La procédure et les usages de la Chambre des communes

Deuxième édition, 2009

La procédure et les usages de la Chambre des communes - 3. Les privilèges et immunités - Définition du privilège parlementaire

 

On trouve dans Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament la définition classique du privilège parlementaire : 

Le privilège parlementaire est la somme des droits particuliers à chaque chambre, collectivement, […] et aux membres de chaque chambre individuellement, faute desquels il leur serait impossible de s’acquitter de leurs fonctions. Ces droits dépassent ceux dont sont investis d’autres organismes ou particuliers. On est donc fondé à affirmer que, bien qu’il s’insère dans l’ensemble des lois, le privilège n’en constitue pas moins, en quelque sorte, une dérogation au droit commun[5].

On peut répartir en deux catégories les « droits particuliers » en question : ceux accordés aux parlementaires individuellement et ceux dont jouit la Chambre à titre collectif. Chaque catégorie peut à son tour être subdivisée. On regroupe habituellement sous les rubriques suivantes les droits et immunités accordés aux parlementaires à titre individuel :

*       la liberté de parole;

*       l’immunité d’arrestation dans les affaires civiles;

*       l’exemption du devoir de juré;

*       l’exemption de l’obligation de comparaître comme témoin devant un tribunal;

*       la protection contre l’obstruction, l’ingérence, l’intimidation et la brutalité.

Quant aux droits et pouvoirs de la Chambre en tant que collectivité, on peut les répartir ainsi :

*       le droit exclusif de réglementer ses affaires internes (y compris ses débats, ses travaux et ses installations);

*       le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires, c’est‑à‑dire le droit de punir les personnes coupables d’atteinte aux privilèges ou d’outrage et le pouvoir d’expulser des députés coupables d’inconduite;

*       le droit d’assurer sa propre constitution, y compris le droit de bénéficier de la présence et des services des députés;

*       le droit d’instituer des enquêtes, de citer des témoins à comparaître et d’ordonner la production de documents;

*       le droit de faire prêter serment aux témoins qu’elle entend;

*       le droit de publier des documents sans avoir recours aux tribunaux pour ce qui est du contenu.

Les privilèges des députés assurent l’immunité absolue dont ils ont besoin pour s’acquitter de leur travail parlementaire, alors que les droits collectifs de la Chambre sont les moyens indispensables dont elle dispose pour exercer efficacement ses fonctions[6]. Le député jouit de tous ses privilèges dès qu’il devient officiellement député, c’est‑à‑dire au moment où le directeur du scrutin retourne le bref d’élection après y avoir inscrit le nom du candidat qui a reçu le plus grand nombre de voix lors de l’élection générale ou partielle[7].

La Chambre a le pouvoir d’affirmer ses privilèges lorsqu’on fait obstacle à l’exécution de ses fonctions ou de celles des députés. Les députés ne sont pas au‑dessus des lois qui régissent tous les citoyens du Canada. Bien que certains privilèges semblent les exempter de l’application de certaines lois, le privilège parlementaire fait partie intégrante du droit général du Canada[8]. De fait, les privilèges des Communes visent à préserver les droits de chaque électeur[9]. Par exemple, le privilège de la liberté de parole est accordé aux députés non pour leur avantage personnel, mais pour leur permettre de bien représenter leurs électeurs sans crainte de poursuites civiles ou criminelles suite à ce qu’ils auraient déclaré à la Chambre et en comité. Lorsqu’une circonscription élit un candidat, il relève du droit des électeurs que ce représentant élu soit protégé contre toute pression indue, et en particulier contre la violence[10]. Comme l’explique May :

Le trait distinctif du privilège est son caractère accessoire. Les privilèges du Parlement sont des droits « absolument indispensables à l’exercice de ses pouvoirs ». Les députés en sont bénéficiaires à titre individuel car la Chambre serait incapable de s’acquitter de ses fonctions sans disposer librement des services de ses membres. Mais chaque Chambre en est également bénéficiaire pour la protection de ses membres et l’affirmation de son autorité et de sa dignité[11].

Le privilège appartient essentiellement à la Chambre dans son ensemble; à titre individuel, les députés ne peuvent l’invoquer que dans la mesure où une atteinte à leurs droits ou des menaces risqueraient d’entraver le fonctionnement de la Chambre. En outre, les députés ne peuvent invoquer le privilège ou l’immunité pour des questions qui ne sont pas liées à leurs fonctions à la Chambre[12].

Par ailleurs, même si elle ne porte atteinte à aucun privilège particulier, toute conduite qui cause préjudice à l’autorité ou à la dignité de la Chambre est considérée comme un outrage au Parlement. L’outrage peut être un acte ou une omission. Il n’a pas à faire réellement obstacle au travail de la Chambre ou d’un député; il n’a qu’à tendre à produire un tel résultat.

L’étendue des privilèges revendiqués comme nécessaires par le Parlement a varié au cours des siècles[13]. Néanmoins, certains principes de base sont établis. Ni l’une ni l’autre chambre du Parlement ne peut à elle seule étendre ses privilèges, même si chacune peut, par résolution, décider de ne pas invoquer ou appliquer un privilège dont elle usait auparavant[14]. Aucune chambre ne peut revendiquer pour elle‑même de nouveaux privilèges, lesquels ne peuvent être établis qu’en vertu d’une loi du Parlement, tout comme l’élargissement d’anciens privilèges[15]. L’une ou l’autre chambre peut exercer ses droits dans de nouvelles circonstances[16]. Enfin, chaque chambre peut individuellement juger et punir les atteintes à ses privilèges.



[5] May, 23e éd., p. 75.

[6] Maingot, 2e éd., p. 15.

[7] Maingot, 2e éd., p. 161. Le privilège entre en application à la date du retour du bref d’élection et continue d’exister jusqu’à la dissolution du Parlement, mais certains droits et immunités individuels, comme l’exemption de l’obligation de comparaître devant un tribunal, entrent en vigueur 40 jours avant le début d’une session et expirent 40 jours après la session. Si la période qui s’étend entre la dissolution (ou la prorogation) et le début de la session suivante dépasse 80 jours, il y a un intervalle de temps au cours duquel les députés ne jouissent pas de ces droits et immunités.

[8] Vaid, par. 29.3.

[9] Ce commentaire a été fait avec force par sir Barnett Cocks, Greffier de la Chambre des communes du Royaume‑Uni, dans une note de service au Select Committee on Parliamentary Privilege (Royaume‑Uni, Chambre des communes, Select Committee on Parliamentary Privilege, Minutes of Evidence, 23 novembre 1966, p. 1).

[10] Select Committee on Parliamentary Privilege, Minutes of Evidence, 23 novembre 1966, p. 1.

[11] May, T.E., Erskine May’s Treatise on The Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament, 20éd., sous la direction de sir C. Gordon, Londres : Butterworths, 1983, p. 70‑71.

[12] Griffith, J.A.G. et Ryle, M., Parliament: Functions, Practice and Procedures, 2e éd., sous la direction de R. Blackburn et A. Kennon avec sir M. Wheeler-Booth, Londres : Sweet & Maxwell, 2003, p. 123-125.

[13] Vaid, par. 24.

[14] Avec l’exception possible de la renonciation à son pouvoir d’instruire des élections controversées, la Chambre des communes canadienne n’a jamais renoncé officiellement aux droits et immunités qu’elle revendique pour elle‑même et ses députés. Voir Bourinot, sir J.G., Parliamentary Procedure and Practice in the Dominion of Canada, 4e éd., sous la direction de T.B. Flint, Toronto : Canada Law Book Company, 1916, p. 122‑127; Maingot, 2e éd., p. 195‑198; Acte des élections fédérales contestées, 1874, S.C. 1874, ch. 10. Pour plus d’information sur les élections controversées, voir le chapitre 4, « La Chambre des communes et les députés ». Il est toutefois arrivé que la Chambre des communes détermine si elle devait renoncer à ses privilèges dans certaines circonstances. En 1891, elle a renoncé à ses privilèges pour que les délibérations d’un de ses comités puissent servir à poursuivre en justice un témoin que celui-ci avait entendu (Journaux, 12 avril 1892, p. 234‑235). Récemment, la Chambre n’a pas voulu renoncer à ses privilèges et permettre que les comptes rendus de délibérations d’un comité soient utilisés dans une enquête publique pour contre-interroger un témoin soupçonné d’avoir fait des déclarations contradictoires (Journaux, 18 novembre 2004, p. 232‑233), ni permettre que ses délibérations servent à imposer une mesure disciplinaire à une représentante de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) par suite de son témoignage devant un comité (Journaux, 15 juin 2007, p. 1543). Pour plus d’information, voir la section intitulée « Renonciation au privilège de la liberté de parole » du présent chapitre. Dans la pratique britannique, les auteurs de May signalent qu’un certain nombre de privilèges ont été abandonnés ou modifiés depuis le XVIIIsiècle, y compris, tout récemment, l’exemption du devoir de juré (May, 23e éd., p. 92‑94).

[15] Un exemple d’extension du privilège est l’adoption par le Parlement britannique du Parliamentary Papers Act, 1840, et la promulgation par le Parlement du Canada de dispositions pratiquement identiques en 1868. Le texte de loi britannique faisait suite à la fameuse affaire Stockdale v. Hansard de 1837. La loi de 1840 énonçait que la publication des rapports, documents ou procès‑verbaux des deux chambres par suite d’un ordre à cet effet était un outil essentiel à l’exécution des fonctions et obligations du Parlement et bénéficiait par conséquent du privilège. On adopta les mêmes dispositions au Canada en 1868, dans la loi intitulée Acte pour définir les privilèges, immunités et attributions du Sénat et de la Chambre des communes, et pour protéger d’une manière sommaire les personnes chargées de la publication des documents parlementaires (S.C. 1868, ch. 23). Les dispositions de cette loi sont devenues les articles 7, 8 et 9 de la Loi sur le Parlement du Canada (L.R. 1985, ch. P‑1) et correspondent exactement aux articles 1, 2 et 3 du Parliamentary Papers Act, 1840. Pour un examen complet de l’affaire et de ses répercussions, voir Maingot, 2e éd., p. 65‑78; May, 23e éd., p. 100‑102.

[16] L’avènement de la diffusion des débats de la Chambre en fournit une illustration. Dans l’affaire Donahoe dont il est question ci‑dessous, la Cour suprême a déclaré qu’en exerçant son droit de contrôler ses délibérations internes et d’expulser des étrangers de la Chambre et de l’enceinte parlementaire, l’Assemblée législative de la Nouvelle‑Écosse pouvait exclure des tribunes les caméras de télévision (New Brunswick Broadcasting Co. c. Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), [1993] 1 R.C.S. 319).

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