Madame la Présidente, ce soir nous débattons du projet de loi C-304, qui, s'il était adopté, abrogerait l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, éliminant ainsi les recours civils pour se défendre contre les propos haineux au pays, plus particulièrement l'explosion de discours propagandistes et d'incitation à la haine qu'on trouve sur Internet, dont il n'a pas été suffisamment question pendant ces débats, on le comprend bien, vu les contraintes de temps.
Je ne souhaite pas réitérer ce que j'ai déjà dit à la Chambre et au comité. Je me contenterai de dire que je crois que ce projet de loi, quoique bien intentionné, est néanmoins irréfléchi et mal informé et constitue un pas dans la mauvaise direction. Autrement dit, si nous ne prévoyons pas de recours efficaces pour protéger un groupe donné contre des propos haineux et diffamatoires, nous faisons fi des leçons de l'histoire concernant les dangers des discours propagandistes. Franchement, les arguments avancés par certains dans cette enceinte en faveur d'une telle abrogation ont tourné notre droit constitutionnel en dérision, notamment les arguments concernant la liberté d'expression et la jurisprudence afférente, plus particulièrement la jurisprudence de la Cour suprême.
Je ne peux m'empêcher de remarquer le concours de circonstances entourant le débat. Nous célébrons cette année les 30 ans de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le droit à la liberté d'expression. Le parrain du projet de loi l'a présenté, à juste titre, comme la pierre angulaire de la démocratie. Toutefois, la Cour suprême a jugé — et c'est un point important — qu'il ne s'agit pas d'un droit absolu, alors que le parrain en parle comme si c'était le cas.
On se doit de considérer la liberté d'expression à la lumière de l'article 1 de la Charte et des limites prévues pour les propos haineux, dont le bien-fondé pour promouvoir et protéger le droit à l'égalité a été démontré, selon la Cour suprême. C'est précisément là l'objectif des recours civils: empêcher les violations de l'article 27 et les attaques contre notre patrimoine multiculturel; donner suite à nos obligations juridiques à l'échelle internationale, les propos racistes étant exclus d'office de ce qui est considéré comme protégé par la liberté d'expression; et, surtout, — et ce point a été complètement ignoré par le parrain du projet de loi et ceux qui l'appuient — protéger les valeurs sur lesquelles se fonde la liberté d'expression et qui sont, selon la Cour suprême, la recherche de la vérité, l'autonomie individuelle, l'égalité et la participation démocratique.
En outre, le mois d'avril — que T. S. Eliot a qualifié de « mois le plus cruel », comme chacun le sait — est encore très présent dans notre esprit. En effet, le mois dernier, nous avons souligné le Jour commémoratif de l'Holocauste, l'anniversaire du génocide rwandais, du génocide arménien et du massacre de Srebrenica. Tous ces événements ont commencé en avril. Aux États-Unis et dans d'autres pays, le mois d'avril est le mois de la sensibilisation aux génocides et de la prévention.
La Cour suprême du Canada a reconnu, dans l'affaire Keegstra, l'affaire Smith et Andrews, ainsi que l'affaire Taylor — trois affaires célèbres dont elle a été saisie, les dangers associés aux propos haineux. Toutes ces affaires nous rappellent que les propos haineux risquent de donner lieu à des atrocités. La Cour suprême a reconnu que l'Holocauste n'a pas commencé dans les chambres à gaz; il a commencé par des mots. Voici ce qu'elle a dit: « Ce sont là les effets catastrophiques du racisme. Telle est la réalité historique qui glace le sang. »
En outre, selon le « Rapport des incidents d'antisémitisme de 2011 » publié par B'nai Brith, les incidents à caractère haineux ont presque triplé au Canada au cours des 10 dernières années, soit depuis 2002. Je le souligne, car comme nous l'a si bien appris l'histoire, les juifs sont peut-être les premiers ciblés, mais certainement pas les derniers. L'antisémitisme — à l'instar des discours violents dont sont victimes les minorités vulnérables et ciblées, quelles qu'elles soient — est le canari dans la mine du Mal qui pourrait s'abattre sur nous tous.
Même si le gouvernement insiste sur le fait que ces crimes ne font, soi-disant, pas de victimes, le fait est que les tribunaux — tout comme la Commission Cohen — ont conclu que le préjudice qu'ils causent corroborent la validité constitutionnelle de la loi contre la haine. Si l'on en croit le discours du parrain du projet de loi, la Commission Cohen n'appuie pas ce recours civil. Or, je précise que la Commission Cohen a bel et bien appuyé ce recours civil, tout comme le recours au criminel. Elle s'est toutefois rendu compte qu'il s'agit de recours distincts pour s'attaquer aux menaces fondamentales liées aux discours haineux et réparer les torts causés, étant donné les souffrances, la discrimination et l'exclusion dont sont victimes les groupes vulnérables qui sont ciblés.
Par conséquent, si nous ne sommes pas vigilants dans nos efforts pour protéger les groupes vulnérables contre les discours violents et les propos diffamatoires, ces mots pourraient se transformer en gestes, et ceux-ci pourraient avoir des conséquences néfastes, voire mortelles.
Dans le cadre de ce débat, on a laissé entendre que la liberté d'expression était un droit absolu ou qu'elle devrait l'être.
Je rappellerais à mes collègues que, même aux États-Unis, où le premier amendement est roi, il y a des limites à la liberté d'expression. Je pense notamment à l’interdiction de faire de faux serments, pour protéger le droit à un procès équitable; à l’interdiction de propager des propos séditieux, pour protéger la sécurité nationale; à l’interdiction visant la pornographie, pour protéger la dignité humaine des femmes et des enfants; à l’interdiction de tenir des propos diffamatoires, pour protéger la vie privée et la réputation; et à l’interdiction visant la publicité trompeuse, pour protéger les consommateurs. Je pourrais continuer longtemps ainsi.
En appuyant le recours au droit pénal, les gens qui ont proposé ces mesures reconnaissent de facto que la liberté d'expression n'est pas un droit absolu.
Par conséquent, nous ne discutons pas de la protection de la liberté d'expression, car nous convenons tous qu'elle doit être protégée. Nous croyons tous qu'elle est la pierre angulaire de la démocratie. Cependant, la question est la suivante: comment pouvons-nous sanctionner les discours violents et haineux? Nous pouvons bien sûr recourir au droit pénal mais, depuis 35 ans, nous pouvons aussi recourir au droit civil.
Bref, les dispositions qui interdisent les propos haineux sont de même nature que ces limites qui protègent les particuliers et les minorités contre le dénigrement, qui protègent contre les inégalités, et c'est là que les recours civils entrent en jeu, inégalités qui découlent de pratiques haineuses et discriminatoires qui les rabaissent dans la société. Comme je l'ai mentionné, ces limites protègent non seulement les valeurs mêmes qui sous-tendent la liberté de parole, mais aussi, comme la Cour suprême l'a indiqué, les valeurs qui constituent une société libre et démocratique comme le Canada.
Certains auditeurs peuvent se demander pourquoi la disposition du Code criminel est insuffisante. En clair, un recours pénal n'est pas une solution universelle. Ce recours devrait être utilisé de façon restreinte et modérée. Il est en fait rarement invoqué.
Plus important encore, outre le fait que ce recours devrait être utilisé avec modération, le problème, c'est qu'il ne prévoit pas de solutions de rechange créatives ou adaptées aux besoins, notamment celles axées sur l'éducation, la sensibilisation ou la participation des personnes touchées. C'est ce que j'appellerais une approche de justice réparatrice à la lutte contre les propos haineux, contrairement au recours de justice pénale qui qualifie cette infraction de crime contre l'État puisqu'elle cause du tort au groupe ciblé. Elle est considérée comme étant une pratique discriminatoire, une violation des droits à l'égalité qui ne peut être réglée que dans le cadre d'un recours civil.
En présentant tout cela, je ne cherche pas à insinuer que l'article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne est efficace et parfait tel qu'il est. En fait, plusieurs personnes et moi avons fait ressortir de nombreuses failles de cet article et nous avons proposé des façons de l'améliorer, notamment les amendements que j'ai présentés au comité.
Le problème, toutefois, c'est que le gouvernement refuse même d'envisager qu'on puisse remanier l'article ou le modifier. Il soutient que le seul choix qui s'offre à nous, c'est de l'abolir. Il ne tient compte ni de la raison pour laquelle l'article a été adopté, ni du fait qu'il est encore nécessaire et qu'il est possible de l'améliorer grâce à des modifications fondées sur des principes.
Voici quelques-unes des options possibles. On pourrait éviter les poursuites frivoles en exigeant le consentement du ministre de la Justice et procureur général du Canada avant d'aller plus loin, ce qui n'est pas sans rappeler la façon de procéder actuelle en ce qui concerne les poursuites pénales. On pourrait permettre à la commission de rejeter les plaintes dont elle ou un autre tribunal est saisi de façon à éviter les poursuites-bâillons et les initiatives frivoles, notamment celles des gens qui, malheureusement, soumettent la même demande à plusieurs tribunaux. On pourrait fixer différentes règles de procédure et des considérations fondées sur des preuves qui permettraient à la commission de se pencher sur les questions que le parrain du projet de loi a soulevées à juste titre. On pourrait changer les coûts et permettre que certains types d'ordonnances soient rendues. On pourrait considérer l'importance de l'article 13 à l'ère d'Internet.
En fait, il existe toute une panoplie d'options, mais le gouvernement refuse catégoriquement de les examiner.
En terminant, je tiens à expliquer clairement pourquoi j'utilise le mot « gouvernement » dans le cadre de ce débat sur une mesure qui a été présentée dans un projet de loi d'initiative parlementaire.
De toute évidence, il s'agit d'une initiative gouvernementale, d'un élément du programme du parti, comme on a pu le constater en juin dernier. Lors des travaux du comité, les députés ministériels ont voté en bloc à tous coups. Ils ont refusé d'examiner la question dans son ensemble et rejeté toutes les propositions d'amendement.
En fait, je me demande pourquoi le gouvernement a présenté cette mesure dans un projet de loi d'initiative parlementaire, plutôt que dans un projet de loi d'initiative ministérielle. Il hésitait peut-être à soumettre cette question à l'opinion publique, comme sans doute dans le cas de la motion no 312. Il a aussi limité les discussions et les débats en présentant cette initiative dans le cadre d'un projet de loi d'initiative parlementaire.
Bref, pour employer l'expression quelque peu éculée employée par le député, le gouvernement jette malheureusement le bébé avec l'eau du bain. On pourrait apporter beaucoup de modifications fondés sur des principes à l'article 13. Les discours haineux et l'incitation à la haine sont des problèmes croissants au Canada, surtout sur Internet, comme nous le rappellent plusieurs études du milieu universitaire, et nous devons faire en sorte qu'il existe des recours en droit civil et pénal pour combattre et redresser ces torts, comme l'ont fait valoir M. Matas et M. Freiman au comité.
Je conclurai mon intervention en disant qu'au bout du compte, on peut recourir au droit pénal, et on devrait le faire de façon modérée, comme c'est le cas actuellement. Le recours au droit civil est nécessaire pour la protection de toutes les autres valeurs: l'égalité, la non-discrimination et la protection contre la discrimination envers les minorités ciblées, entre autres. Voilà comment nous devrions procéder...