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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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37e LÉGISLATURE, 2e SESSION

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


TÉMOIGNAGES

TABLE DES MATIÈRES

Le mardi 1er avril 2003




¿ 0910
V         Le coprésident (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.))
V         M. Stephen Lewis (envoyé spécial du secrétaire-général de l'ONU sur le VIH/SIDA en afrique, À titre individuel)

¿ 0915

¿ 0920

¿ 0925

¿ 0930
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne)

¿ 0935
V         M. Stephen Lewis

¿ 0940
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Yves Rocheleau (Trois-Rivières, BQ)
V         M. Stephen Lewis

¿ 0945
V         M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.)

¿ 0950
V         M. Stephen Lewis

¿ 0955
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         Mme Alexa McDonough
V         M. Stephen Lewis

À 1000

À 1005
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. John Godfrey (Don Valley-Ouest)
V         M. Stephen Lewis

À 1010
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC)
V         M. Stephen Lewis

À 1015
V         M. Bill Casey
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         Mme Karen Kraft Sloan (York-Nord, Lib.)

À 1020
V         M. Stephen Lewis
V         Mme Karen Kraft Sloan
V         M. Stephen Lewis
V         Mme Karen Kraft Sloan
V         M. Stephen Lewis

À 1025
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Keith Martin
V         M. Stephen Lewis

À 1030
V         M. Keith Martin
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Mark Eyking (Sydney—Victoria, Lib.)
V         M. Stephen Lewis

À 1035
V         M. Mark Eyking
V         M. Stephen Lewis
V         M. Mark Eyking
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. Yves Rocheleau
V         M. Stephen Lewis

À 1040
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         M. André Harvey (Chicoutimi—Le Fjord, Lib.)

À 1045
V         M. Stephen Lewis

À 1050
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         Mme Alexa McDonough
V         M. Stephen Lewis
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)
V         Mme Karen Kraft Sloan
V         M. Stephen Lewis

À 1055
V         Le coprésident (M. Bernard Patry)










CANADA

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


NUMÉRO 027 
l
2e SESSION 
l
37e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le mardi 1er avril 2003

[Enregistrement électronique]

¿  +(0910)  

[Traduction]

+

    Le coprésident (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.)) : Avec votre permission, nous allons suivre des deux ordres du jour qui nous sont présentés ici. Le premier, conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, porte sur l’étude du dialogue sur la politique étrangère du ministre des Affaires étrangères. Ensuite, conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, notre comité va procéder à l’étude de la question urgente d’une catastrophe humanitaire dans plusieurs États africains et examiner plus en détail les crises humanitaires et autres qui ont cours en Afrique.

    Nous avons le plaisir d’accueillir aujourd’hui comme témoin M. Stephen Lewis, l’Envoyé spécial du Secrétaire général de l’ONU sur le VIH/SIDA en Afrique.

    De 1984 à 1988, M. Lewis était l’ambassadeur du Canada aux Nations Unies. En cette qualité, il a présidé le comité ayant élaboré le programme quinquennal de l’ONU sur la relance de l’économie africaine. Il a par ailleurs présidé la dernière conférence internationale sur le changement climatique, qui a permis de mettre en oeuvre la première politique globale sur les changements climatiques dans le monde. C’est initialement comme représentant spécial que M. Lewis a travaillé pour l’UNICEF en 1990. À ce titre, il s’est rendu régulièrement dans divers pays où il a été conférencier, se portant énergiquement à la défense des droits et des besoins des enfants, notamment ceux des pays en développement. De 1995 à 1999, M. Lewis a été directeur exécutif adjoint de l’UNICEF. En juin 2001, le Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, nommait M. Lewis envoyé spécial pour le VIH/SIDA en Afrique.

    Le coprésident de cette séance, qui est à mes côtés ce matin, est M. Irwin Cotler, président du Sous-comité des droits de la personne et du développement international.

    Monsieur Lewis, la parole est à vous. Bienvenu devant notre comité. Merci beaucoup.

+-

    M. Stephen Lewis (envoyé spécial du secrétaire-général de l'ONU sur le VIH/SIDA en afrique, À titre individuel) : Merci, monsieur le président. J’apprécie tout particulièrement cette invitation. Je me disais que, curieusement, alors que voilà des années que j’occupe des postes de responsabilité au Canada, c’est la première fois que j’ai l’occasion de comparaître devant un comité parlementaire. Je vous en suis donc particulièrement reconnaissant.

    Permettez-moi de faire quelques observations en ordre dispersé, après quoi nous pourrons bien sûr nous engager dans une discussion. Je vais m’efforcer de vous donner un aperçu très général des enjeux, avec lesquels un grand nombre d’entre vous seront peut-être familiarisés, avant de vous recommander pour finir une orientation politique précise pour le Canada.

    Je vais peut-être prendre quelques instants, même si ça pouvait vous paraître étrange, pour vous dire ce que je fais, car ça pourrait nous aider dans le cadre de notre discussion. En tant qu’ami dévoué d’un certain nombre de pays africains, j’ai passé beaucoup de temps à défendre la cause de l’Afrique, où les taux de VIH/SIDA sont très élevés. Je voyage à l’occasion sur le continent africain. J’y rencontre les dirigeants politiques, les dirigeants de la société civile, de plus en plus souvent les responsables religieux, constamment les responsables des associations de sidatiques, les résidents de la communauté diplomatique et, bien entendu, les représentants des Nations Unies. Je m’efforce systématiquement de consacrer 50 p. 100 de mon temps à l’étude sur le terrain des programmes et des projets qui sont mis en oeuvre.

    Lorsque je rentre à New York, j’ai alors l’immense privilège de rendre directement des comptes au Secrétaire général qui, chose remarquable, semble toujours être disponible pour discuter des questions liées à la pandémie. Même en plein milieu d’une crise internationale, comme c’est le cas aujourd’hui, il a et il prend encore le temps de le faire. Je m’efforce de discuter avec lui de la poursuite des politiques suivies par les Nations Unies, de la coordination de l’action des organismes des Nations Unies avec les politiques publiques des différents pays dans lesquels nous exerçons nos activités, etc.

    Je fais ce travail depuis près de deux ans—et c’est d’ailleurs à temps partiel, et non pas à plein temps—et j’aimerais faire rapidement une observation dès le départ. Les Canadiens, qui sont immensément généreux et qui prennent à coeur toutes ces questions dans le contexte international, m’ont contacté sur un certain nombre de points lorsque j’ai été nommé. C’était plus de travail que je ne pouvais en assumer étant donné mes obligations internationales, et j’ai donc contacté directement l’ACDI pour lui demander son aide pour ce qui est de la partie canadienne de ce portefeuille en proposant qu’elle engage quelqu’un, du moins à temps partiel, pour encadrer l’action du Canada. C’est ce qu’a fait l’ACDI très obligeamment et très rapidement, et je tiens à l’en remercier devant votre comité.

    Qu’ai-je appris dans ce cadre? Tout d’abord, que cette pandémie dépasse tout ce que l’on a connu dans l’histoire humaine, rien ne lui est comparable, ni la peste noire du XIVe siècle, ni toutes les pertes militaires et civiles des deux grandes guerres mondiales du XXe siècle. Rien ne peut se comparer aux conséquences dramatiques de cette pandémie. On parle maintenant d’une centaine de millions de morts au bout du compte. Je n’en doute pas un instant. Ce chiffre pourrait même plus élevé.

    En second lieu, vous n’ignorez pas que cette pandémie décime en priorité le groupe de personnes en âge de produire, celles qui sont âgées de 15 à 49 ans, ce qui cause une formidable distorsion de la démographie dans les pays que je connais bien, principalement en Afrique, bien entendu. Il y a un grand nombre de personnes âgées et de jeunes enfants et, entre les deux, la population s’atrophie progressivement.

    Vous connaissez les chiffres aussi bien que moi. J’ai sur moi les derniers chiffres publiés à la fin 2002 au sujet de l’épidémie du sida. Il y avait à ce moment-là dans le monde 42 millions de séropositifs et de sidatiques, cinq millions de personnes ont contracté la maladie et le nombre de décès s’est élevé à plus de trois millions de personnes, et cela uniquement en 2002. Il suffit d’extrapoler ces chiffres pour constater l’ampleur des dommages cumulatifs causés à l’humanité.

¿  +-(0915)  

    L’Afrique a enregistré près de 20 millions de décès. Chaque année, dans ce continent, plus de trois millions de personnes sont touchées et plus de deux millions de décès sont enregistrés. L’Afrique compte désormais quelque 14 millions d’orphelins à cause du sida; l’orphelin étant défini comme étant un enfant ayant perdu l’un de ses parents ou les deux. Il s’agit là d’abstractions statistiques, bien évidemment, mais elles recouvrent une catastrophe familiale et communautaire que j’ai bien du mal à comprendre, je vous l’avoue, lorsque je voyage.

    Il me paraît utile de rappeler ici que les objectifs de développement du millénaire, que le monde a convenu d’appliquer en l’an 2015—et je sais qu’on en a discuté ici au sein de ce comité ou de ces deux comités parlementaires—ne pourront tout simplement pas être atteints dans pratiquement tous les pays où le taux de prévalence de la maladie est supérieur à 5 ou 7 p. 100, qui est le seuil de décollage.

    Dans nombre de pays du cône sud de l’Afrique, on régresse sur le plan de la réalisation des objectifs de développement du millénaire. La mortalité infantile augmente de même que la mortalité des mères en couche. L’espérance de vie diminue à une vitesse stupéfiante. Dans un certain nombre de pays où elle devrait être de 60 ans, l’espérance de vie est passée pratiquement à 39 ou à 40 ans au cours d’une décennie. On a donc en quelque sorte une bonne idée de ce qui se passe lorsque la population est si profondément marquée et qu’un tel déséquilibre s’installe.

    Troisièmement, les femmes sont au coeur de ce déséquilibre. En ce qui me concerne, cette forme de sélection darwinienne à l’envers qui frappe les femmes est la manifestation la plus décourageante et la plus triste de la pandémie. À l’heure actuelle, elles représentent 50 p. 100 des cas de contamination dans le monde. En Afrique, près de 60 p. 100 des sidatiques sont des femmes. Dans le groupe d’âge des personnes âgées de 15 à 24 ans, neuf millions, soit 67 p. 100, sont des femmes. Une maladie transmissible comme celle-ci n’avait encore jamais autant frappé un sexe en particulier.

    Cela renvoie bien entendu à une forte inégalité des sexes. Cela nous renvoie à toutes les réalités sous-jacentes telles que l’absence de droits de propriété et d’héritage et le fait de devoir assumer l’intégralité des soins. Des femmes malades elles-mêmes doivent s’occuper d’autres personnes malades et mourantes et des orphelins, elles ne disposent d’aucune aide financière et, bien entendu, elles doivent subir une domination sexuelle implacable. La dissémination du virus s’explique par l’incapacité de dire non aux propositions sexuelles, l’incapacité à exiger d’un homme qu’il mette un préservatif, l’incapacité à exercer une autonomie sexuelle, l’ampleur de la violence sexuelle, le comportement prédateur des mâles et la prévalence des relations sexuelles entre générations, entre des hommes âgés et des femmes jeunes.

    Paradoxalement, le plus grand danger de contamination des femmes dans les pays d’Afrique particulièrement touchés par la maladie vient encore des mariages que l’on qualifie de monogames. La monogamie doit fonctionner dans les deux sens, et ce n’est pas le cas en Afrique. Les femmes qui pensent avoir contracté un mariage monogame sont souvent contaminées.

    Cela m’amène au quatrième point que j’ai relevé. Progressivement, tous les secteurs se dégradent. En décembre, je suis allé au Lesotho, au Zimbabwe, en Zambie et au Malawi. Je suis retourné dans ces quatre pays en janvier pour examiner le lien existant entre la faim, la pénurie d’aliments et le VIH/SIDA. J’ai appris, comme l’a fait la communauté des Nations Unies, que cette prétendue famine, ces pénuries d’aliments, n’était pas liée à la sécheresse et aux précipitations erratiques, comme on le pensait généralement, mais à la pandémie du sida. Elle était due au nombre d’agriculteurs et de travailleurs agricoles qui étaient morts et à la diminution de la productivité : sept millions de travailleurs agricoles depuis 1985, 16 millions supplémentaires selon les prévisions faites pour les environs de 2020 par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, là encore des femmes dans leur immense majorité. C’est un véritable assaut contre les droits des femmes sur tous les plans. Il y a donc des secteurs entiers qui s’écroulent et pas suffisamment de gens pour cultiver le sol ou pour commercialiser les produits.

¿  +-(0920)  

    J’ai rencontré le ministre de l’Agriculture de la Zambie il y a quelques semaines—c’est un responsable particulièrement brillant, compétent et énergique. Il m’a dit : « Stephen, j’ai rencontré les responsables de la Communauté européenne la semaine dernière. Elle avait une délégation de 10 membres et j’étais seul ». Je lui ai répondu : « Comment pouvez-vous rencontrer seul une délégation de la Communauté européenne? » C’est là qu’il m’a dit : « Je vous avoue que je n’avais plus personne pour m’accompagner car de nombreux cadres de mon personnel sont morts ou sont malades. »

    Il est important à mon avis de comprendre que la dégradation de secteurs entiers finit par casser la société. Il y a l’agriculture, puis l’enseignement. En Zambie, plus de 2 000 enseignants meurent chaque année alors qu’ils sont moins de 1 000 à sortir avec un diplôme des écoles normales.

    Il faut faire un effort constant pour que les secteurs ne s’écroulent pas. Nous savons ce qui s’est passé dans le secteur de la santé, dans le secteur privé, dans l’armée, au sein des appareils de sécurité des États. Il y a un effet de dominos.

    Enfin, le cinquième point que j’ai relevé est celui des orphelins, ces trois millions d’enfants qui sont avant tout confiés aux soins de leurs grands-mères. Lorsque la grand-mère meurt, ils se retrouvent confiés à des cousins, à des foyers dont le chef de famille n’est même pas majeur. Le problème des orphelins est celui que nous avons le plus de mal à accepter, monsieur le président. Nous faisons vraiment tous nos efforts pour y remédier et il semble que ce soit le plus difficile à régler.

    Je vais aller aussi vite que possible. Qu’est-ce que j’ai retiré de cette expérience et quels sont les sujets sur lesquels il me faut insister aux yeux du comité?

    Tout d’abord, nous savons que nous pouvons inverser cette tendance. Même si l’on parle de la situation en termes apocalyptiques—ce que je viens de faire—et si l’on a l’impression d’être plongé dans une véritable catastrophe parce que l’on est constamment entouré par la mort et par la menace de la mort, il n’en reste pas moins que nous savons ce qu’il faut faire en matière de soins, de prévention et de traitement et que nous pourrions remédier à cette pandémie en quelques années si nous réussissions à mobiliser l’énergie et les ressources suffisantes. Il y a tellement d’initiatives, de projets, de programmes et de modèles qui opèrent sur le terrain et au niveau communautaire dans tout le continent que nous ne devrions jamais baisser les bras.

    En second lieu, j’espère que votre comité a conscience de toute la force de résistance de l’Afrique. C’est un continent où l’on rencontre une véritable somme de connaissances et beaucoup de capacité de résistance et de solidarité au niveau communautaire et familial, notamment parmi les femmes qui restent actives et en vie. C’est une chose qu’il ne faut jamais sous-estimer. C’est là une grande force pour l’Afrique. Je parcours depuis maintenant 44 ans l’Afrique, un continent que j’adore. La capacité de résistance et la force de sa communauté y sont remarquables.

    Troisièmement, dans tout le continent il y a hélas de nombreuses personnes sidatiques. Elles sont extrêmement courageuses, elles s’assument publiquement, elles font face à la discrimination, elles luttent contre l’isolement et l’ostracisme, mais elles sont déterminées à sensibiliser les gens et à faire connaître leur situation. Ces sidatiques ont une grande expérience. Elles connaissent mieux la pandémie que n’importe qui et progressivement les gouvernements en prennent conscience.

    Quatrièmement, les gouvernements eux-mêmes s’engagent de plus en plus. La période de refus et de silence s’est terminée à la fin des années 90 et nous avons aujourd’hui des gouvernements qui sont déterminés à faire quelque chose pour secourir leurs sociétés. Elles parlent d’un véritable cataclysme. Au Botswana, on parle « d’extinction ». Au Lesotho, j’ai entendu parler « d’annihilation » par les plus hauts responsables politiques. Ils ont très bouleversés par la situation dans laquelle ils se trouvent, mais ils sont profondément et formidablement motivés.

¿  +-(0925)  

    Il nous faut réagir en conséquence. Nous devons multiplier les réactions de la communauté dans tout le pays. Si nous y parvenons, des millions de vies seront sauvées. C’est en partie une question de ressources humaines et en partie une question d’infrastructure, mais c’est avant tout une question de ressources financières. Avec de l’argent, nous pourrions prolonger et épargner des millions de vies, tout le monde le sait. La nécessité de se débrouiller sans argent est une grande source de frustration et d’exaspération.

    J’en viens au dernier point important, monsieur le président, et j’en aurai terminé. Je vous remercie de votre indulgence. Il s’agit d’une recommandation précise que je veux faire.

    Je pense que l’on s’accorde généralement et de plus au sein de la communauté internationale pour dire que le meilleur moyen de lutter contre cette pandémie à l’heure actuelle est de passer par le fonds mondial pour le sida, la tuberculose et la malaria—qui est avant tout axé sur le sida. Il s’agit là d’un nouvel instrument financier multilatéral. Il a été créé en 2001 et le Secrétaire général de l’ONU en a été à l’origine. Il a commencé à démarrer vers le milieu de l’année 2002 et son conseil d’administration compte des représentants des pays développés, des pays en développement, des ONG, des sidatiques et du secteur privé.

    C’est un mécanisme qui présente un immense intérêt. Il n’est pas parfait, mais il est particulièrement intéressant. Dans les différents pays, dans le cadre d’un mécanisme de coordination à l’intérieur du pays, le MCP, les gouvernements, en collaboration avec la société civile, la communauté diplomatique et les groupes spécialisés de l’ONU, se rencontrent pour élaborer des projets. Le fonds mondial n’accepte pas les projets qui émanent uniquement des gouvernements. Il faut qu’ils soient collectifs pour tenir compte de l’opinion de l’ensemble de la communauté. Une fois présentés, ces projets sont évalués avec soin par une équipe technique. Ils sont alors adoptés ou rejetés totalement ou en partie.

    Kofi Annan a demandé que l’on affecte de 7 à 10 millions de dollars par an au fonds mondial. Nous en sommes bien loin. Les gouvernements nous ont versé entre 2 et 3 milliards de dollars de crédits sur quatre ans, ce qui me paraît terriblement insuffisant de la part des pays riches.

    Le fonds manque d’argent. Il y a déjà eu deux bonnes rondes d'étude des projets. Une autre est prévue cet automne. L’argent manque, et pourtant le travail qui est fait est remarquable. On compte 160 programmes dispensés dans 85 pays. Soixante pour cent d’entre eux sont en Afrique et 60 p. 100 s’appliquent au sida. La moitié des programmes sont entre les mains des gouvernements et la moitié sont administrés par les ONG. La moitié d’entre eux portent sur les médicaments et les produits de base, l’autre moitié sur la prévention et sur le changement des comportements. L’éventail des mesures d’intervention est en fait bien équilibré.

    Dans ce cadre, le nombre de traitements de lutte contre les rétrovirus va tripler par rapport à ce qui est fait actuellement en Afrique. Deux millions de personnes supplémentaires vont être traités contre la tuberculose. Il y a aura 16 millions de filets supplémentaires qui seront installés au cours des quatre prochaines années pour lutter contre la malaria—soit quatre fois plus qu’à l’heure actuelle. Le fonds mondial fait un magnifique travail pour lutter contre les maladies transmissibles.

    Le Canada a versé 100 millions de dollars américains, soit environ 150 millions de dollars canadiens, sur une période de quatre ans—de 2002 à 2005. Sur cette période de financement par le Canada, laissez-moi vous dire ce qui va se passer à mon avis.

    En 2003, le fonds mondial aura besoin de 2,5 milliards de dollars. La part du Canada devrait être de 55 millions de dollars. Nous nous sommes engagés à verser en 2003, en incluant quelques millions de dollars qui nous restent de l’année 2002, 33 millions de dollars au total—nous parlons ici en dollars américains. Donc, pour cette année-là, il nous manque 22 millions de dollars américains—soit à peu près 30 millions de dollars canadiens.

    Examinons maintenant l’ensemble de la période, parce que tous ces montants se multiplient.

    Pour la période allant de 2003 à 2005, le fonds mondial estime avoir besoin de 14,5 milliards de dollars. La part du Canada sera de 315 millions de dollars au total, et le déficit nous concernant se montera à 230 millions de dollars environ, soit en dollars canadiens à 350 millions de dollars pour 2003, 2004 et 2005. Il nous faut au moins tripler les crédits que nous versons.

¿  +-(0930)  

    Comment ces montants sont-ils fixés? Les objectifs que se fixe le fonds mondial sont déterminés de la façon la plus précise possible. Ils tiennent compte des projets qui ont été présentés et de ceux que l’on s’attend à voir arriver. La part du Canada est calculée en pourcentage, puisque nous représentons à peu près 2 p. 100 du produit national brut dans le monde. Ce calcul au prorata permet à tous les pays de contribuer à leur mesure. C’est une formule intelligente qui a été largement utilisée mais, de toute évidence, tout le monde ne l’accepte pas, puisqu’aucun des pays du G-7 n’a encore atteint les objectifs fixés par cette formule.

    Je ne m’illusionne pas sur toutes ces questions, mais à mon avis il faut que le Canada verse les crédits correspondants; il faut que notre pays soit un porte-parole se chargeant de rallier les pays du G-7, sans parler de l’ensemble des pays de l’ouest, notamment lors de la réunion du G-7 qui aura lieu en France cet été, pour que le fonds mondial puisse surmonter ses difficultés et répondre comme il se doit à la pandémie.

    La lutte contre cette pandémie a désespérément besoin d’un porte-parole, et il n’y en a pas. Il n’y a pas de porte-parole parmi les pays industriels. C’est un rôle tout trouvé pour un pays comme le Canada. Nous avons l’argent, si l’on tient compte de l’augmentation de 8 p. 100 qui a été annoncé dans le budget, et nous avons la crédibilité au plan international. Il est dommage que nous ne fassions pas entendre notre voix pour prendre la tête—excusez-moi de m’exprimer de cette manière—parce que je crois que nous pourrions véritablement faire notre marque et changer les choses.

    Le plus triste, c’est que cette situation n’est pas inéluctable. Un simple vaccin pourrait sauver des millions de vies. Je pense que les historiens auront du mal à croire un jour que nous ayons pu condamner avec une telle insensibilité des millions d'êtres humains et ils ne manqueront pas de nous en accuser. J’espère que d’une façon ou d’une autre nous réussirons à surmonter ce problème.

    Je vous remercie.

[Français]

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Merci beaucoup, monsieur Lewis.

[Traduction]

    Merci de ce compte rendu de la situation concernant le VIH/SIDA—vous nous avez fait une introduction passionnée, suivie de recommandations très précises.

    Nous allons maintenant passer aux questions, en commençant par M. Martin, qui disposera de cinq minutes.

+-

    M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne) : Merci, monsieur le président.

    Merci encore, monsieur Lewis. Vos commentaires sont toujours aussi poignants et vont au coeur de ce terrible problème. Comme vous l’avez dit avec une grande éloquence, nous n’avons encore rien vu de tel dans l’histoire de notre planète.

    Je me félicite tout particulièrement que vous ayez évoqué la capacité de résistance des peuples africains. Bien des gens estiment que ce continent est celui des causes perdues, et pourtant vous savez, comme bien d’autres qui le connaissent, qu’il possède une capacité extraordinaire qui lui vient du courage de sa population.

    Ma question est triple. Tout d’abord, vous pourriez peut-être revenir sur le problème structurel que pose le sida sur ce continent; notre incapacité à remédier actuellement à ce problème entraîne des risques de famine et des difficultés économiques structurelles susceptibles de bloquer toute possibilité d’indépendance économique à long terme des peuples de ce continent.

    En second lieu, je crois savoir qu’il y a un goulot d’étranglement au sein du fonds mondial. Autrement dit, il est difficile de faire en sorte que l’argent profite vraiment aux populations. S’il en est ainsi, vous pourriez peut-être nous en donner les raisons. Nous avons eu des problèmes de ce côté en ce qui a trait à la représentation des organisations non gouvernementales dans l’Afrique subsaharienne. Vous pourriez peut-être nous indiquer quels sont les moyens d’améliorer la situation.

    Enfin, pour ce qui est des dirigeants politiques, vous avez évoqué l’excellence de l’encadrement politique de pays comme le Botswana, l’Ouganda et le Lesotho, mais il y a aussi un incroyable désintérêt de la part de certains dirigeants africains, qui sont loin d’avoir abordé le sujet avec la même éloquence que la femme du président ougandais et qu’en fait le président Museveni lui-même. Vous pourriez peut-être nous dire ce qu’il est possible de faire pour encourager une prise de conscience dans les pays africains, éventuellement par l’intermédiaire du NPDA, afin qu’ils prennent davantage d’initiatives en la matière.

    Je vous remercie.

¿  +-(0935)  

+-

    M. Stephen Lewis : Merci.

    Pour répondre à la première partie de votre question, les problèmes structurels à moyen et à long terme sont si graves que voilà deux semaines, lors du Sommet franco-africain, le Secrétaire général des Nations Unies a annoncé la création d’une commission sur le sida et la gouvernance en Afrique. Elle doit être prise en charge par la Commission économique de l’ONU à l’Afrique. L’objectif est d’examiner les répercussions dans chaque secteur et d’essayer de voir comment on peut remédier aux questions de gouvernance, comment faire en sorte, par exemple, que les ministères des Finances puissent fonctionner s’ils n’ont pas suffisamment de personnel.

    Nous parlions toujours de créer des capacités lorsque nous nous penchions sur ces pays en développement—il s’agissait de former et de recycler le personnel afin qu’il puisse accomplir plus effectivement sa tâche—mais aujourd’hui la communauté internationale a changé de langage. Nous parlons de remplacement et de reconstitution des capacités. Nous cherchons en fait à remplacer les gens qui sont morts ou qui sont trop malades pour travailler, ce qui est en quelque sorte devenu la tâche primordiale, l’amélioration des capacités de production ayant presque désormais un rôle secondaire. Nous sommes donc bien d’accord avec vous pour dire que les problèmes structurels sont graves.

    Je sais qu’ONUSIDA, le secrétariat qui coordonne les activités de différents organismes, étudie à l’heure actuelle différents scénarios possibles dans 10, 15 ou 20 ans. Les problèmes sont liés. Les déficits structurels qui se présentent lorsqu’on perd sa population et lorsque l’État s’atrophie vont de pair avec des risques bien réels d’une faillite de l’État, et tout le monde s’efforce de trouver les moyens de remédier à cette situation. Chacun est tellement obsédé par le présent qu’il est difficile de penser à l’avenir.

    En second lieu, vous avez raison au sujet du fonds mondial. Il y a des goulots d’étranglement qui sont particulièrement exaspérants. Je les ai moi-même constatés.

    Je dois dire à la défense du fonds mondial que les pays donateurs nous en voudraient beaucoup si nous distribuions l’argent sans nous assurer de la mise en place de mécanismes très stricts d’approvisionnement, de comptabilité, de contrôle, etc. Les responsables imposent donc aux versements des fonds des conditions très strictes, notamment en exigeant que l’on parte du centre pour aller jusqu’à la base.

    C’est très gênant pour nombre de pays africains parce qu’il semble qu’il y ait constamment de nouvelles réglementations et que l’on impose toujours de nouvelles conditions, et cela prend du temps. Je pense toutefois que nous progressons. Même les ONG, si l’on en juge par leurs commentaires les plus récents au sujet du fonds mondial, s’engagent de plus en plus librement dans les discussions et s’impliquent de plus en plus. Je pense que ces problèmes seront eux aussi résolus.

    Le fonds mondial n’opère en fait que depuis le milieu de l’année 2002. Il est tout à fait étonnant, en somme, qu’il ait déjà réussi à affecter tout cet argent et à autoriser des projets d’un montant de plus de 2 milliards de dollars sur cinq ans.

    Enfin, le nombre de dirigeants politiques qui interviennent désormais est largement supérieur à ceux qui restent silencieux. La majorité d’entre eux font bien plus entendre leurs voix. Depuis que nous sommes débarrassés de l’ancien président de la Zambie, le président actuel, depuis le 1er janvier 2002, intervient avec beaucoup plus de force. À l’issue du dernier changement de gouvernement au Kenya, le président a déclaré la semaine dernière : « La question du sida sera confiée précisément à mon bureau », ce qui lui a permis de recevoir un montant de 50 millions de dollars de crédits du fonds de la Banque mondiale sur le sida.

    Comme vous l’avez dit, le président du Botswana se montre particulièrement éloquent en la matière. Le président de l’Ouganda, M. Museveni, a montré la voie en Ouganda. Le président du Rwanda intervient désormais beaucoup plus franchement, de même que le président du Malawi. Tout le monde s’implique davantage car le temps presse.

¿  +-(0940)  

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Monsieur Rocheleau.

[Français]

+-

    M. Yves Rocheleau (Trois-Rivières, BQ): Merci, monsieur le président.

    Bonjour, monsieur Lewis. Je veux non seulement vous remercier, mais aussi vous féliciter pour la qualité de votre exposé. On sent que la question de cette pandémie vous passionne, et c'est tout à notre avantage. J'ai trois questions à poser.

    Vous avez fait allusion à l'ostracisme par rapport à la solidarité des femmes. Je voudrais savoir comment évoluent les mentalités en Afrique face à la réalité du sida en ce qui a trait à l'acceptation ou au rejet des individus. Ici, au Québec comme au Canada, les mentalités ont évolué de façon positive. Qu'en est-il en Afrique à cet égard?

    Deuxièmement, la semaine dernière, un représentant de CARE Canada est venu témoigner. Il a terminé son exposé en nous invitant à ne pas oublier l'Afrique malgré la terrible situation qui s'annonce pour le peuple irakien, en termes d'aide humanitaire. Partagez-vous l'inquiétude qui semble être la sienne, à savoir qu'on se préoccupe surtout de l'Irak, oubliant l'actuelle situation désastreuse en Afrique?

    Troisièmement, j'aimerais que vous élaboriez sur une décision américaine que vous n'avez pas mentionnée. Lorsqu'on parle de la communauté internationale, il faut forcément penser à la présence américaine, compte tenu de la très grande puissance de ce pays. Qu'en est-il de sa sensibilité ou de son appui à la lutte contre le sida, notamment en fonction d'une décision qui aurait été prise il y a quelques mois sur les médicaments, me semble-t-il, et qui a soulevé un tollé dans les milieux concernés, qui n'ont pas accepté la décision américaine? J'espère que vous savez à quoi je fais allusion. Il me semble que cette décision portait sur les médicaments génériques. J'aimerais que vous élaboriez là-dessus.

[Traduction]

+-

    M. Stephen Lewis : Merci. Ce sont là d’excellentes questions même s’il n’est pas facile d’y répondre. Je vais m’efforcer de le faire le plus brièvement possible.

    Certains comportements sont en train de changer en Afrique en raison des très fortes campagnes de prévention. C’est ce que je veux dire lorsque je parle de relativiser les problèmes. Nous avons appris, par exemple, que dans le groupe d’âge le plus vulnérable, celui des 15 à 19 ans, lorsque qu’il y a des éducateurs appartenant à ce même groupe d’âge et des programmes de prévention très déterminés qui s’adressent à ce groupe... Et dans toute l’Afrique, des éducateurs appartenant au groupe d’âge visé font appel à la danse, à la poésie, au théâtre, aux tambours, au chant, et vont dans les écoles et dans les villages pour parler de la sexualité de façon tellement directe que vous en seriez surpris. Partout où ils passent, les gens prennent conscience du problème. Dans trois pays qui me viennent à l’esprit—la Namibie, le Kenya et la Zambie—le pourcentage de personnes touchées dans le groupe d’âge des 15 à 19 ans a commencé à baisser en raison des campagnes de prévention. Il est bien évident que les campagnes de prévention menées résolument en Ouganda, sous la direction du président, ont permis de faire passer le nombre de personnes touchées de quelque 25 p. 100, ce qui était encore le cas en 1993, à des pourcentages qui se situent aux alentours de 6 à 7 p. 100 aujourd’hui.

    On voit donc qu’un travail de prévention déterminé et tenace permet de faire baisser ces chiffres—mais c’est une entreprise longue et difficile.

    Il faut notamment beaucoup de temps pour changer le comportement sexuel des hommes. En lisant certaines études des organismes des Nations Unies sur le comportement sexuel des hommes, vous constaterez que les hypothèses qui sont faites en matière de domination sexuelle sont absolument renversantes. Il est donc très difficile de remédier à l’impression de vulnérabilité que ressentent les femmes en présence de ces habitudes sexuelles prédatrices et il faut beaucoup de temps pour remédier au problème. Toutefois, la prise de conscience se fait même s’il faudra de nombreuses années et des campagnes résolues pour favoriser cette évolution.

    Sur la deuxième partie de votre question concernant l’Irak, je dois vous avouer que je suis bien découragé. On se rend immédiatement compte que tout est tellement axé sur la guerre que l’on en oublie ce qui se passe dans le reste du monde en développement. C’est la même impression que nous avons tous eue après la guerre d’Afghanistan; on a le sentiment d’avoir construit un projet, et soudainement tout s’écroule au moment où intervient ce genre de situation, et il faut tout recommencer. Ce n’est pas qu’il faille tout recommencer à partir de zéro, mais on a l’impression que la guerre absorbe tout : les crédits, l’intérêt, la couverture médiatique et les capacités d’intervention. Chacun fait le maximum pour rappeler au monde que cette terrible pandémie existe bien et qu’on en peut tout simplement pas laisser les choses aller parce qu’il y a la question de l’Irak.

    Je vous ai parlé de l’Afrique, mais n’oublions pas que cette pandémie se déplace inexorablement vers la Chine, l’Inde, la Russie et l’est de l’Europe. Si nous ne réussissons pas à la contenir en Inde et en Chine, les statistiques que je viens de vous indiquer à l’échelle internationale seront largement dépassées. Nous parlons ici d’une catastrophe que je ne suis même pas prêt à imaginer. J’ai l’impression que c’est en Inde que le nombre de cas de sida est en chiffre absolu le plus élevé dans le monde; on nous dit que c’est en Afrique du Sud, mais j’ai bien l’impression que c’est en Inde. En Chine, par ailleurs, nous ne savons pas vraiment ce qui se passe. La tragédie, en Chine, c’est que cette pandémie se répand par le sang contaminé. En Russie, c’est avant tout par l’usage des drogues par voie intraveineuse. En Inde, c’est par l’intermédiaire des relations hétérosexuelles. Il n’en reste pas moins que nous sommes très inquiets au sujet de ces pays et de ces continents.

    Il est évident que l’Irak détourne notre attention—comme on pouvait évidemment le prévoir.

¿  +-(0945)  

    Enfin, vous savez que le président Bush a annoncé le versement de 15 milliards de dollars de crédits sur cinq ans. Il s’agissait là d’une annonce imprévue et de grande importance dans son discours sur l’état de l’Union. Sur ce montant, 10 milliards de dollars correspondent à de nouveaux crédits, mais malheureusement ils ne vont pas être dégagés immédiatement, de sorte qu’il faudra un certain temps pour qu’on en voie les effets sur le terrain. La première tranche ne sera débloquée qu’à la fin de 2004 et en 2005.

    De plus, on a beaucoup discuté des conditions qui s’attacheront au versement de cet argent—c’est la fameuse règle d’exclusion qui s’applique aux avortements et à la planification familiale. Mais aujourd’hui, elles se sont encore intensifiées, et je ne pense pas qu’on s’y attendait suffisamment. Dans une large mesure, on insiste sur l’abstinence, par opposition à l’emploi des préservatifs. Dans les engagements qu’elle a pris au sein de l’ONU, la communauté internationale a mis l’accent sur trois types de comportements : l’abstinence, la fidélité et l’emploi des préservatifs. On reconnaît au sein de cette instance que lorsque les jeunes et les moins jeunes sont sexuellement actifs, les préservatifs sont extrêmement importants. Il y a toutefois une bataille au sein du Sénat des États-Unis concernant l’équilibre à maintenir. On veut privilégier avant tout l’abstinence—pratiquement à l’exclusion de tout le reste. Les conditions qui s’attachent au versement de cet argent ne sont donc pas encore très claires. Tout le monde espère, cependant, car le dégagement de ces crédits est certainement une bonne chose.

    La question des médicaments est extrêmement complexe. La difficulté essentielle, c’est que nous ne savons pas si, dans l’accord sur les ADPIC au sein de l’Organisation mondiale du commerce, on peut exporter des médicaments génériques vers les pays africains qui en ont besoin et qui ne peuvent pas les fabriquer. Les clauses générales de l’accord de Doha permettent à ces pays de bénéficier de licences dont l’octroi est obligatoire pour la fabrication de produits dans le pays même, mais la bataille se joue au niveau de savoir si un pays comme la Zambie peut importer des médicaments génériques fabriqués par un pays tiers. Il s’agit de savoir si ce pays a le droit d’exporter des médicaments génériques en Zambie. Les États-Unis et les sociétés pharmaceutiques disent non, et c’est ce qui fait problème en ce moment.

+-

    M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.) : Merci, monsieur le président.

    Monsieur l'ambassadeur, c’est un vrai plaisir de vous entendre.

    Je vais changer un peu de sujet ici. J’aimerais parler des Nations Unies, notamment de son administration. Aujourd’hui, aux États-Unis et aussi au Canada, nous entendons dire par la droite que les Nations Unies n’ont plus de raison d’être. On nous propose en fait de recourir au coup par coup à une coalition des pays de bonne volonté, dirigée par les États-Unis, pour établir l’ordre mondial. J’aimerais savoir ce que vous répondez. Ce sera ma première question.

    Je pense que le responsable est en partie le Conseil de sécurité. Je prendrai l’exemple du Rwanda, où les Nations Unies n’ont pas reçu l’autorisation d’intervenir avec une force suffisante en raison de la résistance opposée par un ou plusieurs membres permanents du Conseil de sécurité. Je me demande quelles sont les recommandations que vous pouvez faire pour régler ce problème.

    Je crois savoir quelle est la réponse à ma dernière question, mais j’aimerais que nous en prenions acte dans notre procès-verbal. Est-ce que le Canada doit continuer à fonder sa politique étrangère sur sa participation aux Nations Unies?

¿  +-(0950)  

+-

    M. Stephen Lewis : Pour commencer, je tiens à faire une réserve. Je parle ici en mon nom propre—comment dit-on déjà—je donne mon opinion personnelle. Je ne voudrais pas ternir la réputation du Secrétaire général en prétendant faire des déclarations susceptibles de lui être attribuées, quelles que soient les provocations de M. Calder pour m’inciter à le faire.

    Tout le monde va en revenir aux Nations Unies. Même l’unilatéralisme des États-Unis devra finalement céder le pas à mon avis devant les Nations Unies. Bon gré mal gré, ils ne pourront pas répondre à la crise humanitaire en Irak et, qu’ils le veuillent ou non, en dépit de tout ce qu’on a pu dire et lire, ils ne procéderont pas tout seul à la reconstruction. Je pense que les États-Unis auraient bien du mal à faire accepter au monde entier un unilatéralisme s’appuyant en partie, pour bâtir un nouvel ordre mondial, sur les « pays neufs » qui apparaissent sur la scène mondiale, par opposition aux vieux pays cités par Rumsfeld, de même que l’avènement d’un certain nouvel ordre mondial s’appuyant sur les nouvelles démocraties du Moyen-Orient et sur les États adjacents.

    Toutes ces questions vont finalement revenir devant l’ONU et le Conseil de sécurité, et un rapprochement se fera à un moment donné entre la France et les États-Unis, même s’il y aura dans l’intervalle beaucoup de rancoeur.

    Ce qui m’inquiète, en tant que ferme partisan du multilatéralisme, c’est qu’en continuant à mettre l’accent sur la paix et la sécurité au sein du Conseil de sécurité on oublie les deux autres grands volets de la Charte des Nations Unies—le développement, d’une part, et les droits de la personne, de l’autre. Le développement et les droits de la personne sont au coeur de notre conception des Nations Unies. Il n’est pas prévu que les Nations Unies doivent se démener constamment pour éviter la guerre. On s’attend des Nations Unies qu’elles fournissent des aliments en cas de pénurie grave. On s’attend des Nations Unies qu’elles s’occupent de vaccination, d’éducation des jeunes filles, de la lutte contre l’embrigadement ou le travail des enfants, de toutes ces situations découlant de l’interaction humaine et de tous ces textes internationaux sur les droits de la personne qui régissent les comportements humains.

    Je considère donc qu’à un moment donné nous devons rappeler aux gens que les Nations Unies ont un mandat à plusieurs facettes. Elle comporte trois volets. L’un concerne la paix et la sécurité, mais les deux autres sont le développement et les droits de la personne, il ne faut pas l’oublier.

    En second lieu, nous devons aussi éviter très soigneusement d'employer l’appellation « Nations Unies » comme si en quelque sorte les Nations Unies étaient une entité totalement distincte dont le comportement n’a rien à voir avec celui des États-nations qui en font partie. Les Nations Unies regroupent tous les États-nations qui la composent. Si la France, les États-Unis ou tout autre pays cherchent la guerre à tout prix, ils peuvent bloquer les activités des Nations Unies, mais ce n’est pas la faute de ces dernières; c’est dû au comportement des États membres. C’est ainsi qu’opère le monde.

    Le Rwanda en est un exemple classique. On peut alléguer que les Nations Unies ont échoué au Rwanda. Le 11 janvier 1994, Roméo Dallaire a envoyé un télégramme au siège des Nations Unies à New York pour l’avertir en fait qu’un véritable massacre se profilait. Il a précisé qu’il savait où les armes étaient cachées et il a demandé l’autorisation d’aller les chercher. Les Nations Unies, le service des opérations du maintien de la paix, ont refusé. C’était une réponse du secrétariat. Toutefois, l’exécution du génocide, les 800 000 morts assassinés aux yeux du monde alors que les Nations Unies refusaient de répondre à la demande de Roméo Dallaire, c’était le fait des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni au sein du Conseil de sécurité. C’était le résultat de l’action de différents pays individuels, et non pas de l’ONU. Je ne pense pas comment on peut résoudre ce problème, sinon en demandant aux pays de faire preuve d’un minimum de bonne volonté.

    Je suis un multilatéraliste convaincu et je considère que le Canada a un magnifique rôle à jouer en prenant l’initiative pour réaffirmer la primauté des Nations Unies au sein d’un système international multilatéral.

¿  +-(0955)  

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Je vous remercie.

    La parole est à Mme McDonough.

+-

    Mme Alexa McDonough : Monsieur Lewis, vous savez, je pense, que notre comité se penche actuellement sur le rôle que doit jouer le Canada dans le monde. C’est dans cet esprit que nous vous avons demandé de nous aider à présenter notre point de vue au gouvernement et au ministre des Affaires étrangères sur la question. Votre exposé nous a été bien entendu très utile à cet égard.

    D’autres que moi l’interpréteront peut-être de manière légèrement différente, mais j’estime qu’à l’heure actuelle le Canada est entré en quelque sorte dans un cercle vicieux au sujet du fonds mondial, et ça se présente comme suit. D’autres pays ne se sont pas acquittés de leurs obligations et pourquoi devrions-nous prendre davantage d’engagements? En outre, le fonds mondial n’a pas encore fait ses preuves et nous continuons à rechercher d’autres mécanismes et d’autres solutions pour remédier à cette crise du mieux que nous le pouvons.

    J’aimerais savoir si l’on retrouve ce cercle vicieux dans bien d’autres pays et comment, selon vous, nous pourrions remédier à ce problème.

    Vous vous êtes montré très convaincant dans votre exposé. J’aimerais savoir si vous pouvez nous en dire davantage sur les différents projets prometteurs et en mesure de remédier à cette crise qui ont été présentés au fonds mondial et qui risquent tout simplement de ne pas voir le jour. Pendant ce temps certains pays, et le Canada parmi eux, s’efforcent de trouver d’autres moyens de participer à la solution du problème y compris, je pense, dans le cadre de l’annonce faite tout récemment par le ministre de l’ACDI pour participer au financement de l’élaboration des projets déposés devant le fonds mondial dans certains cas, ce qui là encore semble nous replonger dans un cercle vicieux.

    C’est ma première question.

    Ma deuxième question, bien plus courte, a trait aux produits pharmaceutiques et aux médicaments génériques. Est-ce qu’en cette matière le Canada a un rôle à jouer à l’OMC, où nous devrions défendre des positions très fermes et très claires afin que l’on puisse commercialiser les produits pharmaceutiques existants, dont on connaît l’efficacité, qui sont disponibles et qui pourraient littéralement sauver des millions de vies? Est-ce qu’une telle politique de la part du Canada, axée sur le concret, ne pourrait pas faire une grande différence dans le monde actuel?

+-

    M. Stephen Lewis : Monsieur le président, même si je n’ai jamais comparu devant votre comité, j’ai suffisamment fréquenté le monde parlementaire pour comprendre votre impatience à l’occasion. Il vous faut bien voir que vos collègues me posent ici des questions auxquelles on peut difficilement répondre par oui ou par non.

    Le cercle vicieux que vous décrivez au sujet du fonds mondial est bien réel. Il est là et il implique un certain nombre de pays. Le président Bush a porté un coup terrible au fonds mondial en déclarant que 10 p. 100 seulement des 2 milliards de dollars par an de nouveaux crédits sera affecté au fonds, ce qui fait 200 millions de dollars par an au lieu d’un milliard de dollars et quelques devant correspondre à la part des États-Unis, dont le produit intérieur brut équivaut à 33 p. 100 du produit mondial. C’est un coup terrible qui a été porté au fonds et tout le monde s’efforce de changer cette politique, y compris des sénateurs très influents des deux partis aux États-Unis.

    Il faut que quelqu’un rompe ce cercle vicieux. Il faut que quelqu’un soit suffisamment courageux et déterminé pour reconnaître que ce fonds mondial fonctionne déjà depuis près d’un an, qu’il a permis de distribuer 630 millions de dollars lors de la première ronde et 830 millions lors de la seconde, qu’il s’agit là de programmes sur deux ans, qui vont se prolonger lors des troisième, quatrième et cinquième années, qu’ils traitent de la lutte contre les rétrovirus, des changements de comportement et de la fourniture des soins alors qu’il n’y a encore jamais eu aucune action de cette ampleur, et qu’il est donc temps d’agir.

    Ce sont les pays eux-mêmes qui sont à l’origine de ces initiatives; c’est particulièrement important. Ça ne vient pas d’en haut, ce n’est pas une politique qui est dictée par d’autres, ce n’est pas le reflet de la politique bilatérale du Canada; ça répond directement aux besoins des pays en question. Ce sont les mécanismes de coordination de ces pays qui sont mis en jeu. Ils doivent se débrouiller et lutter pour présenter ensuite un projet.

    Il faut qu’à mon avis un pays se lève et dise que c’est là notre meilleure chance, notre meilleure façon d’intervenir; il faut qu’il y ait des crédits bilatéraux, des crédits des ONG, des crédits de l’ONU; bien entendu, tous ces autres moyens d’action vont subsister, mais il y a là une pièce maîtresse; il faut lui affecter une part de notre produit intérieur brut. J’aimerais que le Canada mette fin à ce cercle vicieux, parce que ce n’est souvent qu’un prétexte pour finalement se dispenser de verser des crédits.

    Laissez-moi vous rapporter une chose. Je siégeais hier à New York au sein d’un groupe d’étude—c’est un moment qui m’a particulièrement marqué—alors que la Fondation Gates a annoncé le versement d’une subvention de 60 millions de dollars devant permettre de développer des microbicides. Le budget total est d’environ 100 millions de dollars. La Norvège, les Pays-Bas, l’Irlande, le Danemark, la Banque mondiale, le Fonds des Nations Unies pour la population et le Royaume-Uni ont tous versé leur part des 40 millions de dollars restants. Gates a versé 60 millions de dollars.

    Je dois vous préciser une chose. Un microbicide, monsieur le président, c’est un gel qui s’applique dans la région génitale, dans le vagin. Il permet à la femme de contrôler la relation sexuelle. Ce gel d’application externe permet d’éviter la transmission du virus; il peut réduire considérablement la transmission. C’est l’un de nos grands espoirs. On prévoit que dès qu’il sera mis sur le marché, dans les deux ou trois ans, trois millions de contaminations pourront être évitées. C’est aujourd’hui comme hier une question de protection des femmes, et le Canada n’est toujours pas entré dans ce partenariat sur les microbicides.

    Je trouve quelque peu étrange qu’une grande fondation privée verse davantage d’argent que tout un ensemble de gouvernements dans le cadre d’un projet qui ne débouchera sur des résultats que dans plusieurs années, comme dans le cas des vaccins. Toutefois, lorsque ces recherches déboucheront sur des résultats, elles donneront aux femmes la possibilité de contrôler dans une très large mesure leur vie sexuelle, ce qui est terriblement important. C’est là le genre de projet que va appuyer le fonds mondial à mesure de son évolution, et c’est aussi le genre de projet que le Canada devait appuyer.

À  +-(1000)  

    Le lancement effectué par la Fondation Gates, qui a eu lieu hier au moment du déjeuner, a été pris en charge par Gates et les responsables de Rockefeller et le projet compte, je vous le répète, de nombreux participants.

    Sur la question des médicaments génériques, Alexa—personne au sein de ce comité ne se formalisera si je vous appelle par votre prénom—il nous faut là encore un porte-parole, un grand pays comme le Canada pour dire qu’il convient de trouver un compromis sur un accord auquel seuls les États-Unis sont opposés. Il s’agit dans le cadre de ce compromis de se pencher sur les matières premières, qui se trouvent principalement en Chine, et de s’assurer que les fabricants de produits génériques de l’Inde, de la Thaïlande et du Brésil ont accès à ces matières premières et disposent d’un marché suffisamment sûr en matière d’achat et de distribution. C’est la lutte qu’il faut mener, et il faut un porte-parole.

    Je me rends à Atlanta en fin de semaine pour assister à une conférence de deux jours sur les produits pharmaceutiques, les produits génériques et les grandes sociétés pharmaceutiques, et tous les intéressés font d’énormes efforts pour essayer de s’entendre, mais il faut qu’un gouvernement s’implique.

    Vous m’excuserez d’insister mais je dois vous redire ici—et ce n’est pas simplement parce que je travaille dans le domaine—que je n’ai jamais rien vu de tel que cette pandémie. C’est inimaginable. Il s’agit de 100 millions de personnes, au bas mot, qui vont mourir, et peut-être bien plus encore, alors qu’il n’y a pas de raison que ça se passe ainsi. En regardant et en écoutant ce qui se passe, vous pouvez constater qu’au plan international il n’y a pas de porte-parole. Il y a des porte-parole au sein des ONG, des voix puissantes, des représentants des sidatiques, des mouvements très forts et très déterminés, tels que celui de la Campagne d’intervention en Afrique du Sud, mais aucun gouvernement ne se fait entendre. C’est tout simplement étrange et inadmissible alors que nous sommes en présence de la maladie transmissible la plus terrible de l’histoire de l’humanité. Mon rêve, c’est que le Canada s’en charge étant donné la réputation dont il jouit dans le monde.

À  +-(1005)  

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Merci, monsieur Lewis.

    À titre de précision, monsieur Lewis, et pour les besoins de notre service de recherche, lorsque vous nous parlez de la Fondation Gates, les chiffres sont en dollars américains, n’est-ce pas?

+-

    M. Stephen Lewis : Ils sont toujours en dollars américains.

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Merci. Je voulais en être sûr.

    Monsieur Godfrey.

+-

    M. John Godfrey (Don Valley-Ouest) : Merci d’être venu nous voir.

    Après vous avoir entendu évoquer la question dans le monde entier, je dois dire qu’il est bon de vous accueillir en personne. Nous sommes heureux de vous voir ici, et c’est le lieu tout indiqué.

    Vous avez analysé un phénomène social particulièrement difficile, soit celui du rôle des hommes par rapport à celui des femmes en Afrique. J’imagine, sans vouloir vous faire dire ce que vous ne voulez pas dire, que si l’on devait isoler un seul facteur pour expliquer cette pandémie, ce serait celui du comportement des hommes.

    Face à cet enjeu fondamental, j’imagine que la question qu’on doit se poser—et vous l’avez évoquée rapidement avec M. Rocheleau—c’est comment peut-on faire changer les comportements? Le problème se pose dans tous les domaines. Comment faire en sorte que les gens arrêtent de fumer ou d’agir de telle ou telle manière? Je me demande s’il ne faut pas commencer par essayer de faire changer les comportements, mais comment y parvenir? Qu’est-ce qui est vraiment efficace pour faire changer les comportements humains et amener les gens à faire face aux réalités? Par ailleurs, ce n’est pas simplement une question de développement et de santé; c’est bien évidemment une question liée aux droits de la personne.

    La question délicate qui se pose à nous, en tant que représentants de pays développés dont le bilan est loin d’être parfait dans ces domaines, c’est de savoir dans quelle mesure nous pouvons parler franchement de toutes ces choses avec nos amis africains. Comment pouvons-nous, sur un mode à la fois ferme et respectueux...?

    Je me souviens que le président de l’Afrique du Sud, et c’était aussi le cas d’un certain nombre d’autres dirigeants, a nié les réalités pendant un certain temps. Je me demande si, dans ce cas, nous avons le droit de dire fermement à un pays, tout haut ou en privé, qu’on veut l’aider à se sortir de cette situation mais que pour cela il faudra remettre en partie en cause, un certain nombre de comportements généralisés qui d’ailleurs, d’une certaine manière, et c’est horrible à dire, sont au coeur de sa culture. Comment se résoudre à parler ainsi?

+-

    M. Stephen Lewis : John, nous le faisons entre autres en nous appuyant sur les Africains qui ont réussi eux-mêmes à faire ce cheminement, tels que le président Museveni en Ouganda. Nous l’avons déjà entendu s’exprimer sur le sujet à trois ou quatre reprises. C’est un orateur très convaincant et il faut preuve d’une très grande honnêteté lorsqu’il nous dit que les garçons et les hommes doivent traiter les jeunes filles et les femmes avec respect et comprendre à quelle catastrophe mène leur comportement sexuel. Il le fait avec art et une grande truculence; c’est un orateur très drôle à écouter, mais qui sait bien faire passer son message. Jerry Rawlings, l’ancien président du Ghana, que j’ai eu l’occasion d’entendre s’exprimer à plusieurs tribunes, fait lui aussi très bien ce travail. Il insiste très fortement sur la nécessité de changer les comportements des jeunes garçons et des hommes.

    Je me souviens d’avoir organisé une séance de questions il y a quelques mois avec un millier d’étudiants à Addis Ababa. J’ai été vraiment surpris tout d’abord par leur franchise et je suis resté stupéfait; toutefois, ils étaient tout à fait prêts à reconnaître la responsabilité des garçons et la vulnérabilité sexuelle des filles. Ils en parlaient entre eux et m’ont posé des questions très directes à ce sujet.

    Je pense donc qu’il est de plus en plus possible dans ces sociétés de soulever ces questions culturelles très délicates, comme vous l’avez signalé, et il est possible d’en parler directement aux dirigeants politiques eux-mêmes. D’un autre côté, il y a de nombreux problèmes auxquels il faut s’attaquer simultanément. Effectivement, il faut que le comportement des hommes change, mais on ne peut pas attendre les changements de comportement; il est nécessaire de protéger les femmes dès maintenant. Il faut donc agir sur tous les plans en même temps.

    Je pense qu’un traitement permettant de lutter contre les rétrovirus serait véritablement bénéfique, parce qu’il donnerait un certain espoir à la société. Je ne veux pas exagérer son importance, parce qu’il faut traiter les infections opportunistes, il faut une meilleure nutrition, il faut prolonger la vie des personnes sans recourir à ce genre de traitement contre les rétrovirus—ou avant qu’on en arrive là. Toutefois, à partir du moment où les gens ont passé un test et où ils savent qu’ils sont séropositifs, leur arrêt de mort est signé. Il n’y a pas de traitement. Pourquoi devraient-ils accepter cet arrêt de mort? Par conséquent, les gens ne passent pas de test, notamment les hommes, qui estiment ne pas en avoir besoin. Toutefois, si l’on savait qu’au bout du compte il y a une possibilité de traitement et qu’il est possible de prolonger la vie des malades, les hommes iraient davantage aux consultations, suivraient des traitements et se rendraient davantage compte de leur vulnérabilité.

    Nous en revenons donc au fonds mondial. S’il y avait un peu plus d’argent à consacrer au traitement... C’est étrange de voir à quel point il y a toujours des cloisonnements : Bill Gates agit de son côté, ensuite c’est la Fondation Bill Clinton, le secteur privé fait quelque chose et l’UNICEF se met à intervenir. Toutefois, il n’y a pas de projet global rassemblant tout le monde.

    Les traitements nous aideraient. Nous nous intéressons en particulier aux catégories à haut risque et nous nous occupons des prostituées, des camionneurs et de la main-d’oeuvre immigrante en faisant un travail intensif de prévention au sein de ces groupes particulièrement vulnérables.

    Je considère toutefois que vous pouvez évoquer le problème; en parler. Il y a des présidents sur lesquels on peut compter. Je ne vous ai pas parlé du président du Sénégal, mais le président Wade—et le président Diouf avant lui—parle très ouvertement de la nécessité de promouvoir des changements culturels.

À  +-(1010)  

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Merci, monsieur Lewis.

    Nous allons passer à M. Casey, qui sera suivi de Mme Kraft Sloan.

    Monsieur Casey.

+-

    M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC) : Je vous remercie.

    Vous ne manquez pas de nous amener à nous interroger. Je vais simplement vous poser une ou deux questions sur des points précis. Vous nous avez donné une précision que je n’ai pas bien comprise. Vous nous parlez d’un seuil de décollage qui se situe aux alentours de 5 à 7 p. 100. Qu’entendez-vous par là?

    Est-ce que le fonds mondial fait du traitement ou de l’éducation? Sous quelle forme rend-il service à la population?

    En ce qui concerne pour finir les 15 milliards de dollars que les États-Unis se sont engagés à verser, je pense vous avoir entendu dire que 10 p. 100 au maximum allaient être affectés au fonds mondial. Où va aller le reste?

+-

    M. Stephen Lewis : Une fois que le seuil de contamination dépasse les 1 p. 100, on peut partir de l’hypothèse que l’épidémie risque de se généraliser au sein de la communauté. Lorsqu’on en arrive à un seuil de 5 p. 100, on peut partir de l’hypothèse qu’elle risque de se répandre à une vitesse exponentielle. Le Nigéria en est à 5,8 p. 100. Il est bien normal, à mon avis, que le président Obasanjo et son ministre de la Santé soient très inquiets face à cette situation, parce que ce pays compte 123 millions d’habitants et que les chiffres deviennent catastrophiques si l’on passe de 5 à 10 p. 100. Ce seuil de 5 p. 100 semble être le seuil de décollage dans l’ensemble de la population. On se retrouve face à un énorme problème une fois que l’on a passé ce seuil. C’est ce que je veux dire par là.

À  +-(1015)  

+-

    M. Bill Casey : Quel est le pays qui est dans la pire des situations?

+-

    M. Stephen Lewis : La pire situation à l’heure actuelle, selon les chiffres dont nous disposons, c’est celle du Botswana, avec 38,8 p. 100. En fait, le pays qui est dans la pire des situations est le Swaziland, où l’on dépasse probablement les 40 p. 100. C’est pourquoi je vous dis qu’on voit mal comment on pourra éviter à l’avenir une faillite de ces États. Le Lesotho, un joli petit pays de 2,2 millions d’habitants, qui compte d’excellents dirigeants mais qui n’a pas d’argent, se situe à 34 p. 100. Le Zimbabwe dépasse les 30 p. 100. Il y a ensuite la Namibie, la Zambie, le Malawi et le Mozambique, qui en sont tous à 10 p. 100, 15 p. 100 et plus. Il y a donc toute une constellation de 10 États de l’est de l’Afrique, y compris le Kenya et la Tanzanie, qui en sont à plus de 10 p. 100 et où on enregistre une certaine stabilité dans certaines catégories d’âges, mais où on n’a tout simplement pas réussi à modifier considérablement les taux de contamination comme on a pu le faire, par exemple, en Ouganda.

    Vous me demandez à quoi sert le fonds. Il sert à fournir des médicaments. Les crédits du fonds mondial permettent de dispenser des traitements pour lutter contre les rétrovirus. Ils servent à appuyer les infrastructures pour éviter la transmission entre les mères et leurs enfants. Pour lutter contre la transmission entre la mère et l’enfant lors de l’accouchement, nous disposons d’un médicament appelé névirapine. On donne un cachet à la mère à la naissance et l’équivalent en liquide à l’enfant dans les 48 heures de la naissance, et on parvient à réduire le taux de transmission d’un pourcentage pouvant aller jusqu’à 53 p. 100. En regardant autour de soi dans un service de pédiatrie d’un hôpital, on peut donc savoir qu’un enfant sur deux n’est pas voué à la mort. Cela fait chaud au coeur. La société pharmaceutique allemande qui produit ce médicament, Boehringer Ingelheim, a accepté de fournir gratuitement la névirapine pendant une période pouvant aller jusqu’à cinq ans à tout pays qui le demande, et je crois qu’il y a actuellement plus de 40 pays qui en bénéficient.

    Je pense donc qu’il faut ici faire de la consultation et discuter ensuite des mesures de prévention pour promouvoir par la suite des relations sexuelles protégées.

    Un nouveau facteur intervient désormais. Les mères séropositives qui sont dans ces cliniques veulent bien tout faire pour sauver leurs bébés, mais elles aimeraient aussi qu’on s’occupe d’elles. Désormais un groupe de fondations, elles aussi dirigées par la Fondation Rockefeller et faisant appel au service du département de santé publique de l’Université de Columbia, a institué un programme de traitement complémentaire en cas de transmission entre la mère et l’enfant, le programme MTCT-Plus, le Plus représentant le traitement dispensé à la mère, au partenaire ou aux enfants de la famille susceptibles d’être contaminés. On cherche ici à instituer en services de traitement les cliniques chargées d’éviter la transmission de la maladie entre les mères et leurs enfants. C’est le fonds mondial qui finance ces services ainsi que les politiques de prévention dont nous avons parlé. Tous ces projets sont financés parce qu’ils émanent de la collectivité. Chaque fois que la collectivité approuve un projet, on s’efforce de le financer et de distribuer l’argent à la base.

    Dans la dernière partie de votre question concernant l’argent versé par les États-Unis vous me demandez, puisque 10 p. 100—ces 10 p. 100 s’appliquent d’ailleurs aux 2 milliards de dollars par an de nouveaux crédits—sont affectés au fonds, où vont les 90 p. 100 restants? Ils vont être affectés aux programmes bilatéraux s’adressant à 10 ou 12 pays que les États-Unis ont arbitrairement désignés comme bénéficiaires, et il y aura d’importantes conditions qui accompagneront le versement de ces 90 p. 100 restants. Je crois savoir que l’on continue à débattre de ces conditions au sein du Congrès.

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Merci, monsieur Lewis.

    Nous allons maintenant passer à Mme Kraft Sloan, qui sera suivie de M. Martin, puis de M. Eyking.

    Madame Kraft Sloan.

+-

    Mme Karen Kraft Sloan (York-Nord, Lib.) : Merci, monsieur le président.

    Monsieur Lewis, j’ai accompagné le ministre responsable de l’ACDI à la conférence sur le sida de Durban. Ce fut une expérience bouleversante. Il y avait de l’optimiste dans l’air étant donné que l’Afrique du Sud était en train de bâtir un nouveau pays, de se doter d’une nouvelle vision, et accueillait des gens du monde entier. Pourtant, il fallait affronter cette terrible catastrophe.

    Un juge de la cour suprême, un blanc, est venu nous dire qu’il était séropositif. Lors de cette conférence, il m’a précisé que parce qu’il était riche, il avait les moyens de continuer à vivre et qu’il passait son temps, en semaine et en fin de semaine, à aller aux enterrements de toutes les personnes qui mourraient. De toute évidence, le gouvernement éprouve lui-même des difficultés à conserver son personnel et ses ressources humaines.

    Je m’inquiète particulièrement au sujet des jeunes femmes et des jeunes filles de moins de 15 ans, car en vous entendant dire que la catégorie d’âge des 15-19 ans était celle qui courait le plus de risques, je me demandais s’il y avait aussi des petites filles plus jeunes. Je vous pose la question parce que l’on semblait penser à un moment donné qu’un homme qui avait des relations sexuelles avec une vierge ne pouvait pas être contaminé.

    J’aimerais aussi que vous me précisiez davantage quelle est la position du Canada au sujet des médicaments génériques. Je suis membre permanente du Comité sur les droits de la personne et nous nous penchons sur la crise humanitaire du sida en Afrique. J’aimerais par conséquent que vous nous disiez quelques mots des répercussions sur d’autres questions liées en Afrique à l’aide humanitaire, notamment en tenant compte du fait que ce sont souvent des maladies opportunistes qui finissent par faire mourir la population, qu’il s’agisse de la contamination de l’eau ou d’autres situations de ce type.

À  +-(1020)  

+-

    M. Stephen Lewis : La Fondation Nelson Mandela, en collaboration avec le Conseil de recherches sur les sciences sociales de l’Afrique du Sud, a procédé récemment à une étude des taux de contamination et a été étonnée de constater qu’il était de 5 à 6 p. 100 pour les moins de 14 ans.

    On ne sait pas vraiment comment cela se fait. Il est indéniable que cela s’explique avant tout par une transmission à la naissance. Nous avons toutefois des raisons de croire que cela s’explique aussi en partie par l’usage de seringues contaminées et aussi par la violence sexuelle. On peut lire des articles dans les journaux. Il y a tout un schéma de violences contre les enfants qui est particulièrement préoccupant.

    J’ai toujours pensé que lorsqu’une société était particulièrement menacée et commençait à s’écrouler, ce sont les enfants qui devenaient des cibles. Ainsi, en Zambie, trois députées du parlement ont déposé une proposition de loi sur la défloration contre l’intégrité des enfants. Je ne comprends pas, cependant, pourquoi on parle dans ce cas de « défloration des enfants » et non pas de viol d’enfants.

    Le chef du bureau de l’YWCA en Zambie a fait savoir publiquement que le nombre de cas d’agressions sexuelles commis contre des enfants qui doivent être pris en charge par les refuges de l’YWCA augmente considérablement d’une année sur l’autre. On a l’impression que les enfants sont de plus en plus visés lorsque la société s’emballe. Il y a aussi entre autres ce mythe qui veut qu’une relation sexuelle avec une vierge va en quelque sorte guérir une personne séropositive, ou qu’elle n’entraîne aucun risque.

    Je tiens à préciser que c’est un mythe qui n’est pas uniformément partagé à l’échelle du continent, mais il n’en continue pas moins à se propager en certains endroits, ce qui donne lieu à des cas particulièrement révoltants de viols de jeunes enfants. Il y a eu dernièrement en Afrique du Sud une ou deux affaires mettant en cause des enfants si jeunes qu’il est difficile de s’imaginer une telle dépravation. Là encore, nous faisons tout pour nous opposer à ce genre de chose, et bien évidemment en recourant à la procédure pénale.

    Vous avez raison au sujet des enterrements. Les gens passent un temps fou à aller aux enterrements. Souvent, en passant en voiture, il m’arrive de voir au bord de la route un groupe de jeunes écoliers. J’imagine qu’il s’agit d’une cour d’école et, soudainement, je me rends compte que c’est un cimetière. Les enfants, comme tout le monde, passent un temps considérable dans les enterrements et les cimetières.

    Je vous invite fortement à vous procurer l’étude de la Fondation Nelson Mandela si vous en avez la possibilité. Elle est particulièrement intéressante. La plupart des taux de contamination sont relevés dans des cliniques prénatales et dans le cadre d’études portant sur des foyers particuliers, c’est la terminologie employée, à l’échelle du pays. C’est toutefois une étude qui a été faite avec un grand soin et qui fournit des renseignements très intéressants.

    Sur la question des médicaments génériques, je pense que le Canada se doit d’affirmer que les considérations commerciales n’ont pas à prévaloir lorsqu’il s’agit de santé humaine. Par conséquent, si un pays fabrique des médicaments génériques, il doit avoir le droit d’exporter vers un pays tiers qui en a besoin sans crainte de se voir reprocher d’enfreindre les clauses de l’accord sur les ADPIC.

+-

    Mme Karen Kraft Sloan : On semble avoir choisi de ne rien dire...

+-

    M. Stephen Lewis : Si je comprends bien, le Canada hésite à prendre position. C’est certainement le point de vue de la communauté des ONG, qui aimerait que le Canada s’affirme davantage.

+-

    Mme Karen Kraft Sloan : Toutefois, il n’est pas contre.

+-

    M. Stephen Lewis : Non, je ne crois pas qu’il soit contre; simplement, il ne prend pas position. C’est une thèse qui est tout à fait conforme à ce que pense le Canada puisque nous disons en fait que la santé humaine—dans notre pays comme dans tous les pays—est un élément essentiel de la condition humaine. Je me souviens que déjà, dans l’accord de Charlottetown, nous disions que le peuple du Canada se définissait par son souci de préserver la santé humaine. Par conséquent, lorsqu’il est question de santé humaine, on ne devrait pas permettre que ces interdictions à l’exportation menacent la sécurité humaine.

    Pour ce qui est de la crise humanitaire, je suis allé en janvier dans les pays en crise en compagnie de James Morris, le directeur général du Programme alimentaire mondial. Nous avons rédigé un rapport. Puis-je demander à votre comité de se procurer éventuellement ce rapport? Il a été déposé récemment, en janvier ou en février. Il ne fait que huit à dix pages avec les annexes, mais il vous donnera une bonne idée des besoins entraînés par la crise humanitaire.

    Je vous le répète, nous sommes tous partis du principe que les problèmes de la faim et les pénuries alimentaires venaient de la sécheresse et de l’irrégularité des précipitations. Nous avons été terriblement surpris de voir jusqu’à quel point le VIH/SIDA était lié à la faim et aux pénuries alimentaires. Le Canada a de toute évidence un rôle à jouer en fournissant des machines agricoles susceptibles de remplacer la main-d’oeuvre, des procédés d’agriculture en hiver, des mécanismes d’irrigation et de nouvelles formes d’aide agricole, depuis les engrais jusqu’aux semences. Je pense qu’il y a beaucoup de choses que le Canada peut faire. C’est en effet une question liée aux droits de la personne étant donné qu’elle met en cause les droits des personnes touchées. C’est aussi une excellente forme d’intervention humanitaire.

    Nous procédons tellement de façon parcellaire, même si je ne veux pas déprécier la chose. Lorsque j’ai passé cette porte, l’un de mes amis m’a remis un exemplaire de la revue du fonds canadien pour l'Afrique, et je transporte sur moi différentes publications de l’ACDI que je lis avec plaisir. Toutefois, ce sont toujours des petits projets qui se juxtaposent.

    Si le Canada pouvait soudainement déclarer au monde entier qu’il va faire porter ses efforts sur deux pays, mettre en place l’infrastructure de traitement, fournir des crédits suffisants venant compléter ce qui est versé par ailleurs, et faire en sorte que ces pays deviennent un modèle pour le continent africain, ce serait là une formidable contribution. Donc, on augmenterait d’un côté les crédits versés au fonds mondial et, de l’autre, au lieu de saupoudrer 5 millions de dollars de crédits par-ci et par-là, on irait directement au secours de deux pays en particulier en montrant au monde ce qu’il est possible de faire.

À  +-(1025)  

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Merci, monsieur Lewis. Sachez que M. Morris a comparu antérieurement devant notre comité, et nous en sommes là aussi très heureux.

    Nous allons maintenant donner la parole à M. Martin, suivi de M. Eyking et de M. Harvey.

+-

    M. Keith Martin : Merci, monsieur Patry.

    Ambassadeur Lewis, je me bats pour que le Canada demande à l’Organisation mondiale de la santé d’acheter les brevets des produits de lutte contre les antivirus qui s’appliquent en l’espèce, et pour que sous l’égide de l’OMS ou du fonds mondial, trois centres soient établis en vue de fabriquer et de distribuer ces produits en Chine et en Inde d’abord, en Europe de l’Est et en Russie ensuite, et enfin en Afrique subsaharienne.

    J’aimerais savoir si à votre avis ce serait une bonne chose. Autrement dit, on pourrait fabriquer bon marché des produits de lutte contre les antivirus et les distribuer dans les trois grandes régions sans remettre en cause la possibilité pour l’entreprise de vendre ses produits dans les pays occidentaux.

    En second lieu, que pouvons-nous faire pour que les différents groupes qui prennent part au niveau mondial à la lutte contre la pandémie du VIH/SIDA interviennent tous dans le cadre du fonds? Ne pensez-vous pas que le meilleur mécanisme de coordination consisterait à faire relever ces groupes disparates et toutes leurs ressources d’une même organisation? Ils pourraient alors concentrer leurs activités, comme vous venez de nous le dire, sur différentes régions des différents pays.

+-

    M. Stephen Lewis : Paradoxalement, le problème n’est pas tant celui des brevets; c’est le fait que les grandes sociétés pharmaceutiques se plaignent que si elles renoncent à leur emprise aux termes de l’accord sur les ADPIC, cela va porter préjudice à leurs ventes en Europe et en Amérique du Nord. Voilà en fait quel est l’enjeu, et elles le disent carrément. Ce n’est pas—vous m’excuserez—l’une de ces conspirations que m’inspirent couramment mes thèses socialistes; il est bien vrai qu’elles le reconnaissent elles-mêmes. Bien souvent, il n’y a tout simplement pas de brevets avec lesquels il faille compter dans les pays africains, parce que les sociétés pharmaceutiques n’ont jamais pris la peine de prendre des brevets. Le marché n’en vaut pas la peine.

    Ce que nous devons faire effectivement, c’est appuyer dès maintenant la fabrication de produits génériques, surtout en Inde, au Brésil et en Thaïlande, et trouver un moyen de garantir l’achat des médicaments fournis. Après tout, ces médicaments de lutte contre les antivirus figurent désormais sur la liste agréée par l’Organisation mondiale de la santé. Ce n’est pas comme si ces médicaments n’étaient pas directement acceptables, n’avaient pas bénéficié d’un contrôle de qualité ou n’avaient pas été homologués; ils le sont—par l’OMS.

    Si les grosses sociétés pharmaceutiques veulent exercer leur concurrence à ce prix, très bien. Je vais vous donner les chiffres les plus récents. Un traitement à l’aide de médicaments de lutte contre les rétrovirus produits par l’une des grosses sociétés pharmaceutiques coûte environ 900 $ par personne et par an. Le traitement à l’aide de médicaments génériques, une double ou une trithérapie, coûte 300 $ par personne et par an. C’est énorme pour une population qui gagne moins d’un dollar par jour et dans des pays qui manquent tellement d’argent. Si l’appui accordé au fabricant de produits génériques actuel permettait de garantir un marché et de trouver un financement, le Canada n’aurait pas besoin d’acheter les brevets.

    Le principe consistant à installer des usines sur place est bien sûr excellent. Ce serait formidable si l’Afrique du Sud pouvait fabriquer des médicaments génériques non seulement pour elle-même mais pour les commercialiser dans toute la partie sud du continent. Si vous parvenez à le faire, la communauté mondiale sera à vos pieds, mais j’attends encore de le voir.

    Vous m’aviez posé une deuxième question, il me semble, mais je ne m’en souviens plus.

À  +-(1030)  

+-

    M. Keith Martin : Il s’agissait de la coordination.

+-

    M. Stephen Lewis : Ah oui, la coordination. Je n’ai pas abandonné la partie, mais c’est très difficile. C’est comme lorsqu’on cherche à persuader un pays d’abandonner ses programmes bilatéraux.

    Prenez le cas de l’UNICEF. Vous savez que les organismes de l’ONU sont eux aussi très déterminés lorsqu’il s’agit de défendre leur pré carré. Ce ne sont pas des anges lorsqu’ils voient qu’on marche sur leurs plates-bandes. Je pense que l’on considère de plus en plus que le fonds, s’il ne disparaît pas par manque de crédits, est le moyen de rassembler les gens. Toutefois, on n’entend pas encore le cri de ralliement auquel vous faites allusion et je ne crois pas non plus que ce sera pour demain; ce serait prématuré.

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Monsieur Eyking.

+-

    M. Mark Eyking (Sydney—Victoria, Lib.) : Il y a deux reproches que j’entends faire souvent au sujet de l’ONU, le premier est son manque d’efficacité ou le fait que sa bureaucratie ne réussit pas à intervenir suffisamment rapidement. Par ailleurs, on entend dire aussi que les pays membres ne tiennent pas systématiquement leurs engagements. Je me demandais simplement ce qui se passerait si l’on modifiait le rôle ou la structure de l’ONU pour qu’elle se contente de faciliter la tâche de ses pays membres.

    Ainsi, en ce qui concerne l’Afrique, qu’arrive-t-il, à titre d’exemple, si nous avons d’un côté 20 pays qui sont prêts à donner et, de l’autre, 20 pays d’Afrique qui ont des besoins criants? Pourquoi ne pas faire en sorte que chacun des pays du premier groupe adopte un pays du deuxième groupe ou s'occupe directement de ce pays en prenant en charge les comportements sociaux, la production alimentaire, la prévention des maladies et la démocratie?

    Que se passerait-il, par exemple, si le Canada choisissait un pays et décidait de l’aider avec la collaboration de l’ONU? Je pense que les citoyens du Canada verraient où passe leur argent, qu’ils auraient un sentiment de fierté et que l’on aurait par ailleurs des relations de réciprocité avec ce pays plutôt que d’essayer de tout faire pour tout le monde.

    Que pensez-vous d’un modèle différent comme celui-ci? Est-ce que quelqu’un en a déjà évoqué la possibilité?

+-

    M. Stephen Lewis : Oui, bien sûr, tout le monde évoque des modèles différents aux Nations Unies. L’un des problèmes que pose la réforme des Nations Unies, c’est qu’il y a cinq pays qui ont un droit de veto et que chaque fois que l’on propose des modifications de type plus fondamental telles que la transformation de l’organisation pour que ce ne soit pas une simple tribune mais un véritable acteur, l’un quelconque de ces cinq pays peut vous renvoyer à vos études en vous disant qu’il n’est pas question de modifier la charte et le fonctionnement de l’organisation, que cette solution est exclue. C’est pourquoi, en procédant à ses propres réformes sociales et économiques, le Secrétaire général des Nations Unies a cherché lui-même à modifier le fonctionnement des Nations Unies pour les rendre plus efficaces.

    À ce propos, je ne sais pas si vous avez déjà accueilli Louise Fréchette devant votre comité. C’est la Secrétaire générale adjointe. C’est aussi la responsable canadienne la plus haut placée dans la hiérarchie de l’ONU, et elle a en fait une excellente perspective puisqu’elle administre effectivement la totalité de l’organisation. C’est elle qui fait le travail, et il serait peut-être bon à un moment donné de faire venir Louise Fréchette et tirer parti de sa connaissance intime de l’ONU.

    Toutefois, je considère qu’il est bien difficile d’apporter ces changements plus fondamentaux à l’organisation de l’ONU, extrêmement difficile, le Secrétaire général et Louise seraient les premiers à le dire, même si l’on a déjà fait davantage que d’aucuns auraient pu l’imaginer.

    Quant à la possibilité pour le Canada d’adopter un pays, il y a 190 pays à peu près à l’heure actuelle. J’imagine que les 188 restants en éprouveraient de l’envie. Je pense que nous avons un pays suffisamment grand et suffisamment fort pour entretenir des relations avec plusieurs pays en même temps, et je dois vous avouer que je n’arriverai pas à me résoudre à adopter un pays en particulier s’il me fallait procéder à ce genre d’adoption en compagnie d’autres pays.

À  +-(1035)  

+-

    M. Mark Eyking : Non, absolument pas. Ce n’était qu’un exemple.

+-

    M. Stephen Lewis : C’est ce que vous préconisiez, faire un choix entre 20 pays d’un côté et 20 de l’autre...

+-

    M. Mark Eyking : Cela s’appliquait à une région précise de l’Afrique. Vous savez, cela s’est déjà fait dans le monde. Après la Deuxième Guerre mondiale, il y avait des régions complètement ravagées et on les a divisées—je prends cette partie, et...

+-

    M. Stephen Lewis : Disons que si les partenaires du G-7 réussissaient à s’entendre pour que les investissements dont on vient de parler puissent être effectués en Afrique, en Inde et en Chine afin de lutter, par exemple, contre cette pandémie—ou, si vous me permettez d’élargir le débat, pour lutter contre les maladies transmissibles en général, pour promouvoir en général la santé dans le monde—je peux concevoir que le Canada puisse jouer ce rôle.

    Monsieur le président, ce qui me frappe... Puis-je faire une autre recommandation à votre comité, si ce n’est pas présomptueux?

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Vous avez la parole. Nous sommes heureux de vous entendre. Allez-y.

+-

    M. Stephen Lewis : Eh bien, je sais que vous rassemblez des documents. Il y a ce que l’on appelle la Commission sur la macroéconomie et la santé, qui a publié une étude dont l’auteur est aussi son président, Jeffrey Sachs, l’ancien économiste de Harvard qui est aujourd’hui à l’Institut sur les sciences de la terre de l’Université de Columbia, et qui a été patronnée par l’Organisation mondiale de la santé. Je crois qu’elle a été rendue publique en janvier 2002. C’est un document remarquable. Il ne compte que 110 pages environ avec quelques annexes. On y fait une analyse très soigneuse des dégâts que cause cette maladie au sens large—pour en revenir, je pense, à l’analyse faite par Karen Kraft Sloan au sujet de l’eau, de l’hygiène et de la nutrition, tout ce qui entoure la santé. On y démontre de manière très convaincante que le fardeau qu’implique cette maladie est si lourd qu’il ne peut pas y avoir de croissance économique dans ces pays.

    L’hypothèse qui sous-tend les analyses économiques dans la plupart des pays occidentaux, c’est qu’à partir du moment où il y a une croissance économique, on va pouvoir finalement améliorer la santé, l’éducation, etc. Sachs et ses collaborateurs affirment—c’est un point de vue intéressent en ce qui le concerne, ça n’a pas toujours été le sien—que le fardeau imposé par la maladie est si lourd que la croissance économique est remise en cause de manière permanente si l’on ne traite pas tout de suite la maladie, si l’on ne s’occupe pas d’abord de la santé. On y trouve une argumentation fascinante sur les coûts et les priorités, le tout dans une prose très éloquente.

    Sachs est l’une des personnes les plus intelligentes que j’ai jamais rencontrée. Il m'exaspère parce que je ne suis pas d’accord avec lui sur le plan idéologique, mais ses analyses et ses connaissances sont remarquables.

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Merci, monsieur Lewis.

    Nous allons maintenant revenir à M. Rocheleau.

[Français]

+-

    M. Yves Rocheleau: Merci, monsieur le président.

    Je voudrais revenir sur la question des mentalités et de l'ostracisme. Concernant la perception qu'on a des individus qui sont atteints de la maladie, est-ce qu'ils sont rejetés ou appuyés par leur communauté? Est-ce qu'ils sont l'objet de la compassion de la communauté en général?

    Deuxièmement, sur le plan statistique, sait-on si la maladie se propage davantage en milieu urbain qu'en milieu rural? Est-ce qu'il y a davantage de propagation chez les pauvres que chez les riches, chez les musulmans que chez les chrétiens ou inversement, dans les pays francophones que les pays anglophones ou autres ou inversement? Sait-on si elle se propage davantage dans le nord, le centre ou le sud? Est-ce qu'on peut établir de telles choses sur le plan statistique, ou si tout est mêlé et qu'aucune de ces dimensions ne peut nous servir de cible ou de critère?

[Traduction]

+-

    M. Stephen Lewis : Merci, monsieur Rocheleau. Ce sont là des questions très intéressantes.

    Le problème de l’ostracisme se reflète dans toutes les réactions face à la pandémie. Cet ostracisme reste si fort et si difficile à déraciner qu’il remet en cause un grand nombre des possibilités de réaction. Les femmes ont peur de passer des tests parce qu’elles craignent d’être isolées au sein de leur communauté si elles sont reconnues séropositives. Nombre de personnes, notamment les femmes, qui reconnaissent être séropositives, sont alors rejetées par leur famille, leurs voisins, leur communauté, leur employeur. C’est particulièrement douloureux. On a vu le cas d’une femme être tuée en Afrique du Sud lorsqu’elle a révélé être séropositive.

    Cet ostracisme a bloqué l’action des églises. Les églises et les mosquées, nous le savons tous, sont souvent gênées par les questions de sexualité et l’emploi des préservatifs, mais cet ostracisme a encore compliqué leur tâche parce qu’on leur reproche, dans certaines régions, de s’occuper du sort des parias.

    La meilleure façon de lutter contre l’ostracisme, c’est de faire en sorte que les dirigeants politiques et les chefs religieux prennent publiquement la parole dans le pays. On arrive aussi à le surmonter lorsque les sidatiques peuvent faire entendre leur voix dans le pays.

    Si votre comité avait fait témoigner un responsable beaucoup plus compétent que moi, Peter Piot, le directeur général d’ONUSIDA, ce dernier vous aurait dit probablement que l’ostracisme est le plus gros problème. Il s’efforce avec passion d’amener les dirigeants politiques à parler des droits des sidatiques en soulignant le fait que l’ostracisme et la discrimination remettent en cause les possibilités d’intervention.

    La logique des statistiques est la même, et la formulation de vos questions préfigure les réponses.

    La pandémie est plus forte dans les zones urbaines, même si elle commence à se répandre dans les campagnes. Il n’en reste pas moins qu’elle est plus forte dans les villes, du fait de la concentration de la population, de la multiplicité des partenaires et de la précocité des relations sexuelles et du mariage. Tous ces facteurs jouent davantage. Bien souvent, d’ailleurs, les hommes contractent la maladie en ville et vont mourir dans leur village. C’est une situation courante.

    Le cas des populations musulmanes est très intéressant. De manière générale, les taux de contamination sont plus faibles. Il se peut que ce soit un phénomène culturel ou une question de temps. Il est bien vrai cependant que si l’on compare la situation du Moyen-Orient à celle de l’Afrique, et si l’on se penche sur les pays à forte majorité musulmane, la Mauritanie, le Mali, etc.—les pourcentages de personnes contaminées sont bien plus faibles que dans l’est et le sud-est de l’Afrique. Cela peut s’expliquer par le transport routier, les schémas de migration, la prostitution le long des grandes routes, mais les différences semblent être suffisamment prononcées pour que l’on puisse aussi parler de différences culturelles.

    Le cas des francophones est lui aussi intéressant—et je suis heureux que vous ayez évoqué la chose, parce que j’aurais dû le faire et je ne l’ai pas fait.

    En Afrique de l’Ouest, jusqu’à présent, les taux de contamination sont très inférieurs à ceux de l’est et du sud-est de l’Afrique. Ils ont tendance à se situer très en deçà des 5 p. 100. On ne parvient pas vraiment à comprendre pourquoi. Est-ce qu’il y a là une souche différente du virus, ce qui semble expliquer en partie la situation? Toutefois, dans la pratique, les taux augmentent en Côte d’Ivoire, au Cameroun et au Burkina Faso. Dans ces différents pays, ils dépassent aujourd’hui largement les 5 p. 100.

    Au Rwanda, ils sont supérieurs à 13 p. 100, même s’il est très bien prouvé que toutes les violences sexuelles et tous les viols commis lors du génocide ont fait augmenter les taux de contamination. En fait, c’est une incroyable tragédie. Un génocide a succédé à l’autre dans ce petit pays. Néanmoins, l’augmentation des taux dans l’Afrique de l’Ouest nous laisse entendre qu’il y avait là un simple décalage plutôt qu’une différence culturelle, même si dans l’ensemble ils restent inférieurs à ceux des pays les plus touchés du sud-ouest de l’Afrique.

À  +-(1040)  

    Quelles sont les explications, je pense que personne ne le sait, et tout le monde s’inquiète à l’heure actuelle de la montée des taux dans les pays francophones de l’Afrique de l’Ouest. Donc, sur le plan statistique, il faut faire des distinctions selon les sexes, les régions rurales ou urbaines, les francophones et les anglophones, etc.

[Français]

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry): Thank you.

    Monsieur Harvey, s'il vous plaît.

+-

    M. André Harvey (Chicoutimi—Le Fjord, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

    Permettez-moi de remercier M. Lewis pour son témoignage et particulièrement pour l'importance qu'il accorde au rôle du Canada à un moment où on vit dans un village qui devient de plus en plus rapidement global. Je pense que le rôle du Canada de renforcer les organismes qui favorisent le multilatéralisme va devenir de plus en plus important. Quand on vous voit répondre aux questions avec tout votre dynamisme, monsieur Lewis, on ne peut que penser que travailler pour les plus démunis est énergisant. Cela ne rend pas malade n'est-ce pas? J'en suis heureux.

    Vous savez très bien que les défis sont considérables dans le monde. Il y a à peu près un milliard de personnes, je crois, qui vivent dans une pauvreté absolument infernale. Ça touche la santé, l'éducation, la gouvernance, et les défis mondiaux sont manifestement multiples. Je me demande s'il existe un pays donateur où les citoyens sont plus mobilisés que dans l'ensemble des pays occidentaux, où les politiciens répondent un peu à la pièce aux besoins criants. On peut facilement mobiliser nos concitoyens contre la guerre, mais pourquoi est-ce si difficile de les mobiliser pour des causes aussi importantes que celle du sida et celle de la mort de 8 000 à 10 000 enfants par jour à cause de la faim?

    Si vous aviez à développer une stratégie de mobilisation, que feriez-vous? Dans toutes sortes de dossiers, les gouvernements agissent beaucoup en fonction de la pression des communautés. Les affectations budgétaires sont faites de façon objective, mais il reste que le rôle de nos concitoyens est très important. On peut analyser le dernier budget, où des interventions importantes de l'ACDI sont prévues. Ce n'est certainement pas incompatible avec les énormes besoins qui existent. J'aimerais savoir s'il existe un pays dans le monde où les citoyens se mobilisent pour des causes humanitaires internationales.

À  +-(1045)  

[Traduction]

+-

    M. Stephen Lewis : Je crois qu’il y a quatre ou cinq pays donateurs dont la population se dévoue davantage à la cause. Dans tous les pays nordiques—la Norvège, la Suède, le Danemark et la Finlande—la population s’implique bien davantage et appuie l’aide officielle au développement. Tous ces pays consacrent plus de 1 p. 100 ou près de 1 p. 100 de leur produit national brut, soit bien plus que le Canada, dont j’imagine que la part, en pourcentage du PNB, se situe à l’heure actuelle aux alentours de 0,3 p. 100. Je n’ai pas vérifié les chiffres récemment, mais c’est probablement autour de 0,29 p. 100 ou de 0,30 p. 100. Tous les pays nordiques se situent entre 0,8 p. 100 et plus de 1 p. 100, et c’est aussi le cas des Pays-Bas, qui font un très gros effort pour appuyer tous les projets visant à améliorer la condition humaine. De plus en plus, il y a aussi le Royaume-Uni, qui s’est fixé un objectif de 0,7 p. 100, qui a publié un livre blanc il y a trois ans et qui s’approche chaque année de plus en plus de cet objectif. Étant donné l’importance de son produit national brut, chaque fois que le pourcentage augmente légèrement, cela se traduit par d’importantes sommes supplémentaires. Le ministre responsable, Clare Short, a beaucoup d’influence au sein du gouvernement, et le ministère chargé du Développement international, le DFID, a lui aussi beaucoup de pouvoir. Je considère toutefois que c’est au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et dans les pays nordiques que la population est le plus impliquée.

    Sur la deuxième partie de votre question, laissez-moi vous dire que chaque fois que j’ai eu l’occasion de discuter de ces questions avec les gens de la base au Canada, j’ai pu constater qu’ils étaient terriblement compréhensifs et qu’ils savaient se montrer généreux. À un moment donné, j’étais si découragé en voyant ce qui se passait en Afrique, que je suis rentré pour créer une fondation, qui est en cours de constitution, pour essayer d’intervenir à la base—surtout au moment où les femmes meurent, parce que bien souvent les femmes meurent seules et dans la souffrance, entourées de leurs enfants qui les regardent. C’est tout à fait déchirant. Cette fondation va aussi s’occuper des orphelins et des sidatiques. J’ai été bien surpris par l’implication des gens une fois qu’ils ont pris conscience du problème. Sur ces grandes questions, j’ai bien souvent pensé que le gouvernement du Canada devrait faire appel bien plus fortement à la générosité et à l’aide du public qui, j’en suis convaincu, est tout à fait disposé à s’impliquer. Tout me dit qu’il est prêt à s’impliquer. C’est bien plus vrai aujourd’hui qu’il y a quelques années.

    On a cependant l’impression que le gouvernement s’est en quelque sorte détaché et n’a plus vraiment de contact avec la population. Si les ministres ou les députés allaient en Afrique de temps en temps et voyaient ce que je vois pour en parler ensuite à la population canadienne, je peux vous dire que l’accueil serait formidable. Le contraire est impossible. Je suis intimement persuadé que ce serait la réaction du public. Je pense que nous n’avons pas réussi à le motiver et à nous faire comprendre.

À  +-(1050)  

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    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Merci, monsieur l’ambassadeur.

    Madame McDonough, une dernière question, sans préambule, si possible.

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    Mme Alexa McDonough : Stephen, vous nous avez dit que dans certaines conditions il est tout à fait impossible d’atteindre les objectifs du fonds de développement du millénaire. Vous n’ignorez pas que le gouvernement canadien a lancé un nouveau programme intitulé NPDA, qui tient à peine compte de la pandémie VIH/SIDA.

    Je suis frappée par vos commentaires au sujet de Jeffrey Sachs, parce que je sais que c’est une personnalité à laquelle vous n’avez pas l’habitude de vous identifier. Je me demande s’il ne nous faudrait pas faire venir des gens comme Jeffrey Sachs et d’autres responsables pour faire le tour de la politique de développement au Canada en tenant compte de toutes ces questions dont Jeffrey Sachs nous parle. Avez-vous des recommandations à nous faire à ce sujet?

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    M. Stephen Lewis : Monsieur le président, Jeffrey Sachs doit certainement aimer encore plus que moi le document du NPDA, parce que c’est un texte néo-libéral axé sur les investissements et le commerce, domaines dans lesquels Jeffrey se sent à l’aise. Si vous n’y avez pas encore pensé, ce serait un vrai régal pour votre comité, qui serait vraiment ébloui par l'extraordinaire polyvalence, les connaissances et l’intelligence de cette personne, qui sait s’exprimer très simplement. Je veux dire par là qu’il n’est pas difficile à comprendre et qu’il a une grande somme de connaissances.

    J’ai passé toute une journée à Washington à faire des interventions pour obtenir davantage de crédits du Congrès. J’étais avec Jeffrey. Pour la première fois de ma vie, j’avais l’impression d’être un personnage secondaire dans un film d’Hollywood; j’avais vraiment l’impression de n’être qu’un faire-valoir car il a une immense présence. Donc, si c’était possible, monsieur le président, si c’était de quelque utilité... car il a une profonde connaissance des politiques de santé publique dans le monde.

    Il y a un autre responsable que j’ai rencontré récemment, qui n’a pas l’éloquence de Jeffrey mais qui en a les connaissances, c’est le Dr Alan Rosenfield, le doyen du département de santé publique de l’Université de Columbia.

    Si vous invitiez ensemble Jeffrey et Alan Rosenfield, ils pourraient vous donner une idée de l’état de la santé dans le monde et éventuellement du rôle que peut jouer le Canada—et votre comité apprécierait particulièrement leur intervention. Ils n’habitent pas loin; New York est la porte à côté. Je viens de New York.

+-

    Le coprésident (M. Bernard Patry) : Je vous remercie.

    Je dois vous préciser que Mme McDonough a déjà recommandé au comité d’entendre M. Sachs.

    La dernière question va être posée par Mme Kraft Sloan.

+-

    Mme Karen Kraft Sloan : Je suis très préoccupée par les services médicaux qui sont dispensés aux personnes qui contractent le sida. Pourriez-vous nous indiquer quelles sont les ressources dont pourrait faire état notre comité en répondant aux questions qui lui sont posées au sujet des infrastructures hospitalières disponibles, des services médicaux dispensés par les médecins et les infirmières, et des différentes formes de soins qui sont dispensés aux particuliers. Lorsque je parle des soins dispensés aux particuliers, je ne me réfère pas aux soins à domicile au sens où nous les entendons chez nous, mais à la disponibilité des cliniques, par exemple. Où en sommes-nous dans ces domaines?

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    M. Stephen Lewis : C’est très variable d’un pays à l’autre. À la base, l’infrastructure de la santé laisse terriblement à désirer et le personnel manque tout simplement.

    C’est désolant. Dans la salle réservée aux adultes de l’hôpital Lilongwe du Malawi, il arrive en fait qu’il n’y ait qu’une infirmière de garde pendant les huit heures de la nuit et qu’il lui faille s’occuper de 100 malades dont un grand nombre sont à la dernière extrémité. Ça devient tout simplement impossible. La situation est la même dans l’hôpital universitaire de Lusaka en Zambie. Le fardeau que doit assumer le personnel professionnel—il est peu nombreux et débordé—est énorme.

    Au début de mon exposé, je vous ai dit que l’ACDI m’avait apporté son appui, et c’est en la personne de ma collègue ici présente, Anne Bains. Anne s’est penchée sur la question du personnel spécialisé—médecins, infirmières, pharmaciens—dont de nombreux membres ont été accaparés par les pays occidentaux. C’est étrange, même s’il y a des professionnels dans ces pays en développement, ils sont subtilisés par les pays occidentaux. On dit qu’il y a plus de médecins zambiens qui pratiquent à Birmingham, en Angleterre, qu’il y en a en Zambie. Voilà le genre d’absurdité que l’on rencontre. Par conséquent, on constate que les installations hospitalières ont désespérément besoin de personnel.

    Il y a de nombreuses organisations communautaires et religieuses qui dispensent ce que nous appelons des « soins bénévoles à domicile ». Il n’y a rien de bénévole ici; c’est une main-d’oeuvre dont la participation est obligatoire. Ce sont les femmes qui s’en chargent. On ne reconnaît pas leur apport et elles ne sont pas payées, mais ce sont elles qui font le travail. Il y a toute une organisation à la base qui dispense des soins à domicile, les gens s’entraident—c’est une organisation extraordinaire. De manière générale, toutefois, le système de santé est mal en point.

    Une initiative qui m’a paru formidable, c’est le nombre d’hôpitaux au Canada—quatre à ma connaissance—qui m’ont contacté ou avec lesquels j’ai eu des entretiens pour me demander de faire un jumelage avec un grand hôpital africain afin de participer à la formation du personnel, parfois ici même. Avant de conclure, monsieur le président, je tiens à citer un exemple que votre comité se doit de connaître.

    Après ma nomination, une dénommée Mary Coyle m’a contacté. Elle dirige l’Institut international Coady à l’Université Saint-François Xavier. Elle m’a dit que l’université voulait s’impliquer dans le VIH/SIDA—les anciens élèves, les étudiants, les professeurs et le personnel de soutien. En quelques semaines, Saint-François s’était dotée d’un service qualifié « d’extension des soins ». Une délégation de quatre personnes avait été mise sur pied et elle voulait savoir où aller.

    Je lui ai proposé le Botswana, parce que c’est là où les taux de contamination sont les plus élevés, et j’ai aussi proposé le Rwanda pour que l'équipe tire parti de son bilinguisme. Elle a désormais des internes dans ces deux pays qui font un magnifique travail, surtout dans le domaine de la formation, sous l’égide de Saint-François Xavier.

    C’est une chose qui me poursuit. Lorsque je voyage, la population du Botswana, y compris le ministre de la Santé et d’autres responsables, viennent me remercier en ma qualité de Canadien pour tout ce que fait Saint-François Xavier pour leur pays. Ce n’est là qu’un simple projet universitaire visant à soulager des besoins particulièrement criants au sein d’une population.

    Je suis convaincu qu’à l’échelle du Canada, d’une université et d’un hôpital à l’autre, il y a tellement de choses que nous pouvons faire. Au niveau politique, nous pourrions—excusez-moi, j’espère que ce n’est pas trop déplacé—en faire bien davantage, parce que le Canada jouit de la réputation et du pouvoir nécessaires au sein de la communauté internationale.

À  -(1055)  

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    Le coprésident (M. Bernard Patry): Monsieur l’ambassadeur, recevez tous mes remerciements pour votre magnifique intervention de ce matin. Votre expérience des 20 dernières années aux Nations Unies est précieuse pour notre pays. C’était votre première comparution devant un comité de la Chambre des communes, mais après votre visite de ce matin, je suis sûr que ce ne sera pas la dernière.

    Merci encore.

    La séance est levée.