Merci.
En matière d'humour, je ne pense pas être de taille pour rivaliser avec M. Lee.
Je possède une vaste expérience dans le domaine qui nous occupe. Entre autres, j'ai participé, il y a de cela 20 ans, à la commission Lortie sur la réforme électorale, et j'ai été directeur de la recherche et des politiques pour Élections Canada, il y a de cela une dizaine d'années. Cela dit, dans le cadre de mon exposé sur le projet de loi, j'aborderai d'abord le sujet qui nous intéresse sous l'angle de l'élaboration des politiques.
Je constate que, au moyen du projet de loi C-23, on propose, sur un certain nombre de questions importantes, des modifications importantes de politiques, mais que ces modifications ne s'appuient pas sur des éléments probants solides. En d'autres termes, j'estime que la nature et la portée du problème que l'on tente de régler n'ont pas été établies. Afin de trouver ces éléments probants, j'ai vérifié les documents d'information publiés sur le site Web de la Réforme démocratique, j'ai examiné des discours prononcés par des ministres et j'ai analysé d'autres documents. Je vais vous donner trois exemples de modifications de politiques pour illustrer l'absence d'éléments probants dont je vous parle.
Tout d'abord, on propose au moyen du projet de loi d'abolir le mandat en matière d'éducation des électeurs du directeur général des élections. Comme vous le savez probablement, ce mandat remonte à 1993, et à ma connaissance, aucun parti politique ne l'a jamais remis en question avant que le parti actuellement au pouvoir ne le fasse. Des recherches ont établi que le recul du taux de participation aux élections observé au Canada et dans les démocraties les plus avancées est particulièrement marqué chez les jeunes. Au début des années 2000, des préoccupations à ce sujet ont commencé à être soulevées non seulement par des chercheurs et des organismes d'administration des élections, mais également par la Chambre, qui, le 17 février 2004 — il y a 10 ans presque jour pour jour —, a adopté à l'unanimité une motion dont je vais vous citer un extrait:
Que la Chambre demande au directeur général des élections et à Élections Canada d'étendre leurs activités pour inclure la promotion de la participation des jeunes Canadiens et Canadiennes au processus électoral et que ces activités comprennent la fourniture de matériel pédagogique aux écoles et à d'autres organismes […]
Cette motion a été adoptée au moment où je travaillais pour Élections Canada. À cette époque, j'ai eu le plaisir de superviser la création du premier partenariat avec l'organisation qui allait se faire connaître sous le nom de Vote étudiant. Nous avons également mené des consultations auprès d'un certain nombre d'organisations autochtones à propos des mesures à prendre pour encourager un plus grand nombre d'Autochtones du pays à exercer leur droit de vote. Depuis 10 ans environ, les activités d'éducation des électeurs menées par Élections Canada ont pris énormément d'ampleur. Par exemple, au cours de la dernière campagne électorale, Vote étudiant a organisé, dans le cadre d'un programme d'éducation des électeurs, des simulations d'élections auxquelles ont participé plus de un demi-million d'écoliers.
Une telle mission éducative n'est pas propre à Élections Canada. Il convient de souligner que, en Australie, la commission électorale fédérale a le mandat d'éduquer et d'informer les membres de la collectivité à propos de leurs responsabilités et de leurs droits électoraux. De même, la commission électorale de la Nouvelle-Zélande est chargée d'exécuter des programmes d'éducation et d'information afin de sensibiliser le public à l'égard de questions de nature électorale.
Selon la fiche d'information publiée par le gouvernement à ce sujet, les modifications apportées au mandat en matière d'éducation des électeurs relèvent d'un « retour à l'essentiel ». Cela sonne bien, mais j'estime, pour ma part, que cela laisse entendre que l'éducation des électeurs n'est pas une chose vraiment très importante. Après tout, si on la supprime, c'est qu'elle relève non pas de l'essentiel, mais de l'accessoire, et on insinue même peut-être qu'il n'est pas légitime de la part d'un organisme électoral public de s'occuper d'une telle chose. Je m'oppose vivement à une telle vision des choses.
J'aimerais maintenant aborder la question du financement politique. Le projet de loi comporte un certain nombre de modifications à cet égard, et l'une d'entre elles est particulièrement déroutante. Je tiens à la mettre en évidence puisqu'elle relève d'une question sur laquelle nous nous sommes penchés dans le cadre de la Commission Lortie. Une définition exhaustive de « dépenses électorales » a été adoptée en 2004. Ce que propose le gouvernement actuel, c'est que les coûts liés aux activités de financement soient exclus du calcul des dépenses électorales. Là encore, rares sont les éléments probants appuyant le bien-fondé d'une telle mesure. Je n'en ai pas trouvé un seul dans la fiche d'information sous-titrée « Mettre fin à l'influence de l'argent en politique ». Pourquoi des activités d'une telle importance ne devraient-elles plus être assujetties à des plafonds de dépenses, lesquels, d'ailleurs, seront relevés par suite du même projet de loi? Je pense qu'il est possible de prévoir les difficultés que posera l'application de ces dispositions. Après tout, une collecte de fonds est également une activité de promotion d'un parti ou d'un candidat, ou alors une campagne d'opposition à un autre parti, ou un mélange des deux. Il est possible d'anticiper les difficultés qui attendent le commissaire. À mes yeux, il s'agit d'un éventuel cheval de Troie. Tout cela ouvre la voie à d'éventuelles difficultés et à une certain confusion.
Enfin, en ce qui a trait au commissaire aux élections fédérales, je dois dire que le bien-fondé du principe théorique selon lequel on doit séparer l'administration d'une élection de l'exécution de la loi électorale a été établie de façon convaincante. À ma connaissance, et selon les témoins qui se sont présentés devant vous, rien n'a jamais empêché le commissaire aux élections fédérales d'exercer ses fonctions de manière indépendante. Le commissaire n'est pas la marionnette du directeur général des élections, bien qu'il soit nommé par lui.
L'adoption du projet de loi se traduira par une modification de la procédure de nomination. Plutôt que d'être nommé par un mandataire du Parlement, il le sera par le directeur des poursuites pénales, poste créé en 2006 par suite de l'adoption de la Loi fédérale sur la responsabilité. Autrement dit, le commissaire relèvera d'une démocratie ministérielle, et son pouvoir sera ramené plus ou moins à celui d'un directeur général, si l'on examine les choses sur le plan hiérarchique. Nous ne disposons pas de renseignements à propos de l'échelle salariale et d'autres choses du genre, vu que le projet de loi ne comporte évidemment pas de renseignements là-dessus, mais ce que l'on sait, c'est que le poste s'inscrira au sein d'une bureaucratique ministérielle, et qu'il relèvera du procureur général, à savoir du ministre responsable de l'administration du système de justice. Sur le plan structurel, il s'agit d'un changement considérable.
Ce qui me semble particulièrement étrange, c'est que le projet de loi ne prévoit même pas l'octroi au commissaire de responsabilités en matière de reddition de comptes au public. Il énonce plutôt que le directeur des poursuites pénales fournira dans son rapport annuel des renseignements concernant les activités générales menées par le commissaire. Ainsi, le commissaire aux élections fédérales ne pourra même pas rendre des comptes concernant son propre travail — cette tâche relèvera du directeur des poursuites pénales.
Au sein d'une bureaucratie où, bien souvent, les rapports sont communiqués, on encourage certaines choses, on apporte certaines nuances, et ainsi de suite. Vous voyez où je veux en venir: j'estime que l'on est en train de porter atteinte à la transparence et à la reddition de comptes.
Somme toute, abstraction faite de la hausse des amendes et de quelques-unes des autres mesures du genre, on peut affirmer que l'on va réduire l'importance du rôle du commissaire au sein de l'architecture de l'administration des élections et de l'exécution de la loi électorale.
Selon les recherches que j'ai menées et l'expérience que j'ai acquise au cours des quelque 35 dernières années, je peux dire que, sur un certain nombre de points importants, le projet de loi C-23 représente un recul. Dans l'histoire de la loi électorale canadienne, il s'agit d'un pas en arrière. On peut prévoir que, s'il est adopté sous sa forme actuelle, il rendra plus difficile l'exercice du droit de vote, particulièrement pour les jeunes, vu que la fonction d'éducation et d'information électorales sera supprimée et ne fera plus partie des éléments fondamentaux du système électoral.
Le projet de loi pourrait également avoir pour effet de miner le principe d'équité qui se trouve au coeur de la réglementation du financement politique et des dépenses électorales, laquelle remonte à 1974 et s'est vu renforcer considérablement par le gouvernement Chrétien, de même que par le gouvernement Harper.
Enfin, il portera un coup à la transparence et à la reddition de comptes en réduisant l'ampleur du rôle du commissaire aux élections fédérales. Le projet de loi est vicié à un certain nombre d'égards, et j'estime qu'il ne devrait pas être adopté, à moins qu'on y apporte des modifications, notamment en ce qui concerne les éléments que j'ai mentionnés et quelques autres qui ont été signalés par un certain nombre de témoins.
Avant de terminer, j'aimerais simplement ajouter que nous nous trouvons dans une situation on ne peut plus inhabituelle; en effet, le projet de loi crée entre les parties politiques un clivage plus marqué que jamais, et, en outre, l'actuel directeur général des élections s'y oppose lui-même sur un certain nombre d'éléments très importants. Depuis plus de 30 ans, j'étudie la loi électorale, et je n'avais jamais vu cela. À mes yeux, il s'agit là en soi d'un fait très inquiétant.
Je vous remercie de votre attention.