Madame la Présidente, c'est un honneur d'intervenir au sujet du projet de loi C-10. Je cite les documents d'information officiels sur le projet de loi, où le ministre du Patrimoine canadien déclare catégoriquement ceci:
Les Canadiens et Canadiennes ont le droit de se reconnaître dans la musique qu’ils écoutent et la télévision qu’ils regardent. Nous proposons des changements majeurs à la Loi sur la radiodiffusion pour faire en sorte que les services de radiodiffusion en ligne exploités au Canada contribuent à la création, à la production et à la diffusion de récits canadiens.
Tout comme le ministre, j'appuie la musique, la télévision et les films canadiens ou, comme je vais les désigner dans le présent discours, le contenu canadien. Toutefois, le projet de loi n'appuie pas le contenu canadien. En fait, il risque de faire exactement le contraire. Il ne s'agit pas de l'intention du projet de loi, mais de la réalité. Durant mon intervention, nous constaterons tous qu'il y a lieu d'être sérieusement préoccupé à ce sujet.
Je tiens à dire d'emblée que, malgré les critiques que je vais formuler, je pense qu'il faut modifier les règles entourant la production et la création de contenu canadien. Nous devons revoir les règles qui servent à déterminer si un contenu est canadien. Dans l'allocution entendue juste avant la mienne, on a présenté un excellent exemple d'une production du Québec qui n'a pas été désignée comme du contenu canadien, bien qu'elle ait été réalisée au Canada et qu'on y raconte des récits canadiens.
Nous devons vraiment nous pencher sur ces pourcentages. Cependant, lorsque nous analysons plus à fond ce que le ministre propose, son commentaire sur la volonté de délivrer des licences à des producteurs canadiens de contenu Internet, les réalités de la création du contenu numérique et les grandes sociétés technologiques qui dominent le paysage médiatique aujourd’hui, il me semble évident que le projet de loi comporte de graves lacunes. Il pourrait jeter les bases d’une série d’interventions de l’État susceptibles de porter préjudice aux producteurs de contenus créatifs et innovants du Canada dans le domaine numérique.
Le 3 novembre, le jour où le ministre du Patrimoine canadien a déposé le projet de loi, plusieurs experts des médias canadiens se sont prononcés publiquement contre le projet de loi C-10.
Par exemple, un article publié dans le Globe and Mail, dont le titre souligne que le projet de loi sur la radiodiffusion cible les services de diffusion en ligne, mentionne Michael Geist, l’expert en médias numériques et professeur de droit de l’Université d’Ottawa. J’ai pris plaisir à lire les articles quotidiens qu’il publie sur son blogue à ce sujet. C’est très instructif. Il a déclaré que le fondement politique du projet de loi C-10 est très faible et que les affirmations du gouvernement selon lesquelles le secteur canadien de la production cinématographique et télévisuelle est en crise ne sont pas étayées par des données probantes.
M. Geist a déclaré qu’en réalité le marché fonctionne et que le Canada est un endroit attrayant pour investir dans ces domaines. Il a ajouté que le risque réel, c’est que certains des plus grands investisseurs dans la production cinématographique et télévisuelle se retirent en attendant d’avoir plus de certitude à propos de leurs obligations et que les nouveaux services y pensent à deux fois avant d’entrer sur le marché canadien.
Ce qui est peut-être plus inquiétant pour le gouvernement est que, dans ce même article, les Amis de la radiodiffusion, le groupe de défense bien connu qui fait explicitement la promotion du contenu canadien, a qualifié le projet de loi de gâchis qui ne garantit aucunement que les sociétés seront soumises à des exigences précises quant à l'emploi d'équipes de production canadiennes.
Je suis personnellement préoccupé par le fait que le projet de loi donne une gamme de capacités largement accrues au CRTC, comme le député qui m’a précédé l’a dit dans son discours. Par exemple, il lui confère des pouvoirs d’exécution complets, sans fournir de détails sur les lignes directrices relatives à la production de contenu canadien et aux contributions futures au Fonds des médias du Canada.
Bien que les députés aient été invités à voter pour le projet de loi, il est difficile d’omettre le fait que le manque de détails crée une situation où nous devons faire confiance au gouvernement et attendre les détails. Nous devrions tous nous en soucier.
Pour revenir à certains commentaires de M. Geist, le professeur de droit d’Ottawa, il estime que la principale préoccupation est que le projet de loi n'est pas fondé sur une politique solide. Il a dit que le contenu canadien n’est pas en crise et que les affirmations à propos des règles du jeu uniformes sont trompeuses. L’exemple de la production de contenu canadien est ici pertinent. Le ministre a reconnu que les sociétés étrangères de diffusion en continu investissent directement au Canada, mais il souhaite rendre ces investissements obligatoires.
Selon M. Geist, cela témoigne d’un manque de confiance dans notre capacité à livrer concurrence et, en réalité, cela va à l’encontre de toutes les données probantes. Je m'explique.
Le président du CRTC, Ian Scott, a déjà déclaré que Netflix est probablement le plus grand bailleur de fonds dans le secteur de la production canadienne aujourd’hui. L’industrie canadienne des médias a reçu des montants record d’investissements pour la production cinématographique et télévisuelle. Au cours des 10 dernières années, les niveaux d’investissements ont presque doublé. Le contenu canadien certifié a augmenté, deux des meilleures années enregistrées pour la production de contenu canadien en télévision étant survenues au cours des trois dernières années civiles. L’an dernier a été la meilleure des 10 dernières années pour la production en langue française.
Si nous poussons plus loin l’analyse des données provinciales disponibles, nous trouverons d’autres preuves de niveaux de production établissant de nouveaux records. Plus tôt cette année, Ontario Créatif, l’agence du gouvernement de l’Ontario pour la création culturelle, a annoncé qu’elle avait connu une année record pour le secteur du cinéma et de la télévision en Ontario, avec plus de 2 milliards de dollars de dépenses de production pour bien au-delà de 300 productions.
Dwayne Winseck, professeur à l’Université Carleton, a ajouté son grain de sel. Dans son examen annuel, il constate que la production cinématographique et télévisuelle au Canada n’a cessé d’augmenter depuis 20 ans, plus récemment sous l’impulsion d’investissements massifs réalisés par des services de diffusion en continu comme Netflix et Amazon Prime.
Ces faits et chiffres montrent que les bases sur lesquelles le ministre prétend que le projet de loi C-10 est nécessaire sont en fait contraires à la réalité et ils soulèvent une fois de plus la question des conséquences involontaires d’une intervention mal avisée dans ce domaine.
Le deuxième enjeu soulevé par M. Geist est la crainte qu’au lieu de créer une certitude, le projet de loi crée une énorme incertitude à court terme. Les entreprises qui investissent pourraient ne pas savoir si leurs investissements compteront.
Je soupçonne qu’Amazon, Netflix et les entreprises de ce type continueront à investir, que le projet de loi soit adopté ou non. Cependant, de nombreux services de diffusion en continu de moindre envergure, BritBox, Spuul, Crunchyroll, ne sont pas des noms familiers, mais ils figurent parmi les dizaines de services de diffusion en continu qui sont apparus ces dernières années et qui desservent un public mondial. À moins que le CRTC ne prévoie des exemptions spécifiques pour ces services de créneau, nombre d’entre eux sont susceptibles de renoncer entièrement au marché canadien, compte tenu de tous les nouveaux coûts réglementaires. De nombreux marchés multiculturels seront particulièrement touchés par ce qui équivaudra, sous l’effet du projet de loi, à un pare-feu réglementaire au Canada.
L’exposition à des menaces commerciales et à des représailles tarifaires est un autre point très intéressant que certains critiques ont soulevé. Cette préoccupation devrait figurer sur tous nos écrans radars. Selon M. Geist, dans ce cas, le projet de loi C-10 viole les normes générales de l’ACEUM. Le gouvernement compte sur l’exemption culturelle pour l’autoriser, mais même avec cette exemption, les États-Unis auront toujours le droit d’imposer des tarifs de rétorsion.
Comme le ministre affirme que cela générera des milliards de dollars de retombées financières pour le secteur, les représailles tarifaires pourraient être énormes et vu la structure remaniée de l’ACEUM, les tarifs que les États-Unis imposent au Canada ne se limiteraient pas forcément au secteur culturel. Ils pourraient viser n’importe quel secteur. C’est une préoccupation potentielle qui doit être examinée.
Le projet de loi risque de réduire la concurrence et d’augmenter les coûts. Si nous générons des revenus importants, nous devrons composer avec des exigences de paiement imposées par les règles en matière de contenu canadien qui n’auront aucun sens, étant donné le contenu. Si nous restons petits, nous devrons quand même nous conformer à des exigences de divulgation qui n’incitent pas vraiment à dépasser le seuil, en présumant que nous verrons bien un seuil, car le projet de loi n’en fait aucunement mention. Il s’ensuivra une diminution de la concurrence et du choix pour le marché canadien.
Je crois que les Netflix et les Amazon de ce monde continueront à investir, mais comme je l’ai dit, certaines jeunes entreprises qui ont un contenu spécialisé, peut-être multiculturel, ne sauront pas si elles doivent investir au Canada ou non en raison de l’incertitude qui entoure le projet de loi. Nous assisterons à un scénario dans lequel elles éviteront tout simplement d’investir au Canada. Nous devons réfléchir à ce que cela signifie pour l’avenir du contenu canadien.
À mon avis, le projet de loi ne protège pas la souveraineté canadienne. Essentiellement, il la cède aux géants du Web. Par conséquent, ils continueront à investir ici, mais je ne sais pas si le projet de loi ouvre la porte aux entreprises en démarrage. Les géants deviendront les principaux bailleurs de fonds et acheteurs de contenu canadien. Les diffuseurs canadiens risquent de ne pas pouvoir rivaliser pour le contenu canadien, puisque les géants voudront s’acquitter de leurs obligations envers le CRTC. Ainsi, Amazon et Netflix seraient forcés à prendre de grandes décisions et les diffuseurs canadiens et les petits services de diffusion en continu resteraient sur la ligne de touche.
Je demande à tous les députés de prêter l’oreille aux mises en garde lancées par différents experts qui ont soulevé des préoccupations valables, qu’elles soient liées au commerce ou aux investissements, et d’envisager d’amender le projet de loi de manière à dissiper ces préoccupations.