Madame la Présidente, d’un point de vue strictement procédural, j’interviens en faveur d’un amendement proposé, il y a deux jours, par le leader parlementaire de la loyale opposition de Sa Majesté, à la motion du gouvernement visant à adopter une série de modifications au Règlement. Je ne lirai pas l’amendement, car il fait plusieurs pages, et je n’essaierai certainement pas de lire la série de modifications que le gouvernement propose d’apporter au Règlement, qui fait 25 pages en caractères de 12 points. Je n'arriverais jamais à passer à travers avant d’épuiser mon temps de parole, qui n’est que de 10 minutes.
Globalement, les modifications proposées par le gouvernement visent à rendre permanentes les dispositions provisoires du Règlement, censées expirer à la fin du mois, qui permettent aux députés de participer aux débats de la Chambre et aux réunions des comités à distance, par Zoom, et de voter à distance également au moyen d’une application sur nos téléphones.
Les modifications proposées par le gouvernement rendraient ce changement permanent en le prolongeant au-delà du mois de juin, mais aussi au-delà de l’actuelle législature.
L'objectif de la motion de l'opposition est de repousser la date d'échéance de juin à une date décrite dans l'amendement comme « un an après l’ouverture de la 45e législature ». La Chambre disposerait ainsi d'une année complète après les prochaines élections pour en arriver à un consensus sur les aspects des règles relatives aux séances virtuelles et à la participation à distance qui seraient conservés. Si aucun consensus n'est atteint d'ici là, tous les députés devront assister en personne aux séances de la Chambre une fois que l'année se sera écoulée, comme c'était le cas avant la pandémie.
Bien entendu, si un consensus est atteint, nous pourrons continuer à tenir une certaine forme de séances virtuelles. Il est fort probable qu'une ou deux années d'expérience supplémentaires avec les séances virtuelles et le vote en ligne nous permettrons d'apporter des améliorations progressives aux règles par rapport à la volumineuse motion mise aux voix aujourd'hui.
Des deux options qui s'offrent à nous, je préfère celle présentée par le leader de l'opposition officielle à la Chambre, mais ce n'est pas le sujet dont je souhaite parler aujourd'hui. Je veux plutôt me concentrer sur la manière tout à fait inappropriée dont le gouvernement tente de faire adopter des modifications au moyen d'un vote soumis à la discipline de parti.
Je siège à la Chambre depuis 23 ans, soit près d'un quart de siècle, et jusqu'à l'arrivée au pouvoir de l'actuel premier ministre, les modifications au Règlement n'avaient jamais été faites de cette façon. Je pourrais revenir au siècle précédent et dire que ce n'était pas non plus ainsi que les choses se passaient. Une voie non partisane a toujours été recherchée.
Il y a deux façons distinctes dont la Chambre des communes a jusqu'ici apporté des modifications non partisanes au Règlement. La première, qui est la plus fréquente, consiste à charger un comité d'élaborer les modalités de toute modification proposée au Règlement et que ce comité présente un rapport consensuel, qui ne comprend que des amendements proposés qui ont reçu l'appui de tous les groupes qui ont le statut de parti — c'est-à-dire de tous les partis — et qui ont au moins un député au sein de ce comité.
L'élément central du rapport du comité est toujours le libellé exact du Règlement proposé. La Chambre adopte ensuite le rapport. Un vote par appel nominal peut être tenu ou, dans certains cas, il peut y avoir consentement unanime, mais le point essentiel est le suivant: un consensus a été recherché, et le parti ou la coalition des partis qui ont la majorité à la Chambre des communes et au comité s'abstient judicieusement de tenter d'imposer des mesures qui ne sont pas également appuyées par la minorité.
L'objectif du Règlement est, bien entendu, de protéger les droits de tout député appartenant à un parti minoritaire à la Chambre des communes, de toute personne qui occupe, d'une manière ou d'une autre, les banquettes de l'opposition. Dans un système politique où la majorité peut agir en toute liberté et sans aucune contrainte, les articles du Règlement, quels qu'ils soient, ne sont qu'une entrave. Ce genre de système à la majorité absolue débridée ne correspond pas au système de Westminster et n'a pas sa place au Canada.
C'est à juste titre que ce genre de règle débridée de la majorité est appelé la « tyrannie de la majorité », un terme ou une expression créé dans les années 1840 par Alexis de Tocqueville, qui essayait de faire la distinction entre les pratiques de gouvernance inopinément modérées qu'il avait observées pendant un voyage en Amérique du Nord, et la situation houleuse qui existait dans sa France natale, où une coalition majoritaire succédait à une autre dans le contexte d'une série apparemment interminable de révolutions, de coups d'État et de contrecoups d'État, chaque coalition majoritaire procédant ensuite au piétinement des droits de la minorité politique nouvellement créée, jusqu'à ce qu'elle soit elle aussi renversée, à la suite de la défection d'une faction ou d'une autre, et que le cycle de l'oppression se poursuive avec de nouveaux maîtres et de nouvelles victimes.
Pour en revenir brièvement au comité, le travail de rédiger une série de modifications à apporter au Règlement puis d'en peaufiner les détails, en particulier dans le cas de modifications techniquement complexes, est souvent trop lourd pour un comité qui s'occupe également d'autres questions, comme c'est souvent le cas du comité de la procédure et des affaires de la Chambre, au sein duquel j'ai siégé pendant 15 ans.
Lorsque je faisais partie de ce comité, nous avions l'habitude de déléguer la tâche de rédiger ce genre de modifications à des sous-comités spéciaux. Un de ces sous-comités a développé un code de conduite pour les députés concernant le harcèlement sexuel, qui constitue maintenant l'Annexe II du Règlement. Un autre sous-comité, que j'ai présidé, s'était penché sur la définition de « cadeaux » dans le Code régissant les conflits d'intérêts des députés, qui constitue l'Annexe I du Règlement. Peu importe le cas, la règle consistait toujours à chercher à parvenir à un consensus et à ne pas aller plus loin que ce qui est possible dans un contexte multipartisan.
La deuxième manière de parvenir à un consensus consiste à demander au comité de la procédure et des affaires de la Chambre d'examiner un ensemble de modifications proposées au Règlement, puis de les présenter à la Chambre des communes sans faire de recommandation. C'est ce qui a été fait en 2015 au sujet d'une motion que j'avais présentée afin de changer la façon d'élire le Président et de passer d'une série de scrutins de ballottage à un scrutin préférentiel à un tour. Ma motion a été présentée à la Chambre des communes, puis renvoyée au comité de la procédure et des affaires de la Chambre, qui l'a examinée minutieusement et a entendu des témoins experts.
Le comité a ensuite présenté à la Chambre un rapport qui disait ceci:
La question de l’élection du Président relève de l’ensemble des députés. Le Comité ne s’oppose pas à la motion M‑489 présentée par [le député de Lanark-Frontenac-Lennox et Addington] —
C'était le nom de ma circonscription à l'époque.
— pas plus qu’il ne l’approuve, et estime que tous les députés de la Chambre des communes devraient pouvoir voter sur la pertinence de modifier le Règlement comme le propose la motion M‑489.
Pour permettre cette tenue d’un vote à la Chambre, le Comité recommande de modifier l’article 4 du Règlement de la manière suivante [...]
Dans le rapport du comité, ce paragraphe était suivi par le libellé des amendements que je proposais au Règlement.
Comme partie intégrante de cette entente, qui n'est pas inscrite officiellement, mais qui peut être consultée dans les débats de la Chambre des communes et les réunions du comité tenues en 2015, il est évident que tous les partis avaient convenu de laisser les députés voter librement sur l'amendement proposé. Aucune ligne de parti ne devait être imposée aux députés, et c'est exactement ce qui s'est produit. C'est le tout dernier vote qui s'est déroulé lors de la 41e législature, en juin 2015. En fait, il y presque exactement huit ans aujourd'hui.
Tous les partis représentés à la Chambre des communes, sans exception, ont permis un vote libre, ce qui s'est traduit par 27 conservateurs qui n'ont pas voté comme leur chef, 15 néo-démocrates qui n'ont pas voté comme leur chef, un député libéral qui était en désaccord. Même les députés du Bloc québécois, qui n'étaient que quatre depuis les élections précédentes, étaient divisés sur la question. C'est un modèle raisonnable qui peut remplacer le modèle consensuel, bien que je craigne parfois que l'idée de tenir un vote réellement libre soit notoirement difficile dans cette enceinte, d'où l'élection de la présidence par votre secret.
Dans l'éventualité où un consensus n'est pas possible en comité, il serait raisonnable de suivre le modèle établi par le Comité de la procédure et des affaires de la Chambre dans ce rapport de 2015 en y ajoutant le vote secret à la Chambre des communes sur la motion proposée par le Comité. Je remarque que ce genre de vote secret n'est pas possible à l'heure actuelle et qu'il faudrait modifier le Règlement, mais je crois qu'il est utile de lancer l'idée pour l'avenir.
Cependant, rien ne ressemble de près ou de loin à l'un des deux modèles que je viens d'évoquer dans le cas présent. Le Comité de la procédure et des affaires de la Chambre a signalé une préférence majoritaire pour la modification du Règlement dans un rapport qui comporte deux rapports dissidents émanant de partis qui, ensemble, représentent près de la moitié de tous les députés de la Chambre des communes. On est donc très loin d'un consensus.
Pire encore, le Comité n'a pas approuvé un ensemble précis d'amendements au Règlement, mais seulement l'idée que de tels amendements puissent exister, et le gouvernement a ensuite produit un texte rédigé par des bureaucrates de manière confidentielle sur le texte du Règlement. Ce processus rend l'apport des modifications détaillées proposées au Règlement, ces 25 pages, pratiquement impossible, car toute modification de ce type, si infime soit-elle, effectuée en comité ne peut l'être que si la Chambre des communes choisit de siéger en tant que comité plénier, ce qui ne sera manifestement pas le cas.
Et puis, bien sûr, il y a la question de la clôture. Nous sommes en train de limiter le débat et d'imposer des modifications au Règlement, ce qui est tout à fait inédit dans ce pays, sans précédent et, je dirais, tout à fait scandaleux.
Du point de vue du processus, il s'agit d'un recul: on s'éloigne du modèle de Westminster pour aller vers la tyrannie de la majorité contre laquelle M. de Tocqueville nous a mis en garde. S'il est fantastique d'être un tyran pendant qu'on est au pouvoir, il est ensuite terrible de subir la tyrannie de ceux qu'on a opprimés par le passé, comme beaucoup d'anciens dirigeants l'ont appris quand les outils qu'ils avaient fabriqués se sont retournés contre leurs anciens maîtres. Voilà la véritable leçon qu'il faut retenir aujourd'hui. Puisque la façon dont nous voterons ne permet pas de tirer cette leçon facilement, j'ai pensé qu'il était préférable de trouver les mots pour exprimer ces sentiments aujourd'hui.
Voici une dernière réflexion. On pourrait mettre fin à tout ce gâchis si on adoptait un article du Règlement qui interdirait, à l'avenir, de modifier le Règlement en ayant recours à la clôture. Si l'opposition était assez forte, les partis d'opposition pourraient empêcher l'adoption d'un changement au Règlement. Cela ne se produira pas au cours de la présente législature mais, pendant la prochaine, je proposerai précisément ce changement afin qu'une telle tyrannie ne puisse jamais se reproduire.