Merci d'avoir invité Human Rights Watch à participer à cette audience. C'est une excellente occasion de discuter de certaines des questions qui nous préoccupent depuis un certain temps à Human Rights Watch.
J'aimerais aborder brièvement trois questions dans ma déclaration liminaire. Je vais d'abord vous donner un très bref aperçu de la situation des droits humains en Éthiopie, telle que nous la percevons. Ensuite, j'aimerais parler des défis que pose la surveillance de la situation en Éthiopie, car certains sont tout à fait particuliers et graves. Finalement, j'aimerais décrire très brièvement les recherches que nous avons effectuées ces dernières années sur la manipulation de l'aide au développement.
Pour commencer, permettez-moi de dire que l'Éthiopie est un pays extrêmement prometteur, mais un pays qui évolue dans le mauvais sens, selon moi. La détérioration de la situation des droits humains que nous constatons aujourd'hui n'a pas commencé en 2005 mais, rétrospectivement, on peut dire que 2005 a été un point tournant, lorsque le gouvernement a choisi la voie de l'intensification de la répression. Or, c'est malheureusement la voie dans laquelle il est encore engagé aujourd'hui.
Comme vous le savez, les élections de 2005 se sont terminées dans la controverse, avec de la répression gouvernementale et des plaintes de fraude électorale formulées par les principaux politiciens d'opposition. Les forces de sécurité ont arrêté quelque 30 000 personnes, selon les estimations, et ont battu à mort ou tué près de 200 personnes à Addis-Abeba.
Depuis 2005, maints observateurs, moi comprise, espéraient que le gouvernement ferait marche arrière après les élections parlementaires suivantes, de mai 2010, mais cela n'a malheureusement pas été le cas.
Aujourd'hui, la répression frappe aussi bien les dissidents en vue que des citoyens ordinaires. Dans toute l'Éthiopie, et surtout dans les régions sensibles de l’Oromie et de Somali, nous avons documenté des cas de fonctionnaires locaux harcelant ou emprisonnant des personnes considérées comme des critiques du gouvernement, ou menaçant de les priver de l'aide gouvernementale.
Ces critiques sont souvent accusés de crimes graves comme la participation à des organisations insurrectionnelles ou terroristes. La plupart sont libérés sans avoir été jugés, à cause du manque de preuves, mais généralement après avoir passé des périodes extrêmement longues en prison et, parfois, avoir été torturés ou maltraités.
Plus inquiétant encore, les forces militaires de l'Éthiopie ont commis de très graves abus constituant en fait des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité dans leurs réactions aux menaces contre la sécurité. Les responsables de ces crimes bénéficient d'une impunité quasi totale en matière de poursuites et même d'investigations. Ces abus et cette impunité semblent systématiques. De la région de Gambella à l'ouest à la région de Somali à l'est, ainsi que dans la Somalie voisine, les forces de sécurité ont réagi à répétition ces dernières années contre les menaces d'insurrection en commettant des atrocités contre les civils.
À ce jour, la réponse de l'Éthiopie aux allégations sérieuses de crimes internationaux de ce genre a été de les nier et de dénigrer leurs auteurs, qu'il s'agisse de groupes éthiopiens de défense des droits humains, de ma propre organisation, Human Rights Watch, d’Amnesty, ou même du Département d'État des États-Unis. Au lieu de répondre par un effort sincère d'investigation et d'intervention, le gouvernement éthiopien nie les allégations et accorde l'impunité aux coupables.
Aujourd'hui, l'Éthiopie est devenue l'un des pays les plus intolérants du continent envers les opinions indépendantes. Le gouvernement ne cesse d'employer la violence, l'intimidation et la répression législative pour bâillonner l'opposition politique, la presse indépendante et la société civile. Depuis 2009, comme vous le savez, elle a adopté de nouvelles lois, l'une sur les organisations non gouvernementales, appelée loi CSO, et l'autre, contre le terrorisme, qui reviennent à toutes fins utiles à criminaliser le travail de protection des droits humains dans le pays et à miner les droits politiques et civils. Prises ensemble, ces lois contiennent des dispositions donnant au gouvernement des outils puissants pour criminaliser l'action en faveur des droits humains, traiter les manifestations publiques comme des actes de terrorisme, et accroître considérablement le pouvoir du gouvernement de restreindre la liberté d'association, de réunion et d'expression.
Avant l'adoption de ces deux lois, Human Rights Watch en avait publié une analyse détaillée mettant en relief leurs pires dispositions. Bon nombre de nos préoccupations ont été partagées par les gouvernements donateurs, et certaines de nos recommandations ont été reprises dans l'examen périodique universel de l'Éthiopie par les Nations Unies ces dernières années.
Nous avions prédit que ces lois risquaient de restreindre l'activité non gouvernementale en Éthiopie, et que la loi antiterrorisme risquait de servir à poursuivre les journalistes et les opposants politiques. Hélas, ce que nous avions craint est arrivé. Rien que l'an dernier, comme vous le savez peut-être, plus d'une centaine de membres de l'opposition politique, de journalistes et d'autres citoyens ont été arrêtés et détenus. Beaucoup sont actuellement jugés au nom de la loi antiterrorisme essentiellement pour avoir exprimé des opinions qui sont normalement protégées par la Constitution de l'Éthiopie au titre de la liberté d'expression.
Les effets de la loi CSO, la loi sur les ONG, ont été catastrophiques pour la société civile éthiopienne. Les principaux groupes éthiopiens de défense des droits humains ont été paralysés, et bon nombre de leurs cadres ont fui le pays. Certaines organisations ont changé leur mandat pour cesser totalement de s'occuper de questions de droits de la personne. D'autres, comme le Ethiopian Human Rights Council, la plus vieille organisation éthiopienne de protection des droits humains, et la Ethiopian Women Lawyers Association, qui a fait oeuvre pionnière sur la violence contre les femmes et pour protéger les droits des femmes, ont été obligées de sabrer leur budget, leur personnel et leur activité.
Les effets de la loi CSO sont particulièrement importants pour les donateurs à cause de l'obligation de responsabilité sociale de maints grands programmes d'aide à l'Éthiopie. Ce volet de responsabilité sociale, comme je suis sûre que vous le savez, était destiné à rehausser la surveillance des programmes d'aide sur le terrain. Le fait que bon nombre des organismes indépendants auxquels on aurait normalement pu s'adresser pour obtenir des informations et de la surveillance à ce sujet ne soient plus capables de fonctionner est un problème très grave, à la fois pour surveiller la situation des droits humains de manière générale, et pour surveiller l'évolution des programmes d'aide dans le pays.
Cela étant, et tout en constatant ce coup dévastateur porté à la société civile, nous avons aussi vu le gouvernement encourager une multitude d'organisations affilées pour combler le vide ainsi créé. Mentionnons à ce sujet la Commission éthiopienne des droits de la personne, institution nationale qui a été mise sur pied par le gouvernement. En théorie, elle devrait être indépendante mais elle ne l'est malheureusement pas.
Je mentionne à nouveau cette commission parce que c'est l'une des institutions qui ont reçu des fonds considérables au titre du programme des institutions démocratiques que l'ACDI finance, avec d'autres, depuis plusieurs années. Human Rights Watch a demandé aux donateurs de suspendre leur financement du programme des institutions démocratiques à cause des problèmes et des préoccupations que nous pose cette détérioration généralisée de l'environnement des droits humains, laquelle nous oblige à nous interroger sur l'efficacité que peut avoir ce genre de programme quand on constate cette tendance croissante à la répression des droits fondamentaux.
Human Rights Watch jouit d'une expérience considérable en matière de protection des droits humains, du fait de sa collaboration avec les commissions pertinentes dans le monde entier, notamment dans maints pays d'Afrique. À notre avis, l'indépendance est absolument cruciale pour qu'une telle institution puisse oeuvrer avec la société civile. Je le répète, quand nous voyons les problèmes qui se posent aujourd'hui en Éthiopie du point de vue de l'aptitude des organisations indépendantes à fonctionner, force est bien de s'interroger sérieusement sur un programme de dons, quel qu'il soit, qui finance cette institution en l'absence des conditions essentielles au succès.
Le gouvernement de l'Éthiopie s'est aussi montré extrêmement intolérant envers la presse indépendante. Selon le Committee to Protect Journalists, l'Éthiopie a poussé plus de journalistes à l'exil au cours de la dernière décennie que n'importe quelle autre nation au monde — 79 au dernier décompte —, et sept journalistes sont aujourd'hui en prison, chiffre qui n'est atteint que par l'Érythrée en Afrique. Cela comprend évidemment deux journalistes suédois qui ont été arrêtés et condamnés pour terrorisme en décembre parce qu'ils se trouvaient dans la région de Somali, à l'est du pays, pour enquêter sur des allégations d'abus.
J'aimerais aborder très brièvement les défis que pose la surveillance de la situation en Éthiopie, dans ce contexte général, car c'est un problème essentiel que nous ne cessons de soulever auprès des donateurs d'aide au développement en Éthiopie. J'ai travaillé pendant 15 ans en Afrique dans le domaine des droits de la personne, et l'Éthiopie est sans conteste l'un des pays où il est le plus difficile de travailler. Cela s'explique par plusieurs facteurs. L'un d'entre eux est que le gouvernement éthiopien impose des restrictions à l'accès indépendant et à la surveillance par les organisations indépendantes essayant de faire enquête sur les abus, surtout dans des régions qu'il estime sensibles, comme l'Oromie et la région de Somali.
C'est aussi un problème en partie à cause du vaste appareil de sécurité qui est déployé à chaque palier administratif du pays. La machine de surveillance étend quasiment ses tentacules dans chaque foyer et, si vous ne faites pas partie de la population locale, que vous soyez éthiopien ou non, votre présence sera notée presque immédiatement si vous allez dans un village quelconque. Évidemment, cela a des conséquences importantes quant à la manière dont vous pourrez recueillir des informations, de manière confidentielle, pour que les témoins et victimes d'abus se sentent libres de vous parler ouvertement et en toute confiance.