Monsieur le Président, je me lève aujourd’hui afin de soulever une question de privilège conformément à l’article 48 du Règlement. Cela concerne des déclarations trompeuses faites à la Chambre par le ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire à propos du scandale lié à l’ingérence du bureau du premier ministre dans le travail de l’ancienne procureure générale.
Avant d’aborder le cœur de la question, je me permets de rappeler quelques principes. La période des questions orales existe pour que l’opposition puisse demander des comptes au gouvernement. Pour que les Canadiens et les Canadiennes gardent confiance en nous, il faut que les questions soient rigoureuses et basées sur des faits, et non pas simplement des attaques contre le gouvernement. Nous reconnaissons cela sans problème.
Bien sûr, cela signifie aussi que les réponses du gouvernement doivent être factuelles, crédibles et transparentes pour que l’information qui ressort de la période des questions soit fiable et exacte. C’est un principe fondamental de notre démocratie.
Cela m’amène à mon argument principal et à la question de privilège que je veux soulever. Selon nous, les réponses données par le ministre de la Justice et par son secrétaire parlementaire, lors des périodes des questions orales des 7 et 8 février derniers, ont violé le privilège de la Chambre.
La question est extrêmement grave. Les déclarations trompeuses sont non seulement une atteinte aux privilèges dont les députés doivent pouvoir jouir dans l'exercice de leurs fonctions, mais aussi un abus de la confiance des Canadiens qui ont élu le Parlement afin qu'il gouverne de façon responsable. Je vous demande donc, monsieur le Président, de conclure que la question de privilège est fondée de prime abord, afin qu'on puisse se pencher plus en profondeur sur cette affaire en comité.
Je tiens à souligner que c'est la première fois que j'ai l'occasion de soulever la question depuis qu'il s'est avéré évident pour nous tous, le 7 mars dernier, que le ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire avaient fait des déclarations trompeuses. Comme vous le savez, monsieur le Président, les présidents en sont souvent arrivés à la conclusion suivante, dont il est question à la page 510 de La Procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition:
Dans la plupart des cas où on a invoqué le Règlement ou soulevé une question de privilège concernant une réponse à une question orale, le Président a statué qu’il y avait désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. À ce titre, l’affaire prend plutôt la forme d’un débat et ne constitue pas un manquement au Règlement ou une atteinte au privilège.
J'estime qu'il est impossible d'interpréter la contradiction actuelle entre la réponse du 7 février et celle du 8 février comme une différence d'opinions. J'y reviendrai.
Voici ce qu'a répondu le ministre de la Justice, le 7 février dernier:
Monsieur le Président, comme le premier ministre l'a dit plus tôt aujourd'hui, il n'y a eu ni pression ni directives, ni de sa part ni de la part de son bureau dans cette affaire.
En tant que procureur général du Canada, je suis le conseiller juridique principal du gouvernement. Je prends mes responsabilités très au sérieux.
Je vais citer, encore une fois, des propos tenus pendant cette même période des questions:
Monsieur le Président, le premier ministre s'est montré très clair à ce sujet plus tôt aujourd'hui. Il a déclaré que ni lui ni aucun membre de son personnel n'a fait pression sur ma prédécesseure ou moi-même pour que nous prenions une décision particulière dans ce dossier.
Comme le premier ministre l'a dit plus tôt, les allégations lancées dans l'article du Globe and Mail sont fausses.
Ces réponses, on le sait aujourd'hui, ont induit la Chambre en erreur. Voici aussi ce qu'a dit le secrétaire parlementaire le lendemain, le 8 février dernier:
Monsieur le Président, comme je l'ai dit plusieurs fois à la Chambre aujourd'hui, à absolument aucun moment le ministre de la Justice actuel ou l'ancienne ministre de la Justice n'ont subi de pressions ni reçu de directives de la part du premier ministre ou de quiconque au sein du Cabinet du premier ministre en ce qui a trait à la prise de décision dans ce dossier ou tout autre dossier.
Je cite encore une fois:
Monsieur le Président, à aucun moment, ni l'actuel ministre de la Justice ni l'ancienne ministre de la Justice n'ont subi de pressions, ni reçu de directives, de la part du premier ministre ou de membres de son cabinet.
Je m'élève contre les propos du député d'en face, qui prétend que ce n'est pas vraiment une question de pression et de directives. Ces éléments sont au coeur de l'affaire. C'est exactement ce qu'explique ma réponse. Aucune pression n'a été exercée et aucune directive n'a été donnée par le premier ministre ou des membres de son cabinet dans ce dossier ou tout autre.
Encore une fois, on ne peut que conclure que ces réponses ont délibérément induit la Chambre en erreur.
L'ancienne procureure générale a été très claire, lors de son témoignage devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne, sur les pressions qu'elle a subies. Lors de son témoignage, Gerald Butts n'a jamais nié avoir rencontré l'ex-procureure générale et avoir parlé avec elle.
Or la preuve ultime est sortie de la bouche du premier ministre lui-même, lors de sa conférence de presse du 7 mars dernier. Je le cite par le truchement de l'article de La Presse:
Dans les mois qui ont suivi cette rencontre, j'ai demandé à mon personnel de faire le suivi concernant la décision finale de [la députée de Vancouver Granville]. Je me rends compte maintenant que j'aurais dû le faire moi-même, personnellement, étant donné l'importance de ces questions et les emplois qui étaient en jeu. Au cours des derniers jours, j'ai révisé les témoignages devant le comité de la justice, y compris celui de [la députée de Vancouver Granville], Gerald Butts, le greffier du Conseil privé, et la sous-ministre de la Justice faisant état de diverses interactions [...]
Chacune de ces conversations étaient une conversation entre des collègues quant à la manière de s'attaquer à un enjeu de taille. Ces conversations sont survenues au moment où mon équipe et moi croyions que l'ancienne ministre de la Justice et Procureure générale était ouverte à l'idée de considérer d'autres aspects de l'intérêt public. Toutefois, je comprends maintenant qu'elle voyait les choses différemment [...]
D'après l'article du Toronto Star sur sa semi-déclaration de repentir dans laquelle il n'a présenté aucune excuse, le premier ministre a ajouté: « Je suis certain qu'un large éventail de questions ont été abordées lors de ces conversations, […] mais […] aucune pression inappropriée n'a été exercée. » Il a aussi dit ceci: « Même si j'ai appris que l'ancienne procureure générale avait pris une décision, qu'elle m'a indiqué que sa décision était prise, je lui ai demandé si elle pourrait revenir sur cette dernière et réexaminer la question […] »
Le premier ministre reconnaît clairement que ses principaux conseillers et lui ont effectivement exercé des pressions sur l'ancienne procureure générale. Pour se défendre contre les accusations fort graves d'ingérence politique qui le visent, le premier ministre a affirmé les 7 et 8 février qu'« à aucun moment » l'ancienne procureure générale n'avait subi de pressions. Or, le 7 mars, durant notre semaine de relâche, il a avoué que des pressions avaient été exercées sur elle, mais que c'était quelque chose de banal et, à son avis, certainement pas illégal.
À bien des égards, la déclaration faite par le premier ministre le 7 mars corrobore — ce qui est pertinent en l'occurrence — le témoignage de l'ancienne procureure générale, qui a dit ceci au comité de la justice:
Dans le cadre de ces conversations, il y a été expressément question de la nécessité d’intervenir dans l’affaire SNC-Lavalin, des risques de conséquences et de menaces voilées advenant que SNC ne bénéficie pas d'un [accord de suspension des poursuites].
Elle a aussi dit au comité ceci:
[j']ai été soumise aux démarches incessantes et soutenues de nombreuses personnes au sein du gouvernement qui ont tenté de s’ingérer politiquement dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire de procureure générale du Canada en matière de poursuite, cela dans une tentative déplacée visant à obtenir un [accord de suspension des poursuites] avec SNC-Lavalin.
Savoir si ces pressions sont appropriées ou non, ou si ces pressions contreviennent ou non à la loi, n'a aucun rapport avec la question de privilège que je soulève aujourd'hui. Toutes les parties impliquées, soit l'ancienne procureure générale, le procureur général actuel, l'ex-secrétaire principal du premier ministre et, surtout, le premier ministre lui-même, admettent que des pressions ont été exercées sur la députée de Vancouver Granville dans son ancien rôle.
Savoir si ces pressions sont légales ou non ne relève pas de la Chambre aujourd'hui. Ce qui est limpide, et c'est de cela que je parle, c'est que le ministre et le secrétaire parlementaire ont trompé la Chambre au moyen de leurs déclarations.
Le ministre et son secrétaire parlementaire ont fait de fausses déclarations à la Chambre, qui étaient sans équivoque et facilement évitables, ce qui enfreint non seulement les privilèges de tous les députés, mais aussi de l'ensemble des Canadiens qui ont accordé leur confiance au Parlement.
Voici un résumé en trois points de ce que je viens de dire.
Premièrement, le ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire ont fait des déclarations trompeuses; on le voit lorsque l'on compare leurs déclarations à la Chambre et leurs témoignages subséquents. Deuxièmement, ils l'ont fait sciemment afin de mettre fin à ce scandale, qui agite le gouvernement; tant le premier ministre que son ex-secrétaire principal auraient pu indiquer au ministre et au secrétaire parlementaire qu'ils allaient faire des déclarations trompeuses à la Chambre. Troisièmement, ils l'ont fait dans le but de tromper volontairement la Chambre, là encore pour que le scandale disparaisse au plus vite.
Il est tout à fait possible que le Cabinet du premier ministre ait simplement pris soin de préparer le ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire pour que ceux-ci donnent des réponses claires et nettes à la période des questions des 7 et 8 février dans le but d'étouffer le scandale qui a explosé le 7 février. Il est également possible qu'ils aient écouté la déclaration que le premier ministre a faite le 7 février. Cette déclaration, soigneusement préparée et ayant fait l'objet d'un contrôle juridique serré, a amené à conclure injustement que les allégations avancées étaient complètement fausses. Il se pourrait aussi que le Cabinet du premier ministre ait informé le ministre et le secrétaire parlementaire de ce qui s'est vraiment passé et que ceux-ci aient décidé de leur propre chef d'induire sciemment la Chambre en erreur plutôt que de jeter de l'huile sur le feu déclenché par cette affaire peu reluisante.
Voilà divers motifs qui ont pu inciter les députés en question à sciemment induire la Chambre en erreur sur ce qui s'est vraiment passé. Leurs propos ont été clairs et ne comportaient aucune excuse. Le 8 février, le député de Parkdale—High Park a déclaré: « C'est exactement ce qu'explique ma réponse. Aucune pression n'a été exercée [...] n'a été donnée par le premier ministre... ». Or, cette affirmation est carrément fausse et constitue un outrage à l'autorité et à la dignité de la Chambre.
Il faut savoir que le gouvernement connaissait toute la vérité sur cette affaire et que, par opportunisme politique, ces députés ont décidé de tromper la Chambre plutôt que de lui présenter la vraie version des faits. Le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre devrait être saisi de cette affaire précisément pour établir pourquoi le gouvernement a si gravement induit les Canadiens en erreur.
Cette situation rappelle amèrement un cas similaire qui remonte à 2002. À l'époque, l'ancien Président Peter Milliken avait conclu que le ministre de la Défense, Art Eggleton, avait induit la Chambre en erreur. Le président Milliken avait accepté la version du ministre qui soutenait ne pas avoir intentionnellement induit la Chambre en erreur, mais il avait tout de même conclu qu'il y avait, à première vue, atteinte au privilège. Dans sa décision, le Président Milliken avait déclaré:
Mais dans le cas qui nous occupe, il me semble n'y avoir aucun désaccord quant aux faits; je crois que tant le ministre que les autres honorables députés reconnaissent que deux versions des mêmes faits ont été présentées à la Chambre.
Je suis prêt, comme je me dois de l'être, à accepter l'affirmation du ministre portant qu'il n'avait pas l'intention d'induire la Chambre en erreur. Néanmoins, la situation demeure difficile. Je renvoie les honorables sénateurs à la page 67 du Marleau et Montpetit:
Il existe toutefois d'autres affronts contre la dignité et l'autorité du Parlement qui peuvent ne pas constituer une atteinte au privilège comme telle. Ainsi, la Chambre revendique le droit de punir au même titre que l'outrage tout acte qui, sans porter atteinte à un privilège précis, nuit ou fait obstacle à la Chambre, à un député ou à un haut fonctionnaire de la Chambre dans l'exercice de ses fonctions... »
En me fondant sur les arguments présentés par les honorables députés et compte tenu de la gravité de la question, j'en arrive à la conclusion que la situation qui nous occupe, dans laquelle la Chambre a reçu deux versions des mêmes faits, mérite que le comité compétent en fasse une étude plus approfondie, ne serait-ce que pour tirer les choses au clair. J'invite par conséquent l'honorable député de Portage-Lisgar à présenter sa motion.
Il y a donc un précédent très clair ici. Même lorsqu'un ou une ministre de la Couronne a la croyance sincère — si l'on accepte ses dires — que ses déclarations à la Chambre sont exactes, il est possible qu'il y ait atteinte au privilège parlementaire lorsque ces déclarations se révèlent fausses. Dans le cas qui nous occupe aujourd'hui, il est très clair que plusieurs versions des événements ont été présentées à la Chambre et qu'une seule peut être vraie. Le ministre et son secrétaire parlementaire ont présenté une version à la Chambre qui est contredite dans son entièreté par les témoignages de l'ex-procureure générale et de Gerald Butts au Comité permanent de la justice et des droits de la personne, ainsi que par les déclarations que le premier ministre lui-même a faites devant la presse.
Afin de bien montrer en quoi les déclarations du ministre et du secrétaire parlementaire constituent un outrage à la Chambre, que ces derniers aient eu ou non l'intention d'induire la Chambre en erreur, j'aimerais citer le rapport du comité de la procédure et des affaires de la Chambre traitant du cas d'Art Eggleton:
M. Joseph Maingot, un témoin qui a comparu devant le Comité le 26 février et un expert reconnu en procédure parlementaire, a défini la notion de mépris. Il a déclaré au sujet de la décision du [P]résident:
« Le [P]résident a craint qu’il y a eu des déclarations contradictoires, mais il y a bel et bien eu des déclarations contradictoires à l’égard d’une question très importante concernant la politique publique.
C’est juste parce qu’il appartient aux députés de déterminer ce qui est à leur avis un outrage au Parlement. Selon tout ce que vous avez entendu, un outrage ou manque de respect peut être que vous avez l’impression que la personne a intentionnellement induit la Chambre en erreur ou encore qu’il y a eu des déclarations contradictoires qui ont eu une incidence sur l’intégrité ou la dignité de la Chambre. »
Devant les similitudes frappantes entre le cas de 2002 et celui d'aujourd'hui, je crois qu'il est inévitable de conclure que le ministre de la Justice et son secrétaire parlementaire ont violé le privilège de la Chambre.
J'aimerais céder le mot de la fin à Peter MacKay, ancien ministre de la Justice et ancien procureur général, qui, en 2002, a déclaré:
Je souligne de la façon la plus énergique possible que les députés doivent pouvoir se fier à l'information qu'ils obtiennent en réponse aux questions posées à des ministres. Cela tient à l'essence même des responsabilités des députés. Il faut respecter des critères élevés [...]
L'intégrité, l'honnêteté et la sincérité ne devraient pas être soumises au caprice du vent, mais bien être aussi solides que le sol sur lequel nous marchons et la fondation sur laquelle cet édifice est érigé. Nous ne devrions jamais l'oublier lorsque nous entrons dans cette Chambre.
Au vu de l'importance de ce scandale d'ingérence par le bureau du premier ministre, je crois que vous pourrez conclure qu'il est clair que le privilège de la Chambre a été violé et qu'il faut intervenir.
Si vous arrivez à la même conclusion, monsieur le Président, je suis prêt à présenter la motion appropriée pour que cette question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre.