Monsieur le Président, j'aimerais souligner que nous nous trouvons sur un territoire qui n'a été ni cédé, ni abandonné par les peuples algonquins et anishinabes.
La reconnaissance du territoire ne vise pas simplement à cocher une case ou à énoncer un fait. Elle vise à donner le ton et à faire preuve de respect à l'égard de la situation avant la colonisation. Je tiens à rendre hommage aux sociétés matrilinéaires qui florissaient en territoire abénaquis, comme celui d'où je viens, où ce sont les femmes qui décidaient qui étaient les chefs et qui prenaient la parole. Elles pouvaient leur demander des comptes et les démettre de leurs fonctions, et la démocratie s'exerçait par voie de consensus. Les femmes étaient vénérées car elles donnaient la vie, et les personnes bispirituelles étaient tenues en haute estime pour leur force et leur fluidité de genre.
Ce soir, je suis reconnaissante pour ce débat exploratoire essentiel qui vise à sensibiliser davantage au problème des femmes, des filles et des personnes bispirituelles autochtones portées disparues ou assassinées. Je suis par contre également dévastée, car plus le temps passe, plus nous continuons de perdre des mères, des sœurs, des tantes, des filles, des cousines et des amies. On dirait qu'il nous est impossible de franchir le pas entre la conscientisation et l'action.
Par votre entremise, monsieur le Président, je dis à la Chambre, au gouvernement et aux gens qui nous regardent chez eux que ça suffit. Quand tout cela va-t-il cesser?
La réconciliation est un chemin, un processus. Il faut du temps pour guérir les blessures et bâtir des ponts mais, pendant ce temps, pendant qu'on règle les détails, on ne peut pas laisser d'autres vies précieuses être anéanties. On ne peut pas continuer à rester les bras croisés pendant que les familles attendent en vain des réponses. On ne peut pas refuser de faire tout notre possible pour ramener ces femmes chez elles.
Nous avons cette discussion ce soir parce que quatre femmes ont récemment perdu la vie, quatre femmes importantes, sacrées, précieuses et motivées, qui ne doivent pas avoir rendu l'âme en vain: Rebecca Contois, 24 ans; Marcedes Myran, 26 ans; Morgan Beatrice Harris, 39 ans; et Buffalo Woman. Nous sommes ici ce soir pour leur rendre hommage en demandant des gestes concrets et une reddition de comptes.
Je tiens à souligner la force et le courage incroyable qu'il a fallu à la fille de Morgan Harris, Cambria Harris, de la Première Nation de Long Plain, située sur le territoire visé par le Traité no 1, pour prononcer un discours percutant tout près d'ici. Elle s'est adressée franchement au pouvoir en place et a dénoncé, à juste titre, notre inaction et notre indifférence collectives. Elle nous implore de pouvoir ramener sa mère chez elle et nous devons donner suite à sa demande. Nous devons nous engager à faire le nécessaire pour que justice soit rendue pour les personnes dont la vie a été fauchée.
J'ai mentionné à plusieurs reprises dans cette enceinte que j'étais enseignante avant de siéger au Parlement. J'ai travaillé avec des élèves autochtones dont le leadership et le militantisme m'ont inspiré et m'ont amenée à lutter pour un avenir meilleur où ces discussions ne seront plus nécessaires. Je me souviens très bien d'une époque, en 2010, où la sensibilisation à la question des femmes et des filles autochtones portées disparues ou assassinées venait à peine de débuter. Il y a eu une campagne virale, et mes élèves ont participé en prenant des photos avec des affiches disant « suis-je le prochain? » J'aimais ces élèves comme mes propres enfants et c'était déchirant de penser que nous pouvions les perdre. Malheureusement, beaucoup d'entre eux connaissaient quelqu'un qui avait été assassiné ou qui avait disparu. Imaginons un instant ce que c'est que de porter le poids de cette réalité.
Nous connaissons les statistiques. Les femmes autochtones représentent 16 % des victimes d'homicide, 11 % des femmes disparues, alors que les peuples autochtones représentent 4,3 % de la population du Canada. Selon le rapport de la commission d'enquête, elles sont 12 fois plus susceptibles de disparaître ou d'être assassinées. Ce ne sont pas des chiffres. Ce sont des êtres humains.
Il est important de noter que les données publiques actuelles sur les femmes et les filles autochtones disparues ou assassinées simplifient à l'extrême le problème et en minimisent l'ampleur. Elles témoignent néanmoins d'un phénomène complexe et omniprésent de violence à l'encontre des femmes et des filles autochtones, souvent ciblées en raison de leur sexe et de leur identité autochtone. La violence à l'égard des femmes et des filles autochtones est systémique et constitue une crise nationale qui nécessite une action urgente, réfléchie et collaborative.
L'initiative Sœurs par l'esprit a mis en lumière divers problèmes systémiques, notamment l'impunité dont jouissent de nombreux auteurs de cette violence. Cette étude a révélé que près de la moitié des affaires impliquant des femmes et des filles autochtones ne sont toujours pas résolues et qu'aucune accusation n'a été portée dans environ 40 % des cas.
On reconnaît désormais que le risque élevé de violence auquel sont exposées les femmes et les filles autochtones résulte en grande partie de l'incapacité de la police et des autres acteurs du système de justice pénale à répondre de manière adéquate aux besoins des femmes et des filles autochtones, et on voit donc l'histoire se répéter.
Plus de 2 380 personnes ont participé à l'enquête nationale. On a recueilli les témoignages de témoins experts, d'aînés et de gardiens du savoir, de travailleurs de première ligne et de divers responsables. Les vérités partagées racontent l'histoire ou, plus précisément, des milliers d'histoires d'actes de génocide contre des femmes, des filles et des personnes 2SLGBTQQIA+ des Premières Nations et des peuples inuits et métis. De manière générale, le génocide ne signifie pas nécessairement la destruction immédiate d'une nation. Il désigne plutôt un plan qui coordonne diverses actions dans le but de détruire les fondements de la vie de certains groupes nationaux et d'anéantir ces groupes eux-mêmes.
Comme l'indique le sommaire du rapport final de l'enquête:
Les objectifs d'un plan génocidaire comprendraient donc la « désintégration des institutions politiques et sociales, de la culture, de la langue, du sentiment d'appartenance au pays, de la religion et de l'existence économique de groupes nationaux, ainsi que la destruction de la sécurité, de la liberté, de la santé et de la dignité individuelles, et même de la vie des personnes faisant partie de tels groupes ».
Malheureusement, nous avons atteint ce seuil.
Comme l'explique le rapport final de l'enquête, « [les] mesures visant à mettre un terme à ce génocide et à redresser la situation doivent être aussi importantes que l'ensemble des systèmes et des actions qui ont contribué à perpétuer la violence coloniale pendant des générations ».
Les appels à la justice s'appuient sur une solide fondation de preuves et de lois. Il est essentiel de mettre en œuvre une approche fondée sur les droits de la personne pour amorcer le changement de paradigme dans la relation du Canada avec les peuples autochtones, en particulier les femmes et les filles autochtones.
L'exposition à la violence doit être perçue comme étant une violation systémique des droits à l'égalité entre les sexes et à la non-discrimination qui nécessiterait de vastes changements structuraux, notamment à l'égard des pratiques des services de police ou des procédures judiciaires, plutôt que comme un indice des disparités de service qui pourraient se régler par des solutions temporaires.
Les familles et les survivantes ont constamment fait référence à quatre facteurs généraux qui illustrent l'enracinement de leurs expériences dans le colonialisme selon les perspectives des Premières Nations, des Métis et des Inuits, sans oublier celles des personnes 2ELGBTQQIA. Ces quatre facteurs contribuant au maintien de la violence coloniale sont les suivants: le traumatisme historique, multigénérationnel et intergénérationnel; la marginalisation sociale et économique; le maintien du statu quo et l'absence de volonté de la part des institutions; le refus de reconnaître la capacité d'agir et l'expertise des femmes, des filles et des personnes 2ELGBTQQIA autochtones.
La justice pour les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées est une justice pour toutes les femmes, et ce travail s'avère essentiel à tout espoir de réconciliation. Les femmes mènent le processus de guérison collective nécessaire pour aller de l'avant. Nous devons nous attaquer aux maux qui empoisonnent notre société, à savoir la misogynie, le racisme, le suprémacisme blanc et le colonialisme.
Nous avons tous la responsabilité de faire mieux, de mettre fin à ce cycle de souffrance et de guérir. Tant que la cause profonde de la haine ne sera pas vraiment éliminée, l'arbre de la réconciliation ne poussera pas.