Madame la Présidente, lorsque je suis intervenu au sujet du projet de loi C-75 à l’étape de la deuxième lecture, j’ai mentionné que nous étions impatients de travailler avec le gouvernement pour y apporter des améliorations. Je suis déçu de constater qu’il n’y a pas eu suffisamment de chemin parcouru pour nous permettre d’appuyer ce projet de loi. L’objectif déclaré du gouvernement était de réduire les délais judiciaires conformément à la décision de la Cour suprême dans l’affaire Jordan et de maintenir les impératifs d’équité des procès. Je crains que le projet de loi ne soit pas à la hauteur dans les deux cas.
Comme il s’agit d’un projet de loi de 302 pages, je ne pourrai pas, dans le peu de temps dont je dispose, aborder toutes les questions que je voulais aborder. Cependant, j’aimerais parler très brièvement de quatre thèmes. Premièrement, le fait de ne pas s’attaquer aux peines minimales obligatoires; deuxièmement, les problèmes d’infractions mixtes dont nous avons entendu parler; troisièmement, les restrictions relatives aux enquêtes préliminaires et, quatrièmement, l’approche disparate en ce qui a trait aux représentants. Ce sont là quelques-unes des nombreuses questions au sujet desquelles des gens sont venus témoigner au Comité de la justice.
Certains ont dit que les mesures proposées ne feraient qu’empirer la situation dans de nombreux cas. Je m’explique. La plupart des poursuites pénales au Canada sont intentées devant les tribunaux provinciaux, et la question des infractions mixtes et du renvoi d’un plus grand nombre de causes devant ces tribunaux ne fera rien pour améliorer les choses.
J’ai toutefois des félicitations à faire au gouvernement. Je le félicite d’avoir supprimé la disposition sur les éléments de preuve de routine présentés par la police que le comité avait jugée problématique. Je suis ravi que nous ayons pu, en comité, persuader le gouvernement de modifier cette affreuse disposition. Je suis également fier d’avoir proposé, avec mon collègue, le député d’Edmonton-Centre, une disposition visant à abroger les dispositions du Code criminel sur les maisons de débauche et sur le vagabondage qui ont été si souvent invoquées pour criminaliser des activités sexuelles consensuelles, particulièrement au sein de la communauté LGBTQ2.
Des centaines d’amendements ont toutefois été présentés au comité et un certain nombre d’entre eux n’ont pas été acceptés. Par exemple, le Nouveau Parti démocratique a présenté 17 amendements visant à aider les personnes vulnérables qui ont affaire à notre système de justice. Le gouvernement n’en a pas accepté un seul.
Chaque jour, des gens ordinaires assurent leur propre défense parce qu’ils n’ont pas les moyens de se payer un avocat et qu’il n’y a pas suffisamment de services d’aide juridique sur terre pour les représenter. Qui sont ces gens? Ce sont surtout des Autochtones, des pauvres et des personnes marginalisées. Nous sommes d’avis que ce projet de loi ne va pas assez loin pour leur venir en aide.
Bon nombre des intervenants que nous avons consultés nous ont dit que les réformes phares du projet de loi C-75 ne sont pas du tout fondées sur des données probantes. L’objectif du projet de loi est de donner suite à l’arrêt Jordan, avec ses délais obligatoires, mais il y a fort à parier que les changements proposés ne contribueront pas à accélérer le processus de justice criminelle. Ils risquent plutôt d’avoir l’effet contraire.
Les libéraux prétendent qu’il s’agit là d’une réforme audacieuse du système de justice criminelle, mais l’éléphant dans la pièce, c’est qu’ils n’ont rien fait pour corriger le régime des peines minimales obligatoires de l’ancien premier ministre Harper, malgré leurs promesses et leur engagement public à cet égard. Des avocats de la défense et des professeurs de droit s’entendent pour dire que l’annulation de cette pratique aurait grandement contribué à désengorger le système judiciaire, mais les libéraux ont lamentablement échoué à renverser la situation. Nous croyons qu’il faut s’attaquer aux causes profondes des retards, par exemple les problèmes de toxicomanie et de pauvreté, qui sont à l’origine du crime dont nous parlons.
Parlons d’abord des peines minimales obligatoires. Leur abrogation aurait permis d’accroître la conformité à l’arrêt Jordan et d’alléger le fardeau des tribunaux, alourdi par les multiples contestations fondées sur la Charte; il est inconcevable que les libéraux aient esquivé la question. Notre comité a reçu tellement de témoins qui nous en ont parlé. Je n’ai pas le temps de tous les nommer, mais il y avait, du Barreau du Québec, Marie-Eve Sylvestre, professeure à l’Université d’Ottawa, et Jonathan Rudin, des Services juridiques autochtones. Et je pourrais continuer à en nommer. Toutes ces personnes ont dénoncé l’échec du gouvernement à corriger le tir sur la question des peines minimales obligatoires.
Ces témoins ont dit tellement de choses que je n’ai pas le temps de tout répéter, mais Jonathan Rudin, directeur de programme pour les Services juridiques autochtones, nous a dit que « le gouvernement actuel sait bien que les peines minimales obligatoires sont inefficaces » et nous a rappelé que la ministre de la Justice elle-même a reconnu les problèmes posés par les peines minimales obligatoires. Elle en a parlé avec éloquence le 29 septembre 2017, il y a un peu plus d’un an.
La ministre de la Justice a dit:
Les peines minimales obligatoires se répercutent de façon disproportionnée sur les Autochtones et d'autres groupes vulnérables. C'est un fait incontestable. Les données sont probantes. Le recours accru aux peines minimales obligatoires au cours de la dernière décennie a contribué à la surreprésentation des Autochtones, des communautés racialisées et des délinquantes dans le système carcéral. Les juges sont bien placés pour évaluer le délinquant qui se trouve devant eux et veiller à ce que la peine soit proportionnelle au crime.
Ce projet de loi ne règle absolument en rien ce problème.
Je suis heureux que la sénatrice Kim Pate ait présenté le projet de loi S-251, parrainé par ma collègue la députée de Saskatoon-Ouest, qui confère aux juges le pouvoir discrétionnaire de renoncer à imposer des peines obligatoires dans les cas où ils estiment qu'il est juste de le faire. Il y a aussi les négociations de plaidoyer, où les juges ont la latitude qu'ils avaient auparavant, qui contribueraient de façon importante à régler le problème des retards selon tous les experts.
Je n'ai pas le temps de vraiment parler du reclassement de certaines infractions en infractions mixtes. Je pense qu'on en a déjà assez parlé et, comme le temps file, je ne m'attarderai pas sur cette question.
Je dirai qu'Emilie Taman, une avocate bien connue qui a témoigné, a déclaré ceci:
En effet, sur les 136 actes criminels qui sont reclassés comme infractions mixtes par le projet de loi C-75, 95 sont passibles d’une peine de 5 ou 10 ans. Par conséquent, ce projet de loi donne maintenant à la Couronne, plutôt qu’à l’accusé, le choix du procès devant jury pour ces 95 infractions. C’est problématique parce que, d’une part, la Couronne exerce son pouvoir discrétionnaire sans transparence, et d’autre part, sa décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire seulement suivant l’exigence très élevée d’un abus de procédure.
Autrement dit, nous donnons aux procureurs de la Couronne du pays la capacité de décider de la voie à suivre dans l'intimité de leurs bureaux. Comparons cela à la discrétion judiciaire, où, en audience publique, les juges décident si la peine convient à l'infraction. Comme c'est différent. Nous avons fait beaucoup de chemin, mais la justice est bien loin. La possibilité de partialité est réelle.
Il ne me reste pas beaucoup de temps, mais je suis si interpellé par ce qu'a dit le secrétaire parlementaire au sujet des enquêtes préliminaires que je veux m'attaquer de front à la question sans perdre une minute de plus.
Le gouvernement semble croire que, grâce aux restrictions relatives aux enquêtes préliminaires, les témoins vulnérables seront protégés et les tribunaux feront des gains de temps. L'Association du Barreau canadien, l'Association des avocats criminalistes, le Conseil canadien des avocats de la défense, et l'Alberta Crown Attorneys' Association comptent parmi les témoins qui sont totalement en désaccord avec le secrétaire parlementaire .
Nous avons entendu énormément de témoignages selon lesquels les enquêtes préliminaires réduisent les délais judiciaires. Nous avons aussi entendu des témoignages approfondis et convaincants indiquant qu'elles étaient un outil nécessaire pour préserver l'équité des procédures.
D'après la Criminal Lawyers' Association of Ontario:
Supprimer les enquêtes préliminaires pour tous les cas autres que ceux pour lesquels une peine d'emprisonnement à perpétuité est possible n'est pas dans l'intérêt de la justice et ne contribue pas au bon déroulement de l'administration de la justice pénale. Le comité devrait recommander que ces modifications ne soient pas apportées.
J'ai une douzaine de citations à présenter sur le même sujet, mais je crois que ma préférée est celle de Lisa Silver, professeure à la faculté de droit de l'Université de Calgary. Elle soutient qu'il faut protéger les gens contre la possibilité d'un procès inutile et que, « fondamentalement, l'enquête préliminaire agit comme un bouclier juridique entre l'accusé et la Couronne ».
Les députés se souviendront peut-être qu'elle a raconté l'histoire de Susan Nelles, une infirmière du département de cardiologie à l'Hôpital pour enfants malades de Toronto, qu'on accusait d'avoir assassiné des enfants. L'enquête préliminaire a permis de conclure à une insuffisance totale de preuves, et les accusations ont été abandonnées. Selon Mme Silver, ce cas démontre que l'enquête préliminaire est une étape cruciale pour assurer le respect de la procédure et un procès équitable.
Autre point que je souhaite aborder: les restrictions entourant le rôle des représentants. Le fait de porter les peines pour les infractions punissables par procédure sommaire à deux ans moins un jour aura des conséquences néfastes sur la représentation partout au pays. Je parle des étudiants en droit, des parajuristes et d'autres agents qui représentent actuellement la « population non couverte », comme on appelle au pays les nombreuses personnes non admissibles à l'aide juridique qui n'ont pas les moyens de faire appel à un avocat.
Le gouvernement a décidé de laisser aux provinces et aux territoires le soin d'établir la réglementation concernant quel type de mandataires pourra être utilisé pour tel ou tel crime. Ce n'est pas cela le fédéralisme de collaboration; on ne fait qu'étendre une catalogne juridique sur le pays. L'accès à un conseiller juridique ne devrait pas varier selon l'endroit où on habite, mais ce sera maintenant le cas. Des représentants des services d'aide juridique aux étudiants, des gens comme Lisa Cirillo, Suzanne Johnson et Doug Ferguson, ont demandé au gouvernement de ne pas adopter la mesure qui limitera la représentation par un mandataire, mais il semble que rien n'ait été fait à ce sujet.
Soyons clairs. Un accusé qui n'est pas représenté cause assurément des retards au tribunal et la situation le prive de son droit à un procès équitable. Cela amène également souvent la poursuite et les juges dans une position inconfortable où ils sont à l'occasion contraints de conseiller, d'aider et de soutenir l'accusé qui assure sa propre défense, alors que cela est contraire au rôle qu'ils sont officiellement appelés à jouer dans le processus.
Nous avons proposé différents changements afin d'accroître la représentativité des jurys. Ils ont été rejetés. Kent Roach a parlé de la situation honteuse des jurys, citant l'absence de jurés autochtones dans l'affaire Gerald Stanley, et il a soutenu, comme la Criminal Lawyers' Association, que nous avons la possibilité de revoir les questions entourant le jury et le pouvoir discrétionnaire accordé aux juges de déterminer si la composition est représentative ou embarrassante.
Je suis désolé, je n'ai pas le temps de parler encore longtemps, mais je souhaite dire ceci: nous avons raté une occasion. Il arrive rarement qu'on fasse une réforme en profondeur de la justice pénale au pays. Les libéraux ont présenté un projet de loi de 302 pages. Certaines des questions que j'ai soulevées ne feront qu'exacerber le problème, nier le droit à la justice et prolonger les retards. Il y a des éléments de ce projet de loi que nous appuyons, mais nous ne pouvons malheureusement pas l'appuyer dans son ensemble.