Monsieur le Président, je suis heureuse d'avoir l'occasion, à mon tour, de me prononcer sur le projet de loi C-23, Loi de mise en oeuvre de l'Accord de libre-échange Canada-Colombie qui est actuellement à l'étude à la Chambre. Je suis contente d'avoir l'occasion d'exprimer moi aussi mon désaccord, qui trouve son fondement principal dans les questions relatives aux droits humains, comme nous l'avons suffisamment répété depuis quelques semaines.
Comme dans toute chose, avant de prendre une décision, il importe de soupeser les pour et les contre, les arguments favorables et défavorables, et, ensuite, de faire intervenir les nuances fines qui échappent aux arguments primaires. Ce n'est pas par obstination idéologique que le Bloc québécois s'est opposé à ce projet de loi. Je connais bien le porte-parole du Bloc québécois en matière de commerce international: c'est un homme sérieux qui ne saurait laisser son travail parlementaire être teinté ou, devrait-on dire, empoisonné par des carcans idéologiques restrictifs et contraignants. Je peux donc avancer avec assurance que la position de notre parti concernant le projet de loi aujourd'hui à l'étude est bien davantage le fruit d'une mûre réflexion que celui d'un entêtement irrationnel, ce que certains parlementaires n'ont pas manqué de laisser entendre, dans leur élan habituel de basse partisanerie.
Il faut avoir la vue bien courte pour ne pas réaliser que la position que nous défendons est d'ailleurs partagée par des dizaines d'organismes, notamment des syndicats, des groupes de défense des travailleurs et des travailleuses, ainsi que des groupes qui luttent pour le respect des droits humains, tant au Canada qu'en Colombie. « Nous ne sommes pas seuls », disait le poème de Michèle Lalonde, « we are not alone ». Nombreux sont ceux qui croient, comme nous, que de voter en faveur du projet de loi C-23 serait « se tirer dans le pied », et ce, pour plusieurs raisons.
En effet, l'accepter, c'est entériner des manquements graves, très graves aux droits de l'homme, à leurs droits sociaux, économiques et même à leurs droits les plus fondamentaux. Les exemples ici sont légion.
Par exemple, depuis 1986, on estime que près de 2 700 syndicalistes ont été assassinés. En 2007 uniquement, ce sont 38 syndicalistes qui ont trouvé la mort à cause de leur engagement.
Selon l'Institut national d'études démographiques français, en 2000, la Colombie détenait la palme internationale, et haut la main, du taux de mortalité violente par 100 000 habitants. Il se chiffrait à 60,8 morts violentes par 100 000 habitants, loin devant la Russie, bonne deuxième, qui affichait un taux de 28,4 homicides par 100 000 habitants.
À titre de comparaison, la même année, au Canada, ce taux était de 1,78 par 100 000 habitants. On parle donc ici d'un taux 34 fois supérieur à celui du Canada.
Prétendre qu'un traité peut améliorer les conditions humanitaires est complètement illusoire. C'est plutôt le contraire qui devrait se produire, à savoir que l'amélioration de la situation sociale devrait être une condition sine qua non à la conclusion d'un traité de libre-échange.
Sans avoir à jouer le rôle de policier mondial de la rectitude morale, le Canada a néanmoins le devoir de refuser que l'on fasse ailleurs ce que l'on ne saurait nous-mêmes accepter ici. C'est au nom de ce même principe que l'on ne saurait accepter que le transfert des prisonniers afghans se fasse inconditionnellement, sans preuve que les détenus ne seront pas maltraités. Sinon, on est ni plus ni moins dans un régime de sous-traitance en matière de violation des droits fondamentaux, opération par laquelle le gouvernement se dégagerait de ses responsabilités sous prétexte que ces violations n'ont pas lieu sur son territoire. Le gouvernement devrait savoir que les devoirs moraux ne s'embarrassent pas de frontières territoriales.
Au-delà de la réalité humanitaire qui prévaut en Colombie, ainsi que des bonnes et des moins bonnes raisons qui devraient nous amener à accepter ou à refuser ce projet de loi, une chose demeure profondément inacceptable: le mépris profond des institutions démocratiques qu'a témoigné ce gouvernement conservateur en signant l'accord de libre-échange, sans même avoir attendu la publication du rapport du comité.
Voilà une corde de plus à ajouter à la harpe de l'hypocrisie des conservateurs. Le premier ministre n'était-il pas celui qui reprochait justement aux libéraux de Paul Martin de ne pas respecter la volonté des parlementaires? N'est-ce pas lui qui a clamé haut et fort que s'il était élu, il se ferait un point d'honneur de ne pas aller à l'encontre de la volonté de cette Chambre?
Visiblement, il s'agissait là de paroles creuses qui ont été vite remplacées par des gestes qui parlent plus fort encore et qui démontrent trop bien le vrai visage de ce gouvernement qui n'accepte pas sa condition minoritaire.
Ainsi, quand bien même aurions-nous été d'accord avec l'esprit du projet de loi, ce qui n'est pas le cas, nous aurions été obligés d'en condamner la réalisation pratique.
Le Devoir de samedi dernier en faisait d'ailleurs sa une — ma collègue l'a déjà mentionné tout à l'heure — , et je cite: « La démocratie est en crise ». Dans cet article dévastateur, l'excellente journaliste Manon Cornellier écrivait ceci en guise d'introduction: « Stephen Harper règne en maître: les ministres jouent les seconds violons, les comités n'ont plus la cote et les débats sont ignorés. Négligé, méprisé, le Parlement en arrache. » Puis, elle poursuit en citant Peter Russell, professeur émérite de l'Université de Toronto, qu'on ne pourra donc pas qualifier de vilain séparatiste. Celui-ci est sans équivoque. Il disait: « Le premier ministre ne prend pas la Chambre des communes au sérieux pour la tenue des débats publics nationaux, ce qui favorise la marginalisation du Parlement. »
La liste des exemples qui viennent étayer cette affirmation est très longue: distribution de manuels à l'usage des présidents de comité pour donner des techniques pour saborder et ralentir leurs travaux lorsque ceux-ci ne vont pas à leur goût; mépris total des projets de loi émanant des députés qui, pourtant, passe toutes les étapes du cycle législatif; refus d'accorder la recommandation royale à ces mêmes projets de loi; utilisation des fonds publics à des fins partisanes; contestation constante des décisions prises par les tribunaux canadiens. J'aurais pu continuer longtemps.
Et c'est ce même gouvernement qui enjoint constamment les partis d'opposition à collaborer avec lui. Visiblement, il faut avoir une compréhension plutôt particulière de la coopération pour penser qu'on l'encouragerait lorsqu'il court-circuite les travaux d'un comité.
Quel genre de message une telle attitude envoie-t-elle aux parlementaires? Essentiellement, que leur travail est inutile, que l'on se moque bien des recommandations et des conclusions qu'ils ont à formuler. Autrement dit, qu'en dehors du gouvernement, ou devrait-on dire en dehors du bureau du premier ministre, point de salut.
Ainsi, accepter ce projet de loi, accepter ce traité, reviendrait à entériner, homologuer, enregistrer, ratifier ou sanctionner une manière de faire, une vision du parlementarisme qui est si restrictive qu'elle pose un problème sérieux aux valeurs démocratiques des Québécoises et des Québécois.
Le chemin qui mène à la vertu est peut-être aussi important que sa finalité.
Cela me rappelle un autre exemple flagrant du manque d'écoute de ce gouvernement, autant à l'égard des parlementaires que des tribunaux de ce pays, soit celui du jeune Omar Khadr. J'aimerais ici tracer un parallèle avec un cas dont l'importance historique devrait nous porter à la réflexion. Je pense ici à ce qui est connu en France comme l'Affaire Dreyfus.
Rapidement, si vous me le permettez, monsieur le Président, j'aimerais en rappeler les grandes lignes.
Alfred Dreyfus, capitaine dans l'armée française, d'origine alsacienne et de religion juive, a été au coeur d'un scandale politique et social extrêmement important à la fin du XIXe siècle. On l'accusait alors du crime le plus grave pour un officier, celui de haute trahison, après qu'une note eut été trouvée et donnait des détails sur l'emplacement des troupes françaises lors de la guerre franco-prusse de 1870. D'abord condamné au terme d'un procès expéditif, il fera par la suite appel de cette décision, se sachant victime d'un complot juridique. Et de fait, la suite de l'histoire lui donnera raison. Des preuves accablantes ont appuyé la thèse du complot. Visiblement, la France cherchait à faire payer quelqu'un, à trouver un bouc émissaire pour la débâcle française. Il fallait trouver un coupable.
Ainsi, l'État français, en cherchant à rétablir une certaine forme de justice, était prêt à condamner un innocent, qu'elle savait innocent qui plus est.
Une des voix les plus puissantes dans cette affaire fut certainement celle de Charles Péguy, auteur aujourd'hui largement méconnu, mais dont l'oeuvre est immense. Dans Notre jeunesse, il écrira ceci au sujet de l'affaire Dreyfus et de ce qu'il considère être un « crime » commis à son endroit:
[...] une seule injustice, un seul crime, une seule illégalité, surtout si elle est officiellement enregistrée, confirmée, une seule injure à l'humanité, une seule injure à la justice, et au droit surtout si elle est universellement, légalement, nationalement, commodément acceptée, un seul crime rompt et suffit à rompre tout le pacte social, tout le contrat social, une seule forfaiture, un seul déshonneur suffit à perdre d'honneur, à déshonorer tout un peuple.
J'aurais pu continuer encore. Dix minutes, cela passe très vite à la Chambre. J'irai à ma conclusion, car je pense que j'ai dit l'essentiel de mon message.
La manière dont ce projet de loi C-23 a été mis de l'avant contribue au travail de sape que mène depuis longtemps ce gouvernement à l'endroit de cette Chambre. On comprendra donc pourquoi le Bloc québécois ne pourra jamais se résoudre à voter en faveur du projet de loi C-23, Loi de mise en oeuvre de l'Accord de libre-échange Canada-Colombie.