Monsieur le Président, le Sénat sert de Chambre de second examen objectif des mesures législatives. Je veux seulement mentionner trois mesures législatives qui, au fil des ans, ont été adoptées par la Chambre, mais qui ont été rejetées, modifiées ou étudiées par le Sénat.
Par exemple, mettons de côté les opinions personnelles sur la question difficile de l'avortement et examinons le cheminement du projet de loi C-43 à l'époque du gouvernement de M. Mulroney. Il a été rejeté par le Sénat. Ce projet de loi aurait restreint l'accès à l'avortement au Canada et le Sénat l'a rejeté. S'il n'en avait pas été ainsi, il y aurait aujourd'hui des restrictions à l'avortement au Canada. Par conséquent, je demande aux députés d'en face, qui ont des convictions fermes à cet égard, s'il pensent que le Sénat a joué un rôle utile dans ce dossier.
Plus récemment, après les dernières élections, le gouvernement a présenté, conformément à sa promesse électorale, le projet de loi C-10, la Loi sur la sécurité des rues et des communautés. Le projet de loi a rapidement été approuvé par la Chambre des communes, puis il a été renvoyé au Sénat. Tout à coup, les ministériels et les sénateurs se sont rendus compte que ce projet de loi comportait des problèmes relativement à la sécurité nationale. Par conséquent, le Sénat a présenté un amendement qui a forcé le retour du projet de loi à la Chambre. L'amendement a été adopté par la Chambre, puis la mesure législative a reçu la sanction royale. Cette lacune, cette faille du projet de loi, a été corrigée par le Sénat du Canada.
Encore plus récemment, comme je l'ai mentionné précédemment, le projet de loi C-290 n'a pas fait l'objet d'un vote par appel nominal à la Chambre et un seul témoin a comparu devant le comité, c'est-à-dire le parrain du projet de loi. Cette mesure n'a pas été examinée de façon assez rigoureuse et diligente. Le Sénat fait actuellement son travail dans ce dossier.
Ce ne sont que trois exemples de l'important travail que le Sénat a accompli au fil des ans en tant que Chambre de second examen objectif des mesures législatives.
Il y a une troisième raison pour laquelle le Sénat est utile. Je parle de son rôle en tant qu'organisme d'enquête, de recherche et de délibérations. Si on remonte dans l'histoire du Sénat aux années 1960 et 1970, on se rend compte que les études menées par le Sénat en matière de politique sociale sont devenues essentielles à l'élaboration du filet de sécurité sociale au Canada. Qu'il s'agisse du Régime de pensions du Canada, de la Loi canadienne sur la santé ou des politiques axées sur les transferts sociaux aux provinces en matière de soins de santé, d'éducation et de recherche et développement au postsecondaire, toutes ces initiatives ont été influencées par le travail réalisé par le Sénat au fil des ans. Plus récemment, le travail effectué par le Sénat dans le domaine de la santé mentale a influencé les décisions prises par le gouvernement et par la Chambre des communes à l'égard des lois, des politiques et du financement liés aux problèmes de santé mentale. Le Sénat fait la même chose que les commissions royales, les enquêtes publiques et les groupes de travail externes, mais il le fait à moindre coût, bien plus rapidement et dans de meilleurs délais.
Il y a encore une autre raison pour laquelle le Sénat est utile. C'est la même raison qui explique pourquoi plus de 50 États dans le monde ont un assemblée législative bicamérale: le Sénat sert de contre-poids non seulement au pouvoir de la majorité à la Chambre basse, c'est-à-dire la Chambre des communes, mais aussi au pouvoir exécutif.
J'aimerais citer sir Clifford Sifton, un ancien ministre canadien qui, à l'aube du XXe siècle, a contribué à ouvrir l'Ouest canadien aux vagues d'immigration qui ont colonisé les vastes Prairies pour créer la puissance énergétique et agricole que nous connaissons aujourd'hui. Voilà ce que dit Clifford Sifton dans son ouvrage intitulé The New Era in Canada, publié en 1917:
Aucun pays ne devrait être gouverné par une législature monocamériste [...] Il faut bien se rappeler que, dans notre système, le pouvoir du conseil des ministres tend à s'accroître aux dépens de celui de la Chambre des communes [...] Le Sénat n'est pas tant un frein pour la Chambre des communes que pour le conseil des ministres, et il est indubitable que son influence à cet égard est salutaire.
Le contre-poids que la Chambre haute exerce sur le pouvoir exécutif, et qui suscite un intérêt grandissant chez bien des Canadiens depuis 30 ou 40 ans, est une fonction utile. En fait, les institutions nord-américaines modernes sont fondées sur la doctrine de Montesquieu selon laquelle la division des pouvoirs est la meilleure façon pour une société d'atteindre ses objectifs, et le meilleur moyen de créer une société juste et équitable.
En soi, il s'agit d'un principe tout ce qu'il y a de plus simple. Il fallait mettre fin aux aberrations qu'étaient les régimes où les rois et les dictateurs avaient tous les droits et détenaient tous les pouvoirs, et adopter plutôt un régime dans lequel plusieurs instances se partagent les pouvoirs. D'un régime où les pouvoirs étaient concentrés en un seul endroit, par exemple dans les mains du Cabinet du premier ministre, du Cabinet des ministres ou de l'exécutif, il fallait passer à un régime où les pouvoirs seraient répartis entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire.
Dans les régimes bicaméraux, le Sénat sert précisément cet objectif de division des pouvoirs, ou de diffusion des pouvoirs, puisqu'il empêche qu'ils ne soient concentrés à un seul endroit. C'est un système de freins et contrepoids. Voilà pourquoi, comme je le disais plus tôt, on trouve 50 États de par le monde qui ont une assemblée législative bicamérale.
Nous venons de voir que le Sénat fait oeuvre utile; parlons maintenant du côté pratique et des enjeux politiques liés à l'abolition du Sénat. En réalité, si le Canada existe aujourd'hui, c'est en partie au Sénat qu'on le doit. C'est parce qu'il était prévu dans l'entente que les colonies, c'est-à-dire les provinces d'avant la Confédération, ont accepté de se joindre à la fédération.
En fait, quand on lit les Débats de l'époque de la Confédération, on voit tout de suite que la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick et le Québec n'auraient jamais accepté de se joindre à la fédération si le Sénat n'avait pas été là. Ces anciennes colonies avaient clairement fait savoir qu'elles s'inquiétaient de voir la population du Canada-Ouest, c'est-à-dire l'Ontario d'aujourd'hui, croître aussi rapidement. Elles craignaient de ne plus faire le poids devant l'Ontario. Voilà pourquoi elles souhaitaient que la Chambre haute soit là pour voir à leurs intérêts ainsi que ceux des régions, des populations moins importantes ou des communautés linguistiques, en se faisant par exemple le porte-étendard des francophones de partout au pays.
Aujourd'hui, bon nombre de provinces, d'assemblées législatives et d'assemblées nationales s'élèveraient contre l'abolition du Sénat, car elles auraient l'impression qu'elles auraient plus de mal à se faire entendre, ici, dans la capitale nationale.
Pour des raisons politiques et pratiques, l'abolition du Sénat n'est pas pour demain. Ce n'est pas un dossier que nous pourrions facilement rouvrir sans tenir compte des autres demandes qui ont été faites durant les négociations des accords du lac Meech et de Charlottetown, ces débats très conflictuels qui ont eu lieu à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Il y a beaucoup d'autres facteurs à prendre en compte. Si on tenait une conférence des premiers ministres entre le Dominion et les provinces pour parler de l'abolition du Sénat et déterminer si, pour ce faire, il faudrait obtenir l'appui de sept provinces représentant 50 % de la population ou plutôt le consentement unanime des 11 assemblées législatives du Canada, le fait est qu'on ouvrirait une boîte de Pandore que personne à la Chambre ne souhaite ouvrir.
Tout particulièrement, je me demande ce que les députés québécois des deux côtés de la Chambre s'attendraient à ce que la province du Québec exige, au chapitre de la reconnaissance du Québec en tant que société distincte ou de la nation québécoise. Pensent-ils notamment que les provinces exigeraient un droit de véto sur toute modification de la Constitution? À quoi s'attendraient-ils, étant donné que, aux termes de l'accord original du lac Meech, les provinces auraient eu compétence exclusive en matière d'immigration et le gouvernement fédéral aurait renoncé à tout contrôle sur les personnes qui sont autorisées à s'installer au Canada et à obtenir la citoyenneté?
Une telle question rouvrirait également le débat sur le pouvoir de nommer des juges à la Cour suprême du Canada. Ceux qui réclament l'abolition du Sénat rouvriraient toutes ces questions-là et d'autres encore. En conséquence, pour des raisons pratiques, l'abolition du Sénat n'est pas un objectif réaliste, et ce n'est pas un objectif que j'appuie. Je précise également que ce n'est pas un objectif qu'on peut atteindre par des moyens détournés.
La Constitution du Canada, telle que rédigée, ainsi que les diverses interprétations qu'en a faite la Cour suprême, est l'instrument juridique fondamental de notre pays; il faut respecter la Constitution. Il faut respecter la façon de la modifier. Nous devrions attendre que la Cour suprême tranche dans l'affaire que lui a renvoyée le gouvernement.
Monsieur le Président, même si crois en un Parlement bicaméral, même si je crois qu'il nous faut une Chambre basse et une Chambre haute pour les raisons que je viens d'expliquer, je crois aussi que le Sénat doit être réformé. Nous devons limiter la durée des mandats. Je suggère à mes collègues parlementaires que nous ayons des mandats se limitant à la durée des législatures. Par conséquent, plutôt que de fixer la durée à huit ou neuf ans, nous devrions l'aligner sur durée de la législature. Lorsque le Parlement est dissous pour la tenue d'élections générales, les sénateurs devraient briguer les suffrages. Nous pourrions adopter un système dans lequel les sénateurs devraient se présenter de nouveau à des élections après deux ou trois législatures, mais je crois fermement qu'il nous faut un système dans lequel il y aura une limite à la durée du mandat des sénateurs. J'espère que la Cour suprême nous guidera à cet égard.
Je crois aussi que nous devons tenir des consultations populaires ou des élections pour choisir les sénateurs. C'est extrêmement important. Ainsi, nous pourrons garantir aux citoyens canadiens que la Chambre haute rend des comptes.
Nous devons le faire de façon réfléchie. Nous ne pouvons pas procéder à l'aveuglette. Si nous agissons trop rapidement et sans réfléchir, il y aura des conséquences imprévues. Si, en fonction de la décision de la cour, nous décidons de limiter la durée du mandat des sénateurs et de tenir des élections pour les choisir, nous devons également renforcer la Chambre des communes.
En Ontario, la province d'où je viens, nous avons 24 sénateurs. Contrairement au Québec, où les sénateurs ne représentent pas de division particulière, si 24 sénateurs se présentent à des élections provinciales en Ontario, il pourrait y avoir 6 millions ou plus de personnes qui votent pour un candidat sénatorial. Dans une telle situation, il n'est pas inconcevable qu'un seul candidat se fasse élire en récoltant 4 millions, 5 millions ou encore plus de voix, éclipsant ainsi le nombre d'électeurs que les députés de cette Chambre représentent. Par conséquent, les sénateurs qui auraient récolté entre 3 et 4 millions de voix pourraient dire à la Chambre des communes ce qu'elle devrait faire à l'égard de certaines mesures législatives. Nous devrons donc songer à renforcer la Chambre des communes afin de nous assurer que l'augmentation des pouvoirs du Sénat, attribuable à la limitation de la durée du mandat et aux élections des sénateurs, se traduise aussi par une augmentation de ceux de la Chambre. Cela permettrait de garantir que l'assemblée du peuple qui est représentée actuellement par 308 députés continue à être le principal centre du pouvoir dans la capitale nationale.
Pour toutes ces raisons, je crois que le Sénat est utile. Je pense que les députés devraient voter contre son abolition. Même si le Sénat n'est pas parfait, et que ceux qui ont commis des erreurs devraient être tenus responsables, nous devons veiller à ce que nos institutions demeures fortes afin de permettre au Canada de relever les défis à venir.