Madame la Présidente, j’espère pouvoir donner à la présidence suffisamment de renseignements pour qu’elle puisse conclure qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège dans ce cas. Nous attendrons bien sûr votre décision, une fois que nous aurons atteint le seuil limite de concision.
J’aimerais soumettre un courriel de Craig Kielburger datant du jour que j’ai mentionné plus tôt. Il est adressé directement à la ministre de la Jeunesse, et on le trouve à la page 50 des documents que le Bureau du Conseil privé a déposés au comité. Voilà ce qu’il dit:
Je vous remercie de m’avoir accordé votre attention vendredi. Nous vous sommes très reconnaissants d’avoir bien voulu écouter notre proposition concernant un programme de soutien et de formation à l’entrepreneuriat social d’une durée de 12 mois, destiné à 8 000 jeunes participants, pendant la pandémie et après. Nous vous remercions de votre offre judicieuse de nous mettre en relation avec des interlocuteurs clés de votre ministère. Pendant le week-end, notre équipe a travaillé d’arrache-pied pour suivre votre suggestion d’ajouter un deuxième volet axé sur les occasions de bénévolat pour l’été.
Une fois de plus, les termes « offre judicieuse » et « suggestion » sont surprenants au vu du témoignage de la ministre devant le comité; on n'aurait jamais pu deviner qu'elle avait joué un rôle si actif de catalyseur du programme de 900 millions de dollars pour l’organisme UNIS. Il n'est donc pas étonnant qu’elle ait maquillé ses propos.
Enfin, il y a le courriel de M. Kielburger envoyé à Christiane Fox à 12 h 16, à la page 78 des dossiers du Bureau du Conseil privé. Avant de vous en dévoiler le contenu, je rappelle à la Chambre que Mme Fox était alors la sous-ministre de la vice-première ministre et qu'elle avait été juste avant cela sous-ministre de la Jeunesse, à l'époque où le premier ministre assumait aussi les responsabilités de ministre de la Jeunesse. Pour revenir au courriel, en voici un extrait:
Nous progressions dans nos discussions pour offrir un programme national qui favoriserait l'emploi, l'entrepreneuriat et le bénévolat chez les jeunes pendant la pandémie de COVID‑19. J'ai cru comprendre que vous êtes au fait du programme que nous concevons en collaboration avec les ministres de la Petite entreprise et de la Jeunesse. Je me permets donc de vous demander humblement si vous accepteriez d'en faire part à la vice-première ministre, au ministre de l'Innovation — qui était à l'époque le député de Mississauga—Malton —, ainsi qu'à tout autre collègue que cela pourrait intéresser.
Une élaboration conjointe, donc. L'affaire ne cesse de se corser. Loin de correspondre à l'affirmation passive de la ministre, la situation est à des lieues du tableau qu'elle a tenté de brosser devant les deux comités de la Chambre l'été dernier, avant l'obtention des documents et de cette preuve. Et c'est maintenant à la Chambre de décider des suites de cette affaire.
Comme l'indique la décision du Président du 11 mai 2021, à la page 7023 des Débats, sur la question de privilège relative à des propos trompeurs dans le contexte des témoignages entendus devant un comité:
Il n'existe aucun précédent où le Président a utilisé des témoignages provenant des comités sans qu'il y ait eu un rapport sur le sujet.
Cet aspect de la question préoccupe la présidence. Il n’est pas du ressort de la présidence de démêler les témoignages entendus devant un comité pour déterminer qui savait quoi et à quel moment. Il s’agirait d’une ingérence dans le rôle des membres du comité, ce qui constituerait un manquement à mon devoir d’impartialité. Il appartient plutôt au Comité de poursuivre son étude et de faire part de ses conclusions à la Chambre, s’il le juge approprié, comme le veut la tradition.
J'estime que le comité de l'éthique a fait son travail. Il a démêlé tous les témoignages et a informé la Chambre de sa conclusion, à savoir que la ministre de la Diversité et de l’Inclusion et de la Jeunesse a nui aux travaux de deux comités de la Chambre en livrant des témoignages qui induisent en erreur. En ce qui concerne le fait que la ministre a prêté serment au comité de l'éthique, mais pas au comité des finances, Bosc et Gagnon précisent, à la page 1 081:
[...] un témoin, assermenté ou non, qui refuse de répondre à des questions ou qui ne donne pas des réponses véridiques pourrait être accusé d’outrage à la Chambre.
Madame la Présidente, je sens que mon temps sera bientôt écoulé et je fais appel à votre indulgence pendant encore quelques instants. Toutefois, si je devais manquer de temps, je vous prie de m'autoriser à vous soumettre par écrit l'information que je ne pourrai pas donner, pour que vous puissiez l'examiner.
On peut également lire ceci aux pages 94 et 95 de l'ouvrage de Bosc et Gagnon:
[Les comités parlementaires] prennent au sérieux les allégations de mensonge ou de tromperie et peuvent y donner suite. Si un comité détermine qu'un témoin a présenté un témoignage mensonger, il peut en faire rapport à la Chambre. Seule la Chambre peut décider si le témoin a délibérément induit en erreur le comité et a commis un outrage à la Chambre et peut choisir la mesure punitive pertinente. Si la Chambre établit qu'un témoin a menti dans son témoignage sous serment et si elle le juge bon, elle peut renoncer à son privilège à l'égard du témoignage et renvoyer l'affaire à la Couronne, qui déterminera si elle a suffisamment d'éléments de preuve pour accuser le témoin de parjure en raison de déclarations mensongères faites délibérément devant un comité parlementaire.
Au cours des 20 dernières années, la Chambre a reconnu coupables d'outrage deux témoins qui ont induit en erreur des comités. J'ai des exemples qui datent de 2003 et de 2008.
En 2003, le Comité permanent des opérations gouvernementales et des prévisions budgétaires a conclu que George Radwanski, ex-commissaire à la protection de la vie privée, l'avait délibérément induit en erreur dans son témoignage et devrait donc être reconnu coupable d'outrage à la Chambre. Toutefois, comme M. Radwanski a présenté à la Chambre une lettre d'excuses en plus de démissionner de son poste, aucune sanction n'a été imposée outre la décision de le reconnaître coupable d'outrage.
En 2008, le Comité permanent des comptes publics a conclu que la sous-commissaire de la GRC, Barbara George, avait délibérément présenté un faux témoignage, puis a recommandé que la Chambre la déclare coupable d'outrage sans qu'aucune autre mesure ne soit prise, car, et je cite: « ce verdict d’outrage constitu[e] à lui seul une très lourde sanction ».
J'ai également un exemple où une ministre est en cause. En 2011, le sixième rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international a fourni à la Chambre des extraits du témoignage de la ministre de la Coopération internationale de l'époque. Ce rapport à conduit à la décision rendue par le Président Milliken le 9 mars 2011, à la page 8842 des Débats. Il s'agissait d'une question fondée de prime abord. La question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre, qui a entendu la ministre et d'autres témoins, mais qui n'a pas pu faire son rapport avant la dissolution du Parlement.
Dans mes observations sur l'obstruction des témoignages par le gouvernement, j'ai fait allusion à une résolution annuelle adoptée par la Chambre des communes du Royaume-Uni au sujet des témoins. C'était dans le cadre d'une autre question de privilège que j'ai soulevée devant la Chambre plus tôt aujourd'hui. Cette résolution comporte un deuxième paragraphe, qui est pertinent en l'occurrence. Le voici:
Il est résolu que, s'il apparaît qu'une personne a rendu un faux témoignage dans toute affaire devant cette Chambre, ou devant un de ses comités, cette Chambre sévira avec la plus grande sévérité contre le contrevenant.
Au paragraphe 15.5, Erskine May déclare ceci: « Dans le passé, ont été considérés comme coupables d'outrage les témoins qui ont [...] falsifié leur témoignage, supprimé délibérément la vérité ou systématiquement induit en erreur un comité. »
Dans la quatrième édition de l'ouvrage Parliamentary Practice in New Zealand de McGee se trouve un passage sur l'obligation des témoins de dire la vérité. À la page 776, il est écrit: « Même tergiverser devant un comité peut susciter des questions. »
J'aurais quelques solutions à proposer à la présidence, si la question de privilège vous paraît fondée à première vue. Là encore, je propose de les remettre à la présidence par écrit afin qu'elles soient prises en considération.
Le Petit Robert définit ainsi le verbe « tergiverser »: « user de détours, de faux-fuyants pour éviter de donner une réponse nette [...] ».
Au XIXe siècle, plusieurs témoins entendus par des comités parlementaires ont subi les foudres de la Chambre des communes du Royaume-Uni quand elle a reçu ce type de preuves. Ils ont été reconnus coupables d'outrage et même confiés à la garde du Sergent d’armes, voire incarcérés à la prison de Newgate.
Par exemple, des cas de ce genre sont répertoriés à la page 601 des Journaux du 28 août 1835, ainsi qu'à la page 258 des Journaux du 24 février 1848. Mon mémoire comprendra d'autres exemples également.
J'entends les encouragements des ministériels, mais j'essaie de m'en tenir à l'essentiel.
La suppression volontaire de la vérité est une proche parente de la tergiversation. Le 3 mars 1828, un comité plénier de la Chambre des communes du Royaume-Uni qui étudiait le projet de loi sur la privation des droits de représentation d'East Retford entendait un témoin, un dénommé Jonathan Fox, qui a passé une heure et demie à répondre à la majorité des questions par « Je ne saurais vous dire » et ses variantes. On a demandé au témoin de se retirer pendant les délibérations du comité. Ces délibérations, qui commencent à la colonne 936 des Débats parlementaires, sont fort avisées:
M. Alderman Waithman fait remarquer que le comité ne pourrait tolérer qu'on porte ainsi atteinte à sa dignité. Il demande au comité si les réponses de cet homme sont plausibles. Quelque chose doit être fait pour assurer la dignité de la Chambre, à laquelle il est inconcevable de pouvoir porter atteinte de la sorte. Il propose donc que le témoin soit reconnu coupable de tergiversation outrancière.
M. Baring demande comment la Chambre pourrait même envisager d'exercer son pouvoir inquisitoire s'il doit être traité ainsi. Cet homme répétait constamment la même phrase. Voilà un homme qui a fourni au comité la même réponse pendant une heure et demie. Selon lui, cet homme est coupable de tergiversation outrancière.
M. Peel estime douteux que le témoin soit coupable de tergiversation; il s'agit plutôt, semble‑t‑il, d'une suppression volontaire de la vérité.
Le procureur général convient que la conduite du témoin n'équivaut pas à une tergiversation grossière, bien qu'il s'agisse manifestement d'une suppression volontaire de la vérité.
M. Wynn avoue qu'il n'aurait pas su ce qu'était la tergiversation, si le témoin ne s'en était pas rendu coupable.
Au final, la Chambre a adopté une résolution selon laquelle M. Fox « a tenté de faire échouer l'enquête du comité, en supprimant volontairement la vérité ».
Outre les éléments trompeurs, la tergiversation et la suppression volontaire de la vérité, le comité du Royaume-Uni a aussi qualifié d'inquiétante la dissimulation d'éléments de preuve par un député. J'ai une citation à ce sujet. C'est aux pages 37 et 38 du premier rapport, publié en décembre 1996, de l'ancien comité des normes et des privilèges de la Chambre des communes du Royaume-Uni.
Je ne vais pas lire ces passages, mais j'ajouterai que la ministre de la Diversité et de l’Inclusion et de la Jeunesse a manifestement tergiversé lors de son témoignage devant le comité, cherchant désespérément à éviter de donner des réponses. Elle parlait, pour reprendre la définition donnée par le Petit Robert, en évitant de donner une réponse nette.
Normalement, nous sommes habitués à des réponses alambiquées et à des mots choisis avec soin que l'on peut parfois comprendre, mais dans ce cas‑ci, nous avons comme témoin une ministre qui pensait qu'elle participait à la période des questions et qu'elle pouvait simplement répondre aux questions qu'elle aurait voulu qu'on lui pose.
En conclusion, sur ce point, je soutiens respectueusement que le témoignage de la ministre était, comme l'indique le deuxième rapport du comité d'éthique, truffé d'éléments trompeurs et de faux-fuyants et, par conséquent, qu’il y a, de prime abord, matière à question de privilège.