Monsieur le Président, la réforme institutionnelle, si elle n'est pas réalisée judicieusement, pourrait nuire plutôt que servir. Selon l'un des principes de base en science politique, les difficultés politiques de demain résultent généralement des réformes institutionnelles irréfléchies adoptées aujourd'hui.
Je vais démontrer que c'est exactement ce qui arriverait si la Chambre commettait l'erreur d'appuyer la motion présentée aujourd'hui par le député de Toronto—Danforth au nom du caucus néo-démocrate. Cette motion exhorte le gouvernement du Canada, en consultation avec les provinces et les territoires, à prendre des mesures immédiates menant à l'abolition du Sénat du Canada.
Dressons la liste des problèmes que soulèverait la mise en oeuvre de cette motion. Premièrement, il faudrait rouvrir la Constitution. En cette période d'incertitude économique où les gouvernements de notre fédération doivent travailler de concert pour protéger les emplois des Canadiens, le NPD les invite à investir une large part de leur énergie dans la négociation constitutionnelle.
Deuxièmement, le NPD doit nous dire s'il croit vraiment que tous les gouvernements de notre fédération sont disposés à ne rouvrir la Constitution que pour le seul enjeu du Sénat. Si le NPD le pense, je suggère à ce parti d'en toucher un mot, par exemple, à l'actuel gouvernement du Québec.
Comme l'a déclaré le professeur Benoît Pelletier, de l'Université d'Ottawa, au Hill Times le 18 février 2013:
À mon avis, l'abolition du Sénat n'obtiendrait pas l'aval nécessaire de la majorité des provinces. Je suis convaincu que plusieurs provinces, dont le Québec, profiteraient de l'occasion pour aborder d'autres questions. Au bout du compte, nous nous retrouverions avec un accord aussi large, vaste et substantiel que l'accord du lac Meech ou même celui de Charlottetown.
Le NPD veut peut-être une nouvelle ronde de méga-négociations constitutionnelles, mais les pourparlers constitutionnels sont, à juste titre, au bas de la liste des priorités des Canadiens.
Troisièmement, le NPD a-t-il pris en compte que la règle constitutionnelle pour abolir le Sénat est presque certainement l'unanimité des provinces? La grande majorité des experts considèrent que si la règle du 7/50 — sept provinces représentant au moins la moitié de la population des provinces — est nécessaire pour changer le caractère du Sénat, il faut le consentement de la Chambre et l'unanimité des provinces pour l'abolir, ce que confirmera probablement la Cour suprême.
Dans The Hill Times du 18 février dernier, le professeur Bruce Ryder, du Osgoode Hall Law School, le rappelait, lorsqu'il disait qu'il fallait l'appui des 10 provinces. De toute façon, je rappelle à tous mes collègues quelque chose qui n'a pas encore été dit: le Parlement canadien a voté une loi sur les vétos régionaux. Il faudrait donc abolir la loi sur les vétos régionaux pour ne pas donner à chacune des provinces la possibilité d'imposer un veto sur la modification du Sénat ou son abolition.
Quatrièmement, puisque le NPD ne cesse de répéter qu'il veut imposer, à grands frais, aux Canadiens un référendum sur cette question, a-t-il songé à la question à poser et à la majorité requise? Si cette question devait placer les Canadiens devant une seule alternative — l'abolition ou non du Sénat —, elle ne rendrait pas justice à l'éventail des opinions des Canadiens sur le Sénat.
Quant à la majorité requise pour l'abolition, le NPD a-t-il en tête la majorité simple à l'échelle nationale? Cela ne suffira pas, car les gouvernements et les assemblées législatives des provinces qui auraient voté pour le maintien estimeraient, avec raison, que leur devoir constitutionnel est de faire prévaloir le désir de leurs électeurs.
On parle donc de la majorité simple à l'intérieur de chaque province. La probabilité qu'un tel seuil majoritaire soit atteint 10 fois, d'un océan à l'autre, est si faible qu'on se demande bien pourquoi il faudrait dépenser les fonds publics pour tenir un tel référendum.
L'abolition du Sénat modifierait considérablement la fédération et, aux termes des règles de modification de la Constitution, les provinces devraient l'approuver à l'unanimité. Or, un consensus est très peu probable. En fait, à l'heure actuelle, seules trois provinces approuvent l'abolition du Sénat.
Je pense que la meilleure conclusion qu'on puisse tirer de cette motion peu judicieuse est celle qu'a tirée par Peter Russell, professeur émérite à l'Université de Toronto. Il a été cité dans le Hill Times du 18 février 2013. Voici ce qu'il a déclaré:
Ils [le NPD] n'ont pas vraiment pesé le pour et le contre du bicaméralisme. Je ne sais même pas s'ils savent comment épeler ce terme.
C'est le professeur Russell qui le dit. En effet, si l'on suivait le dessein du NPD, le Canada deviendrait la seule grande fédération du monde à ne compter qu'une seule Chambre fédérale. Si l'on devait perdre notre Chambre haute, on perdrait aussi le rôle utile qu'elle joue dans notre système politique, au bénéfice des Canadiens, en particulier au bénéfice des régions et des minorités.
Ce rôle est précisément celui que les Pères de la Confédération lui ont assigné, celui du second examen objectif. Les sénateurs n'étant pas élus, ils jouent leur rôle avec modération et laissent presque toujours le dernier mot à la Chambre élue, la Chambre des communes.
Mais en procédant à un second examen objectif, il arrive aux sénateurs de déceler des erreurs, des imprécisions, et d'inviter les députés à amender leurs projets de loi dans l'intérêt des contribuables et des citoyens.
Permettez-moi de citer des exemples récents de situations dans lesquelles nos collègues de l'autre Chambre ont effectué un second examen objectif. En 2006, la Chambre a accepté 55 amendements présentés par le Sénat en vue d'améliorer la Loi fédérale sur la responsabilité. En 2008, le Sénat a convaincu le gouvernement de ne pas aller de l'avant avec les changements proposés au crédit d'impôt pour production cinématographique. En effet, une disposition infâme aurait alors permis au ministre d'exercer la censure et de refuser d'accorder le crédit d'impôt pour production cinématographie si, selon lui, la production en question était contraire à un concept flou dans ce domaine, soit l'ordre publique. Cette question a déclenché un énorme tollé partout au pays. Dieu merci, un sénateur libéral a constaté cette erreur, qui a été corrigée à la Chambre.
En 2012, après que les amendements à la Loi sur la sécurité des rues et des communautés proposés par les libéraux ont été rejetés à la Chambre, le Sénat a apporté ces mêmes amendements qui ont par la suite été acceptés à la Chambre. À l'heure actuelle, le projet de loi C-290, Loi modifiant le Code criminel (paris sportifs), qui a été présenté par le NPD, est examiné attentivement par le Sénat, car certaines ligues sportives et plusieurs provinces se sont dites préoccupées par le fait que la Chambre n'avait pas suffisamment étudié la mesure législative avant de l'adopter.
Comme nous pouvons le constater, le Sénat a toujours présenté des amendements et des précisions utiles en ce qui concerne les projets de loi adoptés par la Chambre, en s'opposant rarement à la volonté générale de cette dernière. En fait, mes 10 doigts suffisent à compter le nombre de projets de loi adoptés par la Chambre des communes qui ont été rejetés par le Sénat depuis 1945. Le Sénat joue un important rôle de surveillance dans la fédération canadienne en procédant à un second examen objectif des mesures législatives adoptées par la Chambre. Il joue un rôle complémentaire en procédant à un autre examen et en présentant des amendements. C'est précisément pour cette raison que le Sénat a été créé par les Pères de la Confédération. Il ne serait pas judicieux d'abolir cette chambre de réflexion, d'autant plus que le gouvernement actuel est le plus opaque de l'histoire de notre pays. Les institutions fédérales ont besoin qu'on accroisse la surveillance, et non qu'on la réduise.
Pour que le Sénat remplisse correctement son rôle de Chambre de second examen objectif, il faut que le premier ministre choisisse de bons sénateurs, exceptionnels pour leur ardeur à l'ouvrage, leur rigueur, leurs compétences et leur trempe morale.
Malheureusement, le premier ministre a fait certaines nominations très douteuses. Ainsi, au lieu de nommer des personnes très qualifiées, il a choisi des gens dont la seule compétence consiste à accorder leur appui au Parti conservateur. Le premier ministre doit être tenu responsable de ces mauvais choix, et non le Sénat en tant qu'institution. Le premier ministre doit également être tenu responsable du gâchis constitutionnel que sa réforme du Sénat causera. Il veut élire les sénateurs sans rien changer d'autre dans la Constitution. Permettez-moi de vous exposer les torts que cela causera à notre pays.
Beaucoup de Canadiens voudraient que leur sénateur soit élu plutôt que nommé, ce qui est compréhensible. Cette façon de faire serait plus démocratique. Par contre, qu'arriverait-il si, comme le propose le gouvernement conservateur, nous changions les règles de nomination des sénateurs sans changer la Constitution en conséquence?
La réforme du Sénat que proposent les conservateurs aurait plusieurs conséquences: si les sénateurs étaient élus tout comme les députés, il n'y aurait pas de mécanisme de règlement des différends entre le Sénat et la Chambre; l'Alberta et la Colombie-Britannique, qui n'ont que six sénateurs chacune, seraient encore sous-représentées, tandis que le Nouveau-Brunswick et la Nouvelle-Écosse, dont la population est cinq à six fois inférieure à celle de ces provinces, compteraient toujours dix sénateurs; si les deux Chambres élues étaient incapables de régler leurs différends, on se retrouverait dans une impasse politique comme aux États-Unis et comme, actuellement, en Italie et au Mexique; il y aurait d'âpres querelles constitutionnelles entre les provinces concernant le nombre de sièges auxquels elles ont droit au Sénat. Heureusement, il y a de fortes chances que la Cour suprême conclue que cette réforme maladroite du Sénat ne peut pas être mise en oeuvre unilatéralement par une simple loi du Parlement.
Donc, prenons les choses dans l'ordre. Les provinces pourront-elles s'entendre au sujet de la répartition des sièges du Sénat? Si elles y arrivent, nous devrons alors définir les pouvoirs constitutionnels qu'il faudra accorder au Sénat pour instaurer de saines complémentarités avec la Chambre, ce qui permettrait d'éviter la sclérose institutionnelle causée par les dédoublements. Par la suite, nous devrons nous entendre sur le processus d'élection des sénateurs et modifier la Constitution en conséquence.
L'abolition du Sénat changerait beaucoup la fédération. Pour modifier légitimement la Constitution, il faudrait obtenir le consentement unanime des provinces, ce qui est très peu probable. En outre, le Sénat joue un rôle utile en améliorant ou en corrigeant les projets de loi qui sont adoptés à la Chambre.
Tant que les provinces n'arriveront pas à s'entendre sur le nombre de sénateurs auxquels chacune a droit, il faut éviter le chaos constitutionnel que causerait l'élection des sénateurs.
Choisissons plutôt de tenir le premier ministre responsable de la qualité des sénateurs qu'il nomme. Laissons au Sénat le rôle que lui ont conféré les Pères de la Confédération: celui de l'étude approfondie et du second examen objectif des mesures législatives.