Madame la Présidente, je propose que le 13e rapport du Comité permanent des anciens combattants, présenté le jeudi 9 novembre, soit adopté.
Cela fait depuis le mois de septembre que je travaille sur le dossier du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan. J'ai même eu le bonheur de poser une première question à ce sujet au mois de septembre lors de la première semaine où nous étions à la Chambre, lors de la rentrée parlementaire. Depuis ce temps-là, il s'en est passé des choses, et toutes les semaines nous découvrons de nouveaux éléments. Je peux dire que le Bloc québécois ne lâchera pas le morceau relativement à cette terrible injustice.
Aujourd'hui, je suis là pour essayer de tenter de faire la lumière sur ce qui s'est réellement passé et exiger qu'une terrible injustice soit réparée. Pour ceux et celles qui n'ont absolument pas d'idée de ce dont il est question ici, je vais faire un bref résumé.
Le gouvernement a organisé un concours d'art public pour la conception du Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan. Il y a eu des appels d'offres. Le gouvernement a mis sur pied un jury d'experts pour choisir qui serait l'équipe gagnante de ce concours. Les membres du jury d'experts, qui sont vraiment des experts internationaux, après avoir investi des centaines d'heures, ont décidé unanimement que l'équipe gagnante était celle qui était composée de la firme d'architectes Daoust, Lestage, Lizotte, Stecker, de l'artiste Luca Fortin et de Mme Louise Arbour à titre de conseillère. Cette équipe, on l'aura compris, est une équipe du Québec.
À la grande surprise de tout le monde, finalement, le gouvernement a décidé d'écarter la décision du jury et de donner le contrat à une autre équipe venant de l'Alberta et de l'Ontario. C'est un petit contrat de 3 millions de dollars. Ensemble, nous allons remonter le temps pour bien comprendre ce qui s'est passé, quand cela s'est passé et comment cela s'est passé.
La mission de guerre en Afghanistan s'est étalée pour nous de 2001 à 2014. Elle incluait les Forces armées canadiennes évidemment, de même que des forces de police, des fonctionnaires et des civils.
Au mois d'août 2019, le ministre des Anciens Combattants ainsi que le ministre du Patrimoine canadien et du Multiculturalisme lancent une première étape du concours qu'on appelle l'appel d'offres. En août 2020, il y a le dévoilement des cinq équipes finalistes du concours qui vont élaborer des propositions conceptuelles pour ledit monument.
Avançons un tout petit peu dans le temps. Nous sommes à la fin mai, début juin. Le gouvernement organise un sondage en ligne ouvert au public pour récolter les commentaires sur les cinq projets, les cinq concepts qui sont sur la table. Voici ce qu'on peut lire dans le communiqué de presse du gouvernement: « Le jury prendra leurs commentaires en considération au moment de sélectionner le design gagnant, et l'annonce sera faite cet automne. »
Jusqu'ici, cela semble être fait dans les règles de l'art. Nous n'avons rien à redire. Les vétérans, leur famille et la population canadienne sont consultés avant le concours et pendant le concours. Les volontés et les préoccupations des vétérans sont implantées dans les règlements du concours pour que le jury en tienne compte dans sa décision libre et éclairée. C'est clair: c'est le jury d'experts qui va choisir le meilleur projet et il prendra aussi en considération les résultats du sondage, ainsi que les commentaires d'un comité technique. La valeur du jury est de 70 % et celle du comité technique, de 30 %.
Le sondage, c'est une vidéo de 90 secondes avec quelques images de chacun des projets. Encore une fois, jusqu'à maintenant, il n'y a rien à redire, même que le gouvernement a pris les précautions pour garantir l'égalité des voix dans le concept du sondage. Dans un courriel du ministère des Anciens Combattants daté du 17 novembre 2021 qui porte sur le sondage, on peut lire ce qui suit. Dès le départ, les consultations sur le Monument commémoratif national de la mission du Canada en Afghanistan se sont voulues larges, mais non préférentielles. Toutes les voix et opinions sont considérées comme égales. Il serait tout à fait irrégulier que le processus d'enquête donne plus de poids à la voix d'un groupe qu'à un autre. Un tel traitement préférentiel n'a jamais été discuté à aucun moment dans l'élaboration du projet.
Avançons encore un peu. Nous sommes rendus en novembre 2021.
Le ministère du Patrimoine canadien et Anciens Combattants Canada sont informés de la décision unanime du jury. Le jury d'experts a décidé que c'est l'équipe Daoust qui a gagné le concours. Il ne fait aucun doute que le jury est sorti de là avec une décision; c'est l'équipe Daoust qui est l'équipe gagnante. Encore une fois, c'est un jury d'experts, constitué de sept membres provenant d'un peu partout au Canada, incluant quatre personnes qui ont connu de près ou de loin l'Afghanistan.
L'équipe Daoust et les membres du jury apprennent la suite seulement deux heures avant la conférence de presse du 19 juin 2023. Deux heures avant la conférence de presse, l'équipe gagnante apprend qu'elle ne sera finalement pas gagnante et que le monument gagnant sera celui d'une autre équipe qui faisait partie des cinq finalistes.
Qu'est-ce qui s'est passé entre les mois de novembre 2021 et juin 2023 pour que le gouvernement décide d’infirmer la décision du jury?
On sait qu'à l'hiver 2022 le ministère du Patrimoine canadien a demandé un avis juridique au ministère de la Justice afin de savoir quels étaient les risques. Dans les 400 pages de documents que nous avons reçus dans les dernières semaines, il est question de « risques ». Pour moi, c'est un premier aveu de culpabilité. On sait aussi que le gouvernement a offert un montant compensatoire à l'équipe Daoust pour ce qu'il appelle une perte de revenu. On comprend que l'équipe était gagnante; on lui a enlevé le prix et le droit de créer le monument; parce qu'elle perdra des sous pour ce processus qui n'aura pas lieu, on appelle cela une perte de revenu et on lui offre un montant d'argent. C'est un deuxième aveu de culpabilité du gouvernement.
Est-ce qu'on demanderait un avis juridique et est-ce qu'on offrirait de l'argent tout bonnement à une équipe si on avait agi en toute légitimité? La réponse est assez simple, il me semble.
Dans les règlements du concours, on peut lire que « le ministre du Patrimoine canadien, en sa qualité de ministre responsable des monuments commémoratifs sur les terrains fédéraux […] ainsi que le ministre des Anciens Combattants […] seront conjointement responsables d'approuver le concept que le jury aura choisi ». Aux yeux de la loi, ils étaient responsables d'approuver le choix du jury, pas de le modifier et encore moins de l'annuler. Agir ainsi, c'est agir à l'encontre de la propre façon de fonctionner dont s'est doté le gouvernement.
Comment le ministre des Anciens Combattants justifie-t-il cela?
C'est d'abord en disant qu'on a voulu choisir un concept qui représentait mieux les opinions des vétérans et de leurs familles. On a choisi un concept plus populaire auprès de vétérans lors d'un sondage en ligne.
J'ai fait faire une petite analyse. Ce n'est pas vrai qu'elle est petite. En tout cas, la facture était grande. J'ai fait faire une analyse par la firme de sondage que tout le monde connaît, la firme Léger, la plus grande firme de sondage au Canada. J'ai mis le sondage que le gouvernement a fait passer à environ 10 000 personnes entre les mains de la firme. Elle a confirmé que tous les résultats étaient faussés et qu'il n'y avait à l'intérieur de ce pseudo‑sondage rien d'utilisable. Il n'y a pas moyen de vérifier l'identité des gens qui ont répondu au sondage. On ne sait même pas s'il y a une seule femme qui a répondu à ce sondage.
Comme je le disais tantôt, on a obtenu des courriels de la part du gouvernement dans les deux dernières semaines. Le ministère des Anciens combattans sait très bien qu'on ne peut pas se fier aux sondages en ligne; il l'écrit lui-même, noir sur blanc. En voici un extrait:
Le sondage a été conçu dans le but de recueillir des données agrégées et non des résultats segmentés [...] Les données démographiques ne peuvent pas être clairement séparées. Certains répondants se sont identifiés comme appartenant à plusieurs catégories (c.-à-d. un militaire, un membre de la famille et un membre du public).
On comprend donc que le sondage ne représente absolument pas ce que les vétérans pensent vraiment. Il ne représente pas grand‑chose, au fond, à l'inverse de ce qu'a avancé l'actuelle ministre des Anciens Combattants, et ce, à plusieurs reprises.
C'est une des nombreuses raisons pour lesquelles l'équipe Daoust a été choisie, notamment. « La proposition de l'équipe Daoust reflète le mieux [...] le fait que les sacrifices consentis par les Canadiens [...] qui ont participé à la mission n'ont pas été en vain, surtout en ce qui [a trait à] l'éducation des femmes et des filles en Afghanistan. » Pour le Canada, ce n'était pas une mission de guerre, en principe. On y allait pour soutenir et aider le peuple afghan.
Les raisons évoquées par le gouvernement pour justifier de tasser l'équipe Daoust et choisir l'équipe Stimson ne tiennent absolument pas la route. Donc, quelle est la raison derrière cela? Qu'est-ce qui a fait que le gouvernement nous a sorti de son chapeau le fait que l'équipe Daoust ne serait pas l'équipe gagnante, mais que ce serait l'équipe Stimson? Je pense qu'on en convient tous: il est facile de comprendre que la décision vient d'en haut et qu'il y a eu ingérence. Actuellement, il n'y a pas d'autre explication crédible.
Premièrement, quand j'ai questionné la ministre des Anciens Combattants, à savoir si c'est une décision qui venait de son ministère ou du Cabinet du premier ministre, elle m'a répondu: « La décision [...] vient de notre gouvernement. » Elle n'était pas sûre si le Cabinet du premier ministre était intervenu. Elle m'a dit qu'elle poserait la question, ce qui n'est pas très rassurant.
Ensuite, je lui ai posé la question une deuxième fois au Comité permanent des anciens combattants, et la réponse avait changé. Elle m'a informé que la recommandation de prendre l'équipe Stimson et de tasser l'équipe Daoust venait du ministère des Anciens Combattants. Décider de porter l'odieux, c'est son choix.
Deuxièmement, la ministre du Patrimoine canadien, Mme St‑Onge, a essayé de réduire la part de son ministère en disant que « c'est [le ministère des Anciens Combattants] qui était [en charge] du projet ». Or, on sait tous que le projet a été monté conjointement par les ministères des Anciens Combattants et du Patrimoine canadien.
Par contre, on apprend dans un document obtenu par la Loi sur l'accès à l'information que le ministère des Anciens Combattants a eu besoin de la signature du ministre du Patrimoine canadien d'alors pour être capable de tasser l'équipe Daoust. Là, les deux ministres se sont lancé la balle et continuent de le faire. Ce document signé par le ministre du Patrimoine canadien date de mai 2023. C'est donc un processus qui s'étend de novembre 2021 à mai 2023.
Pourquoi avoir averti le jury et l'équipe Daoust seulement deux heures avant l'annonce officielle? Il semble évident que c'était pour s'assurer qu'ils ne peuvent pas réagir. Ils ont été mis devant un fait accompli.
On pourra le deviner: je n'ai pas assez de réponses à mon goût dans ce dossier. Comme je n'avais pas assez de réponses, à mon initiative, nous avons invité au Comité permanent des anciens combattants des témoins qui sont tous des spécialistes dans le domaine des arts publics.
D'abord, il y a Jean‑Pierre Chupin, architecte universitaire et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en architecture, concours et médiations de l'excellence à l'Université de Montréal. Il a confirmé que ce serait une première dans l'histoire du Canada de tasser le choix du jury pour choisir une autre équipe. Ce n'est jamais arrivé auparavant. Puis, il a fait référence à 500 concours dont il a été mis au fait. Il a dit ceci:
Toutes les études montrent que, pour juger de la complexité de projets [...] comme des édifices et des monuments publics, un vote populaire ne sera jamais une procédure fiable, équitable et transparente comme peut l'être une procédure de mise en concours bien organisée. Un jury de concours est analogue à un jury de tribunal. Il représente la diversité des intérêts publics et travaille de façon rigoureuse.
Je cite un autre témoin. Il s'agit de François Le Moine, un avocat spécialisé en droit de l’art et du patrimoine et président de l’Association littéraire et artistique internationale pour le Canada. M. Le Moine est une sommité en ce qui a trait aux droits d’auteur et à tout ce qui peut avoir un lien avec l’art et les édifices patrimoniaux. Il dit: « Le gouvernement, en vertu des règles de ce concours, n’avait tout simplement pas la discrétion d’octroyer le contrat à une équipe qui n’avait pas été sélectionnée. C’est un jury qui est décisionnel, pas un ministre [et pas un premier ministre]. » Si, effectivement, le retrait de l’Afghanistan à l’été 2021 changeait la donne, ce que prétendait la ministre des Anciens Combattants, il n'y avait qu'un choix: annuler. Dans l’arbre décisionnel que le gouvernement a fourni, c’est clair. C’est le résultat du jury qui est mis de l’avant, ou bien on reprend le concours. Il n’y avait pas, dans les documents déposés pour les soumissionnaires, de troisième voie possible.
Ce même M. Le Moine, avocat, poursuit en disant: « [...] la seule solution qui s’offrait au gouvernement était d’annuler le concours et d’en refaire un autre. » On aurait dû annuler et repartir à zéro. Or, cela n’a jamais été discuté. En tout cas, dans les 400 pages de documents que nous avons reçues, il n’est pas question d’annuler le concours. M. Le Moine ajoute: « C'est ainsi beaucoup plus que la simple question de l’art public qui est en jeu, mais l’intégrité de [la manière dont les contrats publics sont octroyés et l’imputabilité de nos gouvernants]. Un système politique qui repose sur la primauté du droit oblige tant les gouvernés que les gouvernants à suivre les règles établies. » Revenons là-dessus. Le gouvernement, à la base, avait établi des règles tout à fait crédibles, correctes et conformes à ce qu’on doit faire quand on fait un appel public pour la création d’une œuvre d’art de cette envergure.
Après le témoignage de ces spécialistes, j’ai déposé au Comité permanent des anciens combattants une motion demandant à ce que les échanges entre les ministères et le Cabinet du premier ministre soient publiés. Nous avons reçu les 400 pages dont j’ai fait mention. Surprise, il y avait des dizaines et des dizaines de pages caviardées. Cependant, il y a un élément intéressant qu’ils ont peut-être oublié de caviarder. Dans les échanges de courriels, on peut lire que le Cabinet du premier ministre a demandé à tenir une réunion avec le quatuor à propos du monument de l’Afghanistan, le quatuor étant le Bureau du Conseil privé, Anciens Combattants Canada, Patrimoine canadien et le CPM. Ensuite, en juin 2022, après la réunion du quatuor, le CPM a demandé aux fonctionnaires responsables si les choses avançaient. Si on ne sait pas ce qu’est le CPM, c’est le Cabinet du premier ministre.
Voilà ce que les deux ministres ont refusé de dire lorsque nous les avons fait venir en comité: le Cabinet du premier ministre a été impliqué. Nous en avons la preuve écrite dans deux des documents qui nous ont été fournis. Le premier ministre est intervenu dans le processus, il a convoqué une réunion sur le monument et il a ensuite fait pression sur les deux ministères pour savoir comment les choses avançaient. Pourquoi les ministres ont-ils essayé de cacher l’ingérence du Cabinet du premier ministre? Est-ce parce que la décision d’écarter l’équipe Daoust et de donner le contrat à l’équipe Stimson vient du bureau du premier ministre? C’est ce que les documents suggèrent, à tout le moins ceux qui sont non caviardés. Beaucoup de questions sont toujours sans réponse, mais la principale, selon moi, est la suivante: pourquoi le Cabinet du premier ministre a-t-il décidé d’intervenir dans ce concours?
Pourquoi le gouvernement nous a-t-il menti en disant qu’ils ont choisi de donner davantage d’importance au sondage à cause de la situation en Afghanistan, alors que…