Privilège parlementaire / Droits de la Chambre

Outrage à la Chambre : premier ministre qui aurait délibérément induit la Chambre en erreur

Débats, p. 595-597

Contexte

Le 17 octobre 2013, Charlie Angus (Timmins—Baie James) soulève une question de privilège pour accuser Stephen Harper (premier ministre) d’avoir fourni des renseignements trompeurs à la Chambre. Il allègue que des renseignements émanant d’une enquête en cours de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) sur l’entente visant le remboursement de dépenses entre le sénateur Mike Duffy et Nigel Wright, le chef de cabinet du premier ministre, sont en apparente contradiction avec les déclarations du premier ministre à la Chambre. M. Angus soutient que ces nouveaux renseignements prouvent que soit le personnel du premier ministre lui a caché de l’information soit le premier ministre a délibérément induit la Chambre en erreur. Citant les trois conditions pour conclure qu’un député a sciemment induit la Chambre en erreur – à savoir qu’il doit être prouvé que la déclaration était trompeuse, que le député ayant fait la déclaration savait, au moment de la faire, qu’elle était inexacte, et qu’en la faisant il avait l’intention d’induire la Chambre en erreur –, M. Angus concède que, pour l’instant, une seule des conditions est établie, soit que des documents judiciaires prouvent que les déclarations du premier ministre étaient trompeuses. Peter Van Loan (leader du gouvernement à la Chambre des communes) réplique que le premier ministre répondait aux questions sur la foi de renseignements dont il disposait à ce moment-là et qu’il n’avait nulle intention d’induire la Chambre en erreur. Le Président entend aussi d’autres députés au cours de la semaine du 17 au 23 octobre 2013 et prend la question en délibéré[1].

Résolution

Le Président rend sa décision le 30 octobre 2013. Il déclare qu’il n’appartient pas à la présidence de trancher quant à l’exactitude ou au caractère approprié des réponses aux questions posées à la Chambre, mais que c’est plutôt une question de débat, puis il rappelle à la Chambre la tradition voulant que l’on croie les députés sur parole. Faisant valoir que les exigences pour prouver qu’un député a induit la Chambre en erreur sont très élevées, le Président conclut qu’il n’y a pas de preuve que les déclarations du premier ministre étaient délibérément trompeuses, qu’il a sciemment fourni des renseignements inexacts, qu’il croyait ses déclarations trompeuses ou qu’il avait l’intention de tromper la Chambre. Par conséquent, il statue qu’il n’y a pas de prime abord matière à question de privilège.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur la question de privilège soulevée le 17 octobre dernier par l’honorable député de Timmins—Baie James au sujet de déclarations trompeuses qu’aurait formulées le premier ministre lors des Questions orales le 5 juin dernier.

Je remercie l’honorable député de Timmins—Baie James d’avoir soulevé cette question, de même que le leader du gouvernement à la Chambre des communes, le leader à la Chambre de l’Opposition officielle, le député de Gaspésie—Îles-de-la-Madeleine, le député de Winnipeg-Nord, le député de Richmond—Arthabaska ainsi que le député d’Avalon de leurs observations.

Lors de son intervention, le député de Timmins—Baie James a soutenu que les réponses données par le premier ministre pendant la période des questions du 5 juin, au sujet de la transaction financière entre son ancien chef de cabinet, Nigel Wright, et le sénateur Mike Duffy, contredisaient du tout au tout les renseignements mis au jour ultérieurement, en juillet, par une enquête de la Gendarmerie royale du Canada.

L’honorable député a insisté sur ce qu’a déclaré le premier ministre à la Chambre le 5 juin au sujet des décisions concernant cette transaction, et je cite :

Aucune information ne m’a été transmise, pas plus qu’aux employés de mon bureau.

Il a conclu qu’il ressortait de cette divergence l’alternative suivante : soit le personnel de son bureau a dissimulé des renseignements au premier ministre et l’a sciemment laissé donner à la Chambre de l’information erronée en réponse à des questions peut-être même à son insu, soit le premier ministre a choisi d’ignorer la vérité.

Il s’agissait, selon le député, d’une preuve suffisante pour permettre au Président de conclure qu’il y avait eu de prime abord atteinte aux privilèges. Il a comparé la situation à celle dont avait été saisi le Président Jerome le 6 décembre 1978, après qu’il eut été établi qu’un ancien commissaire de la GRC avait délibérément induit en erreur un ministre, qui avait ensuite fourni des renseignements inexacts à un député, ce qui avait empêché celui-ci de s’acquitter de ses fonctions.

Le député de Timmins—Baie James a ensuite fait référence à la décision que j’ai rendue le 7 mai 2012 dans laquelle j’ai répété les trois conditions à établir avant de conclure qu’un député a commis un outrage en induisant sciemment la Chambre en erreur. Ce faisant, il a reconnu qu’une seule de ces trois conditions était remplie, à savoir que la déclaration en question était trompeuse. Il a ensuite affirmé qu’il fallait procéder à un examen plus approfondi pour établir si les deux autres conditions étaient remplies, c’est-à-dire que le premier ministre savait, au moment de faire la déclaration, que celle-ci était inexacte, et que le premier ministre, en faisant cette déclaration, avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.

Le leader du gouvernement à la Chambre des communes a répliqué que le premier ministre avait en fait affirmé, tant à la Chambre qu’à l’extérieur de la Chambre, avoir répondu aux questions en fonction des renseignements qu’il détenait alors. Il a ensuite invoqué la tradition de cette Chambre voulant que l’on croie les députés sur parole.

En outre, le leader du gouvernement à la Chambre des communes a soutenu que la décision du Président Jerome citée par le député de Timmins—Baie James n’était pas pertinente en l’espèce, car la conclusion de prime abord atteinte au privilège s’appuyait solidement sur l’aveu d’un fonctionnaire, qui avait reconnu avoir délibérément induit un ministre en erreur. Il a terminé en affirmant que, parce que, au moment où les réponses ont été données à la Chambre, on ne savait pas qu’elles étaient inexactes, le premier ministre n’avait pas l’intention d’induire la Chambre en erreur.

On ne saurait exagérer l’importance de cette question pour les députés, à titre individuel et collectif, car elle se rapporte aux privilèges mêmes sur lesquels se fonde notre système parlementaire. Les députés ont souvent pris la parole à la Chambre afin de défendre leur besoin, en fait leur droit, de recevoir des renseignements exacts et véridiques pour s’acquitter de leurs obligations parlementaires, et les Présidents ont souvent souligné à leur tour l’importance de la clarté et de l’exactitude.

Toutefois, de nombreux titulaires antérieurs de la charge de Président ont rappelé à la Chambre que, dans la plupart des cas, les allégations relatives à des faits contestés ne constituent pas un fondement à une conclusion à première vue d’atteinte aux privilèges.

Comme l’a mentionné le Président Fraser le 4 décembre 1986, à la page 1792 des Débats :

Les divergences de vues au sujet de faits et de détails ne sont pas rares à la Chambre et [elles] ne constituent pas inévitablement une violation du privilège.

Il est également écrit ce qui suit, à la page 510 de La procédure et les usages de la Chambre des communes, deuxième édition, et je cite :

Dans la plupart des cas où on a invoqué le Règlement ou soulevé une question de privilège concernant une réponse à une question orale, le Président a statué qu’il y avait désaccord entre les députés sur les faits relatifs à la question. Ces différends constituent habituellement des divergences d’opinions plutôt qu’une violation des règles ou des privilèges des parlementaires.

Plus récemment, le Président Milliken s’est penché sur cette question et le rôle de la présidence dans de tels cas. Le 31 janvier 2008, à la page 2435 des Débats de la Chambre des communes, il a affirmé :

[...] toute contestation de l’exactitude ou du caractère approprié d’une réponse d’un ministre à une question orale est une question de débat; ce n’est pas une question pour laquelle la présidence a le pouvoir de trancher. Il en va de même pour l’ampleur d’une réponse d’un ministre à une question posée à la Chambre : ce n’est pas à la présidence d’en décider.

Bien qu’il n’incombe pas au Président de juger du contenu des réponses sur le plan de l’exactitude et du caractère approprié, la présidence joue un rôle important, quoique strictement limité, lorsqu’il est allégué que la Chambre a été induite en erreur. L’affaire qui nous occupe porte sur des allégations selon lesquelles on aurait délibérément induit la Chambre en erreur et certains précédents et usages sont donc pertinents en l’espèce. Comme le député de Timmins—Baie James et le leader du gouvernement à la Chambre l’ont indiqué, la décision que j’ai rendue le 7 mai 2012 présente un intérêt particulier. J’avais alors déclaré, à la page 7650 des Débats :

Il est maintenant usage admis à la Chambre que les trois éléments suivants doivent être prouvés pour pouvoir conclure qu’un député a commis un outrage en induisant sciemment la Chambre en erreur : premièrement, la déclaration était trompeuse; deuxièmement, l’auteur de la déclaration savait, au moment de faire la déclaration, que celle-ci était inexacte; troisièmement, le député avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.

Cette affirmation est appuyée par Maingot, aux pages 244 et 245 de son ouvrage Le privilège parlementaire au Canada, deuxième édition, où il est écrit :

Avant que le Président autorise la Chambre à engager le débat en pareilles circonstances [...] [il doit être démontré] qu’un député a délibérément été induit en erreur, ou reconnaisse des faits qui conduisent naturellement à cette conclusion, et d’autre part, qu’il existe un lien direct entre l’information trompeuse et les délibérations du Parlement.

J’ajouterai à ce qui précède la tradition de longue date qui consiste à croire les députés sur parole à la Chambre, principe réitéré par plusieurs de mes prédécesseurs au fil des ans. L’un d’eux est le Président Sauvé, qui a donné l’explication suivante, le 27 mai 1982, à la page 17824 des Débats, et je cite :

Je n’ai pas le droit d’accorder plus de crédibilité à l’une ou à l’autre de ces déclarations. La présidence ne peut pas interpréter les déclarations faites par les députés et elle doit les accepter pour ce qu’elles valent. Le député […] prétend qu’il a été induit en erreur. Je l’accepte. Il a dit avoir été induit en erreur délibérément. Je l’accepte, mais en tant qu’affirmation et non comme un fait constituant une atteinte à ses privilèges, car le ministre, qui a le même droit de faire accepter ses déclarations à la Chambre, prétend pour sa part qu’il n’a pas cherché à induire celle-ci en erreur, délibérément ou non, ce que j’accepte également.

Pour que puissent être appliquées ces conditions et pratiques, comme la présidence se doit de le faire, les exigences en matière de preuve sont très élevées. Il ne faut donc pas s’étonner si, dans les rares cas où des questions similaires ont été jugées fondées de prime abord, il ne subsistait qu’un très faible doute ou aucun doute quant à la validité des allégations formulées. Dans la décision du 6 décembre 1978, c’est précisément parce qu’un fonctionnaire a avoué que le ministre avait été délibérément induit en erreur que le Président Jerome a pu conclure de prime abord à un outrage à la Chambre et c’est ce qui lui a permis d’affirmer ce qui suit, à la page 1857 des Journaux du 6 décembre 1978, et je cite :

Il n’y a qu’une seule façon d’interpréter ce témoignage, et c’est qu’il signifie qu’on a délibérément essayé d’empêcher le député et, par conséquent, la Chambre, de s’acquitter de ses fonctions.

Ce précédent se démarque de la plupart des autres. Parmi ceux-ci, j’attire l’attention des députés sur la décision rendue par le Président Milliken, le 25 février 2004, dans une affaire qui ressemble davantage à celle qui nous occupe. Le Président Milliken avait alors conclu, à la page 1047 des Débats, qu’il n’y avait pas de prime abord atteinte aux privilèges, car :

Aucune preuve n’a été présentée pour démontrer que [...] les hauts fonctionnaires du ministère avaient l’intention délibérée de tromper leurs supérieurs et ainsi entraver les députés dans l’exercice de leurs fonctions.

La présidence a soigneusement examiné la preuve qui a été présentée ainsi que les propos qui ont été tenus à la Chambre afin de déterminer s’il y avait des éléments de preuve indiquant que nous sommes en présence des conditions énoncées dans ma décision de mai 2012 et dans la décision du Président Milliken de février 2011, sur laquelle se fonde la première. La présidence n’a pas trouvé de tels éléments de preuve. Le député de Timmins—Baie James a lui-même concédé que toutes les conditions énumérées pour pouvoir conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège n’étaient peut-être pas réunies. Il a dit, et je cite :

Les deux autres points, cependant, exigent des précisions, et c’est pourquoi je vous demande, monsieur le Président, de conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège afin que le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre puisse faire un examen plus approfondi de la question.

Il a marqué une nouvelle fois son doute, lorsqu’il a demandé : « Le premier ministre savait-il à l’époque que les déclarations qu’il a faites à la Chambre étaient trompeuses? » et « Le premier ministre avait-il l’intention d’induire la Chambre en erreur? »

Le député a lui-même admis qu’il est impossible de répondre à ces questions avec certitude.

Ces doutes ont été réitérés par le leader parlementaire de l’Opposition officielle et le député de Winnipeg-Nord. Le fait que le premier ministre a reconnu qu’il ne détenait pas toute l’information lorsqu’il a répondu à une question lors de la période des questions du 5 juin dernier n’amène pas la présidence à conclure que les deux conditions manquantes ont été remplies. Par ailleurs, la présidence serait mal venue de supposer que le premier ministre aurait dû être au courant des actions de M. Wright ou qu’il aurait dû en être informé par les personnes de son bureau dont on dit maintenant qu’elles étaient au courant.

La présidence comprend que les députés puissent avoir des opinions tranchées et opposées dans cette affaire en évolution qui revêt un très grand intérêt public. Je me dois toutefois de rappeler à la Chambre que, dans les situations de ce genre, la présidence est tenue de respecter des paramètres très restreints.

Compte tenu des pratiques, des précédents et des usages admis, et après avoir examiné soigneusement la preuve présentée et les déclarations faites à la Chambre, la présidence ne peut, dans les circonstances actuelles, trouver de preuve démontrant que les déclarations que le premier ministre a faites à la Chambre étaient délibérément trompeuses, que celui-ci a délibérément fourni des renseignements inexacts, qu’il savait que ses déclarations étaient trompeuses ou encore qu’il avait l’intention d’induire la Chambre en erreur.

Par conséquent, la présidence ne peut trouver aucun motif procédural qui lui permettrait de conclure qu’il y a de prime abord matière à question de privilège en l’espèce.

Je remercie les honorables députés de leur attention.

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[1] Débats, 17 octobre 2013, p. 21–26, 21 octobre, p. 174–175, 22 octobre, p. 272–275, 23 octobre, p. 299–302.