Monsieur le Président, je soulève aujourd'hui une question de privilège concernant un incident qui s'est produit en comité plénier le 8 juillet. Je sais que vous êtes conscient de l'incident, car je vous ai présenté des arguments il y a deux semaines et vous êtes revenu à la Chambre et avez cerné les circonstances particulières. Maintenant que la Chambre siège, j'ai pensé que je pourrais ajouter à mes observations de ce jour-là.
Monsieur le Président, j'aimerais d'abord faire valoir que, dans ce cas particulier, la présidence a le pouvoir et le devoir de rendre une décision sur la question soulevée en comité plénier. Comme vous l'avez vous-même souligné le 8 juillet:
[...] ce qui est particulier dans [ce] cas [...] c'est que la question de privilège a été soulevée en comité plénier, et que la procédure à suivre à cet égard y est bien différente de celle de la Chambre.
Pour ajouter à la complexité de la situation, les travaux du comité plénier aujourd'hui et prévus plus tard cet été sont strictement régis par un ordre de la Chambre qui limite ses délibérations et fait en sorte qu'il doit maintenant lever sa séance.
La situation est plus que particulièrement complexe. Il semble que l'ordre de la Chambre adopté le 26 mai soit contraire à certains des plus importants principes de notre démocratie parlementaire, notamment le pouvoir du Parlement de défendre les privilèges des députés ou de prendre des mesures pour exiger que le pouvoir exécutif rende des comptes. Les libéraux, avec l'appui des néo-démocrates, nous ont donné l'occasion de discuter en comité plénier, mais ils nous ont empêchés d'agir.
Monsieur le Président, voilà l'argument central sur lequel repose la requête que je vous présente aujourd'hui et qui explique pourquoi je crois que vous devriez intervenir sur cette question de privilège soulevée en comité plénier le 8 juillet.
À la page 156 de la troisième édition de La Procédure et les usages de la Chambre des communes, on explique la procédure suivie lorsqu'un député soulève une question de privilège en comité plénier:
[...] le président du comité l'entendra. Comme dans un comité permanent, spécial ou législatif, il incombe alors au président de déterminer si la question soulevée peut vraiment être considérée comme une question de privilège. [...] Si la question soulevée par le député a trait à un privilège et à des faits survenus au comité plénier, le président du comité accueillera une motion portant qu'il soit fait rapport de ces faits à la Chambre.
Or, étant donné que le libellé de l'ordre du 26 mai ne prévoit pas la présentation d'une motion, ma question de privilège ne peut faire l'objet d'un rapport à la Chambre.
Aux pages 152 et 153 de la troisième édition de La procédure et les usages de la Chambre des communes, on peut lire:
La présidence a toujours eu pour politique, sauf dans des circonstances extrêmement graves, de n’accueillir des questions de privilège découlant de délibérations de comités que sur présentation, par le comité visé, d’un rapport traitant directement de la question et non lorsqu’elles étaient soulevées à la Chambre par un député.
Les circonstances extrêmement graves mentionnées dans ce passage remontent à 1992, où le Président Fraser avait conclu à une atteinte au privilège de prime abord relativement à des menaces proférées à l'endroit d'un témoin qui avait comparu à un sous-comité, et ce, sans attendre le dépôt d'un rapport. Cette décision, qu'on peut lire à la page 14631 du hansard du 4 décembre 1992, fait valoir qu'il n'est parfois pas approprié d'attendre le rapport du comité pour s'occuper d'une grave atteinte au privilège. À cette occasion, le Président Fraser était confronté à la possibilité d'une attente de plusieurs mois avant que le sous-comité puisse discuter de la question.
Dans le cas présent, le problème est beaucoup plus important qu'une simple question de délai. Il semble que le comité plénier créé par le gouvernement soit incapable d'agir, si ce n'est pour siéger, comme vous l'avez expliqué le 8 juillet, monsieur le Président.
En ce qui concerne ma question de privilège, monsieur le Président, j'aimerais porter à votre attention une question soulevée le 3 novembre 1978 par le député de Northumberland—Durham. Selon ce député, un ancien solliciteur général l'avait délibérément induit en erreur. En 1973, ce député avait écrit une lettre au solliciteur général, qui lui avait assuré que la GRC n'avait pas comme habitude d'intercepter le courrier des Canadiens. Le 1er novembre 1978, l'ancien commissaire de la GRC a déclaré devant la Commission McDonald que la GRC interceptait effectivement le courrier dans des cas très précis. Le 6 décembre 1978, le Président a jugé qu'il y avait à première vue matière à question de privilège.
La question que j'ai soulevée le 8 juillet est semblable en ce sens qu'un mandataire de la Chambre, le commissaire à l'éthique, a présenté des preuves qui contredisent celles que le premier ministre a données au comité en réponse à ma question concernant la coopération que son bureau doit offrir — ou pas — au commissaire à l'éthique. En parlant du scandale de SNC-Lavalin, le premier ministre a déclaré qu'il avait pris des mesures sans précédent afin que le commissaire à l'éthique puisse « faire toute la lumière sur cette affaire ».
Le 8 juillet, j'ai mentionné trois points soulevés par le commissaire à l'éthique dans le « Rapport Trudeau II ». Ils contredisent totalement le premier ministre.
Tout d'abord, le commissaire a dit ceci:
Cependant, en raison de mon incapacité à accéder à tous les renseignements confidentiels du Cabinet liés à cette étude, je dois signaler que je n'ai pu m'acquitter des obligations d'enquête qui me sont imparties par la Loi.
Il a ensuite dit ceci:
Puisque le Commissariat s'est vu refuser le plein accès aux renseignements confidentiels du Cabinet, les témoins ont été limités dans leur capacité à fournir tous les éléments de preuve en leur possession. Par conséquent, je n'ai pu étudier la totalité des éléments de preuve ni en évaluer la pertinence. Les décisions qui ont un impact sur ma compétence aux termes de la Loi, en fixant les paramètres qui régissent ma capacité de recevoir des éléments de preuve, devraient être prises de manière transparente et démocratique par le Parlement, et non par les mêmes titulaires de charge publique qui sont assujettis au régime que j'applique.
Il a aussi dit ceci:
Au cours de mon étude, neuf témoins ont avisé le Commissariat qu'ils détenaient des renseignements qu'ils estimaient pertinents, mais qu'ils ne pouvaient divulguer, car, selon eux, ces renseignements dévoilaient d'autres renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine non visés par le décret 2019-0105.
Ce sont des observations très importantes puisque, comme on peut le constater, le premier ministre se trouve de nouveau dans une situation très semblable. Il dit aux députés et aux Canadiens qu'il coopérera pleinement, comme il l'avait affirmé pendant la dernière enquête, mais nous savons maintenant que c'était faux.
Le 1er février 2002, le Président Milliken a rendu une décision sur une affaire concernant l'ancien ministre de la Défense nationale. À l'époque, l'ancien député de Portage—Lisgar avait allégué que l'ancien ministre de la Défense avait délibérément induit la Chambre en erreur quant au moment où il a appris que les combattants fait prisonniers en Afghanistan par les troupes canadiennes de la Deuxième Force opérationnelle interarmées (FOI 2) avaient été remis aux Américains. Pour soutenir ses dires, il a cité les réponses qu'a données le ministre lors de la période des questions pendant deux journées consécutives. Le Président a examiné la question et a constaté qu'à première vue, la question de privilège était fondée. Il a déclaré ceci: « Les ouvrages faisant autorité sont unanimes sur le besoin de clarté dans le déroulement de nos délibérations ainsi que sur la nécessité d'assurer l'intégrité de l'information que le gouvernement fournit à la Chambre. » Les ouvrages auxquels le Président faisait allusion sont, notamment, La Procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, où l'on peut lire ce qui suit à la page 115: « Induire en erreur un ministre ou un député a également été considéré comme une forme d'obstruction et donc comme une atteinte aux privilèges fondée de prime abord. »
En 2002, le Président a cru le ministre lorsqu'il disait qu'il n'avait jamais eu l'intention d'induire la Chambre en erreur, mais il avait ajouté ceci: « Néanmoins la situation demeure difficile. » Voici ce qu'il avait ensuite déclaré:
En me fondant sur les arguments présentés par les honorables députés et compte tenu de la gravité de la question, j'en arrive à la conclusion que la situation qui nous occupe, dans laquelle la Chambre a reçu deux versions des mêmes faits, mérite que le comité compétent en fasse une étude plus approfondie, ne serait-ce que pour tirer les choses au clair. J'invite par conséquent l'honorable député de Portage—Lisgar à présenter sa motion.
Je ne crois pas avoir besoin de rappeler que, cette fois-ci encore, deux versions des faits ont été présentées à la Chambre: celle du premier ministre, qui prétend avoir offert son entière collaboration, et celle du commissaire à l'éthique, dont le rapport dit exactement le contraire.
Le 25 février 2014, celui qui était alors leader parlementaire de l'opposition officielle a soulevé la question de privilège relativement aux propos tenus à la Chambre par l'ex-député de Mississauga—Streetsville. Il estimait en effet que ce dernier avait délibérément induit la Chambre en erreur pendant le débat sur le projet de loi C-23, Loi sur l'intégrité des élections, en prétendant qu'il avait été directement témoin de fraude électorale. Le leader parlementaire de l'époque estimait en outre que, même si le député de Mississauga—Streetsville avait déclaré les 24 et 25 février que, contrairement à ce qu'il avait d'abord prétendu, il n'avait pas vraiment vu ce qu'il avait d'abord juré avoir vu, le dossier n'était toujours pas clos. Selon lui, il ne s'agissait pas d'un simple lapsus. Il était au contraire convaincu que le député de Mississauga—Streetsville avait délibérément choisi de se prétendre le témoin oculaire d'un événement qu'il savait être inventé et que ce comportement était tellement répréhensible qu'il équivalait à un outrage.
Dans une décision rendue le 3 mars 2014, la présidence a cité en exemple la situation à laquelle le Président Milliken avait dû faire face en février 2002, lorsque le ministre de la Défense nationale de l'époque, Art Eggleton, avait présenté des renseignements contradictoires à la Chambre. Dans sa décision du 1er février 2002 sur la question de privilège qui avait été soulevée à l'égard de cette contradiction, le Président Milliken a affirmé ceci, à la page 8581 des Débats: « Je suis prêt, comme je me dois de l'être, à accepter l'affirmation du ministre portant qu'il n'avait pas l'intention d'induire la Chambre en erreur. »
Le Président a ensuite conclu ceci:
Conformément à ce précédent, je suis prêt à faire preuve d'une égale obligeance envers le député de Mississauga—Streetsville.
Cependant, la Chambre demeure saisie de deux déclarations entièrement contradictoires. Cela laisse les députés dans une position difficile, eux qui doivent pouvoir compter sur l'intégrité des renseignements qu'on leur fournit dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions parlementaires.
En conséquence, conformément au précédent que j'ai invoqué tout à l'heure, où le Président Milliken avait indiqué que l'affaire méritait « que le comité compétent en fasse une étude plus approfondie, ne serait-ce que pour tirer les choses au clair », je suis disposé, pour la même raison, à soumettre l'affaire à la Chambre.
Comme vous le savez, monsieur le Président, lorsque la présidence doit rendre une décision sur ces questions, elle doit prendre trois critères en considération. Le premier consiste à établir si la déclaration a induit la Chambre en erreur.
Il est clair que c'est le cas. Nous avons une version des événements de la part du premier ministre qui est évidemment fausse.
Le deuxième consiste à établir si le député savait au moment de faire sa déclaration que celle-ci était fausse. Il ne fait aucun doute que le premier ministre devait savoir que c'était faux. Le rapport s'intitulait « Rapport Trudeau II » parce que c'était la deuxième fois que le premier ministre était reconnu coupable de manquements à l'éthique. De surcroît, il savait que c'est faux parce que, lors de la dernière législature, je l'ai régulièrement questionné sur son obstruction à l'enquête.
Le troisième critère consiste à établir si le député qui a fait la déclaration avait l'intention d'induire la Chambre en erreur.
Je crois que le cas qui nous occupe répond aux trois critères, monsieur le Président.
Pour en revenir au commentaire que vous avez fait devant le comité le 8 juillet dernier sur la complexité de cette affaire, je vous renvoie à la deuxième édition de l'ouvrage de Joseph Maingot intitulé Le privilège parlementaire au Canada, à la page 237:
Finalement, en cas d'incertitude, le Président se pose la question suivante: L'acte en question constitue-t-il à première vue une atteinte au privilège [...] autrement dit, la plainte du député est-elle fondée? Si le Président a le moindre doute, il devra [...] laisser à la Chambre le soin de trancher la question.
Dans une décision du 24 octobre 1966, à la page 9005 des Débats de la Chambre des communes, le Président a dit:
Considérant cette question, je me demande quel est le devoir de l'Orateur en cas de doute. Nous devons nous rappeler que l'Orateur n'a pas à décider actuellement si l'article en litige constitue une atteinte aux privilèges [...] L'Orateur est le gardien du Règlement, des droits et des privilèges de la Chambre et des députés, et il ne peut pas les priver de ces privilèges en cas de doute [...] Au stade préliminaire où en sont les choses, je crois donc que mon incertitude devrait être interprétée en faveur du député.
Monsieur le Président, vous avez clairement énoncé que nous sommes en terrain inconnu. Il est fort probable qu'il y ait très peu de précédents pour orienter votre décision quant aux mesures adéquates à prendre, et ce, parce que c'est la première fois que notre système parlementaire se retrouve dans cette situation. C'est pourquoi j'estime que vous devriez laisser la Chambre trancher la question. Si, de prime abord, vous jugez qu'il y a matière à question de privilège, je suis prêt à proposer la motion appropriée.