Madame la Présidente, je suis heureux de prendre la parole pour discuter du projet de loi C-10, le premier des projets de loi tant attendus de notre ministre du Patrimoine.
Cela fait cinq ans que le gouvernement libéral travaille sur ce projet de loi: cinq ans, trois ministres, une crise médiatique, une industrie culturelle en sérieuse difficulté, un rapport Yale et, pour en ajouter une couche, une pandémie qui vient donner le coup de grâce à plusieurs joueurs de ce milieu dont nous profitons tous.
Au moment de la sortie du rapport Yale, le ministre avait dit qu'il n'attendrait pas un projet de loi pour intervenir et qu'il allait fonctionner par réglementation. Nous sommes ici aujourd'hui pour parler d'un projet de loi qui fonctionnera sur la réglementation du CRTC.
On comprendra la tiédeur de ma réaction à la parution de ce projet de loi: tout cela pour ça? Même certains acteurs importants de l'industrie — mon collègue de Richmond—Arthabaska en a mentionné quelques-uns tantôt — qui avaient tout d'abord réagi avec un enthousiasme spontané ont tempéré leur position quelques jours après et reconnu qu'il restait quand même pas mal de ficelles à attacher pour que tout cela passe le test.
Quand on passe autant de temps à faire un gâteau, on s'attend à ce qu'il soit glacé partout et à ce qu'il y ait de la décoration dessus.
Voici une petite leçon d'histoire. En 1929, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau a promulgué une loi québécoise sur la radiodiffusion, la première au Canada. Trois ans plus tard, le 26 mai 1932, le gouvernement Bennett, ici à Ottawa, adoptait la Loi sur la radiodiffusion canadienne, la première loi en ce genre. Cette loi créait un organisme de réglementation de la radiodiffusion, la Commission canadienne de radiodiffusion, chargée de réglementer et de contrôler toutes les émissions canadiennes et d'établir un service national.
À l'époque, alors qu'il prenait la parole ici même à la Chambre, le premier ministre Bennett avait insisté sur l'idée d'un contrôle canadien total sur la radiodiffusion et sur les avantages de la propriété publique par rapport à la propriété privée. La Loi stipulait également que les ondes constituaient un bien public et que le gouvernement avait un devoir et un rôle à jouer dans la surveillance de l'exploitation des ondes. Dès le début, on avait donc compris que la radiodiffusion, principal vecteur de communication dans une population, devait être sous le contrôle du Canada. Québec l'avait compris trois ans plus tôt, mais cela arrive assez souvent. On pourra y revenir.
En 2020, on était quand même en droit de s'attendre à une refonte majeure de la Loi puisqu'il n'y en avait pas eu depuis 1991, comme on l'a souvent répété.
Voici encore un petit rappel pour une mise en contexte. En 1991, on enregistrait notre musique sur de petites cassettes, on programmait nos magnétoscopes VHS pour enregistrer — du moins les Québécois — L'Or du temps, Entre chien et loup ou Les Filles de Caleb. L'actuel leader à la Chambre de l'opposition officielle était à l'époque journaliste à TQS à Québec et l'album de l'année au gala de l'ADISQ était celui de Gerry Boulet, Rendez-vous doux.
Cela nous replace un peu dans le contexte et nous dit depuis combien de temps on avait besoin d'une réforme de la Loi. C'était urgent, je suis d'accord.
Je pense que le projet de loi C-10 offre une base de travail très intéressante sur laquelle on va réussir à faire quelque chose de solide et de durable et qui va répondre à la réalité d'aujourd'hui en matière de radiodiffusion. Toutefois, il y a urgence d'agir et c'est le rapport Yale, Mme Yale elle-même qui le dit, pas moi.
Il reste beaucoup trop de choses à faire pour que ce projet de loi puisse prendre la voie rapide. Cela a beau être urgent, on ne bâclera pas le travail et on ne tournera pas les coins ronds. L'univers de la radiodiffusion est extrêmement complexe, en plus d'avoir été métamorphosé de façon importante dans les 30 dernières années.
Voici encore une petite histoire. Au début des années 2000, un haut dirigeant du CRTC avait dit qu'il ne servirait pas à grand-chose de légiférer en matière de diffusion vidéo en ligne, parce que jamais quelqu'un ne regarderait la télévision sur son téléphone. Pourtant, aujourd'hui, qui n'a pas un appareil mobile sur lequel regarder des vidéos, des nouvelles, parfois même des émissions entières?
C'était il y a 20 ans. Imaginons quels sont les défis qui nous attendent dans les 10, 20 ou 30 prochaines années dans le secteur de la radiodiffusion. C'est pour cela qu'il est important aujourd'hui de faire preuve de vision, mais aussi de prudence dans les décisions qu'on va prendre avec le projet de loi C-10, parce qu'on risque de vivre longtemps avec les conséquences de nos décisions.
Je pense que tout le monde s'est un peu entendu sur le fait que beaucoup d'éléments sont absents de ce projet de loi. On se serait attendu à quelque chose de plus consistant.
Je ne répéterai pas tout ce que mes collègues ont dit précédemment, mais je vais énoncer quelques-uns de ces éléments dont l'absence me préoccupe particulièrement, notamment en ce qui a trait à la question des discours haineux et de la propagation des fausses nouvelles. Le but d'un projet de loi n'est pas nécessairement de dire au CRTC comment faire les choses, mais c'est d'énoncer clairement l'intention du gouvernement. Quand le CRTC appliquera la réglementation, il devra garder en tête l'intention de la loi dont il se servira, qu'il devra comprendre clairement.
Je pense que cela aurait été très pertinent d'intégrer dans la loi une obligation pour les diffuseurs en ligne de mettre en place des remparts contre les discours haineux et contre les si populaires fausses nouvelles. En ce moment, les plateformes de partage de contenu sont assujetties à la loi, mais, lorsque ces plateformes permettent à des utilisateurs de téléverser du contenu, ceux-ci peuvent continuer à véhiculer du matériel qui aurait tout intérêt à être réglementé.
On ne sera pas surpris d'apprendre que je trouve que la question du français, dans ce projet de loi, fait pitié. Par exemple, il y aurait eu moyen d'insérer des protections un peu plus vigoureuses et sincères. Je prends l'exemple de l'article 9.1, qui indique que le Conseil pourrait exiger des conditions de proportion de contenu canadien et de découvrabilité du contenu canadien. Je ne vois pas de problème à cela, mais qu'est-ce que cela aurait demandé de plus de préciser la même chose en ce qui concerne une proportion équitable pour le contenu francophone? Comme le disait Cicéron, « Quid enim Bonum est, Bonum canem felem. » On l'aura tous compris, cette phrase en latin veut dire « ce qui est bon pour pitou est aussi bon pour minou ». Cela vient peut-être plutôt du centurion Caius Bonus dans Astérix le Gaulois, mais bon.
Les seuils d'investissements en matière de contenu canadien et francophone sont d'autres absents du projet de loi. Si le gouvernement ne donne pas de paramètres au CRTC sur des attentes précises en matière de contribution pour la production de contenu, le Conseil va se retrouver à négocier avec des entreprises ou des groupes d'entreprises, et, avec le poids que pourront mettre dans ces négociations des géants comme Netflix, on peut s'attendre à ce qu'il y ait des ententes beaucoup plus avantageuses pour certains au détriment des entreprises canadiennes comme Bell, Vidéotron et toutes les autres qu'on connaît, qui doivent présentement investir 30 % de leur revenu en production canadienne.
Pense-t-on qu'elles feront des représentations auprès du CRTC pour que Netflix paie plus? Ce sera le contraire: elles feront des représentations pour un traitement équitable, ce qui est tout à fait correct. Or, elles vont aussi demander à avoir le traitement le plus avantageux possible, ce qui est peut-être un peu discutable, parce qu'on veut que ce soit avantageux pour les créateurs de contenu, pour les artistes et pour l'industrie culturelle francophone et canadienne.
En fait, cet article est sérieux, parce que c'est l'avenir de toute l'industrie qui pourrait être compromis si on ne met pas une telle protection dans la loi. Je suis aussi d'accord qu'il n'y a pas un mot sur le mandat de Radio-Canada. Le rapport Yale proposait de revoir la Loi sur la radiodiffusion et il proposait de revoir le mandat de notre diffuseur public. Dans le projet de loi C-10, il n'y a rien là-dessus.
Plusieurs mesures auraient pu être prises. Par exemple, on aurait pu revoir le financement, mettre des paramètres pour le financement pour éviter qu'on pige dans l'assiette publicitaire, particulièrement pour les émissions à caractère informatif. On aurait pu instaurer un financement sur cinq ans avec un renouvellement dès la fin de l'année 4 pour permettre une meilleure prévisibilité. Dans quelques semaines ou quelques mois, les audiences pour le renouvellement de licence de Radio-Canada se tiendront. Cela aurait été une excellente occasion. On laisse passer cette occasion, un peu comme on laisse traîner un billet de 100 $ sur le trottoir parce qu'on est trop fatigué pour le ramasser. Je trouve que cela n'aurait pas demandé un gros effort.
Nos médias d'information régionaux se plaignent aussi. Au mois d'août, l'Association canadienne des radiodiffuseurs, ou ACR, sonnait l'alarme en publiant les données d'une étude qui disait que, si rien n'est fait, 737 stations de radio privées au Canada pourraient fermer au cours des prochains mois. D'ici les 18 prochains, c'est jusqu'à 150 stations qui pourraient fermer leurs portes. Les stations de radio privées représentent plus de 2 000 emplois partout au pays. L'ACR était claire dans ce rapport: l'industrie de la radiodiffusion a besoin de l'aide du gouvernement et de la réglementation afin que lui soit assuré un avenir plus équitable et durable. Je ne sais pas si le gouvernement a compris, mais la réponse ne se trouve pas dans le projet de loi C-10.
Une des plus importantes mesures de protection du marché de la radiodiffusion au Canada, c'est l'alinéa 3(1)a) de la Loi sur la radiodiffusion, qui stipule que les entreprises doivent être propriété ou sous contrôle effectif d'intérêts canadiens. Cette exigence serait retirée de la Loi sous prétexte qu'on ne peut l'appliquer aux diffuseurs en ligne.
Comme la refonte de la Loi est justifiée par la présence grandissante de ces diffuseurs en ligne dans notre marché, c'est logique qu'on assouplisse l'article, mais de là à l'effacer complètement, il y a un grand pas que je refuse de franchir. Plutôt que de faire une exception pour les entreprises en ligne en tenant compte du fait que celles-ci sont souvent des entreprises étrangères, le gouvernement a décidé de faire disparaître près de 90 ans de propriété canadienne de la Loi.
Or, dans le rapport Yale, à la recommandation 53, on disait justement que le paysage de la radiodiffusion canadienne devrait « être composé de sociétés dont le contrôle et la propriété sont canadiens, aux côtés de sociétés étrangères ». Il y avait une formulation possible. C'était une bonne recommandation et elle aurait pu être utilisée dans le projet de loi C-10. Ouvrir la porte aux entreprises étrangères pour l'acquisition d'entreprises de radiodiffusion, c'est donner les clés de notre culture à quelqu'un qui n'en a rien à cirer.
L'absence d'une protection claire de la culture francophone et québécoise me préoccupe énormément. L'industrie culturelle québécoise s'est développée grâce aux mesures de protection mises en place pour préserver la place que la langue française occupe dans notre océan anglophone. Elle ne s'est pas contentée d'occuper la place qu'on lui réserve, elle a profité de l'importance qu'on lui accorde pour se développer, se diversifier et rayonner partout dans le monde.
Non seulement les artistes et artisans francophones ont-ils pu mieux vivre de leur art, mais la vitalité de notre industrie a fait en sorte que des artistes de partout dans le monde, autant francophones qu'anglophones, ont choisi le Québec pour s'établir. C'est un effet direct du travail énergique de nos organismes et nos représentants de l'industrie musicale, du spectacle, du théâtre, des arts, du cinéma et de la télé.
Pensons à des émissions ayant rayonné à l'étranger qui sont parties du berceau du Québec, comme Un gars, une fille, Les beaux malaises et 30 Vies, ou encore à nos cinéastes, comme Denis Villeneuve, Jean-Marc Vallée et Xavier Dolan. On pourrait en nommer encore pendant des heures.
Il faut protéger le français, surtout maintenant, parce qu'avec l'arrivée de l'argent du numérique, les producteurs vont être tentés de faire du contenu anglais, car le marché est beaucoup plus lucratif. C'est là aussi un argument majeur pour soutenir la demande du Bloc québécois d'enchâsser dans la Loi le principe exigeant que 40 % des sommes prélevées aux entreprises pour financer des productions canadiennes soient destinées à la création de contenu francophone.
Croire que le CRTC sera un rempart pour le contenu francophone sur les plateformes de diffusion en ligne, c'est croire aux licornes. Le CRTC est déjà soumis à une énorme pression par les différents lobbys. Je ne peux m'imaginer ce que cela va être quand des multinationales milliardaires vont déployer leurs armes de séduction massive pour se faire valoir devant eux. Nos organismes culturels à nous ne feront jamais le poids, et nous allons y perdre.
La Loi sur la radiodiffusion doit donner au CRTC des paramètres beaucoup plus précis et clairs, sans pour autant nécessairement le priver de sa latitude dans le choix des moyens pour y arriver. Elle est là, la nuance. On ne parle pas de jouer à la belle-mère, on parle simplement d'exprimer clairement les attentes, afin qu'elles soient faciles à comprendre. Le gouvernement doit profiter de cette trop rare occasion qu'il se donne pour réviser la Loi beaucoup plus sérieusement qu'il ne le fait en ce moment.