propose que le projet de loi C-236, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (mesures de déjudiciarisation fondées sur des données probantes), soit lu pour la deuxième fois et renvoyé à un comité.
— Madame la Présidente, avant la pandémie, j'ai présenté le projet de loi C-235 visant à décriminaliser la possession pour usage personnel de toutes les drogues, et cette mesure législative, le projet de loi C-236, comme solution de rechange pour créer un cadre de déjudiciarisation visant à limiter le pouvoir discrétionnaire des policiers et des procureurs conformément aux principes fondés sur des données probantes.
C'est la crise des opioïdes qui m'a incité à présenter ces projets de loi. Alors que nous traversons la pandémie de COVID et que nous nous soucions, à juste titre, de la façon dont les divers ordres de gouvernement collaborent afin de nous protéger, il est important de ne pas oublier la situation tragique dans laquelle la crise des opioïdes a plongé tant de familles partout au pays.
Entre janvier 2016 et mars 2020, il y a eu 16 364 décès apparemment liés aux opioïdes, soit presque 11 par jour. Il y a également eu plus de 20 000 empoisonnements et hospitalisations liés aux opioïdes, ou 13 par jour. Les responsables de la santé publique ne font pas de mises à jour quotidiennes comme pour la COVID, mais peut-être qu'ils le devraient. C'est une crise de santé publique et c'est une tragédie.
Avant la pandémie, Statistique Canada affirmait que, pour la première fois en 40 ans, notre espérance de vie stagnait. Comme elle l'a déclaré:
L'espérance de vie à la naissance n'a pas progressé de 2016 à 2017, que ce soit chez les hommes ou chez les femmes. Il s'agit d'une première en au moins quatre décennies. Cette situation était en grande partie attribuable à la crise des opioïdes.
Nous savons que la crise a été exacerbée par la pandémie de la COVID-19. C'est nul autre que Santé Canada qui le dit:
Lorsque ces crises de santé publique convergent, les personnes qui utilisent des substances risquent d'être confrontées à l'accroissement d'un certain nombre de risques.
Il y a malheureusement un contraste frappant entre, d'une part, le comportement du gouvernement pour faire face à la pandémie, par la mise en pratique des conseils des experts de la santé publique et la mise en œuvre des mesures d'urgence, et, d'autre part, notre façon de gérer le problème de la mortalité liée aux opioïdes.
Je souhaite d'abord citer certains experts de la santé publique que nous avons su écouter au cours de la pandémie, mais que nous n'avons pas pris en compte dans la crise des opioïdes. L'administratrice en chef de la santé publique du Canada, la Dre Theresa Tam, a appelé à un débat de société sur la question de la décriminalisation. L'administratrice en chef de la santé publique de la Colombie-Britannique, la Dre Bonnie Henry, a publié un rapport intitulé « Stopping The Harm », qui préconise explicitement la décriminalisation de ce type de drogues. Je cite:
Il est largement reconnu dans le monde entier que la guerre futile contre la drogue ainsi que la criminalisation et la stigmatisation des consommateurs de drogue qui résultent de cette guerre n'ont pas réduit la consommation de drogues, mais ont au contraire aggravé les problèmes de santé publique.
Pour le dire plus crûment: nos lois dépassées et inefficaces tuent des gens. Si nous adoptions des politiques fondées sur des données probantes, il n'y aurait pas d'approvisionnement illicite en drogues hautement toxiques. Voici un autre extrait du rapport de Bonnie Henry:
La consommation de substances existe sous différentes formes, qu'elle soit bénéfique, par exemple, dans le cadre d'activités sociales et de pratiques culturelles, qu'elle soit non problématique, par exemple, lorsqu'on en fait un usage récréatif ou occasionnel ou qu'elle soit problématique [et qu'elle aille jusqu'à provoquer] une dépendance chronique et la toxicomanie [...] en raison de la toxicité [...] il existe un risque considérable de surdose et de décès par surdose lié à la consommation de drogues illicites de quelque nature que ce soit.
La médecin hygiéniste de Toronto, la Dre Eileen de Villa, a également publié un rapport où l'on peut lire ceci:
Les données [...] montrent clairement la nécessité d'adopter une approche de santé publique à l'égard des drogues au Canada.
Elle demande ensuite au gouvernement fédéral de décriminaliser la possession de toute drogue pour usage personnel.
Les Nations unies et l'Organisation mondiale de la santé ont publié en 2017 une déclaration commune qui demandait aux pays d'intégrer des garanties contre la discrimination dans leur législation, leurs politiques et leur réglementation en matière de santé, notamment en révisant et en abrogeant les lois punitives qui ont des incidences néfastes avérées sur la santé et qui vont à l’encontre des données probantes établies en santé publique. Pour reprendre les mots de ces organisations, disons qu'il « s’agit notamment des lois qui pénalisent [...] la consommation de drogues ou leur possession en vue d’un usage personnel ».
Dans son rapport « Soutenir et non punir », l'Association canadienne pour la santé mentale indique ceci:
La criminalisation des personnes qui consomment des drogues illicites stigmatise l’usage de substances; elle favorise aussi un climat dans lequel les personnes ne se sentent pas à l’aise de faire appel à des services salutaires d’intervention et de traitement, et marginalise d’autant plus les personnes vivant dans la pauvreté [ou désavantagées sur le plan social].
Quant au Centre canadien sur les dépendances et l'usage des substances, il écrit ceci:
De plus en plus de données probantes indiquent que la décriminalisation serait un moyen efficace d’atténuer les méfaits de l’usage de substances et les répercussions des politiques et pratiques adoptées pour y réagir, particulièrement en ce qui concerne les conséquences des poursuites pénales pour simple possession.
Laissons de côté pour un moment l'avis des spécialistes de la santé publique et tournons-nous vers le système judiciaire. À l'ouverture des tribunaux, le juge Strathy, juge en chef de l'Ontario, a déclaré ceci:
On reconnaît de plus en plus que nous devons, en tant que société, réviser notre définition du « crime » et nous demander s’il ne faudrait pas plutôt considérer certaines infractions pénales comme des questions de santé et les régler par des moyens thérapeutiques. Ces derniers mois, le nombre de décès causés par la consommation d’opioïdes a monté en flèche, au point où l’Association canadienne des chefs de police et de nombreux hygiénistes en chef du Canada ont laissé entendre qu’après un siècle de prohibition des stupéfiants, nous devrions cesser de traiter la consommation et la possession simple de stupéfiants comme des infractions pénales et les considérer comme des problèmes de santé publique. Il faut chercher à savoir si ces problèmes et d’autres problèmes sociaux pourraient être mieux résolus de manière extrajudiciaire.
Le juge en chef a fait référence aux chefs de police. En juillet 2020, l'Association canadienne des chefs de police a produit un rapport dans lequel elle demande la décriminalisation et l'adoption de politiques fondées sur des données probantes relativement aux drogues. Le rapport dit ceci: « Bien que les forces policières du Canada exercent leur pouvoir discrétionnaire quand il s'agit d'accusations pour possession et qu'elles tiennent compte d'éléments comme la présence de comportements nuisibles et la disponibilité de services de traitement, la loi n'est pas appliquée de manière uniforme d'une collectivité à l'autre. »
Le rapport dit aussi ceci: « Nous devons adopter des approches novatrices pour freiner la tendance actuelle et réduire les surdoses qui se produisent partout au pays. Arrêter des gens pour simple possession de drogues illicites s'avère inefficace. »
Ce ne sont pas mes paroles, mais celles des chefs de police du pays, qui disent que cela s'avère inefficace.
Le rapport ajoute ensuite ceci: « Les recherches réalisées dans des pays qui ont eu l'audace de choisir une approche axée sur la santé plutôt que sur l'application de la loi pour contrer l'usage problématique de drogues font état de résultats positifs. »
Quand j'ai parlé au chef de police de Waterloo, Bryan Larkin, je lui ai dit que j'estimais moi aussi qu'il fallait agir à l'échelle nationale, mais si jamais rien n'était fait dans l'immédiat, les municipalités — Vancouver et Toronto, par exemple — seraient-elles prêtes à demander une exemption au gouvernement fédéral? Il m'a répondu que cette façon de faire aurait aussi l'appui des chefs de police. La Ville de Vancouver a demandé officiellement au gouvernement fédéral de décriminaliser la possession simple sur son territoire. Le gouvernement devrait respecter sa volonté et accéder à sa demande.
Les chefs de police tiennent aussi compte de ce qui se fait ailleurs. Je propose que nous fassions de même. Commençons par le Portugal, qui a décriminalisé la possession de drogue pour usage personnel en 2000. Depuis, la consommation de drogue n'a pas vraiment changé, mais le nombre de morts par surdose, lui, a chuté. Quant aux problèmes liés à la consommation de stupéfiants, ils n'ont pas connu d'augmentation substantielle. Par contre, le nombre de personnes qui ont fait des démarches pour arrêter de consommer a augmenté de 60 %, et c'est ce qui est vraiment important.
En plus de faire tomber les préjugés, la décriminalisation risque d'inciter les gens à faire le nécessaire pour se débarrasser de leurs dépendances, justement parce que les préjugés à leur endroit seront moindres. Cela permettrait également d'éliminer les injustices raciales qui caractérisent les lois sur les drogues.
Si on examine l'évolution des lois sur les drogues, on se rend compte qu'elle est marquée par le racisme. Le rapport du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites expose en détail les attitudes racistes qui ont amené le gouvernement à criminaliser certaines drogues, y compris la crainte entretenue, à une certaine époque, à l'égard des Canadiens d'origine chinoise.
Comme le Réseau juridique VIH du Canada l'a écrit récemment:
Pour la période allant de 2014 à 2019, la police canadienne a procédé à plus de 540 000 arrestations pour des infractions liées aux drogues; 69 % de ces arrestations étaient pour simple possession. Il est troublant que les membres de la communauté noire et d'autres communautés racisées du Canada doivent faire face de façon démesurée à des accusations, à des poursuites et à des peines de prison pour des infractions liées à la drogue, et qu'ils se voient ainsi privés de leur droit d'être traités de manière équitable et sans discrimination par le système de justice pénale, de leur droit ne pas être arrêtés et détenus de façon arbitraire, de leur droit à la sécurité et de leur droit de bénéficier des normes les plus rigoureuses en matière de santé. Dans le rapport qu'elle a publié il y a plus de 20 ans, la Commission sur le racisme systémique dans le système de justice pénale en Ontario a conclu que « [l]es personnes décrites comme noires sont les plus surreprésentées parmi les détenus accusés d'infractions en rapport avec les drogues [...]
Pour dire les choses plus simplement, nous craignons différentes drogues aujourd'hui parce que nous avons craint des gens différents par le passé. Bien que nous avons fait évoluer le cadre législatif pour que sa portée s'étende au-delà des formes évidentes de racisme et de xénophobie, son application continue de refléter une injustice raciale.
Le gouvernement a maintenant pris certaines mesures. Les centres de consommation supervisée sont devenus plus courants, et 40 centres ont été approuvés. Tout récemment, le Service des poursuites pénales du Canada a mis à jour ses lignes directrices, qui prévoient explicitement que, « [e]n général, une poursuite pénale pour la possession d’une substance contrôlée [...] ne devrait être envisagée que dans les cas les plus graves » en ce qui concerne l'usage personnel au titre de l'article 4 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances.
Le gouvernement fédéral a mis en œuvre des projets pilotes visant à fournir un approvisionnement en produits plus sûrs et en a financé d'autres, y compris ici, dans l'Est de South Riverdale. Il a dépensé des centaines de millions de dollars pour combattre la crise des opioïdes en adoptant une approche axée sur la santé publique. Je pense notamment aux 150 millions de dollars prévus dans le budget de 2018 pour élargir les options de traitement et aux millions de dollars qui ont été consacrés au lancement d'une campagne nationale de sensibilisation du public pour mettre fin aux préjugés à l'égard des personnes qui consomment des drogues. Ces mesures sont incontestablement louables.
Prenons un instant pour réfléchir. Le gouvernement fédéral dépense des millions de dollars pour éliminer les préjugés à l'égard des personnes qui consomment de la drogue, mais il refuse de supprimer l'infraction criminelle qui perpétue ces préjugés plus que tout autre politique. C'est de la dissonance cognitive en action, et cela coûte des vies.
Je vais expliquer ce que fait le projet de loi C-236. Pour commencer, j'ai proposé le projet de loi C-235 et le projet de loi C-236 en même temps. Le projet de loi C-235 supprime simplement l'infraction criminelle pour possession simple, conformément aux recommandations des experts en santé publique et aux données probantes à l'étranger, selon lesquelles la possession simple pour usage personnel ne devrait pas constituer une infraction criminelle.
Bien que le retrait complet de la possession de drogue pour usage personnel de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances soit l'approche que je préfère — et elle est certainement appuyée par les experts —, en fin de compte, un projet de loi d'initiative parlementaire permet seulement de proposer des modifications précises à la législation. Il est très important pour moi que cette discussion se poursuive au comité et que nous modifiions la loi.
Ainsi, le projet de loi C-236 propose une modification législative plus modeste. Il vise à éliminer les préjugés et à mettre un terme à la criminalisation et à l'incarcération inutiles des personnes qui consomment de la drogue. L'idée est d'obtenir l'appui du gouvernement pour parvenir à ces fins.
En termes simples, le projet de loi met en place un cadre de déjudiciarisation fondée sur des données probantes qui obligerait les policiers et les procureurs à considérer si, au lieu de porter des accusations, il est préférable de donner un avertissement à la personne dans le besoin, de la renvoyer à un organisme de santé publique ou à un autre fournisseur de services ou de privilégier des mesures de rechange à l'incarcération. Le projet de loi a été élaboré conformément au modèle de déjudiciarisation de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.
À l'instar des nouvelles lignes directrices pour les procureurs, le projet de loi vise à ce que les policiers et les procureurs tiennent compte des données probantes dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire. Si le projet de loi est adopté, ce pouvoir discrétionnaire devra être exercé en respectant un ensemble de principes directeurs. Je pense qu'ils sont importants, alors je vais tous simplement les citer:
a) la consommation problématique de substances doit être abordée principalement comme un enjeu social et de santé;
b) les interventions doivent reposer sur des pratiques exemplaires fondées sur des données probantes et viser à protéger la santé, la dignité et les droits de la personne des consommateurs de drogues ainsi qu’à réduire les méfaits pour ceux-ci, leurs familles et leurs collectivités;
c) l’imposition de sanctions pénales pour la possession de drogues à des fins de consommation personnelle peut accroître la stigmatisation liée à la consommation de drogues et est incompatible avec les données probantes établies en matière de santé publique;
d) les interventions doivent cibler les causes profondes de la consommation problématique de substances, notamment en favorisant des mesures comme l’éducation, le traitement, le suivi, la réadaptation et la réintégration sociale;
e) l’utilisation de ressources judiciaires est plus indiquée dans le cas des infractions qui présentent un risque pour la sécurité publique.
La criminalisation de la possession de drogues à des fins de consommation personnelle ne fait que causer du tort aux personnes que nous disons vouloir aider. Non seulement la criminalisation est inefficace, mais elle aussi mortelle. Il nous faut une nouvelle approche. Il faut que nous agissions en fonction des données probantes pour sauver des vies.