Madame la Présidente, je prends de nouveau la parole au sujet du projet de loi C-75. L’un des principaux problèmes du projet de loi C-75, c’est que, même s’il a pour objet de réduire les délais dans les tribunaux canadiens, il y réussit très peu. Pour un projet de loi qui vise à réduire les délais, le fait qu’il n’y parvienne pas pose un problème de taille.
Le secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice et d’autres députés libéraux qui ont parlé du projet de loi à la Chambre se sont félicités, comme ils l’ont dit, du bon travail du Comité de la justice, qui a entendu 95 témoins, comme vient de le souligner le secrétaire parlementaire, et du fait que les députés libéraux ont écouté les principaux intervenants et ont donné suite à leurs préoccupations.
Depuis trois ans que je suis député, je n’ai jamais eu connaissance d’autant de critiques qu'à l'égard du projet de loi C-75, et sur presque tous les aspects de cet énorme texte de 300 pages. Malgré les beaux discours des députés d’en face sur la nécessité d’écouter les principaux intervenants, la réalité, c’est que, d’un enjeu à l’autre, les libéraux n’ont pas écouté. Ils n’ont pas tenu compte des préoccupations soulevées par les principaux intervenants devant le comité. Ils ont fait adopter le projet de loi à toute vapeur au comité et, mis à part quelques changements mineurs, nous nous retrouvons avec un projet de loi très largement imparfait, qui pose problème à bien des égards.
À ce sujet, permettez-moi d’abord de souligner la question du reclassement de certaines infractions en infractions mixtes. Indépendamment de l’édulcoration d'infractions graves punissables par mise en accusation, qui constitue assurément une grave préoccupation, du point de vue de la réduction des délais, le reclassement en infractions mixtes entraînera le transfert d'encore plus de cas aux tribunaux provinciaux. Quelque 99,6 % des affaires criminelles sont déjà entendues par des tribunaux provinciaux, et si un député remet en question mon affirmation selon laquelle cela entraînera un délestage des causes, il n’est pas obligé de me croire sur parole. Qu’il se fie plutôt à l’Association du Barreau canadien. Dans le mémoire qu’elle a présenté au Comité de la justice, l’Association du Barreau canadien dit que le reclassement en infractions mixtes signifiera probablement que les tribunaux provinciaux devront entendre davantage d’affaires, et que cela pourrait entraîner d’autres retards dans ces tribunaux. Sans blague? Malgré ce qu’a dit l’Association du Barreau canadien, le gouvernement rétorque qu’il n’y a aucun problème, et qu’il transférera simplement plus de dossiers aux tribunaux provinciaux.
Ensuite, des préoccupations en matière de sécurité publique ont été soulevées au sujet du reclassement en infractions mixtes. L’une de ces préoccupations a été soulevée par John Muise, un ex- membre de la Commission des libérations conditionnelles. Il signale que parmi les infractions reclassées se trouve le défaut de se conformer à une ordonnance de surveillance de longue durée. Or, les ordonnances de surveillance de longue durée s’appliquent aux prédateurs sexuels les plus dangereux de notre société. Nous parlons ici de personnes tellement dangereuses qu’après avoir purgé leur peine, elles sont assujetties à une ordonnance de surveillance de longue durée pouvant aller jusqu’à 10 ans, assortie de conditions nombreuses et très sévères.
Selon John Muise, c'est un grave problème de changer les règles concernant les violations de ces ordonnances, qui sont imposées aux individus les plus dangereux. Une violation d'une ordonnance de surveillance de longue durée devrait nécessairement être punissable par mise en accusation, surtout parce qu'elle signifie qu'un délinquant très dangereux est en train de retomber dans le cycle de la violence et de l'exploitation de personnes vulnérables. Ces individus ne sont pas simplement des personnes marginalisées, comme l'a laissé entendre le secrétaire parlementaire en qualifiant les violations d'ordonnance d'infractions mineures contre l'administration de la justice. Lorsque ces violations impliquent des délinquants ayant commis des crimes graves, elles doivent être traitées sérieusement. Or, au lieu de suivre le conseil de John Muise, le gouvernement a décidé de balayer le problème du revers de la main et de n'en faire qu'à sa tête. Il a relégué aux oubliettes le point de vue d'un membre de la Commission des libérations conditionnelles du Canada.
M. Chow, chef adjoint constable du Service de police de Vancouver a comparu devant notre comité, lui aussi. Il voit un autre problème dans le reclassement de certaines infractions très graves punissables par mise en accusation. C'est un problème lié au prélèvement des empreintes génétiques pour les conserver dans la Banque nationale de données génétiques. Actuellement, lorsqu'une personne est déclarée coupable de l'une de ces infractions, qui sont punissables par mise en accusation, le procureur de la Couronne peut demander à un juge que les empreintes génétiques soient prélevées et conservées dans la Banque nationale de données génétiques. Cependant, le projet de loi C-75 prévoit que, dans les cas où il y aurait déclaration de culpabilité par procédure sommaire, l'infraction n'entrerait dans la catégorie de celles qui sont punissables par mise en accusation, ce qui fait que le procureur ne pourrait pas faire une telle demande.
Le chef adjoint constable Chow nous fait remarquer que ce changement aurait une incidence sur les enquêtes de police. En effet, au cours des dernières années, les empreintes génétiques recueillies à la suite de l'une des 85 infractions que le projet de loi prévoit reclasser ont permis de résoudre 19 homicides et 24 agressions sexuelles. Malheureusement, le gouvernement a décidé d'ignorer l'avis de M. Chow et de M. Muise et de n'en faire qu'à sa tête.
Il y a ensuite la question des enquêtes préliminaires. Le gouvernement veut permettre la tenue d’une enquête préliminaire seulement dans le cas d'infractions passibles de l’emprisonnement à perpétuité. Dans tous les autres cas, on ne pourrait éliminer l'enquête préliminaire. Le gouvernement soutient que cela permettra d'accélérer le processus judiciaire. Nombre de témoins s'inscrivent en faux contre cette affirmation. Dans le mémoire qu'elle a soumis au comité, l'Association du Barreau canadien dit ceci au sujet de la proposition de limiter la tenue d'une enquête préliminaire:
[Cela] ne réduirait pas les délais judiciaires et affecterait le système de justice pénale dans son ensemble [...] Est, au mieux, hypothétique tout lien entre les délais judiciaires et l’enquête préliminaire.
Si les députés ne sont pas prêts à croire l'Association du Barreau canadien, ils seront peut-être disposés à croire le Barreau du Québec, qui a affirmé ceci:
Le Barreau du Québec s’oppose à cette modification. En limitant le recours à l’enquête préliminaire, certains affirment que l’on puisse accélérer les procédures judiciaires et ainsi réduire les délais. [...] [Nous croyons] que cette limitation de l’enquête préliminaire sera inefficace, voire contre-productive.
Par ailleurs, lorsqu'il a témoigné devant le comité, Philip Star, un avocat criminaliste de la Nouvelle-Écosse, a dit ceci au sujet des enquêtes préliminaires:
Elles sont extrêmement utiles, non seulement pour l’accusé, mais aussi pour la Couronne et, ultimement, pour notre système, puisqu’elles permettent de réduire les délais [...]
Tant pis pour l'affirmation du gouvernement selon laquelle le fait de limiter la tenue d'enquêtes préliminaires permettra de réduire les délais.
Plus encore, lorsqu'elle a comparu devant le comité, Laurelly Dale, une autre avocate de la défense, a dit ceci:
Deux grandes études ont conclu que les enquêtes préliminaires ne contribuent pas de façon importante aux problèmes des retards devant les tribunaux. Les audiences préliminaires facilitent le règlement de procès possiblement longs et coûteux devant les cours supérieures. On les utilise souvent pour remplacer des procès et non en plus des procès. Ces enquêtes permettent d'accélérer le processus d'administration de la justice. Il est beaucoup plus facile et rapide de consacrer de deux à quatre jours à une enquête préliminaire plutôt que une ou deux semaines à un procès devant une cour supérieure.
Ensuite, Michael Spratt a dit ceci:
[...] il y a un problème de retards dans nos tribunaux, mais les enquêtes préliminaires n'en sont pas la cause.
Je le répète, tous les témoins ont dit au gouvernement que le projet de loi ne produirait pas les résultats escomptés. Il n'aidera pas à réduire les délais. Le gouvernement fait-il la sourde oreille? Les députés libéraux du comité de la justice ont-ils écouté? J'ai l'impression que non.
Sarah Leamon a également comparu devant le comité pour parler des enquêtes préliminaires, et elle a dit ceci:
[...] 87 % des affaires se résolvent après le processus d'enquête préliminaire. Dans la grande majorité des cas...
— lorsqu'il s'agit d'une victime d'agression sexuelle —
[...] cela évite au plaignant de témoigner et d'être traumatisé de nouveau.
Les députés libéraux ont beau dire qu'ils ont écouté, mais les témoignages qui ont été entendus par le comité et la réaction du gouvernement devant ceux-ci montrent exactement le contraire.
En supposant que le gouvernement ait raison, malgré tous les témoignages devant le comité selon lesquels limiter les enquêtes préliminaires aura pour effet de provoquer encore plus de retards, il est important de souligner que les enquêtes préliminaires ne représentent que 3 % du temps consacré aux procédures devant les tribunaux à l'échelle du Canada. Donc, en ce qui a trait aux avantages de cette mesure, il faut se rappeler qu'elle ne s'attaque qu'à une infime partie du très grand problème d'engorgement des tribunaux canadiens et d'accumulation des dossiers en attente.
Penchons-nous sur la question des comparutions et les témoignages recueillis par le comité sur les comparutions. De sérieuses réserves ont été exprimées, notamment par John Muise, un ancien membre de la Commission des libérations conditionnelles du Canada, ainsi que par M. Chow, du service de police de Vancouver, à propos du fait que les individus qui commettent une infraction contre l'administration de la justice et sont cités à comparaître ne verront pas cette infraction ni aucune autre infraction contre l'administration de la justice consigner sur le site du Centre d'information de la police canadienne, ou CIPC.
Actuellement, toute infraction contre l'administration de la justice est consignée dans le CIPC. Ce ne sera pas le cas si l'on s'en tient au processus de comparution proposé par le gouvernement. Comme je l'ai dit quand j'ai posé une question au secrétaire parlementaire, si le dossier du CIPC n'est pas présenté dans son entier à un juge ou à un juge de paix, les conséquences peuvent s'avérer dévastatrices. Ma collectivité s'en est rendu compte lors de l'assassinat de l'agent David Wynn, qui a été abattu par un individu au casier judiciaire chargé, en raison notamment de multiples infractions contre l'administration de la justice.
Le gouvernement dit maintenant que le tribunal n'aurait même pas accès à la totalité du casier judiciaire du délinquant, si le dossier du CIPC dudit délinquant devait être présenté, parce que, tout bien considéré, ces infractions ne seraient pas consignées dans le CIPC. Quand j'ai demandé au secrétaire parlementaire si le gouvernement avait l'intention de régler ce grave problème de sécurité publique — qui a été soulevé plus d'une fois au comité —, je n'ai malheureusement pas reçu de réponse.
Je devrais mentionner encore que, en ce qui concerne les comparutions pour manquement, même si elles vont se contribuer à miner la sécurité publique du fait que les infractions correspondantes ne seront pas entrées dans le système du CIPC, l'effet des infractions contre l'administration de la justice sur les engorgements du système est à vrai dire assez faible et ce, parce que ces infractions sont habituellement traitées en même temps que l'infraction sous-jacente ou principale. Par conséquent, pour ce qui est du temps d'audience et des ressources des tribunaux utilisées pour les infractions contre l'administration de la justice, dans les faits, c'est assez minime.
Là encore, les députés n'ont pas à me croire sur parole. Ils devraient croire Rick Woodburn, président de l'Association canadienne des juristes de l'État. Voici ce qu'il a dit au comité de la justice:
Je peux vous dire d'expérience que ces cas n'engorgent pas le système et ne causent pas de retards. Le non-respect d'une ordonnance judiciaire est très facile à prouver, même lorsque cela conduit à un procès, ce qui est très rare. N'oubliez jamais que ces infractions n'engorgent pas le système.
Les libéraux y ont-il songé? Apparemment non, car ils sont simplement allés de l'avant avec le processus de comparution pour manquement sans plan, sans réfléchir aux graves problèmes de sécurité publique mentionnés devant le comité de la justice.
Ensuite, il y a la question des récusations péremptoires. Les récusations péremptoires n’ont rien à voir avec les délais, mais ce projet de loi prévoit leur élimination. Le gouvernement a fondé cette décision sur la possibilité d'améliorer la représentativité des jurys. Or, les témoins ont l'un après l’autre affirmé le contraire. Cependant, au lieu d’écouter ces témoins, le gouvernement est simplement allé de l’avant.
Tout compte fait, la situation est très claire. Quatre-vingt-quinze témoins ont comparu devant le comité et, quel que soit l'enjeu, les libéraux ont ignoré les points de vue présentés. Les libéraux n'ont pas tenu compte des témoins et, par conséquent, nous nous retrouvons avec un projet de loi bancal qui ne règle pas le problème, c’est-à-dire réduire l’engorgement des tribunaux canadiens et l’accumulation de dossiers en attente.