Les affaires émanant des députés / Limitations financières

Ordre de priorité complété : déclaration du Président concernant des projets de loi qui empiètent sur la prérogative financière de la Couronne

Débats, p. 14727–14729

Contexte

Le 9 mai 2017, dans une déclaration concernant les Affaires émanant des députés, le Président signale que la présidence a des réserves à l’égard de deux projets de loi de la Chambre ajoutés à l’ordre de priorité, en raison des récentes dépenses. Il s’agit des projets de loi C-315, Loi modifiant la Loi sur l’Agence Parcs Canada (Compte de conservation des lieux historiques nationaux), inscrit au nom de Gordon Brown (Leeds—Grenville—Thousand Islands et Rideau Lakes), et C-343, Loi constituant le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels et modifiant certaines lois, inscrit au nom de Sylvie Boucher (Beauport—Côte-de-Beaupré—Île d’Orléans—Charlevoix). À titre exceptionnel, le Président exprime également des réserves au sujet de deux projets de loi du Sénat, soit les projets de loi S-205, Loi modifiant la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada (inspecteur général de l’Agence des services frontaliers du Canada) et d’autres lois en conséquence, inscrit au nom de Julie Dabrusin (Toronto—Danforth), et S-229, Loi concernant la sûreté des infrastructures souterraines, inscrit au nom de Lloyd Longfield (Guelph). Après avoir rappelé que toute mesure législative qui prévoit des dépenses doit provenir de la Chambre des communes, le Président indique que les préoccupations de la présidence portent en particulier sur la manière inhabituelle dont les projets de loi du Sénat sont construits. Il précise qu’il est rare, et même exceptionnel, que la Chambre reçoive des projets de loi du Sénat qui semblent prévoir des dépenses et pour lesquels une recommandation royale serait nécessaire, et ajoute que si, à la suite de la première lecture des projets de loi S-205 et S-229, la présidence juge que ceux-ci contreviennent aux règles et usages applicables aux projets de loi de finances, ils seront rayés du Feuilleton. Le Président encourage les députés à présenter leurs arguments le plus rapidement possible[1].

Le 12 mai 2017, Kevin Lamoureux (secrétaire parlementaire de la leader du gouvernement à la Chambre des communes) affirme que les projets de loi C-315, C-343, S-205 et S-229 contiennent des dispositions qui empiètent sur la prérogative financière de la Couronne énoncée à l’article 79(1) du Règlement de la Chambre des communes[2]. Le 19 septembre 2017, John Nater (Perth—Wellington) fait valoir que le projet de loi C-343 prévoit que toute affectation de crédits parlementaires devra d’abord faire l’objet d’un texte législatif distinct, ce qui se produira uniquement si le Parlement accorde le pouvoir voulu d’engager des dépenses, par voie d’affectation de crédits[3].

Résolution

Le 31 octobre 2017, le Président rend sa décision. Dans le cas du projet de loi C-315, il soutient que la proclamation royale s’impose, mais que, conformément à la pratique observée pour les projets de loi de la Chambre des communes, le processus législatif pourra se poursuivre, puisqu’il serait possible d’obtenir une recommandation royale avant le vote final sur le projet de loi ou d’adopter des amendements qui en élimineraient la nécessité. Quant aux projets de loi C-343, S-205 et S-229, le Président affirme qu’ils stipulent tous trois très clairement qu’ils n’entreront en vigueur que si le Parlement adopte une loi portant affectation de crédits présentée en premier lieu à la Chambre des communes et accompagnée d’une recommandation royale. Il ajoute que, comme l’adoption de ces projets de loi n’autoriserait pas le prélèvement de fonds sur le Trésor, il n’est pas nécessaire d’obtenir une recommandation royale. La Chambre n’avait pas encore été saisie de projets de loi prévoyant des dépenses conditionnelles depuis que d’importantes modifications ont été apportées, en 1994, aux pratiques relatives aux Affaires émanant des députés. Le Président encourage donc le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre à se pencher sur la question des projets de loi d’initiative parlementaire qui renferment des dispositions de non-affectation de crédits, précisant que la Chambre serait vraisemblablement heureuse de connaître son avis sur la question.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à rendre ma décision sur le rappel au Règlement soulevé le 12 mai 2017 par l’honorable député de Winnipeg-Nord au sujet de l’éventuelle nécessité de faire accompagner d’une recommandation royale quatre projets de loi d’initiative parlementaire – deux issus de la Chambre des communes et deux issus du Sénat.

Les deux projets de loi provenant de la Chambre des communes sont C-315, Loi modifiant la Loi sur l’Agence Parcs Canada (Compte de conservation des lieux historiques nationaux), inscrit au nom de l’honorable député de Leeds—Grenville—Thousand Islands et Rideau Lakes, et C-343, Loi constituant le Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels et modifiant certaines lois, inscrit au nom de l’honorable députée de Beauport—Côte-de-Beaupré—Île d’Orléans—Charlevoix. Les deux projets de loi figurent actuellement à l’ordre de priorité à l’étape de la deuxième lecture.

Les deux projets de loi provenant du Sénat sont S-205, Loi modifiant la Loi sur l’Agence des services frontaliers du Canada (inspecteur général de l’Agence des services frontaliers du Canada) et d’autres lois en conséquence, inscrit au nom de l’honorable députée de Toronto—Danforth, et S-229, Loi concernant la sûreté des infrastructures souterraines, inscrit au nom de l’honorable député de Guelph. Ces deux projets de loi ne sont pas encore rendus à la première lecture.

Les députés se rappelleront que, le 9 mai 2017, je les ai invités à présenter leurs arguments au sujet de ces quatre projets de loi. Je remercie l’honorable secrétaire parlementaire de la leader du gouvernement à la Chambre des communes, l’honorable député de Guelph, ainsi que l’honorable député de Perth—Wellington de leurs interventions détaillées.

De ces quatre projets de loi, le projet de loi C-315, qui propose l’établissement d’un compte distinct parmi les comptes du Canada duquel des dépenses pourraient être faites, soulève le plus clairement la question de l’éventuelle nécessité d’une recommandation royale. Les trois autres, soit les projets de loi C-343, S-205 et S-229, sont différents. Bien qu’ils proposent des mécanismes pouvant mener à de nouvelles dépenses, chacun comporte des dispositions d’entrée en vigueur qui rendent ces dépenses conditionnelles à l’octroi distinct de crédits parlementaires. Je me pencherai d’abord sur le projet de loi C-315, puis sur les trois autres.

Le projet de loi C-315 crée un compte distinct pour la conservation des lieux historiques, appelé Compte de conservation des lieux historiques nationaux. Les fonds de ce compte sont censés provenir exclusivement de dons privés et des intérêts que ceux-ci génèrent. Je précise que ce compte semble distinct du Compte des nouveaux parcs et lieux historiques, qui existe déjà, dont les fins sont similaires et dont les recettes proviennent aussi, du moins en partie, de dons.

Le projet de loi C-315 prévoit également que les fonds peuvent être dépensés à diverses fins liées aux sites historiques nationaux. Le secrétaire parlementaire soutient que la création d’un nouveau compte et l’autorisation d’y imputer des dépenses viseraient une fin nouvelle et distincte qui n’est pas spécifiquement autorisée par une loi, ce qui rend la recommandation royale nécessaire.

Lors de son intervention, le secrétaire parlementaire a établi un parallèle avec le Compte des opérations de l’assurance-emploi. Bien que le compte ait son propre nom, toutes les sommes qui y sont versées et toutes les dépenses qui en sont tirées sont en fait portées au crédit ou au débit du Trésor. Parce que l’argent appartient au Trésor, il est nécessaire d’obtenir une recommandation royale afin d’autoriser que des dépenses y soient imputées.

Ce que propose le projet de loi C-315 n’est pas tout à fait identique au Compte des opérations d’assurance-emploi, mais je crois néanmoins que des principes semblables s’appliquent. Même si les recettes sont comptabilisées séparément et qu’elles proviennent exclusivement de dons et d’intérêts sur ces dons, il n’en demeure pas moins que, dès que des sommes sont recueillies, elles deviennent des fonds publics versés au Trésor. Tout paiement imputé sur ce compte serait de fait tiré sur le Trésor. Étant donné que le projet de loi autorise des dépenses à des fins données, il doit être accompagné d’une recommandation royale. Par conséquent, je conclus que les objections soulevées par le secrétaire parlementaire sont fondées.

Cependant, comme le veut notre pratique concernant les projets de loi d’initiative parlementaire, le projet de loi C-315 peut poursuivre son cheminement législatif tant qu’il demeure possible qu’il reçoive une recommandation royale avant le vote final. À titre subsidiaire, peut-être le projet de loi peut-il être amendé d’une manière qui lui permettrait d’éviter la recommandation royale. À moins que l’une ou l’autre de ces éventualités ne se réalise, le projet de loi ne sera pas mis aux voix à la troisième lecture.

Maintenant, je me pencherai sur les questions soulevées dans le cas des trois autres projets de loi, soit les projets de loi S-205, S-229 et C-343. Le secrétaire parlementaire a soutenu que les projets de loi en question proposent des dépenses nouvelles et distinctes et que les dispositions d’entrée en vigueur ne changent rien à ce fait. À l’appui, il a invoqué une décision rendue par le Président le 9 novembre 1978 au sujet de dispositions de projets de loi qui visaient à éluder la nécessité de la recommandation royale. Il a ainsi fait valoir que le projet de loi C-343 ne pouvait pas être mis aux voix à l’étape de la troisième lecture. Il a ajouté, relativement aux projets de loi S-205 et S-229, qui proviennent du Sénat, que ces projets de loi devraient être rayés du Feuilleton étant donné que tout projet de loi prévoyant l’affectation de deniers publics doit provenir de la Chambre des communes.

Le député de Guelph a déclaré, le 20 juin 2017, que le projet de loi S-229 est recevable et doit pouvoir suivre son cours. Il a soutenu d’abord qu’il n’existe aucune autorité procédurale qui permettrait la radiation du Feuilleton du projet de loi S-229. Pour ce faire, la présidence s’appuierait uniquement sur les principes constitutionnels énoncés aux articles 53 et 54 de la Loi constitutionnelle, ce qui d’après lui serait contraire au principe selon lequel la présidence ne se prononce pas sur les questions de constitutionnalité. Il a également avancé que, même si une recommandation royale était nécessaire, la présidence devrait permettre que le projet de loi poursuive son cheminement jusqu’à la fin des débats en troisième lecture, comme c’est le cas pour les projets de loi d’initiative parlementaire issus de la Chambre des communes.

Le député a ensuite fait valoir des arguments portant davantage sur le fond du projet de loi. Il a plaidé que la disposition d’entrée en vigueur ne permettait aucune affectation de crédits, puisque ces crédits devraient ultérieurement faire l’objet d’une mesure législative. Il a en outre soutenu que le projet de loi n’est même pas une « mesure financière » et que le projet de loi « prévoit que le ministre pourra conclure des accords, certes, mais il n’entraîne aucune dépense directe. »

Le 19 septembre 2017, l’honorable député de Perth—Wellington a présenté une thèse semblable concernant le projet de loi C-344. À son avis, il est évident qu’aucune dépense ne peut être engagée aux fins prévues dans le projet de loi tant que le Parlement n’aura pas affecté les crédits nécessaires dans un texte législatif distinct. Il a plaidé que le projet de loi ne fait qu’établir un mécanisme dans le cadre duquel certaines dépenses pourraient, ultérieurement, être engagées et que le projet de loi ne nécessite donc pas de recommandation royale.

Il est du devoir de la présidence d’accorder aux députés la plus grande marge de manœuvre possible lorsqu’ils soumettent des textes pour débat, pourvu que ces textes respectent nos règles et pratiques. Il peut s’agir de motions ou de projets de loi. La présidence empêche les débats sur pareils textes que s’ils dérogent clairement à la procédure. Voici l’un des critères les plus importants en ce qui concerne les projets de loi qui autorisent des dépenses : ces mesures législatives doivent être présentées en premier à la Chambre des communes et doivent faire l’objet d’une recommandation royale avant leur adoption finale. La question clé que soulèvent ces trois projets de loi est de savoir s’ils autorisent des dépenses; autrement dit, est-ce que leur sanction entraînerait l’affectation de deniers publics pour une fin nouvelle et distincte.

Le secrétaire parlementaire a, pour chaque projet de loi, relevé des mesures qui, à son avis, nécessitent une recommandation royale. Le projet de loi C-343 prévoit, d’une part, la nomination d’un ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels et, d’autre part, le traitement et les frais connexes nécessaires à l’exercice de ses attributions ainsi qu’à l’embauche et à la rémunération de son personnel.

Comme le député Perth—Wellington l’a souligné en passant, ce bureau existe déjà au sein du ministère de la Justice et l’ombudsman est nommé à titre de conseiller spécial du ministre de la Justice en vertu de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. À mon avis, le projet de loi C-343 propose quelque chose de différent, car il prévoit que le bureau de l’ombudsman serait séparé et indépendant du ministère de la Justice. Dans de telles circonstances, une recommandation royale serait nécessaire pour assurer la bonne mise en œuvre du bureau et pour autoriser les dépenses à cette fin.

Le projet de loi S-205 prévoit, d’une part, la nomination d’un nouvel inspecteur général de l’Agence des services frontaliers du Canada et, d’autre part, le traitement de l’inspecteur ainsi que d’autres avantages liés à son poste. Ces dispositions, si elles étaient mises en œuvre, entraîneraient des dépenses nouvelles et distinctes qui ne sont pas couvertes par les crédits actuels.

Le projet de loi S-229 autoriserait le ministre désigné à prendre des règlements pour, entre autres choses, mettre sur pied un programme de financement afin de permettre aux centres de notification et aux organisations de prévention des dommages d’exercer les fonctions que leur conférerait cette loi. Pareille mesure pourrait entraîner des dépenses nouvelles qui ne sont pas autorisées à l’heure actuelle. Si l’on accepte que des dispositions de chacun de ces projets de loi semblent entraîner des dépenses qui feraient en sorte qu’une recommandation royale est nécessaire, la question fondamentale porte sur l’effet des dispositions d’entrée en vigueur.

Les honorables députés de Guelph et de Perth—Wellington ont invoqué des autorités et des précédents pour expliquer pourquoi l’argumentation royale n’est pas nécessaire. On peut lire ce qui suit, au paragraphe 613 à la page 192 de l’ouvrage Jurisprudence parlementaire de Beauchesne, sixième édition :

Un projet de loi qui confère au gouvernement un pouvoir dont l’application nécessitera l’affectation de crédits, mais au gré du Parlement, sans entraîner de dépense directe, n’est pas une mesure financière et n’a pas à être précédé de la recommandation royale pour être présenté.

Au paragraphe 611 de la page 191 du même ouvrage, il est question des projets de loi du Sénat qui prévoient qu’aucune dépense ne sera engagée sans que le Parlement affecte les crédits nécessaires. Voici le paragraphe en question :

Un projet de loi du Sénat dont certaines dispositions engagent les revenus de l’État demeure recevable si une disposition de ce projet de loi précise qu’aucune somme ne sera engagée sans autorisation préalable du Parlement.

Les trois projets de loi prévoient expressément qu’ils ne peuvent pas entrer en vigueur tant que les crédits n’auront pas été affectés par une mesure législative ultérieure du Parlement, laquelle devrait être introduite à la Chambre des communes et accompagnée d’une recommandation royale. Par conséquent, l’adoption de ces projets de loi n’autorise pas le prélèvement de fonds sur le Trésor. Ils créeraient un cadre légal visant l’établissement des nouveaux bureaux proposés dans les projets de loi C-343 et S-205 et l’élaboration du régime proposé dans le projet de loi S-229.

Cependant, la Couronne n’est aucunement tenue d’engager des dépenses à ces fins. Si, dans le futur, le Parlement allouait les fonds nécessaires à ces fins, il le ferait en toute connaissance de cause, car il saurait qu’il autorise l’entrée en vigueur de ces mesures. Pareille allocation de fonds devrait se faire dans le respect de nos processus habituels visant les textes de nature financière. Ainsi, les prérogatives financières de la Couronne et les privilèges de la Chambre des communes seraient respectés en tout point.

Il faut en outre reconnaître que la Chambre n’a pas été saisie de projets de loi prévoyant des dépenses conditionnelles au cours des dernières années, en tout cas, certainement pas depuis 1994, soit depuis la refonte de nos pratiques concernant les Affaires émanant des députés.

Après mûre réflexion, je suis d’avis que ces trois projets de loi n’ont pas à être accompagnés d’une recommandation royale et qu’ils peuvent continuer de suivre le processus législatif habituel. Cela dit, je crois qu’il serait utile que le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre se penche sur la question des projets de loi d’initiative parlementaire qui renferment ce que j’appellerais, à défaut d’un meilleur terme, des « dispositions de non affectation de crédits ». La Chambre accueillerait sans doute favorablement toute observation que le Comité pourrait formuler à ce sujet.

Je remercie les honorables députés de leur attention.

Post-scriptum

Le 1er novembre 2017, les projets de loi C-315 et C-343 sont rejetés à l’étape de la deuxième lecture[4].

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[1] Débats, 9 mai 2017, p. 10971.

[2] Débats, 12 mai 2017, p. 11153–11155.

[3] Débats, 19 septembre 2017, p. 13246–13249.

[4] Journaux, 1er novembre 2017, p. 2330–2333.