Merci, monsieur le président.
Le projet de loi C-23 est un projet de loi très important qui touche presque tous les aspects du processus électoral. À cet égard, il s’agit de la plus vaste réforme de la Loi électorale du Canada depuis sa refonte complète en l'an 2000.
Je manquerais de transparence et je ne rendrais pas service aux parlementaires si je n’exprimais pas toutes mes préoccupations concernant les mesures présentées dans le projet de loi C-23, ainsi que celles qui, selon moi, sont manquantes. Bien entendu, le projet de loi contient des éléments positifs, de même que diverses améliorations techniques et clarifications qui font suite à certaines de mes recommandations. Malheureusement, il comprend aussi des mesures qui, à mon avis, vont à l’encontre de son but et ne serviront pas bien les Canadiens.
Étant donné le temps limité dont nous disposons, je vais me concentrer sur certains des aspects que je trouve les plus problématiques. Mes fonctionnaires seront disponibles, sur demande, pour offrir une séance d’information technique plus complète aux membres de chaque caucus.
Le gouvernement a indiqué que ce projet de loi comportait trois principaux objectifs: premièrement, améliorer les services aux électeurs; deuxièmement, établir des règles claires et faciles à respecter, et troisièmement — ce qui est plus important encore —, assurer des élections équitables.
Je propose aujourd’hui d’examiner le projet de loi à la lumière de ces trois objectifs pour voir s'ils sont atteints et, le cas échéant, dans quelle mesure.
En ce qui concerne l'amélioration des services aux électeurs, quand on parle de services aux électeurs, nous devons prendre soin de ne pas laisser cette expression diminuer l'importance de ce qui est en jeu. Le Parlement a la responsabilité d'établir — et j'ai la responsabilité de mettre en oeuvre — un processus électoral qui soit accessible à tous ceux qui souhaitent exercer leur droit de vote, garanti par la Constitution.
Le jour de l’élection est censé être un moment, et peut-être est-il le seul moment, où tous les Canadiens peuvent prétendre être parfaitement égaux quant à leur pouvoir et leur influence, quels que soient leur revenu, leur état de santé ou leur situation sociale. Cela n’est cependant possible que si les procédures de vote répondent non seulement aux besoins des gens qui doivent composer avec un horaire chargé, mais aussi, et surtout, à ceux des membres les plus vulnérables et marginalisés de la société.
Le projet de loi C-23 propose de modifier les règles d’identification des électeurs en éliminant le recours à un répondant et en interdisant l’utilisation de la carte d’information de l’électeur, la CIE, comme preuve d’adresse. Rappelons que c’est seulement depuis 2007 que la loi oblige les électeurs à prouver leur identité et leur adresse avant de voter.
Actuellement, ils peuvent le faire de trois façons.
Ils peuvent présenter une pièce d’identité gouvernementale avec leur photo, leur nom et leur adresse courante. En pratique, cette option se limite essentiellement au permis de conduire. Environ 86 % des adultes au Canada en ont un. Cela signifie qu’environ 4 millions d’entre eux n’en ont pas, dont 28 %, ou 1,4 million, de personnes de plus de 65 ans.
Les électeurs qui n’ont pas de permis de conduire peuvent présenter deux pièces d’identité autorisées, dont l’une doit porter leur adresse de résidence courante. Bien qu’il y ait 38 pièces d’identité acceptées, seulement 13 sont susceptibles de comporter une adresse à jour.
Enfin, un électeur qui n’a pas de pièce d’identité peut, à certaines conditions, recourir à un répondant, c’est-à-dire un autre électeur qui a les pièces d’identité requises.
Depuis 2007, l’expérience montre que la majorité des Canadiens se conforment sans difficulté aux exigences d’identification. Toutefois, certains électeurs rencontrent des difficultés surtout lorsqu’il s’agit de prouver leur adresse courante.
Permettez-moi de vous donner quelques exemples.
Dans le cas des personnes âgées, il n’est pas rare qu’un seul des conjoints conduise et reçoive toutes les factures à son nom. Selon le régime actuel, ce conjoint ou cette conjointe peut répondre de son ou sa partenaire. De la même façon, il arrive souvent qu’une personne qui vit avec des parents âgés doive répondre d’eux pour leur permettre de voter.
Le contraire est aussi vrai. Les jeunes Canadiens vivent souvent à la maison ou, en tant qu’étudiants, déménagent fréquemment. Parfois, ils n’ont aucun document qui prouve leur adresse de résidence courante.
Les électeurs des Premières Nations dans les réserves se heurtent aussi à certains obstacles, car le certificat de statut d’Indien ne comporte pas d’adresse.
Pour beaucoup de ces électeurs, le recours à un répondant est la seule solution. Élargir la liste des pièces d’identité acceptées ne les aidera pas à prouver leur adresse.
Selon le rapport de M. Neufeld, environ 120 000 électeurs ayant voté à la dernière élection ont recouru à un répondant, et on peut s’attendre à ce que bon nombre d’entre eux ne puissent pas voter en vertu des règles proposées par le projet de loi C-23.
On a fait remarquer que le recours à un répondant est une procédure complexe et que de nombreuses irrégularités administratives ont été commises à cet égard lors de la dernière élection générale. Il est primordial de comprendre que, comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada, la très grande majorité de ces irrégularités étaient uniquement des erreurs de documentation commises par les préposés au scrutin chargés de documenter le processus, et non des cas de fraude ou même des irrégularités pouvant compromettre une élection. Il n’existe aucune preuve indiquant que ces erreurs auraient permis à des non-électeurs de voter.
Évidemment, les procédures relatives aux répondants devraient et peuvent être simplifiées, comme l’a recommandé M. Neufeld. Il faudrait aussi réduire la nécessité de recourir à cette option. C’est pourquoi M. Neufeld a recommandé que la carte d’information de l’électeur fasse partie des documents acceptés comme preuve d'adresse.
Notons que la CIE est le seul document délivré par le gouvernement fédéral qui comporte une adresse. Ce n’est pas le cas, par exemple, du passeport canadien. En fait, avec un taux d’exactitude de 90 %, la CIE est probablement le document gouvernemental le plus exact et le plus facilement accessible. Ses renseignements sont fondés sur les mises à jour régulières des bureaux qui délivrent les permis de conduire, de l’Agence du revenu du Canada, de Citoyenneté et Immigration Canada et de diverses autres sources dignes de foi.
En période électorale, les activités locales de révision permettent aussi d’accroître l’exactitude de la CIE. Il s’agit probablement d’un document plus à jour que le permis de conduire, qui est autorisé par la loi et utilisé par la grande majorité des électeurs.
L’utilisation de la CIE a été permise à certains endroits en 2011 à la lumière de l’évaluation de l’élection de 2008, qui a démontré que certains électeurs ne pouvaient même pas avoir recours à un répondant.
Par exemple, les personnes âgées qui résident dans des établissements de soins de longue durée et qui y votent n’ont pas de permis de conduire, de facture d’électricité ou même de carte d’assurance-maladie, puisque ce sont leurs enfants ou les administrateurs de ces établissements qui gardent habituellement ces documents. Selon la loi, ces personnes ne peuvent avoir comme répondants ni les autres résidents au même bureau de scrutin qui n’ont pas plus de pièces d’identité appropriées, ni les employés de l’établissement qui ne vivent pas à cet endroit. Dans la plupart des cas, ces personnes ne peuvent que présenter une lettre d’attestation des administrateurs de l’établissement, accompagnée d’un autre document, comme un bracelet d’identité. Toutefois, certains administrateurs estiment ne pas avoir les ressources nécessaires pour délivrer de telles lettres et refusent de le faire. Pour les électeurs dans cette situation, le seul document qui établit leur adresse est leur carte d’information de l’électeur.
Il est essentiel de comprendre que le principal défi pour notre démocratie n’est pas la fraude électorale, mais bien la participation électorale. Je ne crois pas qu’en éliminant le recours à un répondant et en interdisant d’utiliser la CIE comme preuve d’adresse nous améliorerons de quelque manière l’intégrité du processus de vote. Par contre, nous aurons retiré à de nombreux électeurs admissibles la possibilité de voter.
Je vais maintenant aborder le deuxième objectif du projet de loi.
Le projet de loi C-23 veut établir des règles claires et faciles à respecter. Il ne faut pas minimiser l'importance de cet objectif. La clarté et la simplicité des règles sont essentielles pour permettre aux Canadiens d'exercer leurs droits et de maintenir leur confiance quant à l'équité des élections.
Le projet de loi C-23 prévoit un processus de lignes directrices et de décisions anticipées. Je crois qu'il s'agit d'une amélioration à la Loi électorale du Canada. Ce type de processus existe dans d'autres régimes, y compris dans le contexte électoral, et peut s'avérer avantageux tant pour les entités réglementées que pour l'organisme de réglementation.
Cela dit, je dois malheureusement dire que les propositions actuelles, telles qu'elles sont libellées, ne fonctionnent pas.
Les décisions sont assujetties à des délais trop courts et, contrairement aux régimes comparables, le processus manque de rigueur. Il est impératif que ces dispositions soient modifiées pour qu'elles puissent être appliquées et donner les résultats attendus.
Le projet de loi C-23 prévoit aussi un régime harmonisé et simplifié pour les créances impayées et les prêts non remboursés. C'est une autre amélioration importante. Cependant, je dois porter à l'attention du comité une difficulté technique qui risque de miner sérieusement le régime tel qu'il s'applique aux candidats à la direction.
Cette difficulté se rapporte à la définition des dépenses de campagne. Selon le libellé actuel, les candidats à la direction pourraient facilement et légalement exclure du régime législatif la majorité, voire la totalité de leurs dépenses et de leur financement. À moins qu'on ne remédie à cette lacune, le nouveau régime de prêts, tel qu'il s'applique aux dépenses de campagne à la direction, demeurera une coquille vide.
Le troisième angle sous lequel le projet de loi C-23 doit être examiné est celui de ses répercussions sur l’équité et l’intégrité des élections. De fait, il en est question dans le titre même du projet de loi.
Au Canada, l’équité des élections est traditionnellement considérée comme étant liée au maintien d’un équilibre entre les partis et les candidats par l’établissement de plafonds de dépenses stricts. En augmentant les plafonds de dépenses et, plus important encore, en créant une exception pour certaines dépenses liées aux activités de financement, le projet de loi C-23 pourrait bien compromettre l’équité des règles du jeu.
L’exception liée aux activités de financement est particulièrement préoccupante. Quiconque a déjà vu un envoi postal pour une sollicitation de fonds sait qu’il n’existe aucune façon de le distinguer d’une publicité, et il est facile d’imaginer que d’autres communications partisanes puissent être déguisées en activités de financement. Fait tout aussi important, il sera difficile, voire impossible, d’appliquer la loi en l’absence de toute obligation de faire rapport sur les appels effectués, ou même d’en conserver un registre.
Sur le plan de la conformité, le projet de loi C-23 assujettirait les partis politiques à une vérification de conformité externe de leurs rapports financiers. Les vérifications externes ne sont pas mauvaises en soi. Elles pourraient rassurer les agents principaux des partis et accroître la conformité dans certains cas, pourvu que les dossiers appropriés soient conservés afin de permettre une vérification vraiment rigoureuse. Cependant, les vérificateurs externes devraient être liés par les lignes directrices établies par Élections Canada, afin d’assurer la cohérence du système.
Même ainsi, il est frappant de constater en faisant la comparaison avec les régimes provinciaux que notre régime est le seul où les partis politiques ne sont pas tenus de produire des documents à l’appui de leurs rapports de dépenses. À chaque élection, les partis reçoivent 33 millions de dollars en remboursements sans avoir présenté une seule facture pour justifier leurs réclamations. Cette anomalie doit être corrigée, comme je l’ai indiqué dans le passé.
Enfin, le projet de loi C-23 apporterait plusieurs changements au régime d'exécution de la loi. Il créerait de nouvelles infractions et augmenterait les amendes; instaurerait des mesures concernant la consignation et la conservation des données pour les services d'appels aux électeurs; et transférerait le Bureau du commissaire aux élections fédérales au Bureau du directeur des poursuites pénales.
Je comprends mal comment ce dernier changement structurel peut améliorer le travail du commissaire ou renforcer la confiance des Canadiens. Il est important pour les parlementaires et pour les Canadiens de bien comprendre qu’en vertu du régime actuel, le commissaire est totalement indépendant du directeur général des élections quant à sa décision de faire enquête et quant à la manière de mener ses enquêtes. Le comité voudra peut-être entendre à ce sujet le commissaire actuel et son prédécesseur.
Ce qui m'importe, toutefois, ce n'est pas tant l'endroit où travaille le commissaire que de savoir s’il a les outils nécessaires pour faire son travail de manière efficace et en temps opportun. Dans des rapports précédents, le commissaire et moi avons indiqué qu'il ne les a pas en ce moment et que d’importantes modifications à la loi sont nécessaires si nous voulons préserver la confiance des Canadiens à l'égard de l’intégrité du processus électoral.
À cet égard, le projet de loi prévoit des mesures concernant la consignation et la conservation des données pour les services d’appels aux électeurs, ce qui correspond en partie à mes recommandations.
Je suis cependant déçu que le projet de loi n’exige pas la conservation des numéros de téléphone utilisés pour communiquer avec les électeurs. Sans ces renseignements, les enquêtes continueront d’être considérablement entravées. Mais surtout, en vertu du projet de loi C-23, le commissaire n’aura toujours pas la capacité d’obtenir une ordonnance pour contraindre une personne à témoigner concernant des infractions telles que les appels trompeurs ou toute autre forme de fraude électorale.
La réaction des Canadiens à l’affaire des appels automatisés a été très claire. Les Canadiens s’attendent à juste titre qu’une telle conduite, qui menace la légitimité même de nos institutions démocratiques, soit traitée rapidement et efficacement. Sans le pouvoir de contraindre une personne à témoigner, comme cela existe dans plusieurs régimes provinciaux, la capacité du commissaire à mener ses enquêtes demeurera limitée. Somme toute, si on examine les modifications proposées sur le plan de l’exécution de la loi, le projet de loi ne répond pas aux attentes des Canadiens, qui souhaitent avant tout des enquêtes efficaces et menées en temps opportun.
Je terminerai en réitérant l’importance d’un examen attentif du projet de loi C-23. Comme l’a exprimé le juge en chef du Canada, « le droit de vote de tout citoyen, garanti par l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, se trouve au coeur de la démocratie canadienne. »
Les modifications à la Loi électorale du Canada touchent aux droits fondamentaux de tous les Canadiens et aux droits des partis politiques. Il est donc particulièrement important que, dans toute la mesure du possible, ces modifications soient fondées sur un vaste consensus et sur des preuves solides.
Je suis très préoccupé par les limites qu’impose le projet de loi C-23 à la capacité de mon bureau de consulter les Canadiens et de diffuser de l’information au sujet du processus électoral ou de publier des résultats de recherche. Je ne connais aucune démocratie où de telles restrictions sont imposées à l’organisme chargé des élections, et je crois qu'il est absolument essentiel qu’une modification soit apportée à cet égard au projet de loi.
Dans mon exposé, j’ai mis en lumière les aspects qui, selon moi, sont les plus préoccupants, et j’ai proposé certains moyens d’améliorer les mesures proposées dans ce projet de loi. Si le comité le permet, monsieur le président, j’aimerais présenter un tableau qui indique de manière plus complète les améliorations que je recommande pour ce projet de loi. Je crois que ce document aidera le comité dans son examen du projet de loi.
Merci.