Madame la présidente, aujourd'hui, c'est une journée de reconnaissance intemporelle et non partisane qui commande le geste tendre et la gratitude. Ma gratitude pour M. Mulroney, son épouse et les enfants est océane.
Je suis extrêmement honorée de pouvoir prendre quelques minutes à la Chambre pour rendre hommage à cet humain plus grand que nature qu'était M. Mulroney. Il y a eu en ces lieux, comme sur toutes les sphères de communication, de nombreux hommages multipliant éloges et réalisations. Je me permets donc d'y ajouter bien humblement quelques pages de vie partagée avec la famille Mulroney, qui dessinent un portrait profondément humain de cet homme d'État d'exception aussi attachant qu'engagé.
C'était à l'automne 1984. J'étais alors une jeune auteure-compositrice-interprète, et le tout nouveau premier ministre du Canada et sa famille étaient attendus pour une visite à L'Isle‑aux‑Coudres dans le cadre du célèbre passage des grands voiliers naviguant de Saint-Malo à Québec. Pour l'occasion, les insulaires s'étaient mobilisés, comme seuls les insulaires sont capables de le faire, et avaient élaboré une belle animation en l'honneur du passage de la famille Mulroney sur notre petite île. Bien entendu, on me sollicita pour le volet culturel de l'affaire afin d'interpréter quelques chansons pour la déjà célèbre famille.
C'est à ce moment précis que j'ai réellement senti que mes chansons jouaient un rôle, avaient un genre d'impact sur la vie des autres. Jusque-là, je croyais que les gens qui m'applaudissaient le faisaient parce qu'il n'y avait que moi devant eux qui chantais et que c'était d'usage d'applaudir. Moi, j'adorais chanter et peindre mon Québec en le chantant, alors c'était déjà un privilège qu'on m'écoute.
Or, ce jour de septembre, en ce lieu même où le même jour un certain Jacques Cartier, des centaines d'années auparavant, avait baptisé le pays, je chantais pour le premier ministre de ce pays. J'ignorais alors que M. Mulroney adorait la chanson, la musique et qu'il aimait chanter. Dès les premiers instants de ma prestation, j'ai senti son vif intérêt, celui de madame et même des enfants pour mes chansons, tant et si bien qu'au dernier refrain de ma prestation, M. Mulroney fredonnait déjà le refrain avec moi. Une complicité naturelle s'est installée et la musique en était le cœur. Le premier ministre était aussi notre député. D'autres événements ont suivi dans la circonscription et j'étais dorénavant et très souvent au cœur du volet culturel de ses activités.
Quelques années plus tard, le protocole du gouvernement fédéral me contactait, m'informant que le premier ministre et sa famille souhaitaient que je puisse venir interpréter mon ode au Saint‑Laurent sur la Colline du Parlement. Je fus donc reçue par le premier ministre. J'ai interprété ma chanson en descendant le Saint‑Laurent, accompagnée de rien de moins que l'orchestre symphonique de la Gendarmerie royale du Canada dans le cadre des célébrations de la nomination du gouverneur général de l'époque, Ray Hnatyshyn. C'était en 1990, quelques jours avant le jour J de l'accord du lac Meech.
Au moment de quitter l'île vers Ottawa, mon père, qui suivait rigoureusement la politique, m'avait dit: Ma fille, va chanter ton fleuve, et chante-le de tout ton cœur, et j'espère qu'il finira par t'appartenir. De toute évidence, l'histoire nous apprendra que ce ne fut pas suffisant, car notre fleuve nous échappe plus que jamais. Il suffit d'en parler aux pêcheurs québécois.
Pour M. Mulroney, la culture, c'était l'âme d'un peuple. Un jour, avec sa voix grave et profonde, il m'avait dit: Chère Caroline, un peuple qui est animé par sa culture et qui alimente sa création est immortel. Il était attaché à ses racines et à tout ce qui parlait et définissait le Québec et sa Côte‑Nord. À cet égard, son amour pour la culture s'est traduit par de nombreux legs. Il a contribué à la mise en place de plusieurs lieux culturels importants partout sur le territoire québécois et canadien. Malheureusement, le gouvernement Harper a par la suite laissé tomber plusieurs d'entre eux.
Pour reprendre les propos de notre vénérable collègue et doyen de la Chambre, le député de Bécancour—Nicolet—Saurel, le parti du temps de M. Mulroney n'existe plus. Quoiqu'il en soit, on se souvient que, dans Charlevoix, le Musée de Charlevoix, le Domaine Forget, le Musée d'art contemporain de Baie-Saint-Paul et les Moulins de l'Isle-aux-Coudres, pour ne nommer que ceux-là, et tous nos lieux porteurs de mémoire, lui doivent beaucoup.
Moi, je lui dois toute la confiance qui m'habite depuis. Grâce à sa reconnaissance et à son enthousiasme, le couple Mulroney aura donné le premier élan à ma modeste carrière. Surtout, ils m'auront permis de croire en mon talent d'auteure et d'interprète. Dans la fragilité qui m'habitait, il a semé l'espoir et le rêve. Il m'a donné la permission de croire en moi, comme il aura permis au Québec de croire en sa capacité de s'inscrire au sein du Canada comme peuple cofondateur, profondément distinct et français et résolument autonome dans sa vision de société. Un peuple, c'est un artiste, un artisan qui imagine, invente, s'investit et crée ce qu'il veut et voit de meilleur pour son évolution et son équilibre. M. Mulroney savait cela. M. Mulroney était un artiste.
Par delà son immense legs en matière de politique intérieure, internationale et diplomatique, il aura semé dans le cœur des Québécois un héritage large comme le Saint-Laurent. Chaque personne qu'il rencontrait était importante. Il était attentif, avait une mémoire phénoménale et une joie de vivre absolument contagieuse, inébranlable. Même René Lévesque a eu confiance en sa capacité à réunir les deux solitudes. Il était clair que si lui ne réussissait pas, personne ne le pourrait.
C'est pourquoi, depuis ce malheureux refus canadien, nous sommes en quête de notre souveraineté. Nous persisterons jusqu'à l'atteinte de celle-ci. C'est plus clair que jamais, car les tristes séquences de Meech et de Charlottetown auront eu raison de tous les espoirs. M. Mulroney, échappant à son projet politique, aura lui aussi détourné sa trajectoire. Nous connaissons la suite. Depuis, le Québec s'enfonce dans ses faux déficits causés par le fédéral et le déclin de sa langue et du poids du Québec au Parlement. Il voit ses régions s'éteindre et additionne les revers sous les ingérences du fédéral dans ses compétences.
Lorsque M. Mulroney quitta la politique en 1993, j'eus le privilège d'agrémenter une dernière fois en chanson son départ. Pour l'occasion, j'avais osé composer un petit refrain spécialement pour lui et la vie politique qu'il avait menée.
Ça allait comme suit:Un pays qui perd son CapitaineC'est comme un bateau sans amarres,D'aussi loin que porte ma rengaineDu plus profond de notre histoire jamais de meilleur Capitaine
Aujourd'hui, pendant un court moment, nous nous sommes rappelés, la famille et moi, quelques-uns de nos bons moments. C'est le cœur chagrin que je regrette son départ, mais je salue tous les reportages et les témoignages qui nous ont permis de prendre la mesure du passé et qui nous ont raconté un temps où les discours, les engagements et les gestes avaient de la hauteur. Nous avons tous constaté qu'à plusieurs égards, aujourd'hui, cette hauteur a été scindée vers le bas par des considérations davantage orientées sur les égos assoiffés de pouvoir à tout prix au détriment de ce qui devrait tous et toutes nous animer, soit le service aux citoyens.
Lorsque je me suis assise à la Chambre en 2019, ma première pensée fut pour mon père et pour René Lévesque. Aujourd'hui, M. Mulroney les a rejoints, et mes pensées vont dorénavant aussi vers lui. Il s'ajoute à ces personnages défunts importants qui sont mes phares et ma motivation sur le chemin de la politique. J'ai aussi eu une pensée pour les Lise Payette de ce monde, qui font que les femmes se lèvent et changent le monde.
Il nous reste ici de bien belles personnes. Elles sont capables de hauteur, de rationalité et de détermination pour poursuivre le chemin vers notre pays. Parmi celles-ci, il y a le chef du Bloc québécois et député de Beloeil—Chambly, mes collègues du Bloc québécois et quelques-uns de nos collègues à la Chambre, sans oublier nos collègues du Québec qui portent le projet de la souveraineté de notre pays avec franchise et ouverture à l'Assemblée nationale.
Je compte aussi sur des femmes marquantes comme Janette Bertrand et Pauline Marois et j'espère que cette fougue et cette joie qui habite aussi la relève qui foisonne dans nos organisations politiques souverainistes et qui sont absolument stimulantes.
En ces moments de deuil et de commémoration, je nous souhaite un pas de recul afin de mesurer le chemin que nous avons à faire pour faire de notre société contemporaine un espace sécuritaire, égalitaire et inclusif, respectueux des différences et consensuellement tourné vers une politique qui soutient les valeurs sociales et collectives de la communauté, et donc logiquement laïque, dans le but ultime de faire partie de l'exercice constructif qui livrera à nos enfants un monde meilleur.
La politique réunit souvent, divise parfois et brise même de vieilles amitiés pourtant solides. Elle ne devrait jamais faire passer la soif du pouvoir devant les intérêts de la population et la survie de la planète. Je nous invite tous et toutes à prendre cette période pour revoir les bases et les convictions profondes qui motivent notre engagement et à ouvrir la fenêtre du meilleur. Prenons le départ de M. Mulroney aujourd'hui comme un coup de fouet sur nos égos et relevons la tête. La hauteur est juste là devant.
La petite fille de l'isle salue bien bas le petit gars de Baie‑Comeau et se permet d'offrir, au nom de tous mes collègues du Bloc québécois, de tous les gens de L'Isle-aux-Coudres, de Charlevoix, de la Côte‑de‑Beaupré, de Baie‑Comeau, de la Côte‑Nord et du Québec, nos plus sincères condoléances, notre gratitude et nos douces amitiés pour toute la famille de Brian Mulroney.
Il me reste un pays à poursuivreIl me reste un pays à chanter