Monsieur le Président, je ne sais pas si j'ai eu l'occasion de le faire, mais j'aimerais vous féliciter d'être à la fois mon voisin et le Président de la Chambre, ce qui est remarquable.
Étant donné que nous parlons de la relation avec les Premières Nations, j'aimerais soulever une question de privilège, conformément à l'article 48 du Règlement, et dire que j'estime que le ministre de la Justice et son personnel ont porté atteinte à mon privilège parlementaire.
Je suis d'avis que le ministre et son personnel ont induit la Chambre en erreur sur une question fondamentale, à savoir les frais engendrés par les batailles juridiques contre les enfants autochtones devant le Tribunal des droits de la personne et la cour fédérale. En conséquence, puisque lui et son personnel ont fourni de fausses informations, le ministre, selon moi, devrait être accusé d'outrage au Parlement.
Cette semaine, nous avons beaucoup parlé de l'importance de la primauté du droit. C'est particulièrement pertinent en ce qui concerne les gestes posés par le ministère de la Justice et le procureur général, car ceux‑ci croient, apparemment, pouvoir faire fi du Parlement et de leur obligation de répondre à des questions inscrites au Feuilleton portant sur d'importantes questions factuelles. On ne parlait pas d'opinions à propos de faits. Si vous me le permettez, monsieur le Président, je vais présenter les faits aussi succinctement que possible.
Le 9 décembre 2019, j'ai donné avis, conformément à l'article 39 du Règlement, d'une question écrite demandant de l'information au sujet des frais juridiques et des coûts connexes engagés par le gouvernement entre 2007 et 2019, en raison des poursuites judiciaires portées devant le Tribunal canadien des droits de la personne contre des enfants des Premières Nations. Le ministère de la Justice a présenté une réponse écrite à cette question à la fin janvier 2020, dans laquelle il déclare ceci: « En se basant sur les heures facturables, le montant total des dépenses encourues est approximativement de 5 261 009,14 $ en date du 9 décembre 2019. »
Déjà, l'idée que le gouvernement fédéral dépenserait 5,2 millions de dollars pour lutter contre les droits des enfants les plus vulnérables au Canada est scandaleuse. Or, j'ai appris que ce chiffre est carrément trompeur. Je soulève cette question aujourd'hui parce que des preuves contradictoires sont ressorties la semaine dernière, lorsque j'étais à Washington pour représenter le Canada. C'est donc ma première occasion d'en parler.
Mme Cindy Blackstock, qui participe au dossier depuis le début, a présenté des documents qu'elle a obtenus grâce à plusieurs demandes d'accès à l'information auprès du ministère de la Justice, concernant les coûts engagés entre 2007 et 2017. Le chiffre fourni par Mme Blackstock — fondé sur les documents mêmes du ministère de la Justice — est 9,4 millions de dollars dépensés pour des batailles juridiques contre les enfants autochtones.
Le Réseau de télévision des peuples autochtones a analysé les chiffres et est arrivé à une évaluation un peu plus prudente, soit 8,3 millions de dollars en date de 2017, ce qui demeure considérablement plus élevé que ce que le ministre de la Justice a déclaré que le ministère avait dépensé jusqu'à présent. Cette évaluation ne comprend aucun des coûts engagés après 2017.
Je rappelle au Président que, lorsque le gouvernement a été reconnu coupable de discrimination inconsidérée envers les enfants des Premières Nations, en 2016, le premier ministre a promis solennellement de respecter les décisions du Tribunal des droits de la personne. Il a déclaré qu'il s'attaquerait au problème et qu'il ne s'opposerait pas aux décisions.
Or, on a émis neuf ordonnances de non-conformité, et le gouvernement a porté l'affaire devant la Cour fédérale pour tenter de faire annuler la décision et de priver de leurs droits les enfants qui sont dans le système défaillant d'aide à l'enfance. Il est évident que les chiffres que le cabinet du ministre de la Justice a fournis, qui vont jusqu'en 2017, sont supérieurs à 8,3 millions de dollars et au montant erroné de 5,2 millions de dollars qu'il a inscrit au Feuilleton.
Comment la Chambre peut-elle s'y retrouver dans ces chiffres contradictoires? Nous ne parlons pas ici d'opinions. La question touche à l'essence même de la promesse de réconciliation du premier ministre en vue d'établir une nouvelle relation fondée sur la confiance. Elle doit aussi se fonder sur la confiance des parlementaires lorsqu'ils utilisent des outils comme les questions inscrites au Feuilleton pour obtenir des réponses factuelles afin d'accomplir leur travail.
La bataille juridique persistante contre les enfants des Premières Nations a eu un effet dévastateur sur l'image du premier ministre, et, selon moi, on ne peut pas prétendre qu'il s'agit d'une question d'opinion pour tenter de minimiser les chiffres.
À la page 111 de l'ouvrage d'Erskine May, intitulé A treatise on the law, privileges, proceedings and the usage of Parliament, on précise de façon explicite qu'induire la Chambre en erreur peut être considéré comme un outrage. On peut y lire: « Lorsqu'une déclaration trompeuse est faite délibérément, les Communes peuvent agir comme s'il s'agissait d'un outrage. »
Par ailleurs, à la page 83 de l'ouvrage La Procédure et les usages de la Chambre des communes, on trouve une liste de certains types d'outrage dressée par le Joint Committee on Parliamentary Privilege du Royaume‑Uni, parmi lesquels figure le fait de « tenter délibérément d'induire en erreur la Chambre ou un comité (par une déclaration, un élément de preuve ou une pétition) ».
Nous sommes conscients qu'il n'y a pas lieu d'invoquer la question de privilège lorsqu'une personne a tort, mais ce n'est pas le cas quand quelqu'un cherche à induire la Chambre en erreur. Voilà pourquoi bon nombre des Présidents qui vous ont précédé se sont appuyés sur les critères exposés à la page 86 de l'ouvrage La Procédure et les usages de la Chambre des communes, où on peut lire:
[...] les éléments suivants doivent être présents lorsqu’on accuse un député d’outrage pour avoir délibérément induit la Chambre en erreur : il faut établir premièrement que la déclaration était effectivement trompeuse; deuxièmement, que le député savait, au moment de faire la déclaration, qu’elle était inexacte; troisièmement, qu’en la faisant, le député avait l’intention d’induire la Chambre en erreur [...]
Je pense que dans le cas qui nous occupe, ces critères ont été remplis.
Premièrement, si l'on examine les critères que je viens d'énoncer, la déclaration qui m'a été faite était trompeuse. En effet, les documents fournis par le ministre de la Justice contiennent des renseignements qui entrent en contradiction avec des informations rendues publiques. Le ministre m'a seulement communiqué le coût des heures facturables, sans les frais juridiques connexes.
Deuxièmement, le ministre savait que sa déclaration était trompeuse, puisque le ministère dont il a la responsabilité a fourni une information différente à Mme Cindy Blackstock. Pourtant, il a signé le document déposé à la Chambre.
Troisièmement, le ministre avait l'intention d'induire la Chambre en erreur, puisqu'il a délibérément évité de répondre à certains éléments de la question et de clarifier ainsi les choses, en omettant notamment de mentionner tous les frais juridiques supplémentaires pour indiquer seulement le coût des heures.
Il ne s'agit pas d'une question d'erreur; il s'agit de l'obligation fondamentale du gouvernement de dire la vérité à la Chambre.
Des Présidents antérieurs ont conclu que, lorsqu'il y a information contradictoire, la Chambre peut être saisie de la question.
Ainsi, le 3 mars 2014, le Président a déclaré:
[...] la Chambre demeure saisie de deux déclarations entièrement contradictoires. Cela laisse les députés dans une position difficile, eux qui doivent pouvoir compter sur l'intégrité des renseignements qu'on leur fournit dans le cadre de l'exercice de leurs fonctions parlementaires.
En conséquence, conformément au précédent que j'ai invoqué tout à l'heure, où le Président Milliken avait indiqué que l'affaire méritait « que le comité compétent en fasse une étude plus approfondie, ne serait-ce que pour tirer les choses au clair » [...]
Je pense que nous nous trouvons devant une situation de ce genre et que la solution devrait donc être la même.
Le simple fait que le gouvernement du Canada dépense le moindre cent pour s'opposer à ses citoyens les plus vulnérables devant les tribunaux afin de les priver de leurs droits en tant qu'Autochtones et que personnes à part entière est tout simplement honteux. Il est par ailleurs inacceptable que le gouvernement ait induit la Chambre en erreur en fournissant des renseignements incomplets ou inexacts au sujet des sommes gaspillées pour des mesures aussi répréhensibles. J'ai demandé au gouvernement de répondre à ces questions fondamentales. Nous devons avoir l'assurance que le gouvernement fournira des chiffres véridiques et précis en réponse à une question inscrite au Feuilleton portant sur les sommes dépensées au Tribunal canadien des droits de la personne.
Ce serait conforme à ce qu'on peut lire à la page 63 de l'ouvrage d'Erskine May intitulé A Treatise on the Law, Privileges, Proceedings and Usage of Parliament: « [...] il est de la plus haute importance que les ministres fournissent des renseignements précis et justes au Parlement et qu'ils corrigent à la première occasion toute erreur accidentelle. »
J'exige aussi que le ministre de la Justice explique à la Chambre et à la population canadienne pourquoi les renseignements qui ont été fournis en réponse à la question inscrite au Feuilleton sont si différents de ceux qui ont été fournis à Mme Blackstock après de multiples demandes d'accès à l'information auprès de son propre ministère. Les Canadiens ont le droit de savoir.
Je vais en rester là. En conclusion, tout cela est important, car il est question de la vie d'enfants. C'était important pour Kanina Sue Turtle, Tammy Keeash, Tina Fontaine, Amy Owen, Courtney Scott, Devon Freeman, Chantell Fox, Jolynn Winter, Jenera Roundsky, Azraya Ackabee‑Kokopenace et tous les autres enfants qui ont été broyés par un système qui les a laissés tomber. Le Parlement doit savoir que ces enfants étaient aimés. Nous avions l'obligation de faire mieux.
Le 11 décembre 2019, juste après avoir appris les horribles détails entourant la mort de Devon Freeman, le Parlement du Canada a demandé au gouvernement et au ministre de la Justice de mettre fin à cette bataille juridique contre les enfants. Ce dernier a fait fi de la primauté du Parlement. Il a fait fi des obligations liées aux questions inscrites au Feuilleton. Je vous demande donc de vous pencher sur cette question, monsieur le Président.