Monsieur le Président, je suis reconnaissant d'avoir l'occasion d'intervenir au sujet du projet de loi C‑62 qui porte sur la question extrêmement importante de l'aide médicale à mourir, ou AMM, dans le contexte de la maladie mentale.
Je pense que tous les députés conviendront qu'il s'agit d'une question extrêmement complexe, très délicate et émotionnelle, qui soulève des opinions divergentes et profondément ancrées au sein de la communauté médicale ainsi que chez les experts et le public en général. Il est difficile de savoir si, comment et quand il convient d'élargir l'admissibilité à l'aide médicale à mourir aux personnes dont la seule condition médicale sous-jacente est une maladie mentale; il n'y a pas de réponse facile à ces questions.
Le gouvernement fédéral estime que l'admissibilité à l'aide médicale à mourir devrait être élargie à ces personnes. Cependant, cet élargissement ne devrait pas être accordé trop rapidement, notamment avant que le système de soins de santé soit prêt à fournir en toute sécurité l'aide médicale à mourir dans tous les cas où la santé mentale est le motif invoqué. Voilà pourquoi le gouvernement a présenté le projet de loi C‑62, qui propose de repousser de trois ans, soit jusqu'au 17 mars 2027, l'exclusion temporaire de toute personne dont le seul problème de santé est une maladie mentale. Le projet de loi contient une disposition qui exige un examen parlementaire avant la fin de l'exclusion.
Les députés se souviendront qu'en 2015, la Cour suprême du Canada a conclu, dans l'affaire Carter, que l'interdiction absolue visant l'aide médicale à mourir prévue par le Code criminel était inconstitutionnelle. La Cour suprême a statué que l'aide médicale à mourir doit être autorisée dans certaines circonstances, notamment dans le cas des adultes aptes qui consentent clairement à mettre fin à leur vie et qui sont atteints d'une maladie grave et incurable. Cette décision a conduit à la légalisation de l'aide médicale à mourir au Canada un an plus tard, en 2016, avec l'adoption par le Parlement du projet de loi C-14. La loi initiale limitait l'admissibilité à la mesure aux adultes compétents souffrant d'une affection médicale admissible et dont la mort naturelle était raisonnablement prévisible. Notre cadre d’application de la loi a été ajouté au Code pénal; il constituait un ensemble rigoureux de critères d'admissibilité, ainsi que des mesures de sauvegarde visant à prévenir les erreurs et les abus dans la prestation du service.
Quelques années plus tard, le critère de « prévisibilité raisonnable de la mort naturelle » a été contesté au Québec; en 2019, il a été déclaré inconstitutionnel par la Cour supérieure du Québec dans l'arrêt Truchon. Comme il s'agissait d'un jugement de première instance, il n'était applicable qu'au Québec. Néanmoins, le procureur général du Canada n'a pas fait appel de la décision; au lieu de cela, le gouvernement fédéral a décidé d'élargir l'admissibilité à l’aide médicale à mourir. C'est ainsi que le Parlement a adopté le projet de loi C-7 en 2021, qui étend l'admissibilité à la mesure aux personnes dont la mort naturelle n'est pas raisonnablement prévisible. Ce critère a donc été supprimé et deux séries de mesures de sauvegarde ont été établies pour la prestation légale de l’aide médicale à mourir.
La première série de mesures de sauvegarde s'applique aux personnes dont le décès naturel est raisonnablement prévisible; la seconde, plus rigoureuse, s'applique à celles qui ne sont pas en fin de vie. Cette deuxième série de mesures de sauvegarde a été établie pour tenir compte du fait que les demandes émanant de ces personnes sont plus complexes. C'est pourquoi il faut au moins 90 jours pour évaluer leur admissibilité. Il ne s'agit pas d'un délai de réflexion, mais d'un délai minimum d'évaluation. Cette mesure de sauvegarde a été instituée à cause des difficultés et des préoccupations supplémentaires qui peuvent survenir lorsque la mort naturelle des personnes qui demandent le service n’est pas raisonnablement prévisible. Il s'agit notamment de savoir si les souffrances de la personne sont causées par des facteurs autres que son état de santé, et s'il existe d'autres moyens que l’aide médicale à mourir pour y remédier.
Cette deuxième série de mesures de sauvegarde exige elle aussi l’attestation par deux médecins que la personne répond à tous les critères d’admissibilité, et si aucun des deux médecins n’est spécialisé dans la maladie dont souffre la personne, l’un d’entre eux doit consulter un autre médecin qui l’est. En impliquant un médecin ayant la spécialisation nécessaire, on s’assure que toutes les possibilités de traitement sont envisagées.
Les médecins sont également tenus d’informer la personne des services disponibles en matière de counseling, de santé mentale, de soutien aux personnes handicapées, de services communautaires et de soins palliatifs; de lui proposer des consultations avec des professionnels compétents; et de s’assurer que la personne a examiné sérieusement ces différentes possibilités pour atténuer ses souffrances. Même si la personne n’est pas obligée de suivre des traitements qu’elle peut juger inacceptables, elle est quand même tenue d’évaluer sérieusement le pour et le contre des options de traitement qui lui sont proposées.
Dans sa version initiale, l’ancien projet de loi C-7 écartait définitivement toute demande d’aide médicale à mourir présentée au seul motif de la maladie mentale. Ce n’était pas parce qu’on estimait, à tort, que les personnes souffrant d’une maladie mentale n’ont pas la capacité de prendre des décisions ou parce qu’on ne se rendait pas compte du niveau de souffrance que peut entraîner une maladie mentale. C’était plutôt à cause des risques inhérents et des complexités qu’aurait entraînés l’admissibilité de ces personnes au seul motif de la maladie mentale.
Saisi du projet de loi, le Sénat a adopté un amendement qui ajoutait une disposition portant caducité, de telle sorte que l’exclusion au motif de la maladie mentale était abrogée au bout de 18 mois. La Chambre des communes a accepté cet amendement en principe, mais elle a fait passer ce délai à deux ans. Autrement dit, la disposition permettant à une personne de présenter une demande au seul motif de la maladie mentale devait entrer en vigueur le 17 mars 2023.
On avait décidé de maintenir temporairement l’exclusion de ces personnes, car on estimait qu’il fallait faire d’autres études sur les risques et les complexités d’un élargissement de l’aide médicale à mourir à cette catégorie de personnes. C’est la raison pour laquelle l’ancien projet de loi exigeait également qu’un groupe d’experts réalise un examen indépendant des protocoles, des directives et des mesures de sauvegarde recommandés pour l’étude des demandes d’aide médicale à mourir présentées par des personnes souffrant d’une maladie mentale.
L’ancien projet de loi C-7 prévoyait également la création d’un comité parlementaire mixte qui serait chargé de faire une étude approfondie des dispositions du Code criminel concernant l’aide médicale à mourir et d’autres sujets connexes, comme l’aide médicale à mourir et la maladie mentale. Le comité s’est mis au travail, et son rapport provisoire, qui portait principalement sur l’aide médicale à mourir et la maladie mentale, a été publié en juin 2022. Il enjoignait le gouvernement fédéral à collaborer avec les organismes de réglementation, les associations professionnelles, les comités institutionnels et les provinces et territoires pour s’assurer que les recommandations du groupe d’experts soient mises en œuvre rapidement.
Le deuxième rapport de ce comité a été déposé en février 2023. Il soutenait principalement que l’aide médicale à mourir devrait être permise dans les cas où le seul problème de santé est une maladie mentale. Cependant, le rapport final a également soulevé une grave préoccupation, soit la nécessité de consacrer plus de temps à l’élaboration de normes et à la formation avant que la loi ne permette qu’une maladie mentale à elle seule justifie une demande d’aide médicale à mourir. Le gouvernement fédéral a reconnu les progrès importants réalisés par les provinces et les territoires, par les intervenants et par la communauté médicale pour se préparer à l'élargissement de sa portée. Cependant, le comité a fini par conclure qu’il faudrait y consacrer plus de temps.
C’est pourquoi nous avons présenté le projet de loi C-39, que le Parlement a adopté. Il a prolongé l’exclusion d’un an, soit jusqu’au 17 mars 2024. Cette prolongation nous donne le temps de distribuer des ressources importantes aux médecins et au personnel infirmier. Nous avons jugé qu’il serait essentiel de bien préparer l’évaluation et la prestation sûres de toutes les demandes d’aide médicale à mourir fondées sur une maladie mentale. Dans son deuxième rapport, le comité a affirmé qu’il appuyait cette prolongation.
Je tiens à souligner tout le travail que le gouvernement fédéral a accompli pendant cette prolongation pour faciliter la mise en œuvre de certaines des recommandations du groupe d’experts. Ainsi, l’an dernier, nous avons modifié le règlement sur la surveillance de l’aide médicale à mourir afin d’assurer la collecte et la communication de données complètes. On pourra ainsi recueillir des données sur la race, sur l’identité autochtone et sur les handicaps des personnes qui demandent l’aide médicale à mourir. Ces changements sont entrés en vigueur en janvier 2023, et la première série de données sera présentée dans le rapport annuel de 2024 de Santé Canada sur l’AMM.
Santé Canada a également créé un groupe de travail indépendant chargé d’élaborer une norme de pratique pour l’AMM. En mars 2023, le modèle de norme de pratique de l’AMM et la documentation qui fournit des directives pour l'évaluation des demandes complexes d’AMM a été publiée. Enfin, Santé Canada a aidé l’Association canadienne des évaluateurs et prestataires de l'AMM à élaborer un programme canadien d’AMM, qui a été lancé en septembre 2023.
Au Canada, certains aspects de l’aide médicale à mourir relèvent de la compétence fédérale et d’autres de la compétence provinciale et territoriale. Le gouvernement fédéral est responsable du droit criminel, alors que les provinces et les territoires sont responsables de la mise en œuvre de l’aide médicale à mourir dans leurs systèmes de prestation de soins de santé. Des progrès impressionnants ont été réalisés pour en étendre la portée d’ici à la date d’échéance de mars 2024. Cependant, les provinces et les territoires ont tous indiqué qu’ils ne sont pas encore prêts. Pour cette raison, nous proposons de prolonger l’exclusion temporaire pour maladie mentale d’une autre période de trois ans, soit jusqu’au 17 mars 2027.
Cette prolongation donnerait plus de temps aux provinces et territoires et à leurs partenaires pour organiser leurs systèmes de santé en mettant en œuvre des directives réglementaires et en créant des ressources supplémentaires pour leurs médecins et leurs infirmiers praticiens. La prolongation donnerait aussi plus de temps aux médecins et aux infirmiers praticiens pour se familiariser avec les formations et les aides disponibles. Notre objectif ultime est de veiller à ce que les mesures nécessaires soient mises en place pour protéger les intérêts des personnes qui demandent d’accéder à l’aide médicale à mourir lorsqu’un trouble mental est le seul problème médical invoqué.
Nous pensons qu'il ne faut pas précipiter les choses. L'admissibilité à l’aide médicale à mourir ne devrait pas être élargie tant que le système de santé n'est pas prêt à fournir le service en toute sécurité dans ces situations complexes. J’exhorte tous les députés à appuyer le projet de loi pour que nos partenaires puissent bien faire les choses.