Monsieur le Président, je vais partager mon temps de parole.
Je suis particulièrement fier de prendre la parole au sujet du 66e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre et de souligner l'importance de l'adopter afin que ses recommandations soient appliquées dans les meilleurs délais, à l'approche de notre déménagement dans l'édifice de l'Ouest.
Dans ma jeunesse, j'ai appris, comme tous les Canadiens — du moins depuis l'entrée en vigueur de la Loi sur les langues officielles — que le Canada a deux langues officielles, celles des deux peuples fondateurs du Canada.
Évidemment, on nous a enseigné que le mot « Canada » est un mot indien qui signifie « maison ». Je fais exprès pour dire « indien », et je n'ai pas de traduction exacte du mot « Canada » dans ce contexte, puisque c'est ce qu'on nous enseignait. Lorsque j'étais enfant, je trouvais que ce n'était pas très logique. Même si j'acceptais les faits tels qu'ils m'étaient présentés, j'ai toujours eu de légers doutes.
Pour une raison quelconque, les Anglais et les Français, deux puissances de l'Europe occidentale, avaient fondé le Canada. Cependant, dans mon enfance, je me posais certaines questions. Pourquoi une réserve indienne qu'on appelait la réserve no 17 de Doncaster se trouvait-elle à distance de marche de ma maison? Qu'est-ce qu'on y réservait? Comment les Indiens appelaient-ils cet endroit? Ces Indiens dont on nous parlait de façon très vague, qu'étaient-ils s'ils ne faisaient pas partie des peuples fondateurs du Canada? Ils avaient le mot « Canada », mais à quoi ressemblaient les autres mots de leur langue? Si je vivais au Canada, alors pourquoi je ne parlais pas canadien?
En Angleterre, on parle anglais. En France, on parle français. En Corée, on parle coréen. Au Japon, on parle japonais. Je n'ai rien appris au sujet des langues africaines. Bien honnêtement, on ne nous apprend toujours pas grand-chose au sujet de ce continent, de l'établissement de ses frontières, des pays qui le composent et de son incroyable étendue géographique. On ne nous apprenait rien au sujet des nombreuses langues qui y sont parlées. D'ailleurs, toutes ces connaissances m'auraient probablement rendu encore plus confus dans ma quête de compréhension des nations manquantes au Canada, parce qu'on ne nous avait pas vraiment parlé du colonialisme non plus.
Mon père, Joseph, qui possède aujourd'hui une connaissance étendue des questions autochtones et de l'histoire réelle, soit celle qui s'est réellement produite et non celle qu'on nous enseignait à l'école, m'a raconté, lorsque j'étais enfant, que son grand-père, un dénommé Alphonse Paré qui était ingénieur minier avant d'être officier de la cavalerie canadienne pendant la Première Guerre mondiale, parlait quatre langues canadiennes: le français, l'anglais, le cri et l'ojibwé.
C'étaient, mon père me l'a appris, les langues du commerce de l'époque et, en tant qu'ingénieur minier à Timmins, une ville qu'il avait nommée en l'honneur de son oncle, Noah Timmins, il commerçait très souvent dans le Nord de l'Ontario. Cependant, pour des raisons qui m'échappent, il n'a jamais cru bon ni senti le besoin de transmettre ces langues supplémentaires à ses neuf enfants.
Pour rendre les choses encore plus compliquées, la femme d'Alphonse, mon arrière-grand-mère galloise, Lucy Griffith, était née en Australie. Leur deuxième fille, Patricia de Burgh, en l'occurrence ma grand-mère qui, soit dit en passant, fut la championne de ski Pat Paré, est née en Irlande lorsque son père combattait sur le front français, ce qui explique mon deuxième prénom, de Burgh.
Au même moment, j'ai appris que du côté de ma mère, Sheila, mon grand-père, né à Istanbul, ingénieur de l'Expo 67, Beno Eskenazi, parlait ladino. Il a d'ailleurs édité le Sephardic Folk Dictionary dans les années 1990 afin de protéger cette langue qui peinait à survivre. Il parlait aussi le turc, le grec, le français et l'anglais.
Ma grand-mère, Goldie Wolofsky, parlait yiddish, anglais et français. Son grand-père, Hirsch Wolofsky, a été le fondateur du premier journal en yiddish au Canada, le Der Kender Adler. Mes grands-parents se parlaient souvent en espagnol et en ladino. Ce sont des langues qui se ressemblent, mais je ne comprenais aucune des deux. Ma grand-mère et ma mère, toutes les deux nées à Montréal, n'ont pas eu le droit d'aller à l'école en français parce qu'elles étaient juives.
Ces langues ne m'ont pas été apprises, et je me demande pourquoi. À l'école secondaire, j'ai suivi des cours d'allemand pour pouvoir comprendre le yiddish, une langue proche de l'allemand, un peu comme le ladino et l'espagnol. Malheureusement, je n'ai jamais trouvé qui que ce soit avec qui pratiquer l'allemand, encore moins pour transférer ces connaissances vers le yiddish. Ainsi, à ce jour, je ne parle ni allemand ni yiddish, même si je connais quelques phrases de bases dans la première.
Il y a trois générations, le yiddish était la troisième langue en importance à Montréal, après le français et l'anglais, mais elle ne l'est plus du tout aujourd'hui. J'ai perdu une grande partie de ma culture et de mes origines.
Ma femme Mishiel vient de Mindanao, une île dans le Sud des Philippines aux prises avec une guerre civile. Cet été seulement, il y a eu deux attentats à la bombe mortels dans sa ville natale, Isulan. Elle parle l'hiligaynon, le cebuano, l'aklanon, le tagalog et l'anglais.
Les Philippines ont été occupées par les Espagnols à compter du début du XVIe siècle. En fait, le pays porte le nom du roi qui régnait sur l'Espagne à l'époque, à savoir le roi Philippe II.
Depuis ma première rencontre avec Mishiel il y a près de sept ans devant la flamme sur la Colline du Parlement, je cherche à en apprendre davantage sur sa culture, la culture des Philippines avant l'arrivée des Espagnols. Malgré mes efforts, j'ai trouvé très peu d'information à ce sujet. Même si de nos jours plus de 40 langues sont parlées aux Philippines, la plupart d'entre elles ont été profondément influencées par les occupants espagnols et, plus tard, par les Américains auxquels le traité de Paris de 1898 a transféré le contrôle du pays.
Il ne faut pas minimiser l'importance de connaître les cultures qui ont contribué à notre identité, à celle de nos ancêtres et à celle de nos enfants. Les endroits où nos ancêtres ont vécu, le genre de personne qu'ils étaient et les gestes qu'ils ont posés font tous de nous ce que nous sommes.
Bon nombre de députés ont rencontré ma fille Ozara. Elle m'a souvent visité sur la Colline, notamment à l'Halloween où elle est venue déguisée en page parlementaire, en Présidente de la Chambre et, plus récemment, en pilote professionnelle. Ce n'est pas mal pour une petite fille de quatre ans. J'espère qu'en grandissant, elle saura qu'elle peut atteindre tous les objectifs qu'elle se fixera et qu'elle saura d'où tous ces nombreux ancêtres viennent, du moins tous ceux que nous pourrons découvrir.
Lors de son premier anniversaire, nous avons tenté de calculer le nombre de langues que nous savions que les grands-parents de ses grands-parents avaient parlé, et il est fort probable que nous ne sommes pas au courant de toutes les langues qu'ils aient parlé.
Du côté des Parés, Ozara est une Québécoise de quatorzième génération, mais son arbre généalogique a de nombreuses branches et elle compte des ancêtres de divers pays. Nous savons avec certitude que, dans nos deux familles, nous avons des ancêtres qui viennent au moins des pays suivants: Australie, Canada, Irlande, France, Écosse, Espagne, Pologne, Ukraine, Russie, Turquie, Philippines et pays de Galles qui est, soit dit en passant, de la même taille que ma circonscription.
Au cours des trois dernières générations seulement, les ancêtres directs d'Ozara ont parlé au moins l'aklanon, le cebuano, le cri, l'anglais, le français, le grec, l'hébreu, le hiligaynon, le kinaray-a, le ladino, le maguindanao, le maranao, l'ojibwé, le polonais, le russe, l'espagnol, le tagalog, le turc et le yiddish. Ses parents, c'est-à-dire Mishiel et moi, parlent six de ces 19 langues. Nous avons perdu les 13 autres en cours de route et l'anglais est la seule langue que nous avons en commun. Dans ma famille, nous avons perdu en moyenne quatre langues par générations.
Bref, bien après avoir atteint l'âge adulte, je ne comprenais toujours pas clairement la question de nos véritables langues originales. Il serait un peu exagéré de dire que je la comprends maintenant parfaitement.
Le 8 juin 2017, mon collègue de Winnipeg-Centre a soulevé une question de privilège parce qu'il avait eu l'intention de parler à la Chambre dans sa langue, le cri, et il voulait être compris. Dans la décision qu'il a rendue deux semaines plus tard, le Président a conclu qu'il ne s'agissait pas d'une question de privilège en vertu des procédures et des usages actuels. Cependant, trois mois plus tard, il a écrit une lettre au comité de la procédure pour lui suggérer d'examiner la question de plus près.
Étant membre du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre depuis mon arrivée à la Chambre, je me suis dit: « Bien sûr que je veux étudier cette question. Qui suis-je pour dire à mes concitoyens qu'ils ne peuvent pas parler les langues de ce pays au Parlement? »
Nous mentionnons souvent que nous nous trouvons sur des terres ancestrales et non cédées des peuples algonquins, mais nous ne parlons pas du fait que nous ignorons des langues et des cultures non cédées. Elles sont toutes non cédées de la même manière: elles n'ont pas été données, mais prises de force.
Précisons que dorénavant les députés peuvent parler n'importe quelle langue à la Chambre. Il existe de nombreux précédents. Il en est même question dans La procédure et les usages de la Chambre des communes. Le problème, bien concret, est de se faire comprendre. Dans le hansard, il sera indiqué « Le député s'exprime en langue X », suivi de la traduction, si elle a été fournie.
Récemment, le député de Ville-Marie—Le Sud-Ouest—Île-des-Soeurs a pris la parole et a prononcé son discours entièrement en mohawk, l'une des nombreuses langues qui ont servi de code indécryptable durant la Deuxième Guerre mondiale.
Je le cite:
En ce [jour], rassemblons tous nos esprits et rendons hommage aux peuples autochtones qui se sont portés bénévoles pour s'engager dans les Forces armées canadiennes.
Pensons à eux et rappelons-nous ceux qui se sont battus et sont morts dans les grandes guerres.
Rendons hommage et honorons ceux qui sont morts pour nous, afin qu'aujourd'hui nous puissions tous vivre en paix.
Tel doit être notre état d'esprit.
Nous nous souvenons.
Je ne peux imaginer plus grande ironie ni plus grande preuve de notre échec dans ce domaine que le fait qu'une déclaration prononcée en mohawk, dans cette enceinte, par un homme blanc pour remercier les soldats autochtones d'avoir défendu notre démocratie ne puisse être comprise que le lendemain quand on en a produit une traduction écrite puisque, même si on leur avait fourni le texte, nos interprètes ne pouvaient nous dire ce qui était dit dans une langue pourtant tout à fait canadienne. Ces langues méritent d'être comprises à la Chambre. Le 66e rapport propose une façon d'atteindre cet objectif.
Il est probable qu'il coule un peu de sang autochtone dans mes veines. Comme les documents sur ma famille au Québec remontent jusqu'à 1647, c'est bien possible. Le fait que je n'en sois pas certain en dit long sur l'importance qui a été accordée à la conservation de ce genre de renseignements. Ce n'est pas cette possibilité qui me motive. C'est le fait que tant de Canadiens et de gens dans les pays colonisés du monde entier ne savent pas d'où ils viennent et, par conséquent, qui ils sont vraiment.
Je sais que je suis le produit d'un très grand nombre de cultures et de langues provenant du monde entier et sur lesquelles je ne sais à peu près rien, chose que je regrette. Nous ne pouvons justifier de ne pas faire tout ce que nous pouvons pour préserver les cultures importantes aux yeux des gens qui en sont issus et les langues importantes aux yeux des gens qui les parlent.
Nous aurions doublement tort de ne pas inclure les langues qui sont à la base même de notre pays à l'endroit qui est censé représenter tous les Canadiens et tout ce qui les concerne. Nous avons la possibilité, ici, aujourd'hui, d'adopter le 66e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, lequel nous donne une feuille de route, un plan, un point de départ, pour commencer à songer à résoudre ces questions ici même afin d'offrir aux députés qui parlent une langue autochtone l'occasion de s'exprimer dans cette langue à la Chambre et d'être compris.
Cela aurait dû se faire il y a des générations. Toutefois, compte tenu du déménagement dans l'édifice de l'Ouest et des changements technologiques déjà en place dans ce bâtiment, il est temps d'agir sans plus tarder. J'encourage les députés qui s'y opposent à soulever la question auprès de leur caucus, qui n'est pas un mot latin, mais plutôt un mot algonquin qui n'a jamais été cédé.
Je n'ai pas l'intention de laisser ma fille grandir sans connaître cette histoire, sans reconnaître que ce pays que nous appelons le Canada, tel que nous le connaissons, a été fondé sur des terres autochtones non cédées, des cultures autochtones non cédées et des langues autochtones non cédées.
Dans les cultures autochtones d'Amérique du Nord, on dit que la valeur d'une personne se mesure non pas par ce qu'elle possède, mais par ce qu'elle donne. Ainsi, ces cultures et les gens qui les représentent ont une valeur infinie, car ils ont tout donné.
Nous devons adopter le 66e rapport, et ce, aujourd'hui même. Certaines choses ne peuvent plus attendre. Pour ceux qui se posent la question, les Mohawks appellent la réserve no 17 de Doncaster Tioweró:ton, ce qui signifie, en gros, là où le vent se lève.