Madame la Présidente, la question est de savoir si nous devrions ratifier la déclaration par le gouvernement d'une situation de crise, conformément à l'article 58 de la Loi sur les mesures d'urgence. J'ai vraiment eu du mal à répondre à cette question, et je reviendrai là‑dessus.
Nous devrions d'abord répondre à une question plus fondamentale: comment en sommes‑nous même arrivés là? Certains de mes collègues conservateurs ont soutenu que nous aurions pu mettre fin aux barrages illégaux en mettant fin aux exigences vaccinales fédérales. C'est de cette façon que Neville Chamberlain aurait géré la pandémie. Or, on ne peut pas apaiser des gens qui commettent des actes illégaux. Ce serait un affront à la primauté du droit, et nous devons faire passer la santé publique avant la politique.
Les exigences vaccinales disparaîtront un jour et, oui, nous devons réévaluer leur utilisation. Toutefois, il est également vrai que le Comité consultatif national de l'immunisation n'a pas encore confirmé si la troisième dose est à proprement parler une dose de rappel ou si on devrait considérer qu'elle fait partie de la série primaire. Nous devrions procéder avec prudence lorsque nous levons des mesures qui contribuent à sauver des vies.
Bien sûr, les gens en ont assez de la pandémie. J’étais furieux lorsque les écoles de l’Ontario sont revenues une fois de plus à l’enseignement en ligne en janvier. Il n’est pas surprenant qu’il y ait des manifestations, et tout le monde a le droit de manifester pacifiquement, mais ce droit ne va pas jusqu’au blocage des routes et des ponts. Ce droit ne permet pas d’intimider, de harceler, de menacer ou d’assourdir les gens comme on l'a vu dans notre capitale. Ces actions-là sont criminelles, c’est bien évident.
Nous ne pouvons pas mettre tous les manifestants dans le même panier, mais nous pouvons juger les gens en fonction de leurs fréquentations. Il ne faut jamais minimiser les propos sur la trahison, les expériences médicales, le Code de Nuremberg ou le soutien aux suprémacistes blancs. Ce sont pourtant des paroles que nous avons entendues aux portes de notre démocratie.
J’implore ceux qui nous écoutent, ceux qui n’aiment pas le premier ministre, ceux qui n’aiment pas les consignes sanitaires et en particulier ceux qui siègent au caucus conservateur de simplement se rappeler que les démocraties sont fragiles. En encourageant le mépris des lois et les discours antigouvernementaux et antidémocratiques, ils desservent notre pays, peu importe la haine qu’ils vouent à leurs opposants. S’ils n’arrêtent pas de mettre de l’huile sur le feu, je ne sais pas si nous serons capables d’éteindre ce feu.
Je vais maintenant parler de mon propre côté de la Chambre. Si nous craignons tant la polarisation, alors nous devons faire très attention à ne pas y contribuer nous-mêmes. Évidemment, chacun de nous est envoyé ici pour représenter les citoyens de sa circonscription. Toutefois, nos obligations dépassent les limites de l'esprit de clocher. Nous sommes les gardiens de la démocratie, de la primauté du droit, des libertés civiles et de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement au pays.
Les blocages illégaux constituaient une attaque contre ces principes fondamentaux. La principale chose que l'on puisse déplorer par rapport à la façon dont on a mis fin à ces blocages, c'est que cela n'ait pas été fait plus tôt. Le fait que l'on n'ait pas appliqué la loi à Ottawa et que l'on ait consenti à l'occupation a incité d'autres personnes à entreprendre des blocages similaires ailleurs au pays, à Emerson, à Coutts et au pont Ambassador. Devant l'inefficacité de l'intervention municipale et provinciale, une intervention fédérale ferme s'imposait. Par conséquent, je n'ai aucune sympathie pour ceux qui ont bloqué des postes frontaliers et qui ont porté préjudice aux résidants d'Ottawa.
Cela dit, je sais que je vais décevoir mon auditoire, mais j'ai effectivement des préoccupations par rapport à l'invocation de la Loi sur les mesures d'urgence dans ces circonstances. Une citoyenne de ma circonscription en qui j'ai grande confiance m'a écrit: à situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles. Elle a incontestablement raison. Cependant, la loi demeure la loi, alors revenons-y quelques instants.
L'article 16 de la Loi définit l'état d'urgence comme une « [s] ituation de crise causée par des menaces envers la sécurité du Canada d'une gravité telle qu'elle constitue une situation de crise nationale ». D'un point de vue général, on peut dire que cette définition s'applique à la situation, mais la Loi définit ensuite deux expressions très précises.
Premièrement, et toujours selon l'article 16, « menaces envers la sécurité du Canada s’entend au sens de l’article 2 de la Loi sur le service canadien du renseignement de sécurité ». Dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, on trouve quatre significations possibles, à savoir, l'espionnage, les activités influencées par l'étranger, les activités apparentées au terrorisme et les tentatives de renversement du gouvernement en ayant recours à la violence. Il s'agit-là de normes particulièrement élevées.
Dans son décret, le gouvernement s'appuie sur les activités apparentées au terrorisme ou, comme l'a dit le ministre de la Justice à la Chambre, « Nous avons pris des mesures qui avaient été appliquées au terrorisme et nous les avons appliquées à d'autres activités illicites. » L'article en question exige qu'il se déroule des activités qui visent à favoriser l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologique. Il est assez évident que ce dernier critère est satisfait, aussi tordus que puissent en être les objectifs idéologiques, mais y a-t-il eu des menaces ou des actes de violence graves qui constituaient une urgence nationale?
Nous savons que des éléments extrémistes ont pris part aux manifestations et aux blocages. À Coutts, par exemple, des accusations de complot en vue de commettre un meurtre ont été portées contre des individus, dont deux qui ont des liens avec des groupes d'extrême droite. Nous avons vu les policiers mener une saisie dans une cache d'armes et de gilets pare-balles et, à Ottawa, les résidents ont été fortement intimidés et les policiers ont reçu des menaces exigeant qu'ils n'appliquent pas la loi. En tant que parlementaire, je suis conscient que je n'ai pas accès à tous les renseignements qui sont communiqués à l'exécutif et il est possible qu'il y ait eu des éléments coordonnés encore plus dangereux.
Ce qui me frappe également, c'est que ces graves menaces sont secondaires et que ce sont les barrages qui ont mené à l'état d'urgence. Après tout, dans la loi, on définit la situation de crise nationale de la façon suivante:
une situation de crise nationale résulte d’un concours de circonstances critiques à caractère d’urgence et de nature temporaire [...] et qui, selon le cas:
a) met gravement en danger la vie, la santé ou la sécurité des Canadiens et échappe à la capacité ou aux pouvoirs d’intervention des provinces;
b) menace gravement la capacité du gouvernement du Canada de garantir la souveraineté, la sécurité et l’intégrité territoriale du pays.
Il y a un autre critère qui demande qu'il ne soit pas possible de faire face adéquatement à la situation sous le régime des autres lois fédérales. Il est frustrant que le gouvernement n'ait pas expliqué clairement sur quels motifs il s'appuie, mais il semble que ce soit sur les deux. Si on regarde les impacts négatifs que les barrages illégaux ont eus sur de nombreuses personnes, je crois qu'on peut effectivement parler de crise nationale si on tient pour acquis que le terme « capacité » renvoie à la possibilité théorique d'intervention d'une province et aux actions réelles qu'elle a menées.
Encore une fois, dans le cas des barrages, lorsque nous examinons les menaces de violence grave, la violence qui doit constituer la crise nationale en question, on voit mal comment la définition est respectée. Pour répondre aux critères de la loi, il me semble évident que nous devons réinterpréter « l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens » pour qu’il désigne aussi des préjudices économiques. Je suis souvent en faveur d’interprétations larges et libérales de la loi, mais je ne suis pas convaincu que nous voulions qu’un préjudice économique déclenche l’application de cette loi, à moins que nous soyons à l’aise avec son utilisation dans d’autres cas de préjudice économique, comme, par exemple, dans le cas récent des barrages ferroviaires établis en solidarité avec les Wet'suwet'en.
Ce sont peut-être là des objections trop juridiques ou trop techniques. D’autres ordres de gouvernement n’ont pas agi ou ont agi trop lentement. Il existe certainement des lacunes juridiques dans la lutte contre le financement étranger, les opérations d’influence étrangère et le sociofinancement d’activités illégales au pays, et les mesures d’urgence semblent avoir fonctionné.
Il est également vrai, je le répète, que je n’ai pas tous les renseignements dont dispose l’exécutif. Ma réponse à cela est simple, et je sais que beaucoup la trouveront inadéquate, mais je ne suis pas à l’aise avec l’idée de déformer l’application de la loi pour défendre la primauté du droit.
Le professeur Wesley Wark a écrit récemment que la Loi sur les mesures d'urgence était inutilisable en raison des conditions prévues à l'article 2 de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité. Cependant, en raison de sa perception de la nature de la menace et de l'absence d'intervention des autres ordres de gouvernement, il en est ensuite arrivé à l'idée qu'il fallait adapter la loi au contexte.
La professeure Leah West a récemment écrit ceci:
Étant donné que je crois fermement en la primauté du droit, je suis affligée par ce dont nous avons été témoins ce mois-ci: l'incapacité de deux ordres de gouvernement à appliquer la loi a provoqué une crise, et le troisième ordre de gouvernement a dû déformer la loi pour y mettre fin.
Il s'agit d'un assez bon résumé.
Quoi que l'on pense de l'entorse juridique et du fait que la fin peut bien justifier les moyens, les tribunaux finiront par se prononcer sur le recours à la loi, alors revenons au rôle du Parlement.
Au cours des prochains mois, nous devrons corriger les lacunes des lois, peut-être pour mieux protéger les infrastructures essentielles et très certainement pour mieux suivre l'argent des opérations d'influence étrangère et du sociofinancement d'activités illégales, mais au moyen de l'application régulière de la loi. En supposant que les conditions sont remplies dans ce cas-ci, je ne vois toujours pas pourquoi le gouvernement a encore besoin de pouvoir geler des comptes bancaires sans respecter la procédure établie. A-t-il déjà eu besoin de ce pouvoir? L'utilité et l'efficacité sont des normes très différentes de la nécessité et de la proportionnalité.
Alors, comment doit-on aborder le vote de ce soir sur l'invocation de la Loi sur les mesures d'urgence et de l'article 58?
En faisant abstraction des questions que je soulève au sujet des conditions qui doivent être réunies ou de l'application régulière de la loi, l'article 58 a pour effet qu'un vote en faveur de la motion de ratification prolongera les mesures d'urgence tandis qu'un vote contre ne fera que révoquer les pouvoirs accordés dès le jour du vote négatif. Le fait de voter contre ne signifie pas nécessairement qu'on conteste les mesures qu'a prises le gouvernement au cours de la dernière semaine. Quoi qu'on pense de la pertinence des pouvoirs d'urgence ou de leur ampleur au moment où la loi a été invoquée, quoi qu'on pense des conditions qui doivent être réunies pour déclencher la loi, nous devons nous demander si les pouvoirs accordés sont encore nécessaires et s'ils sont trop forts par rapport aux circonstances actuelles.
Je suis reconnaissant au gouvernement fédéral du leadership dont il a fait preuve au cours de la dernière semaine. Il ne s'agit pas de la Loi sur les mesures de guerre, car la loi qui nous occupe rappelle le rôle de la Charte des droits et libertés et prévoit un degré appréciable d'examen parlementaire indépendant. Je doute toutefois que les conditions juridiques permettant d'invoquer la loi étaient rigoureusement réunies. Je ne suis pas convaincu, non plus, que les mesures d'urgence devraient se poursuivre après aujourd'hui.
Si ce n'était du fait qu'il s'agit d'un vote de confiance, je voterais en ce sens, mais mon désaccord, le désaccord que je viens d'exprimer, ne vaut pas un vote de défiance, et je ne souhaite pas d'autres élections.