Merci, monsieur le président.
Je vous remercie de me permettre de témoigner, même si je ne pouvais me présenter en personne. Je suis présentement dans la communauté de la nation Uashat mak Mani-Utenam, sur la Côte-Nord du Québec. Vive la technologie!
Je ne reviendrai pas sur les faits concernant la crise autochtone. Vous les connaissez amplement. À titre d'expert en droit et en politique autochtone, je vais me concentrer principalement sur ce que je comprends des causes de la crise et sur ce que je considère comme des leçons que nous pouvons en tirer.
Tout d'abord, la crise est le point culminant de plusieurs enjeux liés aux territoires et à la gouvernance politique des Premières Nations. Il y a, bien sûr, les enjeux propres à la nation des Wet'suwet'en et ceux liés au projet particulier de Coastal GasLink. Si la crise a pris une telle ampleur, c'est parce que les enjeux dépassent largement l'opposition de chefs héréditaires à un projet de gazoduc. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la crise a eu un écho aussi grand au Québec et qu'il y a eu des gestes d'appui aussi importants de Premières Nations au Québec, particulièrement de la part des Mohawks et des Micmacs, mais aussi de la part d'Atikamekw, d'Innus, d'Algonquins et de bien d'autres.
La situation au Québec est très semblable à celle qui existe en Colombie-Britannique. Ce sont deux régions où il n'y a pas de traité historique de cession, ou du moins, où il y en a peu. Il y a donc de grandes superficies de ce qu'on désigne comme des territoires autochtones non cédés sur lesquels les Premières Nations détiennent des droits, mais des droits pas totalement reconnus par les gouvernements ni les tribunaux. Ce sont ce que j'appelle des droits invisibles: des droits ancestraux, le titre ancestral, le droit inhérent à l'autonomie gouvernementale, le droit d'être consulté et accommodé, le droit à la protection fiduciaire de la Couronne, et ainsi de suite.
Ce n'est pas parce qu'ils sont invisibles qu'ils n'existent pas, mais parce qu'ils sont invisibles, ils sont souvent ignorés. Dans le cours que j'enseigne à la Faculté de droit de l'Université de Montréal, « Droit canadien et peuples autochtones », je commence toujours mon premier cours en présentant un dessin de mon cru, qui est une représentation imagée du droit autochtone canadien. Voici mon dessin.
On voit un rectangle qui symbolise le droit canadien et un cercle qui désigne les ordres normatifs des peuples autochtones. Ce cercle chevauche en partie le droit positif canadien, mais pas totalement: il y a des droits qui sont parfois reconnus et d'autres qui ne le sont pas. C'est ce dont parlait M. Borrows concernant les droits autochtones, c'est-à-dire les ordres normatifs des peuples autochtones qui existaient auparavant et qui ont continué d'exister au Canada.
Le graphique explique ce qu'on appelle le pluralisme juridique, qui est présent en matière de droit autochtone au Canada, et il explique aussi en partie les enjeux liés à la crise et la complexité des solutions. Les peuples autochtones, parce qu'ils n'ont pas été conquis, parce qu'ils n'ont pas abandonné leurs droits inhérents, malgré les efforts considérables menés pendant des générations de politique coloniale, possèdent toujours, dans différentes mesures, selon les nations, des parties de leur ordre juridique qui existait avant la création du Canada. C'est vrai pour ceux qui ont conclu des traités et c'est encore plus vrai pour ceux qui n'en ont pas conclu, comme c'est le cas au Québec et en Colombie-Britannique notamment.
Ces droits ont été en partie reconnus par les tribunaux, qui essaient ainsi, tant bien que mal, de concilier la souveraineté préexistante des nations autochtones avec la souveraineté actuelle de la Couronne. Par contre, les concepts créés demeurent flous et imprécis. Bref, ils demeurent souvent invisibles aux yeux du système politique actuel. C'est là le problème fondamental. Devant la difficulté à résoudre les problèmes par la voie politique, les Premières Nations sont obligées de se tourner vers les tribunaux ou de bloquer des voies ferrées.
Il faut bien réaliser que la voie des tribunaux n'est pas une panacée. C'est souvent très long, très coûteux et très risqué. Même quand la Première Nation a gain de cause en cour, cela ne représente pas nécessairement une victoire. Prenez justement le cas de la nation des Wet'suwet'en, l'une des deux nations visées par la fameuse décision rendue dans l'affaire Delgamuukw en 1997.
La décision a été annoncée comme une grande victoire pour les Autochtones, puisque la cour reconnaissait l'existence et la portée du titre ancestral sur les territoires autochtones non cédés. Cependant, la cour a refusé de trancher la cause, en invitant les gouvernements à négocier ou les Premières Nations à retourner en première instance pour refaire la preuve du titre.
On peut certainement croire qu'on ne serait pas ici aujourd'hui si la voie de la négociation avait mieux fonctionné. On ne peut pas blâmer les tribunaux. La reconnaissance et la définition de ces droits invisibles ont été laissées à la Cour suprême, à défaut d'avoir été précisées au niveau politique, comme le gouvernement fédéral avait pourtant promis de le faire lors du rapatriement de la Constitution en 1982 et de l'inclusion de l'article 35, qui reconnaît les droits ancestraux sans les définir.
Ces jours-ci, il y en a d'ailleurs plusieurs qui proposent de nouvelles modifications constitutionnelles pour corriger cette situation. Il y a bien eu quelques traités dits modernes qui ont été conclus depuis que la Cour suprême a rappelé au gouvernement, en 1973, dans l'affaire Calder, que les droits ancestraux n'étaient pas des fossiles inertes.
Oui, il y a eu quelques traités, mais ils ont été peu nombreux. La situation des Wet'suwet'en est donc loin d'être unique. Il y a ailleurs, surtout en Colombie-Britannique, au Québec et dans les Maritimes, plusieurs situations semblables où l'on retrouve des territoires ancestraux non cédés sur lesquels existent ces droits invisibles.
Il faut dire que, dans l'état actuel des choses, la conclusion de traités est extrêmement difficile, voire impossible pour un grand nombre de nations. C'est que le cadre actuel des négociations est inadéquat et inefficace. D'abord, la politique actuelle sur le règlement des revendications globales comporte un énorme handicap: le gouvernement fédéral est à la fois juge et partie. C'est aussi un processus très long, parsemé d'embuches. Mentionnons, pour vous donner une idée de la situation, que des nations sont en négociation depuis plus de 40 ans.
Pendant ce temps, les territoires continuent d'être développés. Il y a bien l'obligation de négocier et d'offrir des accommodements, qui a été créée par la Cour suprême en 2004 dans le cadre d'une affaire mettant en cause la Nation haïda. Cependant, il s'agit encore là d'un autre concept flou, imprécis, qui cause beaucoup de frustration, autant chez les Autochtones que chez les promoteurs, soit dit en passant. Ils se plaignent d'être pris entre l'arbre et l'écorce.
Il faut dire que les gouvernements n'ont pas beaucoup de motivation pour négocier une reconnaissance des droits. On ne peut pas trop compter sur la pression des tribunaux, contrairement à ce que l'on pourrait croire. Tout en reconnaissant les droits des Autochtones, et malgré la protection constitutionnelle conférée en 1982, les tribunaux se sont aussi assurés que ces droits n'étaient pas absolus et que les gouvernements pourraient les enfreindre. En effet, la Cour suprême a établi des critères pour justifier l'atteinte aux droits, même au titre ancestral formellement reconnu, ce qui fournit ainsi aux gouvernements une recette pour continuer de ne pas reconnaître ces droits invisibles.
Aussi, tout en reconnaissant l'existence du titre ancestral, la Cour suprême a imposé aux communautés autochtones le fardeau de prouver leur occupation antérieure de leurs territoires traditionnels. Cette preuve se révèle extraordinairement difficile et coûteuse à produire. Une seule nation autochtone a réussi à fournir cette preuve. C'était en 2014 et cette affaire s'est conclue devant la Cour suprême par la confirmation d'un titre ancestral de la nation tsilhqot'in concernant environ 5 % de son territoire ancestral.
Alors, que peuvent faire les Premières Nations qui possèdent des droits invisibles, mais qui ne peuvent ni faire reconnaître ceux-ci par les tribunaux, ni prendre part à des négociations pouvant mener à la conclusion d'un traité? Pour l'instant, la seule chose qu'elles peuvent exiger, c'est d'être consultées. Encore là, elles se font rappeler qu'elles n'ont pas de droit de veto. Si elles ne sont pas satisfaites de la consultation, elles peuvent recourir aux tribunaux, mais si elles ne sont pas satisfaites des tribunaux, que reste-t-il? Voilà l'impasse dans laquelle nous sommes.
Selon moi, la crise autochtone est donc une conséquence directe de l'incapacité des gouvernements à reconnaître les droits invisibles, qui sont quand même réels, et à régler les griefs historiques des Premières Nations qui n'ont jamais cédé ou abandonné leurs droits territoriaux.
Or la résolution de ces revendications territoriales ne pourra pas avoir lieu tant et aussi longtemps que l'on ne changera pas fondamentalement les mécanismes de négociation. Après de nombreuses années, parsemées d'expériences de négociation frustrantes, je suis d'avis que la solution à l'impasse actuelle passe par un mécanisme indépendant des gouvernements. En effet, le problème est systémique, c'est-à-dire que le système actuel ne peut pas régler ces enjeux, qui sont si complexes qu'ils dépassent même la capacité des administrations gouvernementales. Ce genre d'enjeux ne peuvent pas être réglés par des fonctionnaires qui doivent suivre des politiques, des directives et des procédures administratives. Il faudrait donc, selon moi, qu'une nouvelle institution, indépendante des gouvernements, ait la responsabilité de clarifier et de mettre en oeuvre les droits des Premières Nations. Cette entité indépendante devrait être composée de personnes possédant l'expertise et la légitimité nécessaires à la réalisation de cette tâche sensible et hautement importante.
L'une des premières choses à changer est probablement le vocabulaire utilisé. En effet, on ne parle pas de revendications, un terme qui porte à confusion, car cela laisse entendre que les groupes autochtones demandent des droits nouveaux. Comme je l'ai dit, ce sont plutôt des droits existants à l'égard desquels on demande une reconnaissance formelle. On devrait donc plutôt parler d'une politique de reconnaissance des droits. Cette solution serait aussi un geste concret dans la mise en oeuvre de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, que le Canada a officiellement appuyée.
En conclusion, je dirai quelques mots sur l'incertitude que la crise a provoquée chez les promoteurs de projets, notamment en ce qui concerne les autorités qui ont la compétence pour négocier des ententes de développement. Les entreprises et l'État s'adressent bien sûr aux conseils de bande élus. Ceux-ci, rappelons-le, tentent aujourd'hui de faire ce qu'ils peuvent avec les moyens qu'ils ont pour améliorer la vie de leurs communautés. Cela dit, il s'agit là d'un autre débat.
Comme je l'ai mentionné plus tôt, les autorités traditionnelles ont subsisté au sein de plusieurs nations. Dans quelques cas, les tribunaux ont également reconnu la légitimité de ces autorités traditionnelles, comme chez les Wet'suwet'en en 1997. C'est ici que la responsabilité du gouvernement fédéral est utile, voire fondamentale. En effet, c'est au gouvernement fédéral qu'incombe l'obligation de s'assurer que le processus respecte les droits du groupe autochtone concerné.
Aussi, plutôt que d'encourager la division des communautés autochtones, il faudrait leur donner les ressources nécessaires pour qu'elles puissent mettre sur pied des institutions pensées à partir de leur propre perspective juridique, lesquelles leur permettront d'en arriver à des décisions légitimes qui auront ainsi plus de chances d'être respectées par tous.
Pour ce faire, il faut aussi passer par la voie politique. Il n'est pas nécessaire de conclure une entente, parce que le droit à l'autonomie gouvernementale est un droit inhérent. Il est toutefois plus utile de conclure des ententes sur l'autonomie gouvernementale. Sinon, il survient des situations comme celle des Mohawks de Kahnawake, qui ont mis en place une sorte de souveraineté de facto sur leur territoire, ce qui explique, entre autres, pourquoi on ne pouvait pas défaire le blocus par une simple injonction de la cour.
Encore là, pour conclure des ententes et reconnaître l'autonomie gouvernementale, le système actuel rend la chose très difficile.
Bref, il faut maintenant faire preuve de créativité et de courage afin d'adopter des mesures concrètes pour passer de la parole aux actes. Sinon, la réconciliation va demeurer un vœu pieux. L'expression « relation de nation à nation » ne voudra plus rien dire, et des crises comme celles-ci vont se reproduire.
Sur ces paroles positives, je vous remercie.