Merci beaucoup. C'est pour moi un honneur et un privilège de comparaître devant votre comité.
Je remarque que je me trouve seul sur la sellette, sans personne à mes côtés, ce qui est bon, parce que je n'ai pas rédigé d'exposé. Je suis prêt à répondre à vos questions et j'essaierai d'être le plus complet possible dans mes réponses. C'est typique d'un criminaliste de se fier à l'oral.
Je me présente. Je suis criminaliste de la défense et partenaire chez Abergel Goldstein & Partners, ici, à Ottawa. Je suis également membre de la Criminal Lawyers' Association, du conseil d'administration de laquelle j'ai fait partie, et c'est en son nom que je suis ici.
Pour ceux qui ne le savent pas, la Criminal Lawyers' Association est une organisation sans but lucratif fondée en 1971. Nos membres sont des criminalistes qui se recrutent surtout en Ontario, mais il y en a de partout au Canada. Elle a été consultée à maintes reprises par des comités comme le vôtre et elle a produit des mémoires en réponse à des consultations très importantes du gouvernement, en intervenant aussi assez souvent devant la Cour suprême du Canada. L'Association préconise un droit criminel juste, modeste et constitutionnel.
Je suis ici pour parler de la question très importante de la torture et du projet de loi C-242. Bien que nous soyons d'accord avec ses objectifs et ses buts et que nous reconnaissions la nature répugnante des actes qu'il vise, le projet de loi présente, d'après nous, des problèmes importants sur les plans de son libellé et de son éventuelle application dans notre système de justice pénale.
Il y a des aspects que je ne me sens pas compétent d'en parler, mais, j'en suis sûr, votre Comité les a cernés, des questions touchant le droit international, les incompatibilités entre les définitions de la torture et leurs répercussions internationales. Je vous incite, et j'espère être entendu, à consulter des témoignages d'experts à ce sujet.
Avant d'en venir aux conséquences pratiques du projet de loi, je dois dire que l'un de nos principaux problèmes est l'expansion constante du Code criminel. Nul n'est censé ignorer la loi. On ne peut pas se disculper en prétendant l'ignorer, et, ces dernières années, la complexité, le volume et les dédoublements de notre droit pénal ont augmenté. Or, ces choses sont à éviter, parce qu'elles entraînent aussi un coût.
Il faut reconnaître que les actes visés par le projet de loi sont déjà des crimes: voies de fait graves, séquestration, enlèvement. La peine maximale pour enlèvement est la prison à vie. Celle des autres crimes, notamment les voies de fait graves, est 14 années d'emprisonnement. Bien sûr, les actes visés par le projet de loi pourraient être l'objet d'autres chefs d'accusation.
Comme c'est le cas de la plupart des rubriques du droit criminel, il se présente toujours des cas qui semblent inhabituels, pour lesquels les peines semblent trop légères. La Criminal Lawyers' Association est troublée par les lois visant des cas particuliers ou des circonstances particulières. Notre système prévoit des recours, il accorde un pouvoir discrétionnaire à la poursuite et il possède une longue histoire en common law capable de s'ajuster aux cas où les peines, à première vue, pour les observateurs de l'extérieur, pourraient sembler inappropriées. Il faut reconnaître qu'il existe des coûts d'option dont on ne peut pas se prévaloir quand la loi est complexe. J'en parlerai dans un moment.
D'après nous, les mesures prévues dans le Code criminel suffisent pour les questions visées par le projet de loi.
Le projet de loi lui-même devrait d'abord provoquer des inquiétudes parce qu'il est plus général et plus strict que les dispositions en vigueur contre la torture qui s'appliquent aux acteurs étatiques. Visiblement, la première différence entre ce nouveau projet de loi et les lois en vigueur qui s'appliquent à ces acteurs est la peine elle-même. Je suis sûr que le Comité est bien conscient qu'une poursuite en application de l'article 269.1 déjà en vigueur entraîne une condamnation à une peine maximale de 14 ans et que le conflit entre la condamnation à perpétuité, proposée ici, et cette peine de 14 ans peut causer des difficultés d'application au tribunal et, de fait, envoyer un message contradictoire au public.
La lecture de ce projet de loi très court révèle une petite différence dans la définition de la torture par ces deux articles.
Le projet de loi définit la torture, mais les actes qualifiés de torture doivent viser un objectif précis, qui est d'intimider ou de faire pression sur autrui. Cette définition existe aussi dans les dispositions en vigueur sur la torture d'État, mais, à ces dispositions s'ajoute une liste supplémentaire de facteurs dont on doit tenir compte en sus de l'objectif d'intimidation ou de pression. Ces facteurs sont énumérés à l'alinéa 269.1(2)a) sous la définition de torture. Ils comprennent l'obtention de renseignements ou d'une déclaration d'une personne ou d'un tiers, la punition d'un acte que la personne ou un tiers a commis et, ce qui est important, tout motif fondé sur quelque forme de discrimination que ce soit.
Le projet de loi est muet sur ces motifs. À cet égard, la définition de torture, son application, sera plus étroite. Cette différence conduit à des problèmes d'interprétation juridique et d'application dans nos tribunaux. En même temps, la définition de torture dans le projet de loi peut être lue de manière plus générale que dans la loi en vigueur. Dans la loi en vigueur visant les acteurs d'État, la torture ne comprend pas seulement les sévices qui causent une peine ou une souffrance graves: elles peuvent être physiques ou mentales.
Le projet de loi envisage aussi les sévices mentaux causés par la torture, mais il donne ensuite une définition étroite à ce critère, en déclarant que ces sévices doivent être une « douleur ou des souffrances aiguës et prolongées... ayant modifié de façon manifeste et importante [l]es capacités intellectuelles » de la victime. J'ignore ce dont il s'agit. Ça pourrait faire l'objet de beaucoup de litiges devant nos tribunaux. J'ignore s'il faut qu'il y ait un problème cognitif prouvé lorsque la capacité intellectuelle est diminuée. J'ignore si le syndrome de stress post-traumatique ou d'autres formes de problèmes de santé mentale découlant d'actes de torture seraient visés ici. il semble qu'ils le seraient si un acteur étatique en était la cause. Voilà certains des conflits qui pourraient conduire à des problèmes d'application et de litiges.
Parlons de certaines conséquences pratiques que le projet de loi pourrait avoir pour nos tribunaux.
Ces dernières années, j'ai témoigné à un certain nombre de reprises, plus que je ne l'aurais aimé, sur les peines minimales obligatoires. Heureusement, le projet de loi n'en prévoit pas, mais certains des problèmes qu'elles nous causent peuvent surgir ailleurs, et c'est le pouvoir discrétionnaire de la police ou de la poursuite en matière de dépôt d'accusations et de poursuite.
On peut imaginer la situation de quelqu'un accusé de voies de fait graves, de séquestration ou d'enlèvement et, en plus, de torture, qui peut déjà posséder un casier judiciaire pour actes de violence. On peut deviner qu'il sera amené de façon insidieuse à plaider la culpabilité pour ces crimes si, en échange, la Couronne s'abstient de le poursuivre pour torture. Cette sorte de pouvoir discrétionnaire sur le plan des poursuites a déjà été vue, et mon organisation s'en est plainte et l'a désignée comme un problème découlant des peines minimales obligatoires. Ce problème se présente ici aussi.
Parlant de problèmes pratiques, je devrais dire que le temps des tribunaux est précieux et, à cet égard, j'ai évoqué les coûts d'option et les problèmes qui en découlent. Il devient de plus en plus précieux avec l'expansion du Code criminel et l'augmentation du nombre de poursuites.
Paradoxalement, alors que le taux de criminalité diminue, le temps des tribunaux consacré à débattre les différends que j'ai mentionnés, les problèmes de constitutionnalité, ceux de proportionnalité, la différenciation des précédents, ce temps, dis-je, pourrait être beaucoup mieux employé, d'après moi, s'il était affecté au problème des accusés en attente de procès qui sont frappés de peines d'incarcération excessives, à la pénurie du temps consacré au procès. Ces ressources, bien franchement, pourraient être déployées à une meilleure fin dans d'autres domaines qui ont vraiment besoin de réelles mesures améliorantes.
Je ne suis pas criminologue et je ne peux pas vous fournir une preuve d'expert sur les facteurs criminogènes ou sur des considérations criminalistiques, mais je possède de l'expérience. Récemment, je parlais à un imminent criminologue, Anthony Doob, qui a témoigné à maintes reprises devant les comités sur la question de la dissuasion et son rapport avec la criminalisation de certains actes.
Il semble peu probable, d'après mon expérience des réalités pratiques judiciaires et des accusés ainsi que d'après l'examen des faits présentés dans ce contexte et dans le contexte des peines minimales obligatoires, que la criminalisation d'un acte, nommément la torture, et le fait d'y consacrer un article précis dans le Code seront encore plus dissuasifs. Il a été amplement prouvé, sur ce point, que c'est la probabilité d'être appréhendé, d'être pris, qui a un effet dissuasif. En général, l'ajout de peines n'en a pas.
Si quelqu'un allait commettre des actes qui équivalent déjà à des voies de fait graves, à la séquestration, à l'enlèvement, à l'homicide involontaire coupable, à l'assassinat, à la tentative de meurtre, l'insertion, dans le Code criminel, d'un autre article visant la torture ne serait pas susceptible de l'en dissuader.
Mon intention n'est pas de minimiser la conduite visée par le projet de loi, et j'espère que mes observations sur le projet de loi et mes critiques ne seront pas perçues comme une tentative de minimiser la gravité ressentie des souffrances des victimes d'un bourreau. Il s'agit effectivement d'actes répugnants, à prendre très au sérieux.
L'autre justification qu'on pourrait trouver à ce projet de loi est que, en désignant une infraction par un nom précis, elle pourrait être dénoncée plus souvent, et les cas plus susceptibles de se retrouver au poste de police. Je suis très sceptique. Je veux des preuves.
Au bout du compte, notre Code criminel est assorti d'un ensemble robuste de lois qui visent ces types de situations très choquantes. Le projet de loi, même si son rapport coûts/avantages est louable, échoue simplement à l'examen auquel il faut soumettre les dispositions du Code criminel quand nous adoptons des lois très importantes qui exercent des effets sur notre système de justice et, en fin de compte, sur l'éventuelle liberté des personnes accusées de contrevenir à ces lois.