Dans les années 1990 et au début des années 2000, on croyait que l'avènement des médias numériques et d'Internet favoriserait l'ouverture de marchés de communications et de médias plus compétitifs et plus diversifiés. Dans son résumé des résultats d'une récente étude menée dans 30 pays, le professeur Eli Noam, de l'Université Columbia, conclut toutefois que les niveaux de concentration dans les marchés des services sans fil mobiles, Internet à large bande et d'autres marchés des communications demeurent « étonnamment élevés ». Bien que les données relatives au contenu soient mixtes, la tendance est à la hausse.
De plus, au cours de la dernière décennie, quelques géants mondiaux du Web ont refaçonné Internet à leur image, un Internet centralisé dominé par un petit nombre de moteurs de recherche, de services de médias sociaux et de plateformes de regroupement de contenus numériques. En général, ces conditions s'appliquent aussi au Canada.
Le Canada se démarque cependant par ses niveaux vertigineux d'intégration verticale et diagonale, ce qui n'est pas une bonne chose. Les chiffres fournis au Comité ne représentent qu'un instantané de la situation prévalant en 2019 basé sur les mesures établies par l'IHH et j'espère pouvoir en discuter avec vous durant la période de questions.
Si jamais la mégafusion proposée entre les deuxième et quatrième conglomérats médiatiques et de télécommunications du Canada, Rogers et Shaw, est approuvée, elle aura quatre répercussions majeures. Elle annulerait les politiques mises de l'avant par les gouvernements conservateurs et libéraux depuis une quinzaine d'années pour favoriser la présence d'un quatrième géant de la téléphonie mobile dans les régions du pays. Elle réduirait considérablement la concurrence sur le marché des services sans fil mobiles à l'échelle du pays et des provinces ainsi que sur les marchés nationaux de services Internet et de câblodistribution. Elle réduirait de trois à deux le nombre de portes où doivent s'adresser les producteurs d'émissions de télévision et de films pour conclure une entente de distribution dans les régions anglophones du Canada. De plus, en raison de l'intégration des données relatives à 18,2 millions de Canadiens dans les multiples plateformes de Rogers et de Shaw, cette entente soulève des questions importantes concernant le lien entre les mégadonnées, le pouvoir du marché et la protection de la vie privée et des renseignements personnels.
Le projet de fusion entre Rogers et Shaw est une excellence occasion de voir si le Bureau de la concurrence est en mesure d'utiliser les outils dont il dispose actuellement pour donner plein effet aux politiques actuelles et les maintenir en vigueur. C'est également une excellente occasion pour le Bureau de transformer en action son intérêt déclaré pour le lien existant entre les mégadonnées, le pouvoir du marché et la protection de la vie privée et des renseignements personnels. Cela est en harmonie avec le rapport « Démocratie menacée » publié par le comité de l'éthique.
Par ailleurs, la politique en matière de concurrence ne devrait pas se limiter à l'examen du coût des regroupements, mais prévoir aussi l'examen des normes de protection des données et des renseignements personnels. À titre d'exemple, Facebook se vantait haut et fort de respecter les attentes des consommateurs en matière de confiance et de protection des renseignements personnels, pendant qu'elle livrait une concurrence féroce à des dizaines de rivales pour les médias sociaux. Depuis sa prise de contrôle d'Instagram et de WhatsApp, en 2012 et en 2014, et depuis qu'elle a consolidé sa mainmise sur les médias sociaux, Facebook a systématiquement réduit ses normes de protection des renseignements personnels et des données.
Bien entendu, le prix demeure une préoccupation. Je rappelle qu'au sein de l'industrie oligopolistique des services sans fil mobiles au Canada, Bell, Rogers et Telus ont toujours réussi à imposer des prix beaucoup plus élevés que ceux pratiqués dans des pays comparables, tout en offrant des forfaits assortis de ridicules limites de données qui empêchent les gens d'utiliser leurs téléphones et leur Internet mobile comme ils le souhaitent. Cela explique pourquoi la consommation de données mobiles au Canada est environ deux fois moins élevée que la moyenne des pays de l'OCDE et trois fois moins qu'aux États-Unis.
Il faut également remettre l'accent sur les répercussions plus vastes de la concentration sur la compétitivité — par exemple, la création de zones de destruction —, ainsi que sur la manière dont les massives économies d'échelle, le champ d'action et la taille du réseau, qui sont communs aux services numériques, sont utilisés pour consolider les positions dominantes sur le marché, évincer les rivaux et pénétrer de nouveaux marchés.
Il faudrait également tenter d'atténuer la menace que représente la concentration du pouvoir des entreprises non seulement pour les marchés, mais aussi pour les décideurs, la société, l'évolution, la conception et l'utilisation de la technologie ainsi que la démocratie.
Quatre principes tirés de l'histoire de la réglementation des communications devraient nous guider vers ce à quoi pourrait ressembler la nouvelle réglementation des communications, d'Internet et de l'économie numérique: la séparation structurelle, la restriction des secteurs d'activités, les obligations publiques et les services publics de remplacement.
Je vais maintenant céder le micro à mon collègue Ben. J'espère que vous lui accorderez quelques instants.