Monsieur le Président, j’avais très hâte de prendre la parole pour ajouter à ma question de privilège. J’aimerais répondre, très brièvement, à l’intervention du leader du gouvernement à la Chambre sur ma question de privilège concernant le fait que le premier ministre a délibérément induit la Chambre en erreur quant au moment où il a été mis au courant de l’inconduite sexuelle du général Vance en 2018. Je vais laisser mon mémoire de la semaine dernière tel qu’il a été présenté, mais je veux faire quelques commentaires supplémentaires.
Le leader parlementaire du gouvernement a soulevé la question de ma référence aux courriels de Janine Sherman, la secrétaire adjointe du Cabinet responsable des nominations du gouverneur en conseil. Mme Sherman avait envoyé une ébauche de courriel que le ministre de la Défense nationale pourrait utiliser pour répondre à M. Walbourne. Voici ce que le leader du gouvernement à la Chambre a réellement dit: « Bien qu’elle n’inclue pas les mots “allégations de harcèlement sexuel”, je ne peux que présumer qu’elle faisait une supposition. »
Le leader du gouvernement à la Chambre émet l’hypothèse que quelqu’un fait une supposition, et ce quelqu’un n’est pas n’importe qui; c’est la secrétaire adjointe du Cabinet, et la personne qui émet l’hypothèse sur la supposition est un ministre de la Couronne. C’est une raison de plus, monsieur le Président, pour que vous jugiez qu'il y a à première vue matière à question de privilège et que vous demandiez au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre de faire toute la lumière sur cette importante question.
Je ne reviendrai pas sur les trois critères appliqués à la question de privilège. J’ai présenté mon mémoire à ce sujet et je sais que le leader du gouvernement à la Chambre a présenté sa version. Cependant, il y a une autre application importante sur laquelle les présidents s’appuient et qui est tout aussi importante, voire plus, dans bien des cas, lors de l’examen des questions de privilège dont j’aimerais que vous teniez compte, monsieur le Président.
J’ai terminé ma présentation initiale en citant la deuxième édition de l’ouvrage de Maingot intitulé Le privilège parlementaire au Canada, à la page 227, où il suggère que si le Président a le moindre doute, il devrait laisser à la Chambre le soin de trancher la question. Cette citation provient d’une décision rendue le 21 mars 1978, à la page 3975 des Débats, où le Président cite un rapport d'un comité spécial du Royaume-Uni sur le privilège parlementaire, et d’une décision rendue le 10 octobre 1989, aux pages 4457 à 4461 des Débats.
Dans une autre décision datant du 24 octobre 1966, à la page 9005 des Débats, le Président utilise la même application en parlant du député qui soulevait alors la question de privilège. Voici ce qu'il a dit:
Considérant cette question, je me demande quel est le devoir de l'Orateur en cas de doute. Nous devons nous rappeler que l'Orateur n'a pas à décider actuellement si l'article en litige constitue une atteinte aux privilèges […] L'Orateur est le gardien du Règlement, des droits et privilèges de la Chambre et des députés, et il ne peut pas les priver de ces privilèges en cas de doute […] Au stade préliminaire où en sont les choses, je crois donc que mon incertitude devrait être interprétée en faveur du député.
Puis, le 27 mars 1969, à la page 853 des Débats de la Chambre des communes, le Président dit ceci:
[Le député] a peut-être un grief contre le gouvernement à ce titre plutôt qu'à celui de député. Par contre, les députés savent que la Chambre a toujours eu à cœur de protéger les droits et les privilèges de tous ses membres. Comme l'interprétation des précédents suscite un certain doute dans ce cas-ci, je serais enclin à faire bénéficier le député de ce doute.
Personne, à part le leader du gouvernement à la Chambre, ne croit le premier ministre lorsqu'il prétend qu'il n'était pas au courant de la nature des plaintes, et personne ne croit non plus qu'un doute subsiste quant à la façon d'interpréter les faits et les précédents liés à cette affaire.
Un autre élément qui nous permet de douter de l'innocence du premier ministre est le fait que, le jour où le leader du gouvernement a présenté ses observations au sujet de la question de privilège, la présidente libérale du Comité permanent de la défense nationale a annulé de façon unilatérale la réunion pendant laquelle le comité devait recevoir la cheffe de cabinet du premier ministre pour essayer d'obtenir des précisions concernant cette affaire. Plusieurs ont vu là une tentative de camoufler et de cacher ce que le premier ministre savait.
Vous le savez, monsieur le Président, les ouvrages de référence indiquent tous qu'il faut avoir tous les détails en main pour mener nos travaux et que nous devons nous assurer de l'intégrité de l'information que communique le gouvernement à la Chambre. Comme je l'ai mentionné plus tôt, le leader du gouvernement à la Chambre est le seul à croire que le doute n'est pas suffisant pour justifier que la présidence me permette de présenter la motion appropriée et d'aller au fond de cette affaire.
J'aimerais porter à l'attention de la Chambre différentes observations qui appuient ce point, notamment un article écrit par Chantal Hébert en fin de semaine dernière. Elle explique beaucoup mieux que moi la situation. Elle parle du rapport préparé par Marie Deschamps, ex-juge de la Cour suprême, dont j'ai également parlé lorsque j'ai soulevé cette question de privilège pour la première fois. Voici ce que Mme Hébert a écrit:
Dans son rapport de 2015, elle recommandait l'établissement d'un organisme indépendant chargé de recevoir les signalements concernant les inconduites sexuelles.
Les conclusions du rapport et cette recommandation fondamentale se trouvaient dans la boîte de réception [du premier ministre] quand il est arrivé au pouvoir.
Malgré cela, faire le suivi de la recommandation portant sur l'établissement d'un organisme indépendant n'a pas fait partie des tâches que le premier ministre a confiées au ministre de la Défense [...] au fil des ans...
Depuis plusieurs semaines, les médias et les partis d'opposition tentent de découvrir pourquoi [le ministre de la Défense] et le personnel [du premier ministre] n'ont pratiquement rien fait lorsqu'ils ont été informés, en 2018, des allégations d'inconduite à l'endroit du chef d'état-major de la Défense alors en poste, Jonathan Vance. Il s'agit, après tout, d'un gouvernement qui profite de toutes les occasions pour faire étalage de son soi-disant féminisme.
Dans ce contexte, on s'attendrait à ce qu'il juge prioritaire de rester à l'affût des incidents de harcèlement sexuel [particulièrement dans les plus hauts échelons des institutions comme les forces armées]...
Pourtant, d'après ce que dit le premier ministre [...] [cette semaine], ses conseillers ne savaient pas que les allégations concernant Vance étaient de nature sexuelle.
Oublions que la correspondance échangée par des employés du Cabinet du premier ministre laisse entendre le contraire.
Le harcèlement sexuel est l'une des premières possibilités qui seraient venues logiquement à l'esprit de ceux qui ont lu le rapport Deschamps quand il a été question d'allégations d'inconduite contre Vance.
Comme le premier ministre a souvent répété avoir une politique de tolérance zéro à propos des inconduites sexuelles, la simple possibilité que le plus haut gradé du Canada puisse contribuer au problème systémique qu'il avait pour tâche de régler aurait dû déclencher un signal d'alarme.
Il semble que cela n'ait pas été le cas, ce qui démontre soit un aveuglement volontaire à la fois collectif et remarquable, soit un manque flagrant d'intérêt...
Andrew Coyne a publié un article ce matin. Je pense que les députés seront d'avis qu'il résume assez bien la confusion et ce que la plupart des Canadiens pensent de la situation. Voici ce qu'il écrit:
La question n'est donc plus de savoir « qui savait quoi et à quel moment », mais qui a dit quoi et a fait quoi — ou n'a pas dit ou n'a pas fait quoi — et pour quelle raison. Si, comme il le prétend, le premier ministre n'a pas été informé, il serait du plus grand intérêt de savoir pourquoi.
Sa cheffe de cabinet a-t-elle décidé unilatéralement de ne pas l'informer de cette situation potentiellement explosive? Ou y avait-il un accord préalable selon lequel il devait être tenu à l'écart de ces questions? Si c'est le cas, sur quels autres sujets est-il tenu à l'écart? Et, le plus intrigant c'est de savoir pourquoi.
Par ailleurs, si on l'avait informé, cela signifie que le premier ministre a menti effrontément, une fois de plus, à propos d'un scandale dont il est le principal responsable.
J'ai un dernier article à mentionner brièvement, mais il y en a bien d'autres. Il s'agit d'un article de Robyn Urback — que j'apprécie beaucoup —, publié au début de la fin de semaine. Elle conclut ceci:
Si des centaines de femmes (et quelques hommes) travaillant ailleurs dans la fonction publique étaient agressées sexuellement et que leurs supérieurs les accusaient d'avoir menti, la population prendrait la rue d'assaut et réclamerait que des têtes tombent. Le ministre concerné ne pourrait pas s'en tirer en affirmant qu'il ne voulait pas connaître la teneur des allégations en cause pour ne pas faire d'ingérence politique, comme l'a prétendu — sans que personne le croie — [le ministre de la Défense] quand le dossier de M. Vance a été abordé pendant une séance de comité. Selon la même logique, le premier ministre ne pourrait pas à la fois vanter le caractère résolument féministe de son gouvernement et affirmer sans perdre la face que personne dans son cabinet ne savait que la plainte contre M. Vance relevait du mouvement #MoiAussi, puisqu'il existe des courriels qui prouvent le contraire. Ce même ministre ne pourrait pas annoncer le plus sérieusement du monde la tenue d'une nouvelle enquête indépendante, encore une fois sous la direction d'une ancienne juge de la Cour suprême [...]
En terminant, la Chambre s'est prononcée il y a quelques instants sur la motion que j'avais moi-même présentée et qui laissait entendre que la cheffe de cabinet du premier ministre avait négligé d'informer ce dernier des graves allégations de harcèlement sexuel qui pesaient contre un des plus hauts gradés des Forces armées canadiennes, ce qui la rendait complice d'avoir caché la vérité aux Canadiens. Les libéraux ont voté contre, ce qui permet presque assurément de conclure que le premier ministre avait été mis au courant par Katie Telford.
Je répète, monsieur le Président, que si vous concluez que la question de privilège est fondée à première vue, je suis prête à proposer la motion appropriée.