'Iraq, notre pays et ses valeurs se sont élevés dans l'esprit des observateurs.

    Au Canada, très peu d'établissements universitaires et de recherche s'intéressent à la région et à sa complexité. Quand c'est le cas, ils se soucient plus de survie économique que d'excellence de la recherche. Ce comité n'a pas fait d'étude approfondie des relations canado-arabes depuis des années. Il faut investir de l'argent dans la recherche et ouvrir des services diplomatiques et consulaires dans les pays arabes au lieu de compter sur des agences et institutions étrangères pour nous fournir l'information. Par exemple, les Français, les Britanniques et d'autres pays européens ont des centres culturels dans presque tous les pays de la région. Grâce à ces institutions, ils ont l'avantage de comprendre les courants, les tendances et l'évolution sociale qui se produisent. Ces centres servent aussi d'outils pour faire connaître leurs invités au peuple hôte. Les centres culturels français sont bien connus pour leurs cours de français, leurs bourses, leurs films et les autres outils pédagogiques qu'ils utilisent pour encourager les relations d'un peuple à l'autre. C'est un outil pragmatique qui permet d'améliorer les relations et la compréhension mutuelle. La promotion de la culture et des valeurs canadiennes est un élément clé de la politique étrangère du Canada, et pourtant on fait peu de progrès importants dans ce domaines en dépit de toutes les ouvertures qui se présentent.

º  +-(1600)  

    Les Canadiens ont du mal à comprendre les Arabes, en particulier à cause de la confusion des analyses des prétendus experts de tout poil dans les médias. Certains médias sont même allés jusqu'à qualifier les musulmans canadiens et les Arabes de cinquième colonne. D'autres saluent le courage d'un certain religieux italien dont l'objectif principal est de diffamer les musulmans. Une démarche délibérée et scientifique pour examiner nos rapports et comprendre la région s'impose. Au Canada, nous avons la chance d'avoir la présence d'érudits sérieux et honnêtes spécialistes de l'Islam et du Moyen-Orient. La plupart d'entre eux sont prêts à consacrer leur temps et leurs efforts à une telle entreprise et à promouvoir sur le plan universitaire et institutionnel le développement de relations canado-arabes positives et une compréhension plus précise et distinctement canadienne du monde arabe, ainsi que des questions auxquelles sont confrontées les deux peuples.

    Il faut aussi reconnaître que le monde arabe est dans l'ensemble une région conservatrice. Le conservatisme culturel et religieux n'avait jamais suscité le militantisme et le fanatisme religieux jusqu'à récemment. Si vous parlez à un chrétien ou à un arabe musulman de leurs visions de la religion, vous constaterez qu'elles sont semblables à bien des égards. Au cours des deux dernières décennies, la région s'est transformée brutalement en passant d'un activisme séculier à un activisme religieux. Dans le monde de l'après-guerre, les régimes laïques arabes ont pris le contrôle de leur pays, en général par des coups d'État sanglants. Ils partagent tous le rêve de créer un État arabe unifié et unique, mais ce rêve a échoué lamentablement non pas à cause d'un manque d'intérêt populaire, mais à cause des divergences de points de vue politiques et d'ambitions des dirigeants.

    Après la fin de la guerre froide, des changements importants se sont produits dans le monde arabe. Soudain, des pays qui étaient aux deux extrémités du spectre se sont trouvés confrontés à des questions concernant essentiellement leur échec économique et politique. Les gouvernements arabes ont été incapables de concrétiser le rêve arabe d'une nation arabe développée, démocratique et laïque. L'échec de la planification économique, le fait que certains pays sont devenus dépendants du pétrole et d'autres de la charité, la faillite du projet palestinien et les chamailleries et les expressions de méfiance publiques entre gouvernements ont créé un vide du leadership. En substance, les gouvernements arabes n'ont pas su répondre aux aspirations d'une population hautement instruite et compétente. Aujourd'hui, on constate que la diaspora arabe est constituée des intellectuels arabes les plus compétents. On trouve au Canada un grand nombre de professeurs, d'ingénieurs, de médecins et d'hommes d'affaires qui ont pu réaliser leurs rêves au Canada et en Occident, et non dans le contexte de régimes arabes.

    C'est ainsi qu'on a vu apparaître un leadership bien organisé, raffiné, non corrompu, sûr de lui et motivé idéologiquement. Les intégristes musulmans se sont présentés comme la seule alternative aux États séculiers inspirés et appuyés par l'Occident qui avaient échoué. Naturellement, ils ont reçu un appui massif. Les gens de la région sont en majorité favorables à un régime laïque, ils sont pour une séparation claire entre l'État et la mosquée, mais l'intégrisme musulman leur a apporté la réponse à leurs problèmes et un remède à l'échec des plans nationaux séculiers. Comme tous les autres peuples, les Arabes veulent poursuivre leur vie, veulent ce qu'il y a de meilleur pour leurs enfants et pour leur avenir.

    On voit néanmoins émerger des points positifs de ce contexte sombre. Au cours des deux dernières années, l'appel et le message de ceux qui avaient choisi le militantisme pour promouvoir leurs objectifs se sont profondément transformés. Par exemple, les terroristes qui ont attaqué les tours du World Trade Center ont été expulsés et rejetés par leurs propres collègues et leurs propres gouvernements avant d'attaquer les États-Unis. Osama bin Laden et son principal associé Ayman al-Zawahiri, qui sont respectivement de nationalité saoudienne et égyptienne, ont été déchus de leur nationalité bien avant de devenir tristement célèbres à l'Ouest.

    Dans un article du Toronto Star du 4 mai 2003, on explique que la majorité des intégristes égyptiens ont rejeté le militantisme et la violence au profit d'un activisme politique visant l'amélioration de leurs propres affaires sociales et économiques—la Fraternité est présentée comme la première organisation intégriste et son influence idéologique s'étend sur le monde entier :

Après des décennies de combat, la Fraternité pense gagner plus de musulmans à sa cause. L'arme de choix d'Al-hudaibi n'est plus le canon d'une arme à feu, mais le pouvoir de la piété. « Il y a eu un réveil islamique au cours des dernières années », déclare le frêle dirigeant religieux…

Dans le même article, on cite un expert égyptien, M. Rashwan, du Centre Al Ahram, qui est convaincu de l'authenticité de cette transformation. Voici ce qu'il dit : « Leur nature a changé, et dans cette nouvelle nature il n'y a plus de place pour la violence; ils sont en période de transition, à la recherche de leur place en Égypte ». Ayman al-Zawahiri, l'idéologue d'al-Qaeda qui aurait influencé Bin Laden, a quitté l'Égypte parce qu'il ne réussissait pas à convaincre ses collègues de poursuivre la voie de la violence et du terrorisme et que le gouvernement de l'Égypte ne voulait pas lui laisser les coudées franches pour le faire.

º  +-(1605)  

    Un profond débat se déroule aussi en Arabie saoudite, pays de naissance de M. Bin Laden et grand centre d'attention de nos jours. Récemment, des intellectuels ont rencontré le prince de la Couronne Abdullah pour discuter de gouvernance et de liberté intellectuelle. Encore une fois, on se concentre non pas sur ce que le gouvernement et le peuple saoudiens font, mais plutôt sur les activités de certains ressortissants. Par exemple, dans le numéro de novembre de Foreign Affairs, un faucon américain, le professeur Fouad Ajami, souligne que la plus haute autorité religieuse d'Arabie saoudite a qualifié les attentats contre des forces américaines d'anti-islamiques. On cite le cheik Ibn Baz, qui a déclaré que l'attentat de Khobar—perpétré contre des militaires américains en 1996—était une insulte aux enseignements de l'islam. M. Ajami poursuit : « Le cheik a trouvé dans les écritures et dans la tradition l'annonce d'une fin cruelle pour ceux qui avaient perpétré cet “acte criminel”. » Il cite les paroles du prophète Mahomet : « Qui a tué un allié ne sentira jamais le parfum du paradis ».

    On parle souvent d'appel au jihad contre les infidèles à la une des quotidiens du Canada. C'est une expression familière qui est en soi insignifiante. On entend dire, par exemple, que le Mollah Omar des Talibans, un berger illettré, appelle au jihad pour défendre l'Islam. On nous fait croire que les masses vont se soulever, même ici à Ottawa. On omet de mentionner que ce mollah est insignifiant sur le plan religieux et spirituel et que la plupart des Arabes et des musulmans du Canada ne font guère attention aux ecclésiastiques de l'étranger.

    Le discours public a été très trompeur. Le public du Canada en particulier et de l'Ouest en général n'a pas une compréhension de base des réalités sociales, économiques et politiques du monde arabe. La plupart des Canadiens tirent leurs informations des médias grand public. Dans l'ensemble, ces médias ne cherchent pas à nous aider à comprendre la complexité et les courants sous-jacents d'un phénomène, mais se contentent de raconter ce qu'ils jugent digne d'être publié. Cette tendance négative est plus évidente que partout ailleurs dans les récits coupés de l'histoire et sortis de leur contexte que publient les médias en omettant les réalités de l'occupation, des privations économiques et des événements passés. Le National Post est allé jusqu'à qualifier d'anti-sémite ou d'anti-occidental quiconque est en désaccord avec sa politique rédactionnelle. Il n'y a pas longtemps, après que j'aie signalé une grave erreur dans la traduction de l'arabe à l'anglais de commentaires publiés dans le National Post, j'ai été pris à partie dans un éditorial où l'on m'a accusé d'anti-sémitisme. L'espace réservé à un débat public réfléchi sur des questions préoccupantes pour les Canadiens semble se rétrécir de plus en plus. Je dois dire qu'ils ont publié une petite rétractation d'environ trois lignes une semaine plus tard.

    La relation du Canada avec le monde arabe est relativement positive. Le Canada est largement respecté dans la région pour ses valeurs et son histoire multiculturelles. J'ai beaucoup voyagé dans cette région. Lors d'un récent voyage en Arabie saoudite, au Koweit, au Yémen, au Liban et en Syrie, j'ai été impressionné par le niveau d'Intérêt manifesté pour le Canada et les Canadiens. Partout où j'allais, on me demandait pourquoi nous semblions ne pas être intéressés par des échanges commerciaux, politiques et culturels plus approfondis. On m'a aussi demandé dans quelle mesure nous contrôlions notre relation avec les États-Unis. Par-dessus tout, mes interlocuteurs cherchaient vraiment à comprendre les modèles de gouvernance du Canada qui, à leur avis, sont l'explication du succès de notre multiculturalisme, auquel ils aspirent. Je suis entièrement d'accord avec l'Aga Khan lorsqu'il déclare que le Canada est un modèle dont le monde doit s'inspirer, et que le monde reconnaît. Nous avons la capacité, le talent, les connaissances et la vaste expérience requis pour transmettre ce modèle de monde meilleur. Nous avons une obligation morale et nous avons intérêt à aider les pays qui souffrent de politiques catastrophiques et erronées. La porte du monde arabe est ouverte au Canada.

    D'un point de vue réaliste, une meilleure compréhension de la région est porteuse d'énormes avantages économiques pour le Canada. Les Canadiens ont tout intérêt à diversifier leurs partenaires commerciaux, à en trouver de nouveaux et à chercher des ouvertures partout où c'est possible. Nos valeurs sont transférables et compatibles. Notre modèle est désiré et apprécié, et répond à un besoin. Ma présence ici témoigne de notre identité inclusive et constitue un message important pour cette région. Un Arabe d'origine canadienne a sa place dans cette grande politique pour conseiller le gouvernement sur son rôle dans la région arabe. Les médias arabes parleront de ma présence ici. C'est un message fort à partager avec les peuples de la région.

º  +-(1610)  

    Les Canadiens de tous horizons ont un rôle à jouer dans la conception de notre politique étrangère. Nous ne pouvons ni ne devons accepter d'ingérence néfaste pour nos valeurs. Nous ne pouvons justifier moralement ou légalement les occupations, les violations des droits de la personne, les meurtres et la torture, quel que soit le pays qui en est l'auteur. Nous devons exporter ces valeurs grâce à une politique d'engagement constructif. Nous ne pouvons isoler les gens, mais nous devons être fermes et cohérents. Nous ne devons pas être hypocrites.

    Merci beaucoup.

+-

    The Chair: Merci beaucoup.

    Je donne maintenant la parole à M. Nazeer Aziz Ladhani.

+-

    M. Nazeer Ladhani (directeur général, « Aga Khan Foundation Canada »): Merci, monsieur le président.

    Monsieur le président, madame la vice-présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie et vous félicite d'avoir entrepris cette étude essentielle. Le Aga Khan Development Network est heureux de partager avec vous des réflexions qui pourront contribuer à vos délibérations sur les relations du Canada avec les pays du monde musulman. Comme ce réseau, dont fait partie la Aga Khan Foundation Canada, offre un point de vue unique sur les sociétés à la fois occidentales et musulmanes, je commencerai par un bref aperçu de son mandat et de son travail. Nous avons remis un long texte au comité, et je m'efforcerai donc d'être aussi bref que possible cet après-midi.

    Le Aga Khan Development Network, fondé par Son Altesse l'Aga Khan, est un effort contemporain pour traduire la conscience sociale de l'Islam en action institutionnelle. Le réseau, composé d'organismes et d'institutions de développement non confessionnels, s'étend sur 30 pays dans quatre continents et englobe de nombreuses sociétés comportant une majorité ou une importante minorité musulmane. Dans bien des cas, nous collaborons avec le gouvernement du Canada, principalement par le biais de l'ACDI.

    Je souhaiterais aujourd'hui me concentrer sur deux points connexes qui sont fondamentaux pour améliorer notre compréhension collective de l'islam et de ses disciples, et par conséquent pour renforcer la relation du Canada avec les pays du monde musulman. Ce sont des questions dont le Aga Khan Development Network s'occupe activement aussi bien dans le monde occidental que dans les sociétés musulmanes. Il s'agit d'une part de la diversité remarquable, et remarquablement ignorée, du monde musulman, et d'autre part des riches civilisations polyvalentes—et je parle délibérément de civilisations au pluriel—que l'islam a engendrées au cours de l'histoire et à travers le monde.

    Environ 1,3 milliard de personnes, un être humain sur cinq, sont des musulmans. Rien qu'à partir de cette statistique, il est clair que le monde musulman ne saurait être une entité monolithique, et pourtant les historiens, les économistes et les géopoliticiens, renforcés par les crises récentes, se sont donné le mot pour créer dans l'esprit de la plupart des observateurs occidentaux une équation fréquente entre le monde musulman et le monde arabe ou le Moyen-Orient. Bien que l'islam ait ses racines au coeur du monde arabe, la majorité de la population musulmane mondiale actuelle est non arabe, comme vient de le signaler mon ami Mazen.

    En quoi consiste donc le monde musulman? Avec 182 millions de musulmans, l'Indonésie a la plus forte population musulmane au monde, suivie par le Pakistan, l'Inde, le Bangledesh et la Turquie. De l'Albanie à Zanzibar, les musulmans ont de multiples origines et parlent des langues telles que le bengali, le chinois, le swahili, le turc et le wolof. De même, il y a une riche pluralité dans la communauté de pratique de l'islam. Ce que je veux dire, c'est qu'à partir de son unité fondamentale, l'islam a suscité diverses réponses à son message originel qui se sont exprimées historiquement dans deux grandes branches, la branche chiite et la branche sunnite.

    À titre d'exemple de la diversité en matière de doctrine, la communauté musulmane ismaïlienne est la deuxième plus grande communauté chiite du monde musulman, après les Ithna Ashari, ou duodécimains, qui constituent la majorité de la population en Iran et en Iraq. Les musulmans ismaïliens et Ithna Ashari se sont séparés lors de la succession de l'arrière-arrière petit-fils d'Ali et Fatima, l'imam Jafar as-Sadiq, décédé en l'an 765 coranique. Durant toute leur histoire, les ismailiens ont été guidés par un imam héréditaire vivant ou chef spirituel. Ils font remonter la lignée des imams héréditaires d'Ismail à Son Altesse le prince Karim Aga Khan, qui est actuellement le 49e imam, descendant en ligne directe du prophète Mahomet, la paix soit sur lui, à travers Ali et Fatima.

º  +-(1615)  

    Vu la diversité du monde musulman d'aujourd'hui, mon deuxième message critique ne devrait pas vous surprendre. L'islam a engendré de nombreuses grandes civilisations et a été enrichi par de nombreuses grandes civilisations à travers les temps et les continents. De la péninsule Ibérique à l'Égypte en passant par la Perse, l'Inde et au-delà, de grandes civilisations islamiques ont fleuri. De grandes oeuvres dans le domaine des sciences, des arts, de la géographie, de la médecine et de la philosophie ont été accomplies à une époque qualifiée d'ère des ténèbres par les universitaires occidentaux. Ces apports ont été essentiels pour le développement des cultures occidentale aussi bien que non occidentales mais restent pratiquement ignorés dans les programmes de nos écoles et université. Le fait que ces sociétés aient inclus des populations substantielles et prospères de chrétiens, de juifs, de zoroastriens, de bouddhistes et d'hindous témoigne du caractère inclusif des civilisations islamiques. En outre, leur tolérance et leur inclusion des autres groupes confessionnels et culturels au sein de la politique musulmane a renforcé les sociétés, les économies et les cultures du monde musulman.

    La méconnaissance de cette riche histoire des civilisations a suscité au moins trois méprises généralisées et néfastes. Premièrement, on a présenté les événements mondiaux récents comme un conflit des civilisations du monde musulman et de l'Occident judéo-chrétien. C'est une vision fondamentalement erronée dont nous devons nous défaire. Comme l'a souvent souligné Son Altesse Aga Khan, « ce que nous constatons actuellement, c'est un conflit de l'ignorance, l'ignorance mutuelle et ancienne sur laquelle l'Occident et le monde islamique ont fermé les yeux pendant des décennies pour leur plus grand péril ». En fait, le conflit qui menace les civilisations prend ses racines dans le postulat erroné que l'Islam et l'Occident se sont en quelque sorte développés isolément l'un de l'autre. Or, les sociétés musulmanes et celles de l'Europe occidentale, et par extension de l'Amérique du Nord, ont été liées au cours des siècles par des interactions riches, fertiles et mutuellement avantageuses dans de nombreux domaines, notamment les sciences, la médecine et la philosophie. Parler de choc des civilisations, c'est commettre l'erreur fondamentale d'oublier la base commune de ces civilisations.

    La deuxième méprise, c'est de croire que l'islam est radicalement incompatible avec le modernisme. Pour les musulmans, l'islam est un mode de vie. Il ne faut cependant pas interpréter cela dans une optique exclusivement occidentale, en termes exclusivement ou essentiellement politiques, et en conclure par exemple que les Musulmans ne croient pas à la séparation de l'Église et de l'État. Il ne faudrait pas non plus en conclure que cela limite ou entrave le modernisme ou les valeurs essentielles de liberté, d'expression culturelle pluraliste ou de recherche individuelle. Ce qui obscurcit aussi notre compréhension du problème et exacerbe les efforts du monde musulman pour démontrer l'erreur de la dialectique de « l'islam par opposition au modernisme », c'est la pauvreté, l'ignorance et l'isolement endémique au monde en développement où vivent la majorité des musulmans.

    La troisième erreur, c'est penser que le monde musulman est intellectuellement stagnant. Bien que les facteurs mentionnés précédemment aient contribué à étouffer l'esprit généralisé de recherche qui avait permis aux civilisations musulmanes d'exceller dans les arts et les sciences, non seulement le monde musulman témoigne-t-il de la richesse de l'histoire, des traditions et des influences de multiples civilisations, mais il offre encore aujourd'hui de nombreuses tribunes permettant un débat et un discours animé et plein de vie, bien que ces tribunes ne soient pas toujours situées aux endroits où l'Occident va chercher la réflexion intellectuelle et les opinions érudites sur l'islam ou les sociétés musulmanes.

    Constatant le besoin critique d'une institution consacrée à rectifier cette méconnaisse des civilisations musulmanes qui a suscité ces autres interprétations erronées, le Aga Khan Development Network a créé en 2002, par le biais de l'Aga Khan University, l'Institute forthe Study of Muslim Civilizations à Londres, en Angleterre.

º  +-(1620)  

    J'en viens très rapidement à deux recommandations clés. Étant donné la grande diversité du monde musulman, les relations du Canada avec ce monde doivent être pluridimensionnelles, nuancées et sensibles à la différence radicale entre les problèmes, ouvertures et défis des nations d'Asie centrale et ceux des pays d'Afrique de l'Ouest ou d'Afrique subsaharienne par exemple. Cela signifie même peut-être qu'il faut abandonner la vision monolithique et par conséquent réductrice du monde musulman qui structure nos relations étrangères. Par souci de clarté ici, j'ai repris l'expression monde musulman utilisée dans l'étude du comité, mais je vous suggère d'utiliser dans la mesure du possible des expressions comme « société ayant une importante présence musulmane » ou « société de musulmans ».

    Il faut aussi faire attention à ne pas voir ou aborder nos relations avec les pays de musulmans uniquement sous l'angle de la religion ou considérer que tous les conflits concernant des peuples musulmans prennent fondamentalement racine dans la religion. Le Canada doit au contraire cultiver des relations denses et diversifiées avec les gouvernements à tous les niveaux, les institutions de la société civile et les communautés d'intérêt au sein du monde musulman qui sont en mesure d'aborder tout l'éventail des problèmes mutuellement importants dans toute leur complexité. Le Canada encourage tous ses citoyens à sentir qu'ils peuvent préserver un sain équilibre entre les diverses identités qui constituent leur existence, au lieu de s'enfermer dans une identité unique; il devrait mener de même ses relations extérieures avec tous les pays à l'intérieur et à l'extérieur du monde musulman.

    Lors d'un récent discours à Vancouver, le ministre des Affaires étrangères, M. Bill Graham, a éloquemment parlé de l'occasion et de la nécessité pour le Canada d'assumer un rôle plus marquant et plus distinct sur l'échiquier international. Je souscris de tout coeur à ce point de vue et je voudrais notamment souligner sa pertinence pour le renforcement et la reconstruction des liens entre l'Ouest et le monde musulman.

    Ma première recommandation est donc de considérer le pluralisme, valeur fondamentale et composante de base de la culture canadienne, comme une ressource stratégique essentielle dans les relations étrangères du Canada. La compréhension du lien fondamental entre le pluralisme et la paix, la stabilité et le développement humain est à la base de cette recommandation. Une société pluraliste encourage les individus et les communautés à préserver leur patrimoine culturel, linguistique et religieux dans un cadre de bon gouvernement, de solides institutions civiles, de bons choix de politique publique, de partage au niveau de la citoyenneté et de participation égale de tous à la vie politique, économique, sociale et culturelle.

    Pourquoi le Canada devrait-il être le chef de file de la promotion du pluralisme à l'échelle mondiale? Comme l'a fait remarquer le premier ministre, M. Chrétien, le Canada « contient le globe au sein de ses frontières et les Canadiens ont appris que leurs deux langues internationales et leur diversité sont un avantage comparatif et une source de créativité et d'innovation continues ». Le Canada a donc beaucoup à partager avec d'autres pays confrontés à la diversité, car il est un laboratoire riche et ouvert d'expérience du pluralisme, une expérience d'autant plus appréciée que les Canadiens ont tendance à offrir plutôt qu'à prêcher ou prôner agressivement cette expérience à autrui.

    Comme plusieurs d'entre vous le savent peut-être, le réseau Aga Khan envisage de lancer au Canada une initiative de promotion du pluralisme en tant qu'éthique et pratique mondiales. En octobre 2002, Son Altesse l'Aga Khan a annoncé son intention de créer à Ottawa, en collaboration avec le gouvernement du Canada, un centre du pluralisme à vocation internationale. Ce centre s'inspirerait des succès de l'expérience canadienne de gestion de la diversité pour aider d'autres sociétés à instituer le pluralisme dans leurs institutions, leurs lois et leurs politiques grâce à des activités pédagogiques et culturelles, un développement professionnel et universitaire, un dialogue et un enseignement. Faisant écho à l'engagement pris par le gouvernement du Canada dans le discours du Trône de continuer à parler dans toutes les tribunes au nom des valeurs du pluralisme, de la liberté et de la démocratie, nous croyons fermement qu'en faisant la promotion mondiale de l'éthique, des valeurs et de la pratique du pluralisme, nous en ferons quelque chose d'aussi important pour le Canada au XXIe siècle que le maintien de la paix au XXe siècle.

º  +-(1625)  

    La deuxième recommandation est : éduquer, éduquer, éduquer. Nous devons prendre l'initiative à l'intérieur et à l'extérieur de nos frontières et chercher des démarches novatrices d'éducation et de communication les uns avec les autres. C'est une entreprises à trois volets.

    Premièrement, nous devons faire un effort concerté pour nous instruire sur le monde musulman dans toute sa richesse et toute sa diversité. Comme l'a fait remarquer Son Altesse l'Aga Khan :

Un objectif important d'une éducation responsable doit être de circonscrire la théologisation de l'image du monde musulman en traitant les musulmans comme les chrétiens et les juifs, en allant au-delà de la polarisation théologique pour prendre en compte la société civile, la politique et l'économie des pays et des peuples à diverses étapes de leur histoire. C'est ainsi que seront révélés la diversité et le pluralisme fondamentaux des peuples, des cultures, des histoires, des philosophies et des régimes juridiques musulmans.

Pour réaliser cette intégration de l'étude des civilisations musulmanes, il faudrait—et j'appuie ici mon ami Mazen—s'appuyer sur les programmes universitaires et sensibiliser les médias aux civilisations, aux cultures et à l'histoire musulmanes

    Deuxièmement, nous devons identifier et appuyer les institutions et les initiatives qui contribuent à communiquer les valeurs, les intérêts et les expériences du Canada au monde musulman. Il y a beaucoup de méprises dans les sociétés musulmanes sur la diversité des histoires, des traditions et des valeurs de l'Occident et une grande incompréhension des éléments communs à toutes les religions abrahamiques. Il y a de nombreux et solides partenaires potentiels au Canada et dans les institutions de la société civile du monde musulman pour établir le lien et communiquer avec les peuples musulmans.

    Troisièmement, et c'est peut-être le plus important de tout, nous devons nous concentrer sur l'amélioration de la qualité de l'éducation et de l'accès à l'éducation à tous les paliers dans le monde musulman. Il faut à cet égard améliorer l'éducation pour encourager l'esprit de curiosité et la réflexion novatrice, et promouvoir la tolérance. Tout compte fait, remplacer l'ignorance et le désespoir par la connaissance, les compétences et les ouvertures pour les hommes et plus particulièrement pour les femmes, c'est le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté et l'isolement qui mènent trop souvent à l'intolérance et à l'extrémisme.

    En conclusion, la promotion du pluralisme, associée à l'aide au développement axé sur la promotion de débouchés économiques et sociaux durables et à long terme, est la contribution la plus utile que le Canada puisse apporter à la croissance de sociétés musulmanes pacifiques, prospères, pluralistes et modernes et en fait à la paix, la prospérité et la sécurité de toute la planète.

    Merci.

+-

    Le président: Merci beaucoup, monsieur Ladhani.

    Je vous remercie tous les trois pour ces introductions fort approfondies.

[Français]

    Pour paraphraser un peu M. Ladhani, je dirai que vous nous avez aidés à parfaire notre éducation. C'est très important pour les parlementaires.

[Traduction]

    Nous allons maintenant passer aux questions et réponses en commençant par M. Obhrai.

+-

    M. Deepak Obhrai (Calgary-Est, Alliance canadienne): Merci.

    J'aimerais remercier encore une fois les témoins d'être venus. Certaines choses se précisent, compte tenu de mes propres origines. J'ai grandi dans l'harmonie et la paix au sein de communautés musulmanes. Nazeer Ladhani, qui s'inscrit dans le même contexte que moi à bien des égards, puisqu'il vient du même continent, semble avoir souligné les réponses. J'aimerais avoir vos remarques à ce sujet. Ayant grandi là et constatant ce qui s'y passe maintenant, je me suis demandé ce qu'étaient devenues ces relations communautaires que nous avions durant notre enfance. Aujourd'hui, il y a tellement de méfiance. Personnellement, je soutiens qu'il y a des problèmes dans la région arabe et je crois qu'on a essayé de les exporter et d'en faire une question islamique à grande échelle en prétendant que 1,2 milliard de personnes partagent le même problème. En réalité, ce n'est pas le même problème. C'est un problème du Proche-Orient et c'est au Proche-Orient de le régler. On a essayé de le généraliser au monde entier en prétendant que le monde musulman tout entier était confronté à ces défis, à ce déclin intellectuel qui s'est produit, ce déclin de la civilisation. Bien franchement, je n'ai pas vu ce déclin, ayant grandi avec des musulmans de diverses origines culturelles qui n'étaient pas arabes. C'est un déclin qui s'est produit dans le monde arabe.

    Par conséquent, dans notre optique au Canada, nous devons prendre grand soin, comme l'a dit Nazeer, quand nous parlons du problème du Moyen-Orient, de ne pas généraliser ce problème à d'autres régions du monde où il n'existe pas. Il y a peut-être d'autres problèmes à régler. C'est quelque chose qui me dérange depuis longtemps et j'aimerais avoir votre avis. Vous, monsieur Chouaib, vous êtes allé en Asie du Sud, et moi aussi. Êtes-vous d'accord avec moi pour dire que le Canada devrait prendre soin, lorsqu'il se penche sur le monde musulman, de bien tenir compte de l'environnement local? Le Proche-Orient, c'est un problème pour le monde musulman, mais à mon avis il n'est pas question de choc des civilisations.

º  +-(1630)  

+-

    Le président: Monsieur Chouaib.

+-

    M. Mazen Chouaib: Je conviens qu'une bonne partie de ces défis concerne intrinsèquement le Proche-Orient, et je crois qu'il ne faut pas généraliser les problèmes du Proche-Orient, je ne suis pas du tout d'accord avec cela. Toutefois, quand on parle de la question de la Palestine et d'Israël, par exemple, on ne peut pas sous-estimer le caractère central de Jérusalem pour l'ensemble du monde musulman. Je peux être en désaccord sur certaines questions de frontière ou d'autres problèmes, mais à l'échelle mondiale, on ne peut pas dire que les problèmes de droits de la personne concernent uniquement le Proche-Orient et non le monde musulman ou le Canada. Il y a bien assez de problèmes et on n'a pas besoin de transplanter les problèmes de là-bas ici, mais il y a aussi des questions qui bouleversent les gens, et il faut s'en occuper.

+-

    Le président: Monsieur Turgay.

+-

    M. A. Üner Turgay: C'est évidemment une question très importante pour le Proche-Orient, qui inquiète les pays musulmans en général. Dans les pays que j'ai visité, l'Indonésie, la Malaisie, c'est préoccupant, mais ce n'est pas un problème qui va affecter leurs politiques à l'égard de l'Occident. En Égypte, oui, en Jordanie aussi, en Iraq probablement, en Syrie oui, en Arabie saoudite oui, mais pas en Indonésie, en Malaisie ou à Brunéi, et au Pakistan, dans une certaine mesure, oui.

    Permettez-moi de profiter de cette occasion pour vous dire quelque chose. Je crois que le Canada est à un carrefour et qu'il est confronté à des occasions historiques. C'est le seul pays anglophone qui soit actuellement respecté par les pays musulmans d'Asie du Sud-Est. La présence militaire, économique, et souvent politique écrasante des États-Unis, et pas seulement la présence, mais parfois le contrôle qu'ils exercent, est honnie par les musulmans de cette région du monde. L'appui servile et inconditionnel de l'Angleterre aux États-Unis y est aussi honni. L'Australie n'est plus considérée par les Indonésiens, les Malais, ou les musulmans de Thaïlande comme une nation de l'Asie-Pacifique; elle est perçue comme une branche militaire de l'Occident. Pourquoi? À cause de son appui zélé aux politiques américaines au Moyen-Orient et, naturellement, de sa participation—et à juste titre à cet égard—aux événements du Timor oriental. Les Australiens sont devenus les policiers de l'Occident dans cette région du monde.

    Le Canada est le seul pays anglophone avec lequel les musulmans de cette région du monde veulent avoir des rapports, qu'il s'agisse d'éducation ou d'aide extérieure. Et je le répète, il s'agit là de l'Asie du Sud-Est et du Sud, notamment de la Malaisie et de l'Indonésie où l'on trouve au moins 250 millions de musulmans. Le Canada y est perçu comme une puissance moyenne avec une conscience économique, morale et sociale. Nous avons donc là une occasion à saisir, mais cette image merveilleuse que nous avons, à juste titre à mon avis, est aussi lourde de responsabilités. Il est temps d'agir. Nous pourrons peut-être parler un peu plus tard du détail de la contribution que nous pouvons apporter.

º  +-(1635)  

+-

    Le président: Merci.

    Nous passons maintenant à Mme Lalonde.

[Français]

+-

    Mme Francine Lalonde: Merci beaucoup pour vos présentations fort intéressantes. Je ne peux pas m'empêcher de soulever une chose qu'a dite M. Turgay dans sa dernière intervention. Il a parlé du Canada comme étant le seul pays de langue anglaise ayant du respect en Asie. Je vais vous demander si, dans votre vision des choses, la partie française qui est encore dans ce pays, qui choisit d'accueillir des immigrants de langue française d'Afrique du Nord et du Liban et qui a lourdement pesé dans la position que le Canada a prise face à la guerre contre l'Irak, a aussi un rôle important à jouer dans ce monde divers dont vous avez parlé, qui est le monde arabe, pour ne pas l'appeler comme vous suggérez qu'on le fasse.

    Je voudrais revenir à une question que j'ai posée hier. J'ai beaucoup apprécié vos interventions sur l'histoire et tout cela. Nous y sommes sensibilisés. Les conséquences du 11 septembre nous amènent à nous interroger sur ce que nous connaissons et comprenons de ce monde et sur ce que nous pouvons faire. L'évaluation que j'en fais, et je me trompe peut-être, est qu'il y a un intégrisme croissant dans les pays musulmans. L'intégrisme n'est pas propre à la religion islamique, car l'intégrisme religieux catholique est bien connu aussi. Mais l'intégrisme me semble croissant dans les pays musulmans, et cet intégrisme fait de grandes perdantes chez les femmes, selon ce qu'on voit. On peut se demander si cet intégrisme croissant n'a pas un lien avec un certain fanatisme, qui n'est pas non plus unique dans l'histoire, un certain fanatisme qu'on craint.

    Donc, je vous demanderais de commenter sur la montée de l'intégrisme, sur les femmes et sur les craintes qu'on ressent.

º  +-(1640)  

+-

    Le président: Monsieur Turgay.

[Traduction]

+-

    M. A. Üner Turgay: Premièrement, à mon avis, les femmes n'ont pas les mêmes droits que les hommes dans presque tous les pays, malheureusement. Dans toutes les grandes traditions abrahamiques, le judaïsme, le christianisme, l'islam, on peut difficilement dire que les femmes aient bénéficié d'un statut égal, c'est extrêmement difficile pour être bien franc. Mais à mon avis, la religion n'est pas la seule raison pour laquelle nous opprimons nos soeurs ici et dans les pays musulmans. C'est évidemment le patriarcat qui est le principal ennemi de la femme. Mais effectivement, les intégristes oppriment énormément les femmes, et leur interprétation de l'islam est extrêmement étroite. C'est pourquoi, comme on l'a constaté en Afghanistan ou au Soudan, les femmes sont terriblement opprimées. Il est certain que le renforcement de l'intégrisme conduit à une plus grande oppression des femmes que des hommes. C'est peut-être la meilleure réponse que je sois en mesure de vous donner.

    Il est parfaitement exact, évidemment, qu'une grande majorité de musulmans aimeraient récupérer leur religion qui a été détournée par les intégristes. C'est très difficile actuellement, mais je pense qu'ils réussiront. Néanmoins, l'intégrisme islamique est extrêmement fort et tapageur, et il présente certaines caractéristiques dont nous devons tenir compte.

    Premièrement, il est très envahissant, il est transnational, il est présent dans pratiquement tous les pays musulmans à divers degrés, non seulement dans les pays à majorité musulmane, mais aussi dans les pays où c'est une minorité, comme les Philippines. Il n'est pas limité à un groupe socioéoconomique. On trouve des médecins, des ingénieurs, des officiers militaires et de riches marchands dans les rangs des intégristes islamiques.

     Le second caractère, c'est l'absence de centralisme. L'intégrisme n'a pas de centre. Ce n'est pas l'Arabie saoudite, l'Égypte, l'Indonésie ou la Malaisie. Il n'y a pas de contrôle. Il n'y a pas de dépositaire traditionnel du pouvoir. L'intégrisme progresse par petits groupes, mais néanmoins partout.

    Enfin, évidemment, il y a le flux et le reflux. Au début du siècle, il y a eu un pouvoir laïc, puis dans les années 30 et 40, l'intégrisme, en Égypte par exemple, et dans les années 50, après Nasser, de nouveau le pouvoir laïc et ensuite encore l'intégrisme. Ces activistes réagissent à un certain nombre de choses. Il y a notamment la désorientation qu'ils subissent, au Moyen-Orient en particulier. De plus, tous les pays musulmans à l'exception de la Turquie et, en bonne partie, l'Iran, ont été colonisés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Et au cours des dernières décennies du XXe siècle en particulier, l'impact politique, économique et social de l'Occident, ainsi que l'impérialisme soviétique ont profondément désorienté le monde musulman.

    C'est une première raison pour laquelle l'intégrisme s'est développé. La deuxième est la crise de légitimité dans de nombreux pays musulmans. La population est consciente du caractère illégitime de certains gouvernements musulmans appuyés par l'Occident. Si vous me permettez d'être franc, je citerai le cas de l'Arabie saoudite. L'Arabie saoudite bénéficie de l'appui de l'Occident. L'Iraq lui-même a été soutenu par l'Occident jusqu'à 1991. L'Égypte bénéficie du même appui. Donc, aux yeux de la population, l'Occident appuie des régimes illégitimes, des régimes incapables de faire régner la justice économique et sociale, des régimes sans base populaire. Nous ne le faisons pas très souvent au Canada, une fois de temps à autre peut-être, mais si l'Occident appuie ces régimes, l'intégrisme fait forcément son apparition. Ensuite, il y a le fardeau des défaites militaires, par exemple dans la lutte entre le Pakistan et l'Inde, et là aussi il y a une question de légitimité dans l'esprit de la population.

º  +-(1645)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Calder.

+-

    M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

    Comme vous le savez, notre comité a été chargé de mieux comprendre les communautés musulmanes que nous ne le faisons actuellement, et l'islam constitue une énorme partie de cette étude. J'ai tendance à le décrire comme un arbre aux multiples branches, et j'aimerais me concentrer sur l'une des branches les plus radicales, les wahabites. Je sais que des wahabites situés en Arabie saoudite ont un rapport avec le 11 septembre et des liens avec Osama bin Laden. Voici mes quatre questions, auxquelles celui d'entre vous qui le voudra pourra répondre.

    Quelle est l'influence de la branche wahabite de l'islam au Moyen-Orient? Dans quelle mesure est-elle présente dans les mosquées canadiennes? Quelles sont ses caractéristiques qui devraient nous inquiéter le plus? Quelles autres branches de l'islam sont influentes chez les extrémistes islamiques?

+-

    Le président: Monsieur Turgay.

+-

    M. A. Üner Turgay: Le wahabisme est vraiment très conservateur, et il prône une interprétation très étroite de l'islam. Les wahabites se reportent constamment au Coran, le livre saint, mais même quand ils le lisent ils l'interprètent de façon extrêmement étroite pour les besoins de leur cause. L'Arabie saoudite s'est fondée à l'origine sur la force politique des Saouds et sur le mouvement wahabite. C'est pourquoi on y prône une version, une interprétation très conservatrice de l'islam. C'est une tendance essentiellement limitée à l'Arabie saoudite, à l'exception peut-être de quelques poches ici et là. Toutefois, au cours des 20 dernières années en particulier, l'Arabie saoudite a déversé des quantités colossales d'argent pour promouvoir son idéologie et ses intérêts, en particulier en Asie centrale, et même en Turquie, bien que la Turquie soit assez prudente et favorable au laïcisme en l'occurrence, en Égypte et dans divers autres pays. Les Saoudiens essaient d'exporter le wahabisme, leur interprétation étroitement conservatrice de l'islam.

    Qu'en est-il au Canada? Franchement, je ne pense pas que nous ayons de raison de nous inquiéter vraiment. Il y a peut-être quelques individus. Il y a une ou peut-être deux mosquées qui ont été construites avec de l'argent saoudien, mais elles ne constituent pas un danger immédiat, pour autant que je sache—et je reste prudent. Toutefois, je ne serais pas étonné que l'argent saoudien fasse son chemin même jusqu'ici pour contrer un interprétation libérale et progressiste de l'islam qui va à l'encontre d'un gouvernement obsédé par le contrôle. Voilà tout ce que je peux vous dire.

º  +-(1650)  

+-

    Le président: Merci.

    Nous passons maintenant à Mme McDonough.

+-

    Mme Alexa McDonough (Halifax, NPD): Merci, monsieur le président.

    Je pense que nos trois témoins ont tout simplement souligné l'ampleur et la complexité de la tâche que tente d'entreprendre notre comité, à savoir combler notre ignorance—et je parle à titre personnel. Je pense qu'en nous embarquant dans cette étude, nous reconnaissons collectivement la nécessité d'éduquer, d'éduquer, et d'éduquer encore, en commençant par nous-mêmes. Il y a une question que j'aimerais soulever. Il n'est peut-être pas facile d'y répondre dans cette brève discussion, mais il serait très utile, si vous ne l'avez pas déjà fait tous les trois, que vous nous donniez des suggestions sur la meilleure façon de procéder. Nous entendons des experts comme vous et nous allons voyager. La difficulté pour nous, étant donné l'immensité et la diversité de la tâche, c'est de choisir les lieux les plus importants à visiter pour saisir toute cette diversité et en tirer la meilleure réponse possible dans une optique canadienne.

    Deuxièmement, Mazen, vous dites qu'à votre avis la décision du Canada de ne pas participer à la guerre de Bush lui a valu un plus grand respect, tout au moins dans le monde arabe; je ne sais pas si ce sentiment se retrouve à une échelle plus générale. Cela dit, je me demande si je pourrais vous demander si vous pensez que le Canada, dans le cas où il déciderait de participer au bouclier spatial de Bush, ternirait ce sentiment. Vous avez tous souligné que le Canada a l'occasion de jouer un rôle positif et proactif.

    Troisièmement, vous avez clairement dit qu'une des erreurs à éviter est de ramener les multiples défis des sociétés à forte population musulmane au conflit israélo-palestinien. Ce conflit demeure toutefois insoluble. J'aimerais donc savoir, notamment dans le contexte de la feuille de route, quel rôle constructif le Canada pourrait jouer à votre avis en cette période critique où l'attention s'est quelque peu déplacée de l'Iraq vers le conflit israélo-palestinien.

+-

    Le président: Monsieur Chouaib.

+-

    M. Mazen Chouaib: Pour répondre à votre première question, je vous recommanderai des personnes, des organisations et des lieux à visiter lors de votre voyage.

    J'en reviens à la deuxième question. Ce n'est pas seulement dans le monde arabe, mais à l'échelle internationale que le Canada est perçu comme un pays qui a su respecter ses obligations internationales et ses valeurs. Le Canada a ainsi monté dans l'estime du monde arabe et du monde musulman en général. Cela nous donne l'avantage de pouvoir participer de façon plus décisive à diverses questions. Par exemple, vous avez parlé de la question israélo-palestinienne. La plupart des gens estiment que le Canada a un rôle à jouer, pas seulement en tant que président du Comité des réfugiés, mais aussi en tant que participant aux négociations et aux discussions qui se dérouleront dans le contexte de la feuille de route—ou qui en fait risquent de ne pas se dérouler puisque Sharon a déjà déclaré qu'il n'était pas d'accord avec ce plan. Le Canada dispose d'un certain poids dans le monde arabe, il n'a pas de handicap colonial ou politique et il est respecté pour ce qu'il offre.

    Vous savez, les gens de la région pensaient naguère que le Canada était un larbin, un pays soumis aux diktats des Américains, mais ce n'est plus le cas. Les gens de la région ont l'impression que le Canada est dans une situation délicate. Il a ce puissant voisin qui est son allié, et c'est toujours délicat d'être dans ce genre de situation. Les gens comprennent bien cette situation délicate du Canada.

º  +-(1655)  

+-

    Le président: Monsieur Ladhani.

+-

    M. Nazeer Ladhani: Pour répondre à votre première question, madame McDonough, ce que je vous conseillerais vivement lorsque vous discuterez du monde musulman, pour citer encore une fois l'Aga Kahn, c'est de bien « circonscrire » l'aspect théologique. Dès qu'on commence à parler de théologie à propos du monde musulman, les choses deviennent troubles et nébuleuses. J'aurais tendance à garder la théologie d'un côté et essayer de comprendre la culture, l'histoire et les traditions des civilisations islamiques parce que l'islam englobe tout cela. Il n'y a pas de frontière claire. Dès qu'on commence à parler de questions théologiques, tout s'embrouille.

    Par conséquent, quand vous irez visiter des pays musulmans, vous devriez visiter les musées, les vieilles mosquées, aller voir les bibliothèques, parler aux gens qui sont plus à même de vous faire voir la richesse culturelle de la société, sans être trop obnubilés par l'intégrisme ou les questions d'actualité, même si c'est important. Une bonne partie du débat et de la discussion a tendance à porter sur cet intégrisme. Jusqu'à 1979, très peu de gens dans les pays occidentaux connaissaient la différence entre chiite et sunnite. Avant le 12 octobre 2001, rares étaient les gens qui savaient ce qu'était le wahabisme. Ce que nous savons a été façonné par les événements qui se sont produits, mais je pense qu'il est temps d'élargir le débat et d'essayer d'en savoir plus sur les aspects d'ensemble de ces sociétés.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Turgay.

+-

    M. A. Üner Turgay: Je n'ai pas grand chose à ajouter à ce qu'ont dit mes collègues, mais ce comité est certainement un excellent exemple d'ouverture sur le monde islamique. Même les musulmans eux-mêmes essaient de comprendre le monde islamique aujourd'hui. Ce n'est pas très facile, c'est une réalité très changeante. Vu la diversité du monde musulman, vu la vitalité de l'islam et sachant qu'il est là pour Dieu sait combien de temps, il nous incombe de tout faire pour comprendre l'islam. Cela signifie des audiences, des conférences, beaucoup de voyages pour les membres de ce comité et pour les politiciens. Je sais d'expérience que vous avez d'excellentes missions à l'étranger. Leur personnel vous fera rencontrer certaines de ces personnes, pas seulement les politiciens, mais des gens de la rue. Ils savent parfaitement le faire.

    Pour ce qui est du bouclier spatial, si j'étais au Parlement, je laisserais à l'honorable Art Eggleton le soin de répondre, mais je ne le ferai pas.

»  +-(1700)  

+-

    Le président: Il connaît les réponses.

+-

    M. A. Üner Turgay: Il est très difficile de faire des affaires et encore plus de ne pas en faire avec les États-Unis ces temps-ci. Les Américains ne pardonnent pas beaucoup à ceux qui ne leur emboîtent pas le pas, alors qu'ils aident énormément ceux qui le font. Je n'aimerais pas être à la place de la personne qui décide de la politique sur ce sujet. C'est très difficile. Nous devons être pragmatiques, mais il y a aussi des principes auxquels nous ne devons pas déroger. Je n'en dirai pas plus.

    La feuille de route est déjà mal partie, malheureusement. Le Canada a tout a fait le prestige, le savoir faire et le talent nécessaires pour jouer un rôle très positif au Moyen-Orient. Je n'ai pas le moindre doute là-dessus. Mes collègues ne sont peut-être pas d'accord, mais c'est ce que je pense. Toutefois, comme toutes les autres nations, nous avons une énergie limitée. Il y a actuellement de multiples acteurs présents au Moyen-Orient. Les États-Unis ne sont pas un acteur, ils sont le contrôleur. Il y a les Nations Unies, il y a l'Union européenne, il y a la France dans le contexte de l'Union européenne et en dehors de cette union. Il y a aussi la Russie. Nous avons très peu de marge de manoeuvre, et pourtant notre prestige est plus important que celui de beaucoup de ces pays. J'espère que nous pourrons faire quelque chose. Nous pouvons manoeuvrer beaucoup plus facilement dans cette région. Nous occupons la première place dans certaines parties du monde islamique.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Harvard.

+-

    M. John Harvard (Charleswood—St. James—Assiniboia, Lib.): Merci à tous les trois d'être venus nous rencontrer.

    Je suis heureux de vous entendre dire que le nom du Canada est respecté, et que vous souhaitez que nous nous penchions sur la société islamique. Cela me fait bien plaisir. Toutefois, je me demande s'il s'agit simplement de notre politique étrangère ou si cela va plus loin. Je pose la question parce que nos sociétés sont profondément différentes. Je vois la société islamique comme une société très conservatrice, alors que la société canadienne est très libérale. Nous avons des moeurs sociales si différentes. Nous adhérons au principe de la démocratie. Je ne connais pas d'État démocratique dans le monde islamique, et c'est une des questions que je voudrais vous poser : Comment se fait-il que la démocratie n'ait pas pu s'implanter dans le monde islamique?

    Pour en revenir à notre bonne réputation, je pense que la situation risquerait d'être délicate pour nous, dans le contexte du conflit israélo-palestinien. Est-ce que nous ne risquerions pas de perdre une partie de cette bonne réputation si nous prenions fait et cause, par exemple, pour les Israéliens sur un aspect quelconque de la fameuse feuille de route?

    J'aimerais par ailleurs poser une question pour essayer de mieux comprendre la société islamique. Je pense que ce qui a déclenché l'enquête de notre comité, c'est le 11 septembre et le conflit iraquien. Pensez-vous que le tumulte et les explosions qui secouent le monde islamique depuis un certain nombre d'années aient été déclenchés à l'origine par un événement critique? Sont-ils dus au découpage du Moyen-Orient après la Première Guerre mondiale? Découlent-ils de la création d'Israël? Ont-ils été provoqués par un autre événement critique? Ou est-ce qu'au contraire ils ne viennent pas d'un événement particulier, mais plutôt de toute une série de choses remontant au IXe ou au Xe siècle par exemple?

+-

    Le président: Monsieur Chouaib.

+-

    M. Mazen Chouaib: Cela vient de tout cela à la fois. La situation est aussi complexe que n'importe quelle société sur n'importe quel continent. Il y a divers facteurs, mais je commencerai par dire que les mondes arabe et islamique en sont encore aux premiers stades de leur développement politique. Il faut distinguer la culture de la politique dans cette région, il faut distinguer la culture des États qui ont été créés dans la région par suite de la présence coloniale. N'oubliez pas cependant que l'Empire ottoman a aussi dominé cette région pendant quelque 400 ans, et que cela n'a pas favorisé les aspirations des peuples de la région. Cet empire a essayé de créer une entité monolithique, il a échoué et il a fini par disparaître. Ensuite, ce sont les puissances coloniales qui sont arrivées dans la région et qui l'ont découpée comme bon leur semblait, comme elles le faisaient dans le reste du monde. Il y a ensuite eu la période de création des États nations. Cela n'a pas été très positif non plus, car les gens qui ont pris le contrôle ne savaient pas gérer un État nation. Ensuite, il y a eu la guerre froide et tout le reste. Tout cela n'a guère aidé les peuples de la région à se doter des institutions démocratiques et des valeurs auxquelles ils aspiraient.

    Actuellement, il y a un remarquable élan démocratique dans la région. Que cela plaise ou non aux gouvernements, c'est une évolution qui est en marche. C'est à nous de jouer notre rôle en appuyant les aspirations de ces peuples et à mon avis, seul le Canada peut le faire car il n'a ni les ambitions ni le handicap politiques dont je viens de parler.

»  +-(1705)  

+-

    Le président: Monsieur Turgay.

+-

    M. A. Üner Turgay: Il s'agit de nouvelles nations constituées pour l'essentiel après la Première Guerre mondiale quand les Français et les Britanniques ont tracé des frontières et nommé des familles dont la légitimité reposait à l'époque sur divers symboles religieux ou pouvoirs coloniaux. Certaines de ces nations se sont concrétisées dans les années 50 dans la région du Golfe, et même plus tard. Ce sont donc des pays nouveaux qui se débattent et qui finiront peut-être par atteindre la démocratie au sens où vous l'entendez. La Turquie est démocratique, très démocratique en fait, en dépit de ses problèmes. Nous espérons que la démocratie finira par s'imposer, mais c'est un processus qui prend du temps.

    Nous avons de nombreuses choses à proposer. Les gens s'intéressent beaucoup à notre vision de la société civile. Ils aspirent désespérément à une société civile, et certains pays y sont parvenus. L'exemple ici est encore celui de la Turquie, que je connais très bien. Le monde musulman est très avide de l'exemple de société civile du Canada. On peut apporter cela par le biais de programmes d'échanges. Après tout, les missions ont des fonds pour des programmes d'échanges, qui sont d'ailleurs très limités, elles ont désespérément besoin de plus de fonds, aussi bien de fonds d'origine locale que de fonds d'échanges. Et les syndicats sont importants. Ils peuvent former les syndicalistes. Nous pouvons éduquer les membres d'organisations en les invitant ici pour des séjours de courte durée ou en envoyant des personnes d'ici là-bas. Je crois que c'est très important.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Ladhani.

+-

    M. Nazeer Ladhani: J'aimerais répondre à deux questions de M. Harvard sur les raisons pour lesquelles le Canada est aussi respecté, et je voudrais vous raconter une petite histoire.

+-

    M. John Harvard: Je voulais simplement savoir s'ils savent à quel point nous sommes libéraux et si cela a vraiment une importance quelconque pour eux.

    Excusez-moi, allez-y.

+-

    M. Nazeer Ladhani: Il y a quelques mois, nous avons envoyé une équipe de tournage de films vidéo dans un petit village du nord de l'Afghanistan pour filmer la distribution de nourriture venant du Canada dans des zones très pauvres et très reculées. Nous avons demandé à un chef de s'approcher de la caméra pour remercier le Canada de cette aide alimentaire. Après avoir dit merci pour ceci, merci pour cela, il a ajouté : Je voudrais aussi remercier la République islamique du Canada pour cette aide alimentaire. Mon collègue lui a dit que le Canada n'était ni une république ni un pays islamique. Alors pourquoi nous ont-ils envoyé de la nourriture?

    En ce qui concerne la démocratie, je ne vous apprends rien de nouveau en vous disant qu'il faut aborder avec prudence le processus de démocratisation que nous encourageons les pays à suivre. Je suis d'accord avec l'analyse de M. Turgay, et je crois que l'essentiel est de renforcer les institutions au sein de l'appareil d'État, mais surtout au sein de la société civile. Il faut du temps pour construire ces institutions. Pour diverses raisons, et on pourrait citer l'héritage colonial ou des tas d'autres choses, les institutions de la plupart de ces pays ne sont pas encore développées, ne sont pas arrivées à maturité, n'en sont pas au stade d'une véritable prise de responsabilité. En Occident, nous avons une vision à court terme de la démocratie que nous voulons imposer du sommet. On organise des élections et on obtient un gouvernement élu, mais un gouvernement élu n'est pas nécessairement un gouvernement démocratique. Nous devons donc être prudents et savoir être patients. Je crois que nous devons éviter de bousculer les pays et de les pousser à organiser prématurément des élections parce que c'est comme cela que nous voyons le processus démocratique.

»  +-(1710)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Casey.

+-

    M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC): Merci, monsieur le président.

    J'en suis toujours à la première phrase de l'exposé de M. Turgay, quand il disait qu'il y a trois composantes dans l'islam, en gros. Pourriez-vous nous aider à comprendre le lien entre l'islam et la politique? Ensuite, pourriez-vous nous aider à aller plus loin dans la réponse qu'on vient de nous donner sur la démocratie? En Iraq, il y a actuellement des gens qui disent qu'ils préfèrent un gouvernement islamique à un gouvernement démocratique. Pourquoi ont-ils tendance à préférer un gouvernement islamique? Je ne dis pas que c'est toute la population qui le dit, mais il y a des gens qui se sentent plus à l'aise avec un gouvernement islamique qu'avec un gouvernement démocratique. Quel est le lien entre l'islam et la politique?

+-

    M. A. Üner Turgay: Je pense comme mon collègue que de nombreux musulmans font la distinction entre religion et politique. D'ailleurs, divers pays n'aiment pas voir se côtoyer la religion et la politique. Néanmoins, au cours de l'histoire de l'islam, pratiquement depuis le début, la politique et la religion ont été étroitement liées. Mahomet était un prophète, mais aussi un politicien, et il était le chef d'un État islamique. Il y a donc une tradition et c'est vers cela que se tournent certaines personnes, une minorité, remarquez, mais qui ont du mal à faire la distinction. Si le prophète de l'islam était à la fois un homme d'État, ce qui était le cas, et en même temps un prophète qui continuait à recevoir des messages de Dieu, par l'intermédiaire de l'archange Gabriel, il y a sans doute un lien avec ce que les gens recherchent. Je pense aussi que ces personnes qui mélangent la politique et l'islam, et qui encore une fois sont une minorité, aspirent en fait à retrouver le bon vieux temps. Ils recherchent cette image. C'est pour cela que j'ai dit que leur histoire avait dérapé quelque part. Ils aspirent à retrouver le bon vieux temps et la justice sociale.

»  +-(1715)  

+-

    M. Bill Casey: Qu'entendez-vous par le bon vieux temps?

+-

    M. A. Üner Turgay: Je pense que c'est l'époque de la grandeur de l'islam, l'époque de l'expansionnisme islamique. Il faut bien reconnaître que l'islam s'est développé vers l'Ouest, puis il y a eu les croisades, les ottomans se sont développés, l'impérialisme est revenu. Maintenant, les musulmans reviennent dans le cadre de migrations, etc. Il y a toujours eu un mouvement de pendule. Ces gens-là pensent qu'aux origines de l'islam, tout se déroulait dans la paix, dans le bonheur et dans la justice. Et c'est vrai qu'à l'époque du prophète, tout au début de l'islam, il y avait beaucoup de justice sociale et économique. C'est dans le Coran, c'est dans les paroles du prophète et c'est dans les traditions du prophète, dans ses actions. C'est cela que ces gens recherchent. Mais beaucoup ne recherchent pas tellement un gouvernement islamique, mais plutôt des politiques économiques et sociales fondées sur l'éthique de l'islam. Voilà ce que je pense.

+-

    Le président: Monsieur Chouaib.

+-

    M. Mazen Chouaib: Dans le contexte de l'Iraq, n'oubliez pas que l'islam chiite en Iraq est unique. Avant 1979, il n'y avait pas d'État chiite et personne ne prétendait vouloir avoir un chiite à la tête d'un État. La révolution de 1979 et la doctrine de Khomeini ont transformé la politique chiite qui est devenue une politique acceptant et réclamant la présence d'un chef religieux chiite à la tête de l'État. C'est ce qu'on appelle velayat i-faqih, c'est-à-dire la règle de la personne la plus érudite dans la foi chiite. C'est un phénomène nouveau. Même en Iraq, c'est nouveau car personne n'acceptait cela dans le passé. Les Ithna Ashari, l'autre secte chiite, aspiraient au jour où le dernier imam, le douzième imam, apparaîtrait. C'est très messianique, tout à fait comme les juifs qui attendent le retour du Messie.

    Il s'agit donc d'un phénomène nouveau en Iraq, et je ne sais pas combien de temps durera cette demande d'un État chiite, car il y a actuellement un conflit entre ces érudits qui contrôlent l'État et les autres imams qui disent que ce n'est pas vrai, qu'il faut retourner à la doctrine d'origine, à la séparation de l'État et de la moquée. C'est donc complexe là aussi. Là encore, il s'agit d'éducation, d'éducation et d'éducation Très peu de gens vous diront cela.

+-

    M. Bill Casey: Merci.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Eggleton.

+-

    M. Art Eggleton (York-Centre, Lib.): J'ai deux questions. J'ai posé la première au groupe de témoins d'hier, mais nous étions à court de temps et je n'ai pas eu de réponse. Je vais donc réessayer avec vous.

    J'ai lu le livre de Bernard Lewis What Went Wrong?, où il montre qu'il y a 1 000 ans la société islamique était la société la plus avancée. Pourtant, de nos jours, dans une bonne partie du monde islamique, ce qu'on voit, c'est la pauvreté, la violence et l'oppression. Alors ce que je me demande, c'est pourquoi les choses ont mal tourné. Je vous ai entendu parler du colonialisme et je suis sûr que vous allez me dire que c'est en partie la réponse, mais il est évident que si de nombreuses sociétés musulmanes ont été conquises, c'est parce qu'elles étaient déjà affaiblies, et que les choses avaient donc déjà dérapé auparavant. Donc, même si c'est un élément de réponse, j'aimerais savoir dans quelle mesure les sociétés musulmanes elles-mêmes assument la responsabilité de ce dérapage.

    Deuxièmement, à propos du traitement des femmes, je crois que nous avons la pire vision des sociétés musulmanes ici en Occident. Nous avons entendu parler de ce qui se passait sous le régime d'oppression des Talibans, des femmes auxquelles on interdisait toute forme d'éducation, par exemple. De temps en temps, on entend des histoires d'horreur, l'histoire d'une femme condamnée à être lapidée à mort parce qu'elle a soi-disant commis une indiscrétion, ou on entend parler de personnes tuées dans le cadre de vengeances familiales. J'imagine que si de tels actes sont commis au nom de l'islam, ce sont des perversions de l'islam. Si ce sont des perversions de l'islam, pourquoi vous trois, et tous les autres musulmans de ce pays et les musulmans d'ailleurs dans le monde ne vous insurgez-vous pas contre ces effroyables perversions? Sinon, les médias qui relatent ce genre d'histoires donnent à beaucoup de gens une impression très négative de l'islam sur le plan des droits de la personne.

»  +-(1720)  

+-

    Le président: Monsieur Turgay.

+-

    M. A. Üner Turgay: Bien sûr, l'impérialisme est partiellement responsable, mais pas complètement. L'une des grandes raisons de ce sous-développement, à mon avis du moins, c'est qu'après une certaine période, après les XIIIe et XlVe siècles, il n'y a plus eu de débats philosophiques au sein de l'islam. C'est devenu une religion de lois et de commandements, la religion des juges avant tout. Il n'y a pas eu de grand débat comme à l'époque de la Renaissance, par exemple, la période de formation. On a plus ou moins verrouillé l'interprétation de la religion. Cela a évidemment eu des répercussions très importantes, cela les a empêchés de s'élever. Quand on regarde l'histoire, on voit bien que des empires musulmans ont adopté comme ils le pouvaient la technologie moderne, mais qu'à un moment donné dans le monde islamique, cette interprétation libre de l'islam a été étouffée par les érudits musulmans. De nombreux érudits musulmans essaient encore de faire la même chose, malheureusement. Il y a donc des raisons internes, comme celle-ci, qui sont tout aussi importantes que l'impérialisme, à mon avis.

    Comme je l'ai dit, malheureusement, les femmes sont victimes d'oppression dans de nombreuses sociétés aussi bien musulmanes que non musulmanes. Je crois que les femmes en sont encore à lutter dans presque tous les pays.

+-

    M. Art Eggleton: Oui, mais la lapidation, c'est quand même une mesure extrême, non?

+-

    M. A. Üner Turgay: J'y arrive.

    Certaines pratiques qui se revendiquent de l'islam sont en fait des pratiques purement tribales. Les meurtres, les vengeances dans le sang, les meurtres d'honneur comme on les appelle, sont des actes purement tribaux qui n'ont rien à voir avec l'islam. Certains châtiments prennent leur origine dans les tribunaux islamiques.

    Vous demandez pourquoi nous ne parlons pas. En fait, nous parlons, mais on ne nous entend pas car nous parlons beaucoup moins fort et que nous avons un discours beaucoup plus académique que celui des radicaux. En outre, je dois vous avouer qu'il nous arrive parfois de fuir notre responsabilité. Il faut que les intellectuels musulmans d'aujourd'hui se fassent entendre pour reprendre leur religion aux radicaux, mais nous avons peur de prendre cette responsabilité, que ce soit parce que nous craignons pour notre sécurité personnelle ou parce que nous ne voulons pas être impliqués, parce que nous préférons rester dans notre petit confort au lieu de nous laisser embarquer dans une tourmente épouvantable. Mais je suis d'accord avec vous. Je pense que c'est une question très dure mais parfaitement légitime. Quand nous fuyons notre responsabilité, les intégristes occupent le terrain.

+-

    M. Nazeer Ladhani: Je pense que vous avez parfaitement raison de dire que le traitement infligé aux femmes dans certaines sociétés musulmanes est totalement inacceptable. Je crois que c'est comme pour beaucoup d'autres choses, qu'on se sert de l'islam comme prétexte pour réprimer les femmes, de la même façon que certains groupes d'extrémistes se servent de l'islam pour s'emparer du pouvoir politique ou promouvoir d'autres objectifs étroits. Donc ces gens-là se drapent dans l'islam pour perpétrer ce genre d'actes, mais comme le dit M. Turgay, et je suis tout à fait d'accord, il y a très peu de choses dans la doctrine de l'islam qui soient susceptibles de justifier un tel traitement des femmes, et il s'agit la plupart du temps de mesures d'ordre tribal ou économique. Je pense qu'à l'avenir il faut envisager un investissement à long terme dans l'éducation des filles et des femmes et dans la création d'institutions où les femmes seront à égalité avec les hommes. Il faut vraiment essayer de créer des institutions pluralistes où les femmes seront égales aux hommes et pourront s'exprimer en formulant des idées différentes.

    Je crois que beaucoup de gens parlent au niveau de la base, et que beaucoup de gens agissent plutôt qu'ils ne parlent. Je suis sûr qu'au cours de votre voyage vous allez voir beaucoup de gens qui ne parlent pas mais qui agissent au niveau de la base pour améliorer la situation des femmes. Cela peut sembler paradoxal, mais les femmes des zones rurales ont beaucoup plus de liberté que les femmes en milieu urbain. En milieu rural, du fait de la situation sociale, les femmes et les hommes travaillent ensemble dans les champs ou à l'école. C'est une évolution à la base qui s'étendra un jour à l'ensemble de la société.

    Mais je suis bien d'accord avec vous, certains groupes musulmans traitent les femmes de façon absolument inacceptable.

»  +-(1725)  

+-

    M. Mazen Chouaib: Je suis d'accord. En plus de ce qui vient d'être dit, j'ajouterais que nous avons une grave responsabilité ici en Amérique du Nord ainsi qu'en Europe, au sein de la diaspora, et même dans la région dont nous parlons, la responsabilité de parler de plus en plus de ce problème. Mais il y a eu aussi des cas d'actions importantes menées par des femmes qui ont donné des résultats positifs. Dans plusieurs pays arabes et musulmans, des femmes ont mené d'importants mouvements de développement démocratique et de promotion des droits de la personne et des droits universitaires. Nous n'en entendons pas parler ici, nous n'entendons parler que des lapidations et des problèmes, mais si vous allez à Beyrouth, au Liban, vous aurez beaucoup de mal à trouver le genre de femmes dont nous parlons ici, les femmes démunies et impuissantes, comme au Maroc et dans d'autres pays. Il y a donc les deux situations, et je suis entièrement d'accord, nous avons une importante responsabilité et nous devrions accomplir ce devoir de façon aussi honnête que possible.

+-

    Le président: Merci.

    Madame Kraft Sloan.

+-

    Mme Karen Kraft Sloan (York-Nord): Merci, monsieur le président.

    Nous pouvons peut-être retenir quelque chose de l'histoire que l'on nous a racontée tout à l'heure à propos du Canada qui n'est pas une république islamique, parce que nous devons absolument discuter de tout cela.

    Je voulais aborder quelque chose d'un peu différent. J'essaie de comprendre la culture islamique au sens large, son éthique. D'après moi, si l'on examine le rapports de l'être humain au monde naturel, on se rend compte que c'est sans doute l'un des rapports les plus fondamentaux pour nous, c'est l'un des premiers à s'être développés. À mon avis, il peut nous aider à mieux comprendre beaucoup d'éléments qui surgissent lorsque nous parlons de la culture au sens large, et j'essaie de comprendre la vision islamique de la nature. J'ai posé cette question hier en fait, mais malheureusement, nous n'avions plus de temps, la question des relations entre les humains et le monde non humain.

    Deuxièmement, je pense aussi que pour que le comité puisse réussir dans son entreprise, nous devrions essayer de mieux comprendre les leaders de la génération suivante, l'avenir. J'aimerais donc avoir des suggestions sur les organisations de jeunes ou de représentants des jeunes auxquelles le comité pourrait aussi parler. Non seulement les enfants sont importants pour l'avenir, ils sont aussi importants pour maintenant, et j'aimerais pouvoir mieux comprendre la façon dont ils perçoivent la société, particulièrement ici en Amérique du Nord.

    Et si vous avez des suggestions de livres que les membres du comité comme moi pourraient lire pour approfondir cette question très complexe, ce serait utile.

»  +-(1730)  

+-

    Le président: Monsieur Ladhani.

+-

    M. Nazeer Ladhani: Pour préciser cette histoire en Afghanistan, le monsieur a demandé : si ce n'est pas la République islamique du Canada, pourquoi nous envoient-ils de l'aide alimentaire?

    Je pense que les rapports entre les musulmans et leur environnement naturel ne sont pas différents de ceux des autres être humains avec leur environnement. Les peuples islamiques s'étendent des déserts d'Arabie, où les musulmans d'origine arabe vivent depuis des générations dans des conditions difficiles, dans le sable, et ont réussi à s'y adapter, jusqu'aux musulmans d'Asie centrale, dans des régions de montagnes et de rivières éloignées d'où ils tirent leur subsistance, et aux musulmans du Bangladesh, qui cohabitent avec l'océan et toutes les eaux qui se trouvent là-bas. Étant donné la nature des sociétés, elles ont toujours été très dépendantes de leur environnement naturel. En fait, elles en tirent leur subsistance, et il y a toujours eu une coexistence très pacifique.

    Pour ce qui est des livres, si vous ne l'avez pas déjà lu, il y en a un de Seyyed Hossein Nasr, The Heart of Islam. C'est un livre qui essaie d'expliquer l'islam dans le contexte des fois liées à Abraham et présente des comparaisons et explique les différences selon le cas.

+-

    M. A. Üner Turgay: Je pense que vous vous intéressez surtout au rapport entre l'islam et l'environnement. Le Coran dit précisément : « Nous avons tout créé en équilibre et il faut respecter cet équilibre ». L'homme et la femme sont les gardiens de l'environnement, de la nature. Chaque arbre, chaque oiseau, chaque être vivant doit être respecté, d'après le livre saint, et l'homme et la femme doivent en prendre soin et en user judicieusement.

    Est-ce fait? Bien sûr que non. Pourquoi? Pour la même raison que nous quand nous négligeons parfois l'environnement, mais dans leur cas surtout parce que les plans de développement ont priorité. Ils sont très heureux de voir une belle usine pleine de fumée qui produit et emploie des gens, ou des autobus qui parcourent la ville en tous sens, même s'ils sont un peu vieux et dégagent des gaz d'échappement—c'est de la vie, du développement, du progrès économique. Cela passe avant les problèmes environnementaux.

    L'eau est une question grave. Selon leur religion, les musulmans doivent faire des ablutions lorsqu'ils prient, ils doivent laver avec de l'eau certaines parties de leur corps. Si l'eau n'est pas propre, les ablutions ne sont pas propres. Dans ce cas, la prière ne compte pas vraiment, elle n'est pas vraiment acceptée. En Indonésie, les chefs musulmans insistent beaucoup sur ce point et l'on s'efforce de purifier l'eau. Les entreprises canadiennes—je ne veux pas les nommer bien que j'en connaisse certaines, une société de Montréal et une autre de Toronto—peuvent faire là-bas un immense travail. Je sais que je parle de développement, mais il s'agit de creuser des puits. Il y a un dicton dans cette région du monde, et il est très significatif, qui dit : « Lorsqu'il y a un puits, demandez qui l'a creusé. » Beaucoup de problèmes de développement sont vus comme des problèmes politiques. D'après moi, le programme de l'ACDI envoie aussi un message politique.

»  +-(1735)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Cotler.

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    M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Je vous demande de m'excuser d'être arrivé aussi tard. J'avais un engagement dans ma circonscription à Montréal, où je devais être là comme représentant. Cela s'est terminé par une fête d'anniversaire surprise.

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    Le président: Pour vous?

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    M. Irwin Cotler: Pour moi, oui. En fait c'est demain, mais comme je n'allais pas être là demain, ma famille m'a fêté là-bas aujourd'hui.

    Je vais adresser ma question au professeur Turgay en tant que spécialiste de l'islam en particulier, aussi en tant que mon collègue à McGill, mais j'invite tous les autres membres du groupe à me répondre aussi. Il s'agit d'un article sur l'islam libéral intitulé « The Slienced Majority », écrit par Radwan Masmoudi, qui est, comme vous le savez peut-être, le président-fondateur du Centre pour l'islam et la démocratie basé à Washington. Dans cet article, Masmoudi distingue l'islam libéral du libéralisme européen et américain, la caractéristique principale étant que l'islam libéral est organisé autour de la liberté de la communauté et aussi de la liberté de l'individu, ce qui le rapproche plus du libéralisme canadien, si l'on peut dire, que du libéralisme américain. Il décrit ensuite rapidement les fondements de l'islam libéral ou éclairé. Il conclut sur la thèse suivante:

La bonne nouvelle est que l'islam libéral représente la très grande majorité dans le monde musulman aujourd'hui. La mauvaise nouvelle, c'est que c'est une majorité silencieuse, ou peut-être plus exactement, une majorité réduite au silence.

Il y a deux groupes minoritaires, d'après lui, dans le monde musulman qui se battent littéralement pour obtenir le contrôle politique, les extrémistes séculiers et les extrémistes religieux, chacun essayant d'imposer sa loi. Il dit qu'ils perdent de la légitimité, mais ce sont ceux-là qui essaient d'imposer leur loi. Il dit au passage, monsieur Turgay, que la Turquie est en train de devenir un État démocratique modèle dans le monde musulman.

    Il fait les deux recommandations suivantes. « La communauté internationale devrait faire des réformes démocratiques une priorité dans le monde musulman … Pour commencer, les États-Unis et les pays européens doivent cesser d'appuyer des dictateurs au nom de la stabilité, parce que ce n'est qu'une illusion qui finit par faire naître la violence et l'extrémisme. » Il dit ensuite que les musulmans de l'Occident ont un rôle particulier à jouer « dans la réforme de l'islam en ce qui a trait à la promotion de la liberté et de la démocratie. »

    Êtes-vous d'accord avec cette thèse que l'islam libéral représente la majorité écrasante mais réduite au silence dans le monde musulman et que la communauté internationale en général et les musulmans vivant en Occident en particulier ont un rôle à jouer dans la promotion et la réforme de l'islam libéral?

»  +-(1740)  

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    M. A. Üner Turgay: Je crois qu'il y a quelque chose que l'on peut appeler l'islam libéral ou l'islam progressiste, si vous voulez. S'agit-il de la grande majorité? J'espère que oui. On ne l'entend pas, elle est silencieuse. Il y a des signes qui me portent à croire qu'il s'agit de la majorité. Certaines personnes travaillent en ce sens.

    Il y a une question, toujours en ce qui a trait aux conservateurs et aux libéraux, la question des quatre épouses. L'on soulève toujours cette question. Très peu de musulmans ont plus d'une épouse. On en trouve en Arabie saoudite, parfois peut-être au Soudan, mais ils sont très peu nombreux. Le Coran dit très précisément que l'on peut épouser les mères d'orphelins, une, et deux, et trois, et quatre. Beaucoup de musulmans s'arrêtent là. Si l'on va un peu plus loin dans la même ligne, on dit qu'il faut les traiter de façon égale. Un peu plus bas, on ajoute que l'on ne peut jamais les traiter de façon égale. Mon interprétation est qu'il est impossible d'en épouser plus d'une. Même si l'on prend la pire des interprétations, il faudrait épouser des veuves, pas des jeunes filles de 16, 17 et 18 ans. C'est l'une des différences entre l'interprétation progressiste du livre et l'interprétation masculine, égocentrique et très conservatrice du livre. En Islam, malheureusement, le livre a été interprété essentiellement par des hommes.

    Je ne parlerais pas d'islam libéral, mais plutôt de gens progressistes qui ne voient pas de contradiction entre modernité, progrès économique, progrès social, technologie et religion. Ils sont en majorité, j'espère. En Turquie, où même le nouveau gouvernement a des racines islamiques, l'élément séculier est néanmoins présent. La situation y est très différente. C'est un pays démocratique, aussi démocratique que le Canada pour ce qui est des élections. Cependant, les extrémistes séculiers sont toujours en position de force en Turquie, parce que les femmes n'ont pas le droit d'avoir la tête couverte pour entrer dans les universités. Elles ne peuvent pas enseigner dans les universités turques avec la tête couverte. Est-ce qu'on enfreint les règles? Pour certaines choses, on ne peut pas être trop démocratique, c'est ce qu'ils disent, je suppose. En Turquie, une femme voilée représente un message politique. C'est pour cela qu'ils font très attention à ce sujet.

    Donc, je ne sais pas, professeur Cotler. C'est la majorité, mais elle est très silencieuse.

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    Le président: Merci.

    Monsieur Chouaib.

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    M. Mazen Chouaib: J'aimerais dire que j'approuve la thèse de cet essai, et je voudrais aussi souligner qu'il y a des partisans de l'État laïc qui ne sont pas des extrémistes dans le monde arabe. Ils font aussi partie de la majorité silencieuse. Leurs valeurs et leurs idées sont plus proches de celles des musulmans progressistes que des deux extrêmes. Le pouvoir est entre les mains de ceux qui peuvent utiliser la violence comme moyen de contrôle, de telle sorte que ceux qui font partie de la majorité sont toujours silencieux. On le voit partout dans le monde. Chaque fois que l'on voit une manifestation, par exemple, que ce soit dans un pays arabe, un pays islamique, ou ailleurs, la caméra montre toujours en gros plan ceux qui provoquent des troubles, qui causent de la violence. Les autres personnes sont à la périphérie, et on ne les voit jamais, elles ne n'intéressent pas les journalistes.

    Je suis d'accord pour dire qu'il y a une majorité silencieuse et j'espère qu'un jour, c'est elle qui se fera entendre.

»  -(1745)  

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    Le président: Je vous remercie.

    Avant de terminer, je voudrais dire à mes collègues que j'étais censé aujourd'hui déposer le rapport sur la politique étrangère de notre pays. Je ne l'ai pas fait, parce qu'il y a eu des petits problèmes. Nous le ferons à notre retour.

    De plus, au cours de la dernière semaine de mai, le Comité des affaires étrangères de Turquie viendra sans doute ici. Il est possible que d'autres personnes soient là aussi. Je pense que nous aurons des repas de travail, déjeuners, dîners et soupers, plus notre comité habituel. Il se peut que le comité nous demande à ce moment-là d'avoir des fonds pour accueillir nos invités.

    Je voudrais remercier M. Turgay, M. Ladhani et M. Chouaib. Je pense que c'était excellent. Nous partons demain pour New York, où nous avons l'intention de rencontrer des membres du groupe de réflexion de l'Université Columbia et du PNUD. Ensuite, nous partons pour le Maroc, où nous passerons deux jours, puis Londres en Angleterre et Paris. Ensuite nous revenons ici. À l'automne, nous espérons nous diviser en deux sous-groupes, l'un qui ira en Turquie et dans les pays arabes, et l'autre en Asie. Nous serons heureux de recevoir tout ce que vous souhaiteriez ajouter à ce que vous avez dit aujourd'hui. Encore une fois, merci beaucoup. C'est notre deuxième table ronde, et je pense que la rencontre a été excellente.

    La séance est levée.