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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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STANDING COMMITTEE ON FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE

COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le mardi 18 novembre 1997

• 0913

[Traduction]

Le coprésident (M. Bill Graham (Toronto-Centre—Rosedale, Lib.)): Je déclare la séance ouverte. Il s'agit de la séance conjointe du Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international et du Comité permanent de la défense nationale et des anciens combattants.

Dans une certaine mesure, je donne les explications suivantes pour le bénéfice des personnes qui se joindront à nous par l'entremise de la chaîne parlementaire par câble. Vous vous rappellerez que les ministres des Affaires étrangères et de la Défense ont demandé à nos deux comités d'étudier l'éventualité de prolonger le mandat de nos troupes qui sont actuellement en Bosnie-Herzégovine. La position de nos troupes diffère quelque peu de celle de la plupart des autres nations qui se trouvent actuellement sur le théâtre des opérations dans le cadre de la SFOR, c'est-à-dire la force de stabilisation des Nations Unies qui se trouve actuellement en Bosnie. L'engagement de ces troupes se termine à la fin du mois de juin, tandis que celui de nos troupes prend fin le 31 décembre.

Par conséquent, le Cabinet devra étudier la question de prolonger ou non leur mandat vers la fin du mois afin de pouvoir prendre une décision qui entrerait en vigueur le 31 décembre et qui permettrait d'envoyer de nouvelles troupes pour remplacer celles qui s'y trouvent actuellement. Par conséquent, la présente audience vise à éclaircir la situation en tenant un débat devant ces deux comités plutôt que devant la Chambre des communes.

• 0915

Les membres ici présents sont informés que huit membres des comités, soit quatre de la défense et quatre des affaires étrangères, se sont rendus en Bosnie la semaine dernière et qu'ils vous présenteront leurs observations à la suite de leur voyage. Très brièvement, j'aimerais d'abord faire deux rapides commentaires.

Premièrement, je pense qu'il est juste de dire que nous avons tous été extrêmement impressionnés par la qualité des troupes, par l'extraordinaire complexité de la tâche qu'elles doivent accomplir ainsi que par l'attitude très professionnelle qu'elles ont démontrée dans la réalisation du mandat qu'on leur a confié.

Deuxièmement, nous avons eu l'occasion de rencontrer des chefs politiques pendant que nous étions sur place de même que les chefs de la SFOR, des généraux commandants ainsi que les conseillers politiques de la SFOR. Nous avons produit un rapport qui se trouve entre vos mains et que pouvez consulter, et qui nous permettra de mieux apprécier la complexité de la situation politique sur le terrain. Lorsque j'aurai terminé, M. Bertrand, dans la déclaration d'ouverture, vous fera un compte rendu de la situation de nos troupes et un résumé de notre voyage.

Pour ce qui est de la procédure, cette séance sera un peu plus compliquée que les autres parce que nous avons deux comités. Par conséquent, il faudra être particulièrement attentif au temps alloué pour les questions. Ce matin, nous devons entendre des témoins. Nous avons avec nous ce matin, M. Graham, le professeur Cohen et Barbara Shenstone qui nous feront part chacun de leur perception de l'état de la situation en Bosnie. Vers 11 heures, le professeur William Schabas de l'Université du Québec à Montréal se joindra à nous.

Demain après-midi, nous aurons l'occasion de débattre de cette question et à ce moment, nous aurons aussi avec nous des officiers et des représentants des ministères de la Défense et des Affaires étrangères qui viendront répondre aux questions des membres des comités. Après quoi, nous serons à même de déterminer si nous sommes prêts ou non à présenter nos rapports à la Chambre à titre de comités séparés concernant nos conclusions sur cette question.

Monsieur Bertrand.

[Français]

Le coprésident (M. Robert Bertrand (Pontiac—Gatineau—Labelle, Lib.): Merci beaucoup, Bill. Chers invités et chers collègues, pour renchérir sur ce que M. Graham disait, tout le monde sait que nous étions en Bosnie-Herzégovine il y a à peine quelques jours. Nous avons visité tous les camps militaires canadiens qui se trouvaient à cet endroit, en plus de la base d'aviation d'Aviano.

[Traduction]

Durant la première partie de notre voyage, nous avons visité la base aérienne d'Aviano et nous avons tenu une réunion à cet endroit. Les gens qui se trouvaient sur place étaient dans la dernière étape de leur mission. Comme vous le savez, ils sont tous rentrés au Canada hier. Durant la deuxième partie de notre visite, nous nous sommes rendus à Velika Kladusa et on nous a montré en quoi consistait le travail. Pendant les quatre ou cinq jours que nous avons passés à cet endroit, nous avons eu l'occasion de visiter diverses installations militaires canadiennes.

Je voudrais répéter encore une fois à quel point j'ai été impressionné par le professionnalisme des Forces canadiennes qui se trouvent là-bas. Le premier jour, nous nous trouvions à Velika Kladusa, et nous avons eu droit à notre première séance de sensibilisation aux mines. Ce que ces gens doivent supporter est vraiment extraordinaire; ils vivent avec la pression continuelle de faire attention là où ils mettent les pieds. Si le comité décidait de renouveler leur mandat, je pense que nous serions tous extrêmement rassurés en ce qui concerne la qualité du travail des Forces canadiennes en Bosnie.

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci.

Je voudrais simplement attirer l'attention des membres, si vous voulez avoir une idée du genre d'équipement que nos troupes portent lorsqu'elles sont sur le théâtre de la Bosnie, nous avons ici une photo de Mme Jean Augustine qui nous a accompagnés lors du voyage. Elle porte un gilet pare-éclats, un casque et une mitrailleuse. Cela illustre peut-être le vieil adage selon lequel l'air ne fait pas la chanson.

• 0920

Des voix: Ha! ha!

Le coprésident (M. Bill Graham): Je vous prie de croire que cela devrait servir une sérieuse mise en garde à quiconque voudrait s'attaquer à nos troupes. Mme Augustine donne l'image d'une ennemie redoutable sur cette photo.

Je pense que Mme Beaumier voudrait faire un commentaire. Non, très bien. Désolé, nous avons été mal informés, madame Beaumier.

Nous allons passer aux témoignages, en commençant par M. Graham. Nous suggérons que les témoins s'adressent aux membres pendant environ dix minutes chacun et ensuite il y aura une période de questions.

Je crois savoir que certains d'entre vous avez préparé un document écrit. Professeur Cohen, j'ai vu le vôtre, mais peut-être que vous pourriez simplement vous en inspirer et non le lire au complet. Merci.

M. John Graham (témoigne à titre personnel): [Note de la rédaction: Inaudible]

Le coprésident (M. Bill Graham): J'ai ici John Graham, mais je ne le reconnais pas.

Des voix: Ha! ha!

M. John Graham: Eh bien nous allons voir comment la relation évolue.

Bonjour. J'aimerais commencer par une explication concernant ma participation dans cette affaire. Je suis allé en Bosnie en mars de l'année dernière, environ cinq mois après la signature des accords de Dayton, et après le cessez-le-feu, j'y suis allé à la demande dÂÉlections Canada, afin de travailler avec l'OSCE. Mon poste était celui d'agent principal des élections dans les cantons 1 et 10. J'y suis resté environ sept mois et cette année, j'y suis retourné pour une autre période de six mois pour y effectuer le même travail.

Ma base se trouvait à Bihac, au centre de ce qu'il était convenu d'appeler la poche de Bihac durant la guerre. Mon travail consistait en la mise sur pied d'un processus électoral avec l'aide d'une équipe de représentants internationaux qui avaient établi leur quartier général à Bihac et dans quatre bureaux satellites en région. En fait, l'année dernière, j'avais comme collègue ma voisine, Barbara Shenstone.

Les élections qui ont eu lieu l'année dernière, ainsi que celles de cette année, ont été décrites comme les plus compliquées à avoir été supervisées par un organisme international. Cette complexité est due en grande partie au fait qu'environ la moitié de la population de six millions n'habite plus dans la même communauté que celle où elle vivait avant la guerre. Cette situation a contribué à compliquer énormément le processus et même parfois à le rendre extrêmement difficile.

À Bihac, mes collègues et moi jouissions d'un avantage très important. Mon secteur de responsabilité coïncidait presque avec celui de la brigade canadienne l'année dernière, et avec celui du groupement tactique cette année.

Dans tout le pays, la SFOR était la principale source de soutien logistique ainsi que la force de sécurité pour la durée des élections. De plus, la SFOR avait la responsabilité du maintien d'un environnement raisonnablement stable sans lequel il était impossible de progresser, ni de tenir des élections. Elle était responsable de la livraison d'une grande partie du matériel électoral, de la collecte des boîtes de scrutin, du maintien de la sécurité sur les routes qui relient les différentes régions ethniques et que de nombreux électeurs devaient emprunter pour venir voter. Elle devait aussi s'assurer que les bureaux de scrutin étaient accessibles en bordure de routes dépourvues de mines et devait effectuer une surveillance constante de la situation afin de garantir la sécurité des électeurs.

En pratique, cela signifiait que j'entretenais des contacts hebdomadaires et parfois quotidiens avec le contingent canadien par l'entremise des commandants de peloton et même des officiers commandants. J'ai même dû recevoir des soins dentaires d'urgence à l'arrière d'un camion, par une dentiste de l'armée appelée de façon très inappropriée le capitaine Payne.

Des voix: Ha! ha!

Le coprésident (M. Bill Graham): Peut-être au contraire que le nom était approprié.

M. John Graham: En ayant l'armée canadienne comme partenaire, et particulièrement les unités qui étaient présentes durant la période critique des élections l'année dernière et cette année, nous pouvions compter sur une capacité particulière de résoudre les problèmes.

Je ne suis peut-être pas totalement objectif, mais il me semble que ces unités étaient formées de professionnels expérimentés et sûrs d'eux et que, dans les limites des paramètres normaux des risques qu'ils couraient, ils étaient mieux préparés à improviser une solution que certains de leurs collègues plus opiniâtres.

Les unités canadiennes comme le Princess Patricia, je l'ai appris plus tard, avaient fait preuve d'une grande bravoure et d'un grand professionnalisme dans des situations de combat difficiles pendant le déploiement de la FORPRONU.

Il existe de nombreux exemples du professionnalisme militaire canadien dans des situations difficiles. Je n'en citerai que quelques-uns. Plusieurs concernent la municipalité de Velika Kladusa, qu'un grand nombre d'entre vous connaissez maintenant. Cette municipalité possède certaines caractéristiques particulières. La région était, et elle est toujours, potentiellement explosive. Durant la guerre, une force rebelle musulmane originaire de cette région, sous la direction de Fikret Abdic, avait établi un modus vivendi avec les Serbes, et s'était jointe à eux pour attaquer les forces musulmanes assiégées autour de Bihac.

• 0925

Tout ce qui se passe dans cette région est teinté par ce conflit. Les combats entre musulmans étaient souvent plus vicieux et entraînaient plus de victimes que les combats avec les Serbes. Si les musulmans de Bihac avaient eu devant eux, dans un peloton d'exécution, Karadic, le leader serbe bosniaque et Fikret Abdic, et s'ils n'avaient eu qu'une seule salve à tirer avec leurs AK-47, c'est Karadic qui serait resté debout.

L'année dernière, le commandant canadien, le général Couture, a répondu immédiatement lorsque nous l'avons informé que les efforts que l'OSCE déployait pour stopper les fraudes dans les bureaux de dépouillement du scrutin à Velika Kladusa contribuaient dangereusement à échauffer les esprits dans cette communauté amèrement divisée. Les transports de troupes blindés sont arrivés avec les soldats du Royal 22e Régiment qui se sont déployés ostensiblement à l'extérieur du bureau de scrutin. Le message était clair et venait à point. Aussi, la violence a pu être évitée.

Dix jours auparavant, le même général canadien avait pris des mesures préemptives afin de bloquer certains plans incendiaires d'un général bosniaque local.

Cette année, la situation était toujours extrêmement explosive à Velika Kladusa. Le Parti dÂAbdic avait défait le Parti musulman au pouvoir lors des élections municipales. La violence sur une petite échelle n'était que le début de ce qui aurait pu facilement dégénérer en un affrontement majeur entre les supporteurs triomphants de Abdic et les tenants du parti au pouvoir lesquels étaient très réticents à l'idée de voir les votes en faveur de Abdic réussir là où les balles avaient échoué.

Les officiers canadiens, de même que les membres de l'OSCE et des autres organisations ont joué, et continuent de jouer, un rôle crucial dans l'atténuation des tensions intercommunautaires extrêmement fortes.

Un autre exemple tiré des élections de cette année s'est déroulé dans la municipalité de Drvar. Autrefois quartier général de Tito, la ville de Drvar comptait 97 p. 100 de Serbes avant la guerre. Elle compte aujourd'hui 99 p. 100 de Croates, comme je pense qu'un grand nombre d'entre vous le savent maintenant. Aussi, les 5 000 nouveaux résidants croates s'attendaient à perdre leurs élections face aux 10 000 anciens résidants serbes.

Lors des élections du mois de septembre, les tensions sont devenues très fortes. Environ 1 400 Serbes ont décidé de se rendre à Drvar pour y voter en personne, et il en est résulté ce que j'avais appelé à cette époque un «tourisme de crise».

Cette situation a contribué à imposer une tension énorme sur les Forces canadiennes stationnées à Drvar ainsi que sur l'OSCE, mais comme d'habitude, la coopération entre les deux organisations a été excellente. Nous n'aurions jamais pu nous sortir de cette situation très délicate en toute sécurité sans la compétence et le sang-froid des soldats canadiens sous le commandement du major Schneiderbanger à Drvar ainsi que du commandant du groupement tactique, le lieutenant-colonel Grant.

En autant qu'un profane puisse être juge en la matière, je dirais que les troupes canadiennes étaient aguerries et bien préparées. Soldat pour soldat, elles étaient probablement aussi expérimentées en matière de maintien de la paix ou d'imposition de la paix que n'importe quelle autre des 26 unités ou armées stationnées en Bosnie.

Fonctionner et communiquer efficacement en situation de crise, au sein d'une force militaire multinationale vaste, complexe et très diversifiée, exige des aptitudes qui ne peuvent être acquises que sur le terrain. De plus, l'aptitude du contingent canadien à répondre aux besoins particuliers de la Bosnie s'est améliorée cette année par rapport à 1996.

Le nombre de soldats a augmenté légèrement, mais la proportion affectée aux opérations mobiles par opposition aux fonctions de soutien s'est accrue de façon significative. Les troupes jouissent ainsi d'une grande polyvalence qui les sert très bien. Le contingent canadien s'est révélé bien préparé pour répondre aux défis posés par le canton musulman no 1 et le canton croate no 10. Certains de ces défis sont fondamentaux.

L'année dernière, nous devions traiter avec des gouvernements locaux qui n'avaient pour ainsi dire aucun intérêt à faire fonctionner un régime politique multipartite ou à adopter les conditions de base d'une société démocratique, y compris la tolérance à l'égard de la dissidence, la liberté de mouvement et la réintégration des populations dans les communautés dont elles avaient été expulsées par la force. Il n'y avait aucune tradition démocratique et on ne manifestait que très peu d'intérêt à l'égard des normes démocratiques.

De toute façon, le parti au pouvoir se voyait comme investi d'une mission particulière qui consistait à défendre le territoire, la religion, la culture ainsi que la mémoire de ceux qui avaient sacrifié leur vie pour la même cause sacrée.

• 0930

Étant donné que les armes ne s'étaient tues que depuis quelques mois, c'était un argument de force. Lorsqu'ils affirmaient que quiconque n'était pas avec eux était contre eux, nous ne pouvions accepter leur argument, mais nous pouvions facilement comprendre d'où il leur venait.

Cette année, nous avons constaté des changements positifs, particulièrement dans le canton no 1. L'attitude autoritaire et sur la défensive du parti au pouvoir dans le canton no 10 n'a pas beaucoup changé. Toutefois dans le canton no 1, le canton de Bihac, on assiste du moins en surface à d'importants changements. Le parti au pouvoir s'exprime en termes modérés. La liberté de presse est plus grande. L'opposition a une plus grande latitude pour fonctionner, même si la plupart de ses membres ont été écrasés par le parti au pouvoir. La police s'est acquittée de ses fonctions avec un professionnalisme surprenant durant toute la durée de la campagne.

Tous ces changements résultent, dans une large mesure, de la collaboration accrue entre les organismes internationaux et les politiciens locaux, la police et les autres institutions. Étant donné les abus qui ont été commis lors d'un passé récent, il s'agit d'un progrès important. Maintenant la mise en oeuvre des résultats des élections dans le secteur sous la surveillance des Canadiens progresse mieux que prévu.

Tout cela n'aurait pas été possible sans le cadre de sécurité ferme que l'IFOR/SFOR a instauré avec prudence l'année dernière notamment par l'entremise des Royal Canadian Dragoons, du Royal 22e Régiment et, cette année, du PPCLI, le Princess Patricia, et maintenant du Lord Strathcona's Horse et des autres unités qui leur sont associées.

Toutefois si je peux me permettre cette métaphore usée, le terreau démocratique comporte toujours passablement de cailloux et la plante fragile ne survivra pas si le milieu sécuritaire que la SFOR impose par la force est retiré prématurément. Les travaux concernant les autres objectifs essentiels—développement économique, droit de la personne et primauté du droit—seraient tout aussi vulnérables sans la présence de la SFOR.

Le retour des réfugiés dans leurs anciens domiciles est impossible sans l'intervention de la SFOR. Cependant, il subsiste un point d'interrogation important, et il concerne les réfugiés: Est-ce que ce retour aura lieu? Est-ce qu'il se fera à une échelle significative, même avec l'aide de la SFOR? Jusqu'à maintenant, les perspectives ne sont pas très encourageantes.

De toute évidence, je suis d'avis que le Canada devrait renouveler son engagement de maintenir des Forces canadiennes en Bosnie.

J'aimerais, en conclusion, vous donner d'autres raisons qui ont peut-être un lien moins direct avec la Bosnie en ce qui concerne le maintien de troupes là-bas. Nous avons perdu passablement d'influence auprès de nos principaux alliés de l'OTAN lorsque nous avons retiré nos troupes de l'Europe. Une action professionnelle vigoureuse de la part de nos forces dans un secteur difficile de la Bosnie contribuerait à nous faire regagner une partie des points que nous avons perdus en 1994. Ces points perdus affectent notre crédibilité lorsque nous participons à des débats en matière de politique étrangère, d'échanges commerciaux ou d'autres questions de politique avec nos principaux partenaires.

Si nous restons là-bas, combien de temps devrions-nous le faire? Dans quelle mesure notre politique devrait-elle demeurer alignée sur celle des Américains?

En passant brusquement à des engagements à court terme, parfois de six mois, durée dictée par le calendrier électoral américain, on mine les efforts de planification à long terme sur le terrain. En procédant de cette façon, nous préparons le terrain aux chefs qui entretiennent toujours des objectifs autoritaires ou violents en ce qui concerne la période qui suivra le départ de la SFOR.

Mais alors, combien de temps devrait durer cet engagement? Est-ce que nous nous engageons dans un processus inextricable comme celui des Balkans? Est-ce que nous nous enlignons pour une autre Chypre? D'abord, je pense que nous devrions faire attention en comparant la situation avec celle de Chypre. Malgré toutes les hostilités réciproques, il y a beaucoup plus de mouvement entre les frontières bosniaques, deux ans après la guerre, qu'il n'y en a eu à Chypre depuis que la crise a éclaté.

Je me hasarde à faire une suggestion que nous devrions étudier. Il s'agit d'un engagement de cinq ans comportant la possibilité de réduire la présence des troupes et la participation financière durant cette période.

Dans un domaine politique où les Américains ont été pour ainsi dire imperméables à toute idée autre que les leurs, je pense que le Canada aurait un certain succès s'il essayait de les persuader d'adopter une perspective un peu plus longue. Mais qu'arriverait-il si, pour une raison ou pour une autre, les États-Unis décidaient de se retirer? Devrions-nous ramasser nos affaires et rentrer à la maison? J'aimerais penser que notre politique à cet égard est en train de changer. Dans certaines circonstances, elle ne devrait pas nécessairement refléter celle de Washington.

Bien entendu, il faudrait que nous disposions d'un engagement de base réunissant suffisamment d'autres nations pour que la force de stabilisation conserve des éléments de dissuasion viables. Il faudra procéder ainsi parce que, pendant encore plusieurs années, il sera nécessaire d'imposer un environnement stable. De plus, notre investissement ou notre contribution à cet environnement sera considérablement moins important que les coûts cumulatifs qui en résulteraient pour chacun d'entre nous si la guerre reprenait.

Merci.

• 0935

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci monsieur Graham.

Professeur Cohen.

M. Leonard Cohen (professeur, témoigne à titre personnel): Je vous remercie de me donner l'occasion de présenter mes commentaires concernant la situation en Bosnie.

On m'a demandé de m'inspirer librement de mes remarques, aussi je devrai déterminer à quelle vitesse je devrai le faire. Il est toujours dangereux d'improviser. De cette façon, on risque toujours de parler plus longtemps.

Sur le plan biographique, je peux vous dire que j'étudie la région des Balkans et de la Bosnie depuis environ 30 ans. Et malgré tout, je ne suis encore qu'un novice dans l'étude de cette région. Même les gens qui vivent ici depuis des centaines de générations se retrouvent parfois complètement démunis devant la complexité de la situation, alors imaginez les experts de l'extérieur. Laissez-moi essayer de vous résumer rapidement mes remarques écrites.

Dans mon mémoire, je voulais vous mettre en garde contre ce que j'appelle le protectorat colonialiste, c'est-à-dire contre un mode de fonctionnement et un ton qui laissent entendre que nous pourrions facilement constituer de force une sorte de démocratie multiculturelle de village.

Je faisais une mise en garde contre cette idée qui, à mon avis, a teinté l'ensemble des opérations en Bosnie depuis la négociation des accords de Dayton. J'aborderai brièvement aujourd'hui ce que j'entends par protectorat colonialiste.

Laissez-moi vous dire d'entrée de jeu que je pense que les accords de Dayton sont admirables parce qu'ils ont réussi à mettre fin à la guerre ouverte. Il n'y a pas de doute à ce sujet. Parfois, dans ce type d'environnement il faut prendre les grands moyens comme cela été fait à Dayton et finalement avec beaucoup de succès. Même si le document de l'Accord de Dayton comporte des défauts, il a néanmoins réussi à mettre fin à la sauvagerie dans cette région.

Ce ton et ce mode de fonctionnement qui rappellent le protectorat colonialiste, et que j'évoque dans mon mémoire, représentent le type d'attitude que la communauté internationale a adoptée. Cette attitude suppose qu'en nourrissant constamment la reconstruction économique et sociale grâce à la présence d'une force militaire et à d'autres moyens, on arrivera à recoller tous les morceaux, les enclaves ethniques de la Bosnie, et à en faire une communauté cohérente, viable, démocratique assez rapidement. Je doute que ce soit réellement possible.

Dans mon mémoire, je m'inquiète par exemple de l'ampleur des activités de la CIA en Bosnie, il s'agit d'une des plus importantes missions de la CIA, de l'augmentation du nombre d'employés à l'ambassade américaine qui a triplé au cours de l'année dernière, de la saisie des tours de radiodiffusion qui ne servaient pas nécessairement à diffuser le genre d'expression que la communauté internationale voudrait entendre en Bosnie et de cette attitude qui consiste à jouer de l'intimidation pour essayer de mettre sur pied une nation et un État.

Aussi dans le cadre de ma discussion, je fais réellement une mise en garde contre la tentation de la communauté internationale de créer de toutes pièces un État-nation.

Je m'inquiète aussi de ce que j'appelle le prétexte fallacieux des élections, ou le piège des élections libres, c'est-à-dire l'idée que, si nous maintenons la tenue d'élections à quelques mois ou à quelques années d'intervalle, même si nous leur enseignons les habitudes de la démocratie... je pense, bien entendu que la démocratie électorale est un élément tout à fait nécessaire dans une politique pluraliste, mais c'est un élément insuffisant pour créer une politie pluraliste en Bosnie.

Nous devons nous méfier des dangers que comporterait un optimiste exagéré au sujet de la tenue des élections, et de ce que nous pouvons obtenir par leur entremise. Il est très difficile de déterminer quelles seront réellement les retombées de ces élections, c'est-à-dire celles qui viennent juste de se terminer au niveau municipal, et celles qui auront lieu l'an prochain. Je ne m'attends pas à ce que nous fassions beaucoup de progrès dans la réalisation d'une politie pluraliste en Bosnie pour les raisons que je pourrai évoquer durant la période des questions.

Cela ne signifie pas que l'OSCE n'a pas fait un travail magnifique et que le Canada—Élections Canada—n'a pas fait non plus un travail formidable. J'ai été à même de l'observer directement. Mais nous savons que le processus qui consiste à développer des habitudes de démocratie pluraliste est de longue haleine et que la tenue d'élections comme celles-ci ne constitue pas nécessairement la réponse toute trouvée pour mettre sur pied une démocratie viable assez rapidement en Bosnie.

Ceci étant dit—et c'est en quelque sorte le ton du mémoire que je vous ai présenté—il me semble que nous ne devrions pas mettre fin immédiatement à notre participation, et que nous ne devrions pas encourager immédiatement la partition de la Bosnie. J'estime que ce serait une catastrophe sur le plan stratégique si cela se produisait dès maintenant. Cela encouragerait les éléments extrémistes du pays. Je pense que cela entraînerait de nouveaux combats armés. Et cela affaiblirait la crédibilité des pays occidentaux et de tous les pays à l'échelle internationale. Aussi je ne suis pas en faveur d'un retrait précipité de la Bosnie.

• 0940

Je pense que le Canada devrait participer dans ce qui devrait remplacer l'IFOR et la SFOR qui sera probablement une BFOR ou une force de dissuasion. Je pense que nous pouvons participer à cette force. Je ne suis pas sûr, étant donné que je ne suis pas un spécialiste des questions militaires, de l'ampleur que nous devrions donner à cet engagement, toutefois il pourrait être de 1 200 à 600 ou de 1 000 ou même de 300 soldats. Mais j'estime que le Canada a fait un travail important en contribuant militairement, depuis le déploiement de la FORPRONU jusqu'à aujourd'hui, et que nous devrions poursuivre notre participation dans cette force internationale de quelque manière.

À mon avis—et c'est la conclusion à laquelle j'arrive dans le mémoire que je vous ai présenté—nous devons faire preuve d'un grand réalisme à l'égard de ce qu'il est vraiment possible de réaliser. Nous allons peut-être devoir réexaminer la question de la partition. Il se peut même que nous devions contribuer au processus qui pourrait déboucher sur une partition civilisée et pacifique et nous devrions être réalistes au sujet de ce qui pourra survenir en Bosnie. Le scénario auquel je m'attends est que trois principales enclaves ethniques s'éloigneront graduellement les unes des autres pour s'associer de façon plus étroite ou pour créer des liens particuliers avec leurs voisins. Dans le cas des Croates bosniaques et des Serbes bosniaques, avec la Croatie et la Serbie-Monténégro respectivement. Dans le cas de l'enclave musulmane, il pourra peut-être y avoir une association avec la Croatie ou même avec un État bosniaque à prédominance musulmane ou avec la Bosnie, un mini-État.

Il s'agira d'États-nations qui ne seront pas entièrement homogènes, mais principalement homogènes, avec probablement une tolérance très restreinte à l'égard de leur petite minorité. Il est à espérer que ces nations retrouveront un semblant d'unité au début du prochain millénaire afin de mettre en place une certaine forme d'union douanière ou de confédération. Je ne pense pas toutefois qu'un État bosniaque unifié, intégré et viable puisse résulter de tous les travaux et de tous les efforts qui ont été faits pour créer une nation et un État.

Voici dans les grandes lignes le contenu du mémoire que je vous ai présenté.

J'aimerais insister sur un certain nombre d'autres éléments. J'estime important que nous collaborions en ce qui a trait au tribunal de La Haye. Il serait important, à mon avis, que nous fassions quelque chose pour amener les criminels de guerre, qu'il s'agisse des gros bonnets ou du menu fretin, à La Haye. Il importe de ne pas mettre l'accent sur le châtiment collectif mais plutôt de procéder à des procès individuels pour les particuliers qui ont été accusés. Ce sera une bonne leçon.

D'un autre côté, je ne pense pas—et il s'agit réellement de déterminer comment nous allons procéder pour attraper ces gens, soit en utilisant la force militaire ou peu importe—que le fait de régler la question des criminels de guerre, que ce soit des gros bonnets ou du menu fretin, nous permettra de faire un pas en avant dans la construction d'un État bosniaque viable et cohérent. Cela doit être fait par les populations de la Bosnie-Herzégovine.

Merci.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Merci beaucoup.

Passons maintenant à Mme Shenstone.

Mme Barbara Shenstone (travailleuse pour le développement, Bosnie-Herzégovine, CARE Canada): Mesdames et messieurs bonjour. Je m'adresserai au comité en anglais,

[Français]

mais je serai heureuse de répondre à vos questions en français si vous le désirez.

[Traduction]

Je m'adresse à vous aujourd'hui en adoptant le point de vue d'un organisme non gouvernemental important sur le plan international qui porte le nom de CARE. Je travaille pour cet organisme dans la région de l'ex-Yougoslavie depuis le plus fort des combats en 1993. Par conséquent, les commentaires et le plaidoyer que j'aimerais présenter aujourd'hui adoptent la perspective d'une organisation de secours et de développement qui se trouve engagée dans la résolution des problèmes quotidiens de même que dans les succès de la paix fragile qui prévaut actuellement en Bosnie.

J'aurais trois messages à vous transmettre aujourd'hui. Premièrement, les accords de Dayton sont très récents et il faudra du temps, de même qu'un engagement politique et militaire renouvelé de la part de la communauté internationale pour qu'il se concrétise. Deuxièmement, la SFOR joue à mon avis un rôle essentiel dans le cadre des accords de Dayton. Selon moi, le temps n'est pas encore venu pour les troupes de rentrer à la maison. Troisièmement, la SFOR pourrait faire davantage en Bosnie. Avec un nouveau mandat et des forces nouvelles, la SFOR a un rôle essentiel à jouer dans la réalisation des promesses qui découlent des accords de Dayton, et c'est la garantie pour le retour en toute sécurité des réfugiés et des personnes déplacées dans leur foyer.

Je voudrais élaborer sur ces thèmes et pour ce faire, il me faudra faire référence aux activités de CARE. Je ne veux pas profiter de l'occasion pour faire la promotion de CARE. Nous ne sommes qu'une organisation non gouvernementale parmi les centaines qui agissent dans la région. C'est plutôt parce que les opinions exprimées ici résultent directement de l'expérience que j'ai acquise avec CARE, et j'espère qu'elles serviront à illustrer les questions dont nous allons discuter aujourd'hui.

• 0945

Aujourd'hui, CARE est à l'oeuvre dans 30 municipalités de la Bosnie.

Je ferai référence à la Bosnie-Herzégovine en utilisant l'abréviation BiH, qui est un peu argotique, mais j'espère que vous comprendrez.

Dans les deux entités, et des deux côtés de la fédération bosniaque, CARE est un organisme connu pour son travail avec les communautés minoritaires et les individus des différentes identités nationales. Nous travaillons avec les personnes déplacées, les personnes rapatriées et celles qui sont restées sur place.

Notre personnel national, qui se veut le reflet de ces différentes catégories, se chiffre aujourd'hui à 400 personnes. En fait, elles sont sur place depuis environ trois ans. Leur travail, qui est complété par dix membres internationaux—parmi lesquels se trouvent sept Canadiens—les amène chaque jour à faire face sur le terrain aux conséquences réelles de l'Accord de Dayton.

À bien des égards, l'Accord de Dayton est imparfait, mais c'est le seul que nous ayons. La seule perspective de l'annuler ou de le refaire est simplement trop horrible et trop coûteuse pour l'envisager. Sans Dayton, CARE est certain qu'il y aurait à nouveau la guerre et son cortège de centaines de milliers d'autres morts et de blessés, la désagrégation du commerce et de l'industrie, de nouvelles haines et des comptes à régler ultérieurement. Et je ne veux même pas entrer dans les conséquences d'une conflagration régionale.

Nous devrions nous rappeler, toutefois, que cette paix est très jeune. Officiellement, elle a deux ans; en réalité, en ce qui a trait au vécu sur le terrain, cependant, c'est plutôt un an, ou peut-être à la rigueur 18 mois. Ce n'est que depuis un court laps de temps que les réfugiés ont commencé à revenir chez eux, que les routes sont ouvertes, que des marchandises sont apparues dans les magasins, que les services comme l'électricité, l'eau et le gaz ont été partiellement restaurés à certains endroits, et que certaines entreprises et usines ont pu commencer à embaucher à nouveau. Si nous considérons seulement ces développements, les changements qui se sont produits aux cours des 18 derniers mois ont été spectaculaires et positifs.

Assurément, ils sont ressentis de façon retentissante dans le travail de CARE. Avant Dayton, pas plus tard qu'à l'automne 1995, mon organisation gérait une situation aiguë de secours humanitaire. Nous fournissions des denrées de survie ainsi qu'un soutien psychosocial et un appui à la santé aux personnes âgées et aux familles démunies victimes de la guerre, et nous travaillions dans des conditions très difficiles et dangereuses. Seul le personnel international circulait entre les territoires opposés, uniquement de façon intermittente et en cas d'impérieuse nécessité. Lorsque les gens s'aventuraient à circuler, ils se déplaçaient en véhicules blindés et étaient revêtus de gilets anti-éclats, de casques, enfin tout l'attirail. Pour ce qui est du personnel national, la plupart des gens étaient confinés aux voisinages immédiats, où ils risquaient aussi leur vie à chaque déplacement.

Conséquemment, même si nos cinq sous-bureaux répartis dans le pays s'occupaient de projets de sauvetage similaires, nos gérants de projet travaillaient dans l'isolement et, avant les accords de Dayton, ne s'étaient jamais rencontrés. Depuis la signature de Dayton, les conditions difficiles liées à la guerre ont graduellement, mais substantiellement, été écartées. Maintenant que les fusils se sont tus, la liberté de mouvement, spécialement au sein de chaque entité, s'est améliorée pour tous les Bosniaques, et même les plus démunis et les plus vulnérables—qui sont ceux auxquels nous nous intéressons le plus en tant qu'organisation humanitaire—sont moins isolés, ont plus de chances d'être rejoints par leur famille et leurs amis, et ont un meilleur accès aux services communautaires, là où ils existent.

Cette plus grande liberté a amené CARE à repenser et à redéfinir son rôle en Bosnie. Même là où le défi humanitaire demeure—et il demeure en maints endroits—d'apporter un soutien aux personnes âgées et aux personnes démunies, nous avons pu adapter nos programmes à cette nouvelle liberté, toutefois bien fragile. Les communications sont plus faciles et plus fiables et nous pouvons accorder plus d'attention à la consultation et à la coopération entre les organisations au sujet de la formation et de la mise en valeur du potentiel dans les institutions locales, et même à la formation sur place de notre propre personnel.

Pour la première fois en quatre ans, le personnel de CARE des différentes identités nationales a pu voyager, tenir des réunions et échanger des idées avec des collègues des régions autrefois hostiles à la leur. CARE encourage ce mouvement. Pour la plupart des Bosniaques, cette liberté n'est pas encore parfaite. Nous l'encourageons parmi le personnel, parmi nos bénéficiaires et parmi les organisations partenaires, car il s'agit d'une façon d'encourager la communication et la possibilité de réconciliation.

Plus positif encore, CARE est en mesure de modifier ses programmes, pour passer de la fourniture de secours—vivres, eau, refuge, médicaments—à un programme de transition qui favorise l'autonomie des ressources locales et leur prise en charge de la reconstruction sociale et physique, de la recherche de solutions pacifiques et de la réconciliation. Maintenant, CARE reconstruit des écoles, des cliniques et des maisons; aide les petites entreprises locales; soutient les groupes d'entraide; travaille avec les enfants et les enseignants; et fournit des renseignements sur les services sociaux et juridiques aux personnes rapatriées et aux personnes déplacées.

• 0950

Toutes ces activités prennent du temps, et ce dont la Bosnie a besoin je crois, par-dessus tout, c'est du temps. Malheureusement, le temps est un élément dont la communauté internationale ne dispose pas en raison de son besoin de passer à la prochaine crise et de son désir d'obtenir des succès rapides, peu coûteux et apparents. Mais le temps est le grand guérisseur. Bon nombre de ces processus ne peuvent être précipités, plus particulièrement après une guerre qui a détruit si durement la structure même de cette vieille société. Il s'agit d'une guerre qui a déplacé 60 p. 100 de la population et a donné un nouveau sens à l'expression «conflit ethnique».

Les activités d'édification de la paix exigent aussi un niveau minimal de sécurité. Pour le moment, cette sécurité est assurée par la présence de la force internationale de maintien de la paix, la SFOR. Cette sécurité est fondamentale pour tout le reste. Elle sert d'appui à tout effort de transformation sur les plans social et politique. C'est un peu comme le serre-joints qui, pour le moment, maintient en place les structures encore fragiles de la Bosnie. Après 18 mois, le ciment qui servira éventuellement à maintenir ces structures ensemble n'est pas encore durci. Il n'a pas eu le temps de durcir.

Quel est ce ciment? Selon l'expérience de CARE, le ciment, ce sont les forces politiques et sociales qui contribuent à l'édification et au renforcement de la paix en Bosnie: l'établissement de la primauté du droit; des citoyens habilités à exprimer leurs besoins et leurs préoccupations au sein d'une société civile active; la croissance économique; des voix fortes en faveur de la tolérance et de la pluralité; des institutions démocratiques.

Les forces opposées, qui tendent à pousser le pays vers le conflit et la guerre sont le fanatisme nationaliste, le militarisme, la faiblesse économique, les activités économiques criminelles, l'abus des droits civils et humains et des élites politiques indélogeables, pour n'en nommer que quelques-unes.

Mais la fragilité de cette paix est telle que la lutte entre les forces en faveur de la paix et les forces en faveur de la guerre se manifeste dans toutes les dimensions de la vie quotidienne. Je pourrais citer de nouveaux exemples chaque jour dans le travail de CARE: une femme âgée expulsée de l'appartement qu'elle occupe depuis 50 ans, parce qu'elle n'appartient pas au bon groupe ethnique; et des menaces proférées au personnel qui a simplement donné de l'information aux réfugiés qui veulent retourner chez eux.

Pour laisser durcir le ciment de la réconciliation et de la paix, nous avons besoin de ce serre-joints que représente la sécurité que nous procure la SFOR. Ce n'est pas un serre-joints permanent. L'image que j'ai en tête est celle d'un modèle en bois que vous fabriquez; vous avez besoin des serre-joints pendant un certain temps, pas pour toujours, mais pour un moment. Le serre-joints tient depuis 1995 et ne doit pas encore être enlevé.

Aussi, je vous implore aujourd'hui de laisser les troupes canadiennes en Bosnie. La SFOR a besoin de leur professionnalisme, de leur bon exemple, de leur engagement impartial à procurer les conditions sécuritaires dont dépendent toutes les autres activités sociales et politiques.

Je pense qu'il serait irresponsable de retirer les troupes maintenant. Je crois que le Canada doit tenir jusqu'au bout, voir au-delà de ce processus et, en définitive, tenir ses promesses envers les individus et les groupes qui veulent réellement construire une nouvelle nation fondée sur la justice sociale et la démocratie.

J'ai plusieurs autres messages. Je pense que la SFOR pourrait effectivement faire encore mieux pour assurer la sécurité que garantit Dayton. Un obstacle majeur empêche les accords de Dayton de fonctionner, et c'est le fait de pas avoir encore tenu une de ses grandes promesses. Il s'agit de la promesse à l'effet que les gens de la Bosnie pourront retourner chez eux. C'est un aspect fondamental de Dayton, et c'est l'un des grands échecs de Dayton jusqu'ici.

À ce jour, plus d'un million de personnes sont encore déplacées ou réfugiées. Elles ne peuvent retourner chez elles pour un certain nombre de raisons, comme la pénurie d'habitations, les obstacles juridiques et bureaucratiques et le leadership politique obstructionniste. Mais, fondamentalement, elles ne sont pas en sécurité si elles essaient de retourner chez elles. Elles risquent des attaques physiques, l'isolement politique et la discrimination économique.

Mais qu'a donc à faire la SFOR avec tout ceci, pensez-vous. La SFOR peut faire beaucoup, selon moi.

• 0955

D'abord, elle doit outrepasser ses propres divisions internes, clarifier son mandat et travailler de concert avec les organismes civils de Dayton pour garder bien en vue le principal objectif, qui consiste à réaliser la promesse fondamentale de Dayton—le droit des gens à retourner chez eux. Tant que le droit de retour, et son corollaire, la liberté de mouvement, sont attaqués de front, il n'y aura pas de paix durable dans les Balkans. Dans les faits, en mettant au premier plan la question des frontières et des territoires et en hésitant à s'engager sans réserves à garantir la sécurité des gens qui les traversent, la SFOR contribue en réalité à solidifier la partition et la séparation du peuple bosniaque. Je suggère que la partition pour cette région est au mieux une solution à très court terme. Ce n'est pas la réponse, car de cette façon on ne traite pas les problèmes sous-jacents et on ruine les perspectives de paix à long terme.

La première chose que pourrait faire la SFOR est de mettre la main sur les criminels de guerre internationaux et de les arrêter. Ce serait la première étape pour débloquer le problème du retour. Seule la SFOR peut réaliser cela, et si nous sommes sérieux au sujet de la paix, cela doit être fait.

Ces criminels de guerre qui continuent d'exercer une grande influence politique et militaire abîment le ciment de la réconciliation. Ils continuent de faire en sorte que la promesse fondamentale de retour soit tournée en ridicule. Même s'ils sont peu nombreux, à chaque incident qu'ils provoquent, ils renforcent les objectifs d'autres fanatiques nationalistes de poursuivre des politiques parallèles d'exclusivité ethnique et de dominance. Ils alimentent la crainte et la haine et étouffent les voix de la tolérance et de la modération. Et ils sapent les chances de réconciliation, car en l'absence de justice, le blâme à propos de la guerre continue de reposer entièrement sur les groupes ethniques, plutôt que sur les individus.

Certains de ces criminels de guerre sont aussi des criminels ordinaires, qui opèrent selon le style de la mafia en faisant usage de la violence et de la corruption. Ils n'ont aucune raison de favoriser la primauté du droit ou de calmer le fanatisme national ou encore de faciliter le retour des minorités dans les zones qu'ils contrôlent. Il est essentiel de s'attaquer à ces criminels de plein front. Ils doivent être retirés de la circulation. Ils doivent être livrés au tribunal sur les crimes de guerre et poursuivis, car ils se moquent de l'Accord de Dayton et minent ceux qui veulent vraiment y travailler.

Je sais que les opinions diffèrent quant à savoir si le mandat de la SFOR s'applique à la tâche de mettre la main sur les criminels de guerre, et qu'il y a des inquiétudes relativement aux risques politiques et militaires, mais il est clair que l'Accord de Dayton contient des dispositions permettant à la SFOR de jouer un tel rôle. En particulier, voyez les annexes 1A, VI.3.a et d. Ces clauses confèrent à la SFOR la responsabilité de soutenir les activités des autres organisations de mise en oeuvre de la paix. Selon moi, il y a beaucoup de place pour l'interprétation de ce mandat de la SFOR.

La question des risques de pertes militaires est aussi une considération pour tout contingent de maintien de la paix, et elle ne doit pas être prise à la légère, particulièrement lorsque le soutien du public à un déploiement outre-mer est incertain. Par ailleurs, nous devrions nous rappeler les mots du juge Goldstone, qui est venu ici et a parlé avec beaucoup d'éloquence des tribunaux chargés de juger les crimes de guerre. La revendication à l'effet que c'est trop dangereux est fondamentalement inacceptable, a-t-il dit. «Accepterions-nous une telle excuse pour notre propre police, dont la tâche consiste à assurer notre sécurité en arrêtant les criminels dangereux? Non, nous n'accepterions pas une telle excuse... et il n'y a aucune raison de l'accepter dans le cas de la Bosnie-Herzégovine.»

CARE se trouve dans une position unique pour demander que la SFOR démontre une plus grande volonté à prendre des mesures proactives contre les criminels de guerre. À titre d'organisation civile qui a pris et continue de prendre des risques pour mettre des programmes sur pied, CARE demande à la SFOR de faire la même chose—non pas de façon téméraire ou imprudente, mais avec fermeté néanmoins. Le fait que la SFOR ait déjà pris des actions contre plusieurs criminels de guerre et qu'elle soit intervenue pour faire fermer une station de radio dans la période précédant les élections me laisse croire que certains des contingents de la SFOR peuvent et ont la volonté de prendre ces risques.

Le Canada peut certainement soutenir et endosser ce rôle pour la SFOR. Si le mandat de la SFOR doit être clarifié, je suggère que le Canada use de son influence aux plus hauts niveaux pour voir à ce que cela se fasse.

Finalement, je suggère que la SFOR cesse de parler autant de stratégies d'évacuation. En agissant ainsi, elle encourage ceux qui ne veulent pas coopérer ou qui veulent faire de l'obstruction à adopter l'attitude du «nous pouvons attendre qu'elle soit partie». Ils sont encouragés à retarder les choses et à tergiverser, car ils savent que l'avenir et l'objectif de la SFOR sont incertains.

• 1000

Finalement, nous devons tenir nos promesses envers la Bosnie, avec les forces de paix, de réconciliation et de tolérance. Pour ce faire, nous devons tenir jusqu'au bout et obtenir de la SFOR la garantie que les forces de la violence sont réellement monopolisées et ne sont plus entre les mains des criminels et des semeurs de haine. L'Accord de Dayton est tout ce que nous avons. Avec un engagement et un objectif renouvelés, tous ceux qui sont impliqués, civils et militaires, doivent se mettre à la tâche et tenir leurs promesses.

Merci beaucoup.

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci, madame Shenstone.

Je veux seulement vous dire au nom des membres qui sont allés en Bosnie, qu'à Banja Luka, nous avons beaucoup apprécié l'hospitalité de CARE Canada. Nous avons rencontré bon nombre de vos travailleurs, et je crois qu'il est juste de dire que nous avons entendu de la part des policiers et des officiers militaires qui ont participé à cette réunion que le travail effectué sur place par CARE est grandement respecté. Nous reconnaissons assurément que bien des travailleurs ont risqué leur vie dans des situations très difficiles pendant la période où ils ont fourni le secours humanitaire.

Mme Barbara Shenstone: Merci beaucoup. Merci de votre appui.

Le coprésident (M. Bill Graham): Au même titre que le travail effectué par nos forces armées, nous sommes très fiers de vos réalisations sur place de même que de celles des autres ONG et des représentants de l'ACDI et les autres. Merci.

Nous passons à M. Mills.

M. Bob Mills (Red Deer, Réf.): Merci à nos invités d'être venus. Je veux poser des questions d'ordre général dans trois domaines et peut-être que j'élaborerai un peu sur ce que je veux exactement. Je sais que les réponses ne sont pas très faciles et je suis certain qu'autour de la table tous ont à peu près les mêmes questions.

Le premier problème que nous avons avec cette question, c'est que nous adressons un double message au public. Qu'en pense le public hors d'ici?

Je me souviens d'un point de presse où j'écoutais l'ex-ministre de la Défense et notre ministre des Affaires étrangères dire que d'ici le 31 décembre 1997, nous serions sortis de là, que c'était garanti à 100 p. 100, et qu'il était hors de question que nous revenions sur un prolongement de la mission. Le public a entendu ce message. Il s'est ensuite demandé combien de temps nous devons rester. Il s'agit d'une guerre civile qui dure depuis 1500 ans. Avons-nous réellement une influence ou est-ce que les gens de cette région, les parties en présence, n'attendent que notre retrait pour pouvoir continuer ce qu'ils font depuis tant d'années, à savoir une guerre civile? Pouvons-nous réellement faire bouger les choses?

D'être allé sur place, d'avoir observé les élections et d'avoir été avec les gens et de pouvoir mettre un visage à ce problème a eu des répercussions émotionnelles énormes sur moi. Maintenant, je comprends vraiment les trois aspects de cette question et je peux comprendre pourquoi nous voudrions rester.

Pour ce qui est du public canadien, j'ai fait le circuit des clubs sociaux avec mon diaporama et ma présentation sur la Bosnie. Au début, plusieurs disent que nous devrions juste laisser tomber; nous ne pouvons faire bouger les choses de toute façon. À la fin, je fais un sondage et le vote est d'environ 50-50. Il n'y a pas de solution. Devrions-nous rester ou devrions-nous partir? Quels sont les coûts? Combien de temps devrions-nous rester? Pouvons-nous faire bouger les choses?

Une question est soulevée constamment et c'est celle-ci:puisque cela se passe en Europe, est-ce que les Européens ne devraient pas s'engager davantage? Bien sûr, il y a tant de bagages là. Les Allemands ont des bagages, les Turcs ont des bagages, les Russes ont des bagages. Avec les réfugiés, ce qui a certainement été mentionné par chacun d'entre nous, il y a un million de personnes installées en Allemagne et dans tous ces autres pays.

Aussi, je crois que ma question est la suivante: combien de temps devrions-nous rester? Devrions-nous arrêter les criminels de guerre? L'Europe devrait-elle accroître sa participation? Qu'arrivera-t-il si nous quittons et que la guerre éclate? Quelles seront les conséquences? Est-ce que la guerre peut traverser les frontières? Je voudrais seulement que vous nous parliez de questions générales de ce genre, car je pense que c'est ce que veut savoir le public canadien.

M. Leonard Cohen: Je pense qu'il s'agit de très bonnes questions, et que c'est très frustrant de devoir faire face à des électeurs qui ont entendu des députés et d'autres presque jurer sur une pile de bibles que nous y allions pour un certain laps de temps et que nous sommes encore là alors que ce laps de temps est écoulé. Pourquoi les choses ne vont-elles pas mieux?

C'est évidemment votre travail de présenter ce message à vos électeurs, mais je pense que vous devez leur expliquer cela en terme de conflits de faible intensité, de conflits d'intensité élevée et de conflits régionaux à l'échelle de la planète à l'heure actuelle, il n'y a tout simplement pas de réponses faciles. Vous faites vos paris et vous prenez des risques.

• 1005

Dans un contexte comme celui de la Bosnie, vous ne pouvez vous attendre à régler ces choses du jour au lendemain. Je pense que nous faisons du bien. Il s'agit d'une société profondément segmentée. Elle sera profondément segmentée pour encore un bon moment. Il se peut que nous ayons à observer une transition vers une segmentation encore plus grande et un genre de paix ou un divorce de velours avant une réunion éventuelle, et notre présence peut contribuer à améliorer le contexte de ce divorce.

Je ne suis pas en faveur de la partition. Ce n'est pas une solution idéale, mais dans les circonstances, alors que les gens prennent les choses à coeur et sont très émotifs concernant les blessures créées lors des récents combats, nous pourrions avoir à permettre cette sorte de différentiation. Essayer de maintenir de force un serre-joints au moyen de la force militaire ressemble à une forme de condescendance. Ce que j'appelle le protectorat colonialiste ne fonctionne tout simplement pas dans un contexte comme celui de la Bosnie, il me semble.

Le juge Goldstone peut avoir de bons objectifs. Je suis très en faveur de la nécessité d'arrêter les criminels et de résoudre ces questions, mais je dois faire une distinction entre la question de l'arrestation des gros poissons, comme je les ai appelés plus tôt, et les perspectives réalistes à l'effet que la Bosnie puisse devenir un État démocratique cohérent.

J'en aurai pour un moment seulement. En fin de semaine prochaine, il y aura des élections dans la Republika Srpska, autrement dit en République serbe, et je pense que les gros titres diront que certains non nationalistes ont gagné. Il y a plus de 40 partis. Mme Plavsic, bien entendu, s'occupe déjà de Dayton, et nous essayons de marginaliser l'enclave des Serbes radicaux de Pale, dans l'est de la Bosnie. Nous encourageons les plus modérés, les nationalistes mous dans la partie ouest de la Bosnie, et nous obtiendrons peut-être de bons résultats lors de ces élections.

Soyons clairs au sujet d'une chose. Pour ceux d'entre nous qui connaissent le terrain—comme je l'ai dit, nous sommes tous des novices, mais je pense que je comprends le régime de parti qui émerge dans la République serbe—ces nationalistes mous sont les enfants du même père. Il ne s'agit pas du clan de M. Karadzic, il s'agit du clan de Mme Plavsic et d'une multitude de petits partis. Mais ces nationalistes mous sont néanmoins des nationalistes. Ce sont des patriotes serbes. Ils vont suivre un programme qui mettra l'accent sur la segmentation et sur la différentiation de la Republika Srpska.

C'est difficile à expliquer. Aussitôt que vous commencez à parler de la complexité de la Bosnie, vous perdez parfois vos électeurs. L'essentiel pour les Canadiens c'est de savoir s'ils veulent que leurs fils et leurs filles participent à une SFOR plus puissante, plus musclée qui va sur le terrain et qui arrête davantage de petits poissons et de gros poissons.

J'écoutais les commentaires de Barbara. Je suis très sympathique à bon nombre de ses objectifs, mais je pensais à Mme Albright, ma vieille amie depuis l'université, qui a fort bien réussi et qui est une femme d'une intelligence supérieure, avec qui je sympathise. Mme Albright aimerait entendre ce que vous avez dit. C'est la ligne qui est préconisée par Washington: le coup de filet, arrêter ces criminels de guerre, les rassembler, leur forcer la main. Pour toutes les raisons que j'ai mentionnées, je ne suis pas très optimiste quant aux perspectives d'une Bosnie construite sur ce genre de serre-joints. C'est un message difficile à faire passer, mais c'est mon opinion.

[Français]

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Monsieur Turp.

M. Daniel Turp (Beauharnois—Salaberry, BQ): D'abord, permettez-moi de dire que j'ai beaucoup apprécié vos trois exposés et, comme le président, nous avons beaucoup apprécié le travail que CARE International a fait en Bosnie-Herzégovine.

Ma première question porte—et je ne pense pas que vous ayez répondu à la question de mon collègue, le député de Red Deer—sur le nombre d'années que la SFOR ou d'autres organisations devraient passer en Bosnie. Dans vos remarques, monsieur Cohen, vous parlez de plusieurs décennies, tandis que M. Graham a mentionné tout à l'heure une période de cinq ans. J'aimerais en savoir davantage. J'aimerais notamment savoir si vous voyez évoluer les rôles respectifs de l'OTAN, de l'ONU et de l'OSCE pendant cette période de cinq ans ou ces décennies.

Ma deuxième question est plus importante et elle concerne les États-Unis. J'aimerais savoir comment la position des États-Unis est en train d'évoluer selon vous, monsieur Cohen, qui connaissez bien la situation et semblez aussi bien connaître la politique étrangère américaine en la matière.

• 1010

Vous nous avez parlé de la présence des agents de la CIA qui se multiplient. J'aimerais savoir ce que vous pensez que le Canada et d'autres pays devraient faire si les États-Unis devaient ne pas accepter de continuer leur participation à la mission de paix en Bosnie-Herzégovine.

[Traduction]

M. Leonard Cohen: Vous abordez de nombreuses questions ici. J'essaierai de répondre à quelques-unes d'entre elles.

M. Mills a demandé si nous pouvons faire bouger les choses. Je perçois un contraste entre les sept mois que j'ai passés en Bosnie l'an dernier et les six autres mois que j'y ai passés cette année. Nous avons obtenu des résultats. Dans le secteur du Canton no 1, en particulier, il y a eu des améliorations significatives. À certains égards, c'est surprenant qu'il y ait eu tant de changements dans une période de temps relativement courte, étant donné le déchirement causé par la guerre. Donc, oui, je pense qu'il y a un certain rendement sur l'investissement, et c'est un investissement considérable.

Combien de temps devrions-nous continuer? J'ai mentionné cinq ans, mais il s'agit d'un chiffre assez arbitraire. Cependant, je pense que moins que cela est irréaliste et fait abstraction de l'histoire de la Bosnie, ainsi que de la nécessité de nous accorder du temps pour renforcer les médias. Les médias ont un rôle énorme à jouer en essayant de présenter des messages qui franchiront les frontières ethniques. Un des éléments combustibles de l'avant-guerre était le contrôle des médias par des groupes ethniques précis qui étaient en mesure de propager la haine et des messages très provocateurs.

Il faut du temps pour guérir certaines des très profondes blessures, et je pense que l'instauration d'une planification cohérente et de politiques, politiques qu'a décrites Barbara, nécessite plus de temps pour arriver à maturité. Cinq ans sont essentiels. Le travail relatif à l'intégration, au développement économique et aux droits humains requiert un cadre de travail où règne la stabilité, que seule la SFOR peut mettre en oeuvre.

Une autre question avait trait aux Européens, à savoir s'ils devraient prendre la responsabilité. Ceci nous ramène à certaines des questions qui ont été considérées dans les années 30 et à notre vision dans les années 30. On ne peut faire un parallèle total, mais il y a un certain parallèle à faire. C'était un conflit majeur.

Il y a une autre situation dans laquelle nous avons eu un rôle à jouer et continuons d'avoir un rôle à jouer, à savoir d'essayer de susciter un environnement plus stable, mais il y a l'autre valeur stratégique liée à l'investissement que représente la présence des troupes canadiennes, et c'est ce qui nous vaut des points lors des négociations que nous avons avec nos principaux partenaires de l'OTAN.

Nous avons perdu beaucoup de points lorsque nous nous sommes retirés de l'Europe en 1994, vraiment beaucoup de points à ce moment-là. Nous ne les avons pas encore récupérés, mais nous sommes en train d'en récupérer une partie en faisant cet effort, et en le faisant de façon aussi professionnelle que nous le faisons présentement dans la situation bosniaque.

• 1015

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Je vous dirai professeur, que les règles de fonctionnement ici, ou le mandat, si je puis dire—peut-être qu'il serait préférable que ce soit plus clair pour les témoins—veulent, considérant que beaucoup de membres désirent poser des questions, que nous accordions à chacun une période de cinq minutes pour les questions et les réponses. Si la réponse dépasse cinq minutes, cela signifie que les questions de la prochaine personne ne pourront pas être posées.

Une question précise a été posée à M. Cohen au sujet de la politique américaine, et je pense que nous sommes tous intéressés à entendre la réponse. Donc, peut-être très rapidement, un bref commentaire...

Est-ce que cela vous convient? Bien. Par la suite, M. Cohen pourrait peut-être répondre à la question de M. Turp.

Mme Barbara Shenstone: J'allais appuyer la remarque de M. Graham à l'effet que cinq ans, c'est le minimum.

J'apprécie aussi votre préoccupation à l'égard d'un certain grand plan d'ensemble américain en vue de créer en quelque sorte un État factice en Bosnie. Cependant, je vous rappellerais que les gens sur le terrain en Bosnie veulent réellement revenir chez eux. Ils veulent réellement être capables de revenir chez eux.

Maintenant, les leaders en Serbie peuvent vous dire que ce n'est pas le cas, mais notre expérience sur le terrain, près des gens ordinaires—et c'est exprimé plus largement dans la fédération—c'est que les gens veulent réellement retourner chez eux.

J'aimerais vous rappeler qu'il s'agit de l'Europe, et que les conceptions sont différentes. Au Canada, nous déménageons partout au pays pour trouver du travail. Nous pensons, mais quel est le problème? Ils peuvent aller vivre ailleurs en Bosnie et refaire leur vie. Ce n'est pas aussi simple. Il s'agit d'une société où les gens ont vécu et travaillé toute leur vie au même endroit. C'est ce qu'ils connaissent, et c'est ce en quoi ils croient. Dans la plupart des régions d'Europe aujourd'hui, les gens ne font pas que passer et se dépêcher.

De même, je suggérerais que le temps qui est nécessaire vise en fait à permettre l'avènement d'une société civile, fondamentalement, afin de trouver une alternative à ce grand projet de construction. Le serre-joints auquel je fais référence n'est pas un serre-joints de construction, c'est un serre-joints de sécurité, un serre-joints qui stabilise les éléments pendant que le ciment durcit.

[Français]

Je dirais que cinq ans, c'est le minimum absolu.

[Traduction]

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Professeur Cohen.

M. Leonard Cohen: Si j'avais la vision et les qualités de prophète d'un Bill Gates, je suppose que j'aurais la réponse à votre question sur la durée. J'ai le regret de dire que, selon moi, si nous visitons la Bosnie en 2020 ou en 2050, ce ne sera pas une démocratie viable et cohérente. Même si nous avons pu encourager certains éléments qui commencent à fonctionner ensemble, et c'est pour cela que je crois que nous devons rester, nous ne devons pas surévaluer notre capacité de faire ce genre de choses.

La démocratie telle que nous la connaissons, même si elle a vu le jour en 1215 ou bien en 1688 ou en 1689, est en réalité une oeuvre en cours de réalisation. Il faut un temps infiniment long pour créer le genre de ciment dont a besoin une société civile, et surtout après les blessures qui sont survenues dans la récente barbarie.

Il est donc très difficile de dire combien de temps. Ceci nous ramène à la frustration... de parler à des électeurs, parce que les gens n'aiment pas entendre cela. Leurs impôts aujourd'hui, ils ont besoin de les utiliser à autre chose, et je comprends cela.

Je ne parlais pas vraiment d'un grand plan; je parlais d'un certain ton adopté, d'un certain contexte. Lorsque je parlais de la mission de la CIA, ce n'est pas à moi à dire aux États-Unis quelle ampleur devraient avoir leurs opérations de renseignements.

Je suggérais que des opérations de renseignements d'envergure étant mises en place, le programme de formation en matière d'équipement servant à assister la force militaire, qui est en train de créer une réelle force militaire croato-musulmane beaucoup plus puissante que la force militaire serbe, et qui peut se mobiliser elle-même, si nous devions partir, crée un déséquilibre dans l'autre sens. Ils voulaient créer un équilibre, un genre de structure de dissuasion. Maintenant, on va dans l'autre sens. Nous avons demandé à tous de détruire les armes en vertu du système de régime d'armes et nous déversons une avalanche d'armes ici, ce qui pourrait alimenter une agression future par les politiciens musulmans et croates qui veulent consolider leurs territoires.

J'étais donc préoccupé par ce genre de choses—ce genre de contexte, ce genre d'attitude.

En même temps qu'un tas d'autres choses que m'amène à faire ma spécialisation, qui a un mille de profondeur et qui n'est pas trop large, je l'admets, chaque jour je lis les communiqués émanant des conférences de presse tenues par la SFOR au Holiday Inn à Sarajevo. Je lis ce que les officiers de la SFOR et de l'OTAN disent alors qu'ils procèdent à cette expérience de construction d'une société, et il semble que les Autochtones donnent des signes d'agitation, ce avec quoi ils doivent composer. Ils s'impatientent ici, ils font cela ailleurs. Ils ont en quelque sorte à les pousser ensemble. Ils doivent composer avec le noyau constitutionnel.

• 1020

Ils ont élaboré une forme de marché entre les Croates et les Musulmans, Ils n'aiment pas cela parce que ce n'est pas dans l'Accord de Dayton, dans les annexes ou autres. Ils doivent s'assurer que c'est inconstitutionnel de leur point de vue. Vous ne pouvez créer le ciment de cette façon. Vous ne pouvez créer l'effervescence ou l'essence d'un élan démocratique dans une société par ce genre de manoeuvres extérieures. C'est ce qui me préoccupe.

Si le Canada reste sur place d'une manière ou d'une autre jusqu'en l'an 2000, 2005 ou 2010, nous ne devrions pas essayer de pousser dans cette direction, mais nous devrions essayer d'être réalistes quant à ce que nous pouvons réaliser. C'était ce que je voulais dire au sujet de la politique américaine. Chaque pays, et dans ce cas, c'est la superpuissance du sud, fera ce qu'il a à faire en fonction de ses propres intérêts...

Au fait, les sondages en Bosnie ne démontrent pas que tout le monde veut retourner chez eux, même si beaucoup de gens le font. Je peux assurément comprendre que des gens veuillent revenir là où leurs ancêtres sont ensevelis, où sont leurs vergers et où ils ont grandi, mais la communauté internationale ne peut ramener toutes les personnes chez elles et leur fournir le billet. Ce n'est pas seulement la question de ne pas être les policiers de la planète; c'est tout simplement que nous ne pouvons pas le faire.

Il y a eu d'énormes transferts de population dans cette région du monde après la Première Guerre mondiale—Turcs et Grecs et d'autres. Tous n'ont pu revenir chez eux. C'était une guerre terrible et, assurément, j'ai en horreur ce qui arrive—je ne peux fermer les yeux sur cela. Mais nous ne pouvons ramener 1,1 million de personnes chez elles. C'est pourquoi je parlais d'un divorce pacifique jusqu'à ce que dans les différentes enclaves des éléments émergent favorisant la tolérance des uns envers les autres, afin de permettre aux gens de rentrer chez eux.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Madame Beaumier.

Mme Colleen Beaumier (Brampton-Ouest—Mississauga, Lib.) Merci.

J'aimerais d'abord commenter la réunion de l'OTAN aux Nations Unies avec l'ambassadeur de Bosnie. L'une des choses que nous pouvons réaliser grâce à la présence de la SFOR, a-t-il dit, est que la SFOR peut attaquer lorsqu'il y a un stock d'armes. Pourquoi peut-elle le faire? Simplement parce qu'elle en a le pouvoir. Elle n'a pas besoin pour attaquer d'être armée jusqu'aux dents. La présence de la SFOR en soi donne de la crédibilité et de la puissance au mouvement de paix.

Je suis d'accord avec vous concernant la stratégie d'évacuation. Lorsque j'étais en Bosnie, c'était «Passe le sel et le poivre, et quand la SFOR partira, nous pourrons attaquer et en finir avec les Bosniaques.» C'est pourquoi je suis d'accord que nous ne devrions pas parler d'une stratégie d'évacuation.

Je me demande si les troupes canadiennes qui sont là-bas ressentent un peu de méfiance à leur égard. Tout d'abord, les Serbes de Bosnie ne veulent pas particulièrement de nous, et on ne peut pas ne pas se demander si les Musulmans et les Bosniaques n'ont pas un peu de ressentiment, parce qu'au début, nous avons dit que nous ne nous impliquerions pas et qu'en fin de compte, nous avons imposé un embargo sur les armes, ce qui est peut-être pire que de ne pas s'impliquer.

Je ne crois pas que l'on puisse dissocier la criminalité de la guerre. Pouvons-nous vraiment nous attendre à ce que la primauté du droit soit exercée alors que des criminels de guerre sont encore au large et jouissent du butin de la guerre? Y a-t-il un plan pour redonner la terre aux réfugiés déplacés? Selon ce que je comprends, les criminels de guerre se sont approprié certaines fermes très rentables qui appartenaient aux fermiers musulmans déplacés. Apparemment, leurs terres sont maintenant en possession de ces criminels de guerre.

M. John Graham: J'essaierai de donner une réponse plus brève cette fois-ci.

Premièrement, concernant les troupes canadiennes et les Serbes de Bosnie, elles ne sont pas dans des secteurs musulmans ou croates, donc, elles ne transigent pas avec les Serbes de Bosnie de façon quotidienne. Elles avaient une responsabilité du côté serbe l'an dernier, mais cela a changé.

Quant à leurs rapports avec les Croates et les Musulmans, je dirais qu'en raison de leur professionnalisme et de leur compétence, elles se sont attiré leur respect. Elles sont capables de faire des choses efficaces. Elles ont réellement contribué à calmer les esprits, là où c'était important de le faire. Elles ont empêché la violence de s'installer. Lorsqu'elles utilisent leur pouvoir, car elles doivent parfois le faire, non pas en utilisant des armes, mais en se manifestant et en disant que quelque chose doit se produire, il y a du ressentiment. Mais, tout compte fait, en raison de la stabilité qu'elles procurent, il y a du respect. Il s'est accru de façon graduelle et cumulative.

• 1025

L'autre question à l'effet de dissocier la guerre des criminels et de la criminalité est une question énorme. Je pense que c'est une de ces questions, qu'avec réalisme et à regret, personne ne peut résoudre complètement dans un avenir prévisible. C'est tellement imbriqué dans la structure de cette société, et c'est quelque chose qui ne résulte pas de la dernière guerre, mais qui nous ramène à l'histoire de la Bosnie.

L'un des problèmes majeurs auxquels, nous le savons, nous de l'OSCE, doivent faire face Barbara et les autres est le degré de corruption et les frustrations qui s'y rattachent.

Je pense qu'il est préférable que je m'arrête là.

Mme Colleen Beaumier: Je crois sans réserves que la guerre est malheureusement très profitable pour quelques individus. Malheureusement, nos soldats ont probablement eux-mêmes dû se distancer des politiciens qui les ont envoyés là, parce que je ne suis pas certaine que nous, en tant que politiciens, prenons toujours des décisions équitables. Mais allons-nous arrêter ces criminels de guerre?

M. Leonard Cohen: Les gros poissons ne mènent pas une vie très heureuse en ce moment. Le général Mladic et M. Karadzic doivent se déplacer constamment. Bien sûr, certains Croates inculpés de crimes de guerre sont maintenant à La Haye.

Comme je l'ai déjà dit, il est important de les arrêter, mais je ne pense pas que nous réussirons à moins qu'une opération spéciale ne soit déclenchée. Cette opération devrait probablement être une entreprise américano-britannique. Je pense que c'est déjà projeté, et qu'ils sont prêts à essayer de les arrêter, s'ils peuvent y arriver sans provoquer trop de pertes du côté de la force internationale. Comme je l'ai dit, je ne pense pas qu'un bon matin nous nous réveillerons et trouverons que la Bosnie a beaucoup changé.

Je ne pense pas qu'en Bosnie la violence cessera d'elle-même. C'est la nature de ce genre de société. À long terme, je pense que nous verrons de la violence et de la criminalité là-bas. La mafia ne sera pas démembrée du côté croate, dans les zones musulmanes ou dans les zones serbes, simplement parce qu'une élection a lieu en fin de semaine ou parce que les criminels sont arrêtés.

Même s'il s'agit d'un sujet différent sur lequel nous pouvons diriger notre attention par rapport à la guerre, la criminalité est un sujet important. Mais nous essayons de décider, et je crois que vous essayez de décider, si les Forces canadiennes devraient être déployées ou non, et quelles devraient être les attentes quant à ce qu'elles peuvent réaliser à court terme. C'est pourquoi j'en ai parlé sous cet angle.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Merci.

Monsieur Price.

M. David Price (Compton—Stanstead, PC): Merci, monsieur le président.

J'ai deux questions. La première s'adresse à M. Graham.

Il y a deux semaines, les ambassadeurs de l'OTAN étaient ici, mais ils étaient un peu hésitants à répondre à la question que j'aimerais vous poser. Quelle est l'importance de l'avenir de l'OTAN dans le succès de toute cette opération?

M. John Graham: Bien, je ne me sens vraiment pas qualifié pour vous donner une réponse valable à cette question.

M. David Price: Je pense que tout ce que nous recherchons, c'est une impression personnelle.

M. John Graham: J'en ai parlé un peu dans l'exposé que j'ai fait au début. L'OTAN est certainement en... Peut-être «probation» est un mot trop fort. C'est un terrain d'essai. C'est véritablement un terrain d'essai crucial pour l'OTAN et les nouveaux objectifs de l'après-guerre froide, et ce l'est aussi pour nous tous.

• 1030

En ce sens, notre engagement dans ce qui se produit et dans ce que la SFOR fait en Bosnie a cette importance supplémentaire, étant donné que la crédibilité de l'OTAN est en jeu dans une grande mesure, je suppose. Et si nous pouvons le faire bien, et si nous pouvons les aider à réussir... Nous avons un grand territoire là-bas. Nous sommes dans l'un des secteurs les plus sensibles de Bosnie-Herzégovine au sein du secteur militaire canadien.

M. David Price: Un retrait? Je veux dire, c'est ce que...

M. John Graham: Encore une fois, tout le monde a continué de dire jusqu'à tout récemment que si les Américains se retirent, c'est fini et tous les autres font leurs bagages et quittent.

Tel que je le comprends... Et je n'étais certainement pas là, à la réunion. Il y avait une réunion de l'OTAN, peut-être à la grandeur de l'OSCE, à Sintra au Portugal au cours de l'été, lorsque des pressions ont été exercées sur ces questions.

Je pense que le résultat, toutefois, est que le Canada a essayé, en collaboration avec quelques-uns de ses autres partenaires, de faire deux choses. L'une est d'élargir l'horizon de façon à ce que nous n'envisagions pas des engagements de six mois. La deuxième est de penser à savoir si nous pouvons nous en sortir si, pour diverses raisons politiques et peut-être cette affreuse perspective de sacs à dépouilles, les Américains se retirent... Je pense qu'on réfléchit plus à la possibilité d'une SFOR ou DFOR, ou quel que soit son nom, qui resterait en place sans les Américains. Nous ne le savons pas. Il est trop tôt pour savoir si c'est possible. Tout dépendra si les Français, les Allemands, les Britanniques, les Russes et suffisamment d'autres nationalités sont sur place pour constituer une force viable.

M. David Price: Ma prochaine question est pour le professeur Cohen.

Dans vos commentaires, vous avez dit que le fait de chercher à attraper les gros poissons, les vrais criminels, ne résoudra pas tous les problèmes, et vous avez aussi dit que des élections libres sont limitées à ce qu'elles peuvent atteindre en parvenant à une démocratie fédérale pluraliste. Vous avez aussi parlé de démocratie façonnée, de démocratie canalisatrice. Si, comme vous le dites, des élections et la capture de criminels de guerre donnent peu de résultats, comment pouvons-nous convaincre le public que nous allons faire une différence et que le Canada peut réellement et vraiment jouer un rôle dans cela?

M. Leonard Cohen: Je pense que le coût d'un retrait serait plus grand pour le Canada dans le cas d'une quelconque intervention occidentale de l'OTAN à une nouvelle effusion de sang résultant d'une nouvelle tuerie en Bosnie, que le coût pour nous d'y aller maintenant avec une autre petite force dans le cadre de la DFOR de l'OTAN et de contribuer, nous l'espérons, à une partition pacifique ou... J'espère sincèrement que la colle peut être créée.

J'ai essayé de vous donner mon évaluation réaliste. La meilleure solution possible serait que tous les extrémistes et criminels de guerre quittent le pays et que tout ce dont Barbara a parlé se réalise. Je serais tout à fait heureux si cela se produisait. Je ne suis tout simplement pas très optimiste que cela se produira.

Lorsque vous parlez à vos propres électeurs et aux contribuables canadiens, je pense qu'ils doivent comprendre les coûts énormes que nous aurions à supporter si toute la situation se détériorait là-bas. De toute évidence, c'est tellement récent qu'ils l'ont vu à la télévision et qu'ils peuvent s'y identifier. Ils connaissent le prix pour les gens de cette région et pour nous lorsque nous avons à—les dilemmes de l'intervention.

En passant, au sujet de votre question plus tôt, il y a six ans, l'OTAN avait besoin d'une nouvelle mission à la fin de la guerre froide. Il fallait, comme ils disaient futilement, «louer une menace». Il leur fallait une menace dans le monde, et évidemment les gens de Bosnie et des Balkans ont fourni cette menace évidente avec l'effusion de sang et la dissolution de la Yougoslavie et ensuite, de la Bosnie.

Aujourd'hui, je crois que la crédibilité de l'OTAN est en jeu. Nous avons parlé aux autres pays d'Europe de l'Est d'expansion. L'expansion s'en vient. La crédibilité de l'OTAN ne paraîtrait certainement pas mieux si nous nous retirions d'une zone où on essaie d'encourager les forces de paix après une situation d'urgence. Ça ne paraîtrait certainement pas bien pour les Hongrois qui viennent tout juste de voter et pour tous les autres peuples d'Europe de l'Est s'ils avaient une crise. Je pense donc que c'est absolument central.

• 1035

Si je peux revenir un instant au point que soulevait le député au sujet des efforts déployés par les Européens dans cette région du monde, j'ai visité l'Albanie en mars dernier, au moment où la force multinationale était dirigée par les Italiens et les Grecs. Par un concours de circonstances, je me suis rendu à Albanie avec l'armée grecque. Évidemment, les Européens ont répondu. Ils n'ont pas répondu avec l'Union européenne occidentale, avec des corps d'intervention rapide ou avec des groupes militaires européens qui sont censés intervenir en cas de crises. Ils y sont allés pour leurs propres fins, d'une façon spéciale. Les Grecs voulaient moins de réfugiés d'Albanie chez eux. Les Italiens voulaient la même chose, et ils ont réuni d'autres Européens.

Mais l'Europe n'est pas prête à s'occuper de la situation en Bosnie. Elle n'était pas prête en 1992 et elle n'est pas prête aujourd'hui. C'est pourquoi je pense qu'il est important que nous maintenions cette évaluation réaliste à court terme.

Le président (M. Robert Bertrand): Merci. Monsieur McWhinney.ICI!

M. Ted McWhinney (Vancouver Quadra, Lib.): J'aimerais remercier le professeur Cohen d'être venu. Il arrive souvent que des témoins dits experts se présentent devant les comités parlementaires, mais le professeur Cohen oeuvre dans ce milieu depuis un quart de siècle et il est vraiment le grand spécialiste canadien et l'un des grands spécialistes dans le monde. Il parle le serbo-croate, en plus du russe, et c'est très inhabituel chez les experts venant d'universités.

Le coprésident (M. Bill Graham): Professeur McWhinney, est-ce qu'on devrait parler ici d'un conflit d'intérêts?

M. Bob Mills: Je l'aime moi aussi.

Une voix: Un service en attire un autre.

M. Ted McWhinney: Étant donné que j'ai déjà témoigné en ma qualité d'expert devant le Congrès des États-Unis, sur la Yougoslavie, je suppose que nous avons tous deux des diplômes d'experts.

Vous semblez essentiellement dire que l'Accord de Dayton était vraiment une erreur fondamentale de leur façon de penser et que l'option de la partition aurait dû être envisagée sérieusement. Vous semblez aussi dire que le rôle des États-Unis, si souvent bien intentionnés, n'a peut-être pas été le plus utile ou constructif. Mais dans le cas de la situation présente, l'Accord de Dayton est un fait. Il crée ses propres attentes et ses propres nouveaux faits.

Si je reprends en partie la question du professeur Turp, croyez-vous que ce serait un rôle plus utile si les Forces canadiennes devaient rester là-bas, si elles relevaient des Nations Unies plutôt que de l'OTAN ou de l'OSCE?

Pensez-vous que ce serait un rôle plus constructif—et c'est certainement une partie du fédéralisme vue comme un processus et non comme un ensemble statique d'institutions—d'au moins examiner et peut-être d'encourager des liens spéciaux entre les trois unités constitutives de Bosnie et leurs pays d'appartenance que de ne pas le faire? Avez-vous des suggestions qui pourraient aider le parlement à se décider sur le maintien de la présence canadienne et les politiques en vertu desquelles cela pourrait se faire?

M. Leonard Cohen: Je peux peut-être répondre aux questions, mais dans l'ordre inverse.

C'est une grande ironie que M. Tudjman, le président de la Croatie, aimerait beaucoup, je pense, intégrer l'enclave bosniaque-croate dans la Croatie aussi rapidement que possible, dans une unité territoriale aussi grande que possible, tandis que M. Milosevic, en Serbie, ne veut pas que les Serbes bosniaques fassent partie de la Serbie-Monténégro étant donné que la plupart de ces nouveaux électeurs dans une Serbie-Monténégro plus grande ne voteraient pas pour lui. Il est maintenant en perte de vitesse, comme ils disent, de toute façon. Son pouvoir diminue sans cesse et il s'y accroche de peine et de misère, quoiqu'il pourrait faire cela pendant longtemps étant donné qu'il est un politicien très adroit.

Je ne recommanderais vraiment pas maintenant que l'on abandonne les Croates bosniaques ou les Serbes bosniaques dans les mains de l'un ou l'autre de ces personnages. Pour l'instant, nous devrions continuer à faire certaines choses que nous avons faites, et ce avec un contingent de troupes de l'OTAN. Mais nous devons être réalistes. Il y a une crise de succession qui se dessine tant en Croatie qu'en Serbie-Monténégro, probablement au début du prochain millénaire, et ce sont très probablement les Croates et les Serbes de Bosnie qui créeront une nouvelle Croatie et une nouvelle Serbie-Monténégro. Je ne pense pas que nous devrions intervenir et essayer d'aider dans ce genre de situation.

• 1040

Pour ce qui est de la question des NU et de l'OSCE, je préférerais de beaucoup que les NU et l'OSCE soient en charge de l'opération. Bien franchement, je pense que l'antipathie des États-Unis vis-à-vis de l'opération des NU sous la FORPRONU, la double clé, et toutes ces choses auxquelles M. Holbrooke, Mme Albright et le président Clinton semblent attacher tellement d'importance en ce moment, rendrait réaliste d'essayer de transférer la juridiction dans les mains de ces organisations. Avec les leçons qu'ils ont tirées de la FORPRONU, dont certaines étaient malheureusement attribuables à des expériences très négatives, ils pourraient faire mieux aujourd'hui qu'ils ne l'ont fait lorsqu'ils sont intervenus initialement.

En ce qui concerne l'Accord de Dayton, je suis tout à fait d'accord avec vous qu'il a créé une nouvelle situation sur place. Cet accord comportait des faiblesses dès le début, mais il était entièrement à la remorque de l'élection présidentielle aux États-Unis. M. Clinton a donné à M. Holbrooke le mandat de rétablir la paix en Bosnie, peu importe quoi, et il a utilisé cette diplomatie «bulldozer» à Dayton pour obtenir cette paix.

Quelques jours seulement après que M. Holbrooke a obtenu la paix à Dayton en novembre 1995, il témoignait devant des comités du Congrès des États-Unis. Lorsque les membres du Congrès, dans un cadre très semblable à celui-ci, ont posé une dernière question à M. Holbrooke au sujet de toutes ces annexes et dispositions, il riait, ainsi que ses aides, et des membres du Congrès. Personne ne réussissait à donner un sens aux annexes et aux dispositions en ce qui concerne l'architecture politique de Dayton.

J'ai été très choqué du peu de sérieux à cette réunion, parce que M. Holbrooke venait tout juste de revenir de Dayton, de créer cette nouvelle architecture; et pourtant, il était très jovial et ne se souciait pas de savoir si oui ou non cela pourrait marcher. Il ne s'en faisait pas outre mesure que ça fonctionne en 1997 ou que ça fonctionne en 2020. Tout ce qu'il cherchait, c'était de rétablir la paix en Bosnie pour l'élection présidentielle aux États-Unis. C'est précisément ce qu'il a fait, et comme moi et d'autres je pense l'avons dit auparavant, c'était en soi une réalisation impressionnante parce que c'était difficile de pouvoir imaginer quelque paix que ce soit. Mais aujourd'hui, Dayton n'est plus, et Dayton n'était pas alors, le genre de document...

Si vous en examinez les dispositions politiques, elles sont tellement lourdes—l'organisation de la présidence collégiale, les parlements, les dispositions et les prérogatives des entités—qu'aucun État ne pourrait vraiment fonctionner dans un tel cadre. M. Holbrooke ne se souciait aucunement des détails en novembre 1995. Il voulait uniquement rétablir la paix. Il l'a fait, et les militaires ont accompli un excellent boulot pour la sécuriser.

Le coprésident (M. Bill Graham): Est-ce que je peux poser une question à ce sujet? C'est en rapport avec le point que vous soulevez ainsi que le point soulevé par le professeur McWhinney: la partition comme solution possible.

Lorsque nous y étions, quelques sages observateurs nous ont dit que la partition est absolument hors de question parce qu'il est impossible que les puissances européennes acceptent un État musulman au centre de l'Europe, tout particulièrement avec la suggestion faite par M. McWhinney, à savoir qu'il pourrait avoir des liens avec sa base. Je ne sais pas à quelle base il pense en ce qui concerne la partie musulmane de l'entité tripartite qui est là...

M. Ted McWhinney: Je pensais à la Croatie bosniaque ou à la Serbie.

Le coprésident (M. Bill Graham): ... mais si on devait supposer qu'il y aurait un lien avec une entité extérieure, cela poserait un problème pour les nations européennes, et un problème qu'ils envisageraient avec beaucoup de difficulté. C'est par conséquent un impératif politique au sein d'une Europe qui insiste sur une existence plurinationale de l'arrangement actuel en Bosnie-Herzégovine.

Avez-vous des observations à ce sujet, professeur Cohen? Pensez-vous que c'est un problème réaliste auquel ils font face, ou pensez-vous qu'on nous a fait part d'une observation précise lorsque nous y étions?

M. Leonard Cohen: Je pense que c'est une observation exacte. Je crois qu'il y a de graves préoccupations dans les chancelleries, chez les décideurs d'Europe occidentale, quant à un État croupion musulman bosniaque. Ils pensent que ce serait une base pour des activités terroristes ou pour créer des liens avec les puissances radicales du Moyen-Orient plutôt qu'avec les puissances modérées du Moyen-Orient, et que ça pourrait ne pas être une bonne chose pour l'Europe.

Ceci étant dit, quelles sont les solutions? L'une serait d'essayer d'encourager les Musulmans bosniaques à travailler avec les Croates. Ils ont une forme d'affinité naturelle dans la région, mais ce n'est tout de même pas le grand amour entre ces deux groupes. Le président Izetbegovic vient tout juste de rejeter les ouvertures de Tudjman au sujet de la création d'une forme de confédération entre la Croatie et les éléments croates et musulmans de Bosnie-Herzégovine. Ça nous laisse pratiquement aucun choix, si ce n'est d'essayer de convaincre les Européens que nous pourrons peut-être devoir voir un État croupion bosniaque. Nous ne l'appellerons pas musulman, quoiqu'il sera à prédominance musulmane, et je ne veux pas insister pour abandonner les Musulmans bosniaques à M. Tudjman si ce n'est pas ce qu'ils veulent.

• 1045

Évidemment, l'autre choix est que nous nous dépensions sans compter pour les deux ou cinq prochaines décennies, uniquement pour entretenir ce qui se passe en ce moment. Cette possibilité pourrait en valoir le coût, en soi, en raison des solutions possibles. On pourrait devoir avoir un semi-protectorat pour une certaine période dans le but d'éviter l'autre solution.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Merci. Monsieur Hanger.

M. Art Hanger (Calgary-Nord-Est, Réf.): Merci, monsieur le président.

J'aimerais remercier les témoins pour leurs commentaires. Cela a été certainement enrichissant pour moi, après avoir visité la région et cherché à obtenir autant de renseignements que possible au sujet du processus lorsque nous étions là-bas.

Évidemment, une chose qui est devenue très claire pour moi, c'est le fait qu'il semblait que les Américains contrôlaient la situation. Ils le faisaient tant sur le plan militaire que politique, et probablement dans une région sur deux. Qu'ils se retirent, même si ce sont eux qui ont probablement fixé ce délai, semble assez improbable, étant donné que l'opération ne pourra survivre sans eux, même s'ils ont établi le filet de sécurité en Italie et en Bosnie. Mais lorsqu'ils font un commentaire, il semble que tout le monde sursaute.

Maintenant, l'OTAN ne veut pas envisager de solution de rechange ou même en discuter, si ce n'est de ce qui existe actuellement. Cette question a été soulevée auprès du secrétaire général la dernière fois qu'il est venu ici, à Ottawa. Il est devenu très... je ne dirais pas anxieux, mais ferme: c'est ainsi que ça va être, et c'est ainsi que ça doit être. Donc, il semble que l'OTAN s'est engagée dans cette voie et il n'y a aucunement moyen de revenir sur cette question.

Fait très intéressant, selon les commentaires exprimés lors du voyage, il y avait une préoccupation quant à la réputation de l'OTAN à mesure qu'ils se rapprochaient, par exemple, des élections présidentielles de septembre. À l'heure actuelle, ils ont fait bien des choses de la bonne façon. Ils ont maintenu la paix dans la région, et les choses vont bien. Par conséquent, en coulisse, ils peuvent chercher une solution de rechange, une façon de s'en sortir. Parmi ce qu'ils ont tenté de dépeindre, c'est qu'il doit y avoir une entité de remplacement lorsqu'ils quitteront, avec une capacité de force de frappe.

Où, en Europe, pourra-t-on retrouver ces capacités, et est-ce une opération viable si l'OTAN n'est plus du coup?

M. Leonard Cohen: La façon actuelle de penser est de laisser une force suffisamment importante au sol pour protéger les travailleurs civils en Bosnie et essayer, à partir d'Aviano et de l'Adriatique, d'utiliser les forces qui pourraient devoir aider les troupes au sol.

C'est tout à fait possible. Je ne connais pas le nombre actuel de civils, d'ONG et d'autres travailleurs, mais il pourrait y avoir entre 10 000 et 20 000 personnes en Bosnie en ce moment. En plus de sécuriser l'environnement, l'idée est d'être en mesure de protéger ces personnes à court terme si la situation devenait dangereuse, ce qui pourrait très bien survenir à cause des armes qui circulent dans la région.

À mesure que la force internationale se retire, les éléments les plus extrémistes du parti d'action démocratique qui exercent une très grande influence chez les Musulmans bosniaques continueront de faire circuler l'idée que nous mettrons sur pied des forces croates et musulmanes qui s'empareront par la suite des terrains des Serbes, parce que les forces internationales auront été tellement diminuées que ce sera comme le scénario d'août 1995, lorsque les Croates ont repris Krajina et se sont avancés. À ce moment-là, évidemment, les États-Unis les encourageaient, parce que c'était avant Dayton et que ça faisait partie de toute l'orchestration de M. Holbrooke, soit celle de la diplomatie et de la force.

Aujourd'hui, pouvez-vous penser que les forces croates musulmanes exerceraient des pressions sur les forces serbes une fois que nous allons avoir diminué la taille de nos forces internationales? Cette situation provoquerait une arrivée massive de réfugiés en Serbie-Monténégro, avec des complications et des effusions de sang, parce que les Serbes répliqueraient dans une certaine mesure. Ce serait un gâchis épouvantable.

Nous ne voulons donc pas réduire à ce point les effectifs de façon à ce que nous ne puissions pas réagir rapidement à la situation au sol, ou encourager ce genre de scénario extrémiste des Musulmans et des Croates.

La situation est très explosive. Elle change tous les six mois pour ce qui est des politiciens dans ces trois enclaves, de leur force et de leurs intentions. M. Izetbegovic est un leader plutôt âgé. Il va y avoir une lutte pour sa succession. Il y a déjà une lutte dans la Republika Srpska entre les divers éléments. Les Croates de Bosnie sont continuellement manipulés par M. Tudjman, de Zagreb.

• 1050

Donc, la situation quant au leadership change de mois en mois, si ce n'est d'heure en heure. Il suffit d'examiner ce que nos troupes peuvent faire à long terme et de penser à la question de savoir si nous devrions rester. Nous devons tenir compte des dangers, des risques et du potentiel.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Monsieur Assadourian.

M. Sarkis Assadourian (Brampton-Centre, Lib.): J'ai quelques brèves questions.

Tout d'abord, monsieur Cohen, vous êtes allé en Serbie le printemps dernier. Vous avez mentionné que vous êtes très inquiet au sujet du mouvement de guérilla en Bosnie-Herzégovine musulmane. Pensez-vous que ce groupe—j'ai vu un documentaire à la télévision l'année dernière aussi, en passant—est suffisamment sérieux pour perturber l'équilibre là-bas?

Ensuite, nous avons parlé de savoir si nous devrions rester ou en finir... quel que soit le cas. Mais ma question est la suivante: Sommes-nous bienvenus là-bas? Si les dirigeants ne veulent pas de nous, alors pourquoi insister et dire que nous allons rester là-bas cinq ans ou deux ans?

Enfin, ma question s'adresse encore à vous, monsieur Cohen. Vous avez dit que vous avez des inquiétudes ou des réserves sérieuses au sujet de l'Accord de Dayton, qu'il était motivé politiquement en raison des élections aux États-Unis. Pensez-vous que le Canada devrait chercher à obtenir un Dayton II, en ce qui concerne les inquiétudes précises que vous avez de façon à ce qu'un tel accord puisse nous amener au XXIe siècle avec une meilleure chance d'obtenir la paix dans la région?

M. Leonard Cohen: Ce sont des questions brèves, mais compliquées. J'essaierai de me faire bref.

Je pense qu'on devra obtenir un Dayton II ou quelque sorte de réunion à un moment donné, peut-être dans une couple d'années, pour revoir tout le projet, pour l'examiner en fonction de la réalité. Je ne sais pas si ce sera pour favoriser la partition ou si nous allons être suffisamment chanceux pour pouvoir dire que nous avons fait un bon travail et que Barbara et John avaient raison, que les choses se déroulent bien et que la situation se résorbe. Je l'espère. Je pense qu'une telle réunion portera sur la forte segmentation et différenciation de la société et qu'elle devra encourager une forme quelconque de partition ou des liens spéciaux avec les voisins.

Sommes-nous bienvenus? Vous avez posé cette question. Je sais que CARE Canada a plus d'expérience lorsqu'il est question de traiter tous les jours avec les gens, mais selon mon expérience, il y a un élément chez les jeunes et les personnes tolérantes, les citoyens moyens, qui veut que nous restions. Ils ne veulent pas reprendre le combat. Ils veulent que nous sécurisions l'environnement.

M. Sarkis Assadourian: Mais qu'en est-il des dirigeants?

M. Leonard Cohen: Je pense qu'il y a une partie des dirigeants qui est financée par la communauté internationale et encouragée par la communauté internationale. On commence à jouer le jeu de la politique pluraliste. Ces dirigeants aimeraient que nous restions parce qu'ils se sont engagés à devenir une sorte de nouveau démocrate, des démocrates régénérés, dans un environnement très nationaliste et ultra patriotique. Ils veulent que nous restions.

Malheureusement, ces dirigeants politiques sont très peu nombreux, très faibles et très divisés entre eux. Nous ne pouvons compter sur eux pour créer le pluralisme. Naturellement, ils veulent que nous restions. Nous venons dans le pays et nous en sortons. Nous les encourageons. Nous leur offrons des séminaires médiatiques. Nous les amenons à l'étranger. Nous leur parlons des vertus de la primauté du droit. Nous leur montrons notre propre exemple. Ils veulent que nous restions.

En ce qui concerne votre première question au sujet des groupes de guérilla musulmans, dans les remarques que vous avez vues, je peux avoir parlé de la montée de l'Armée de libération de Kosovo, des guérilleros musulmans albanais à Kosovo, la province du sud de Serbie. C'est un véritable problème. Aujourd'hui, la situation à Kosovo est très délicate. Les étudiants et une partie des extrémistes musulmans là-bas—les groupes de guérilla et les extrémistes musulmans albanais—veulent mettre fin à cette période de passivité à la Ghandi en s'occupant de M. Milosevic, et passer à une solution plus militaire.

On fait alors le lien avec la question des remarques aux électeurs parce que je pense que nous pouvons dire raisonnablement qu'il y a tellement de points chauds explosifs en Bosnie que si nous ne sécurisons pas l'environnement en Bosnie, du moins à court terme, ces situations pourraient s'étendre aux régions avoisinantes et nous serions devant un très grand champ de bataille. Nous devons surveiller cette évolution de la situation.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Monsieur Grewal.

M. Gurmant Grewal (Surrey-Centre, Réf.): Merci, monsieur le président.

J'apprécie le témoignage de nos invités. Nous apprécions également le professionnalisme et le rôle de nos braves hommes et femmes en Bosnie.

Ceci étant dit, nous savons que 60 p. 100 de la population a été déplacée et qu'elle veut revenir chez elle. Il y a des pénuries de logements dans la région. Il y a une bureaucratie juridique et administrative. Il y a dans la région des dirigeants politiques qui cherchent la destruction, ou qui à tout le moins ne sont pas capables d'assumer un leadership raisonnable. À la longue, il y a un manque de système de justice juste et équitable.

• 1055

La communauté internationale a créé une dépendance en ce qui concerne le maintien de la paix dans la région. Je pense que notre rôle devrait être de rétablir la paix et non de la garder. Lorsque nous parlons de maintenir la paix, c'est habituellement un processus à long terme. Pour ce qui est de rétablir la paix, ça devrait être un processus à court terme. La communauté internationale ou la SJOR ne peut se permettre de rester dans ces pays plus longtemps.

Quel est cette infrastructure ou ce mécanisme qui est en place, vous parlez de colle, pour garder les communautés ethniques ensemble? Que faisons-nous pour créer des idées novatrices maison en vue d'amener la paix et qui sera un processus maison sur une longue période de temps? Comment mesurerons-nous notre performance? Est-ce en fonction du maintien de la paix ou du rétablissement de la paix?

Mme Barbara Shenstone: Évidemment, les défis que nous devons relever pour faciliter le processus de paix en Bosnie sont tout à fait énormes, et ce sont principalement des processus civils. Ce sont les habitants de la Bosnie qui doivent le faire. Ils reviennent ni plus ni moins à créer une société civile. C'est-à-dire une société qui compte toutes sortes d'éléments où les gens peuvent assumer une responsabilité et des rôles actifs dans la vie publique à déterminer quels sont leurs besoins et à exprimer ces besoins au gouvernement; où il y a une primauté du droit; où il y a des institutions démocratiques; et où il y a une prospérité économique.

Quel est le rôle de la communauté internationale? Le premier rôle de la communauté internationale est d'aider à faire fonctionner l'accord de paix. Je pense que la raison pour laquelle cet accord de paix ne fonctionne pas aussi bien qu'il devrait se résume à cette grande promesse non tenue, soit la liberté de mouvement et le droit de retour.

Nous avons beaucoup parlé de la partition ici comme si c'était une chose inévitable et qu'il s'agissait en quelque sorte de la solution. Je soutiens fermement que ce n'est pas la solution. La partition, d'abord et avant tout, impliquerait probablement la fusion de deux régions: la RSK dans ce qui reste maintenant de la République de Yougoslavie, la Serbie; et l'Herzégovine dans la Croatie. Mais la troisième région, celle où les Bosniaques ou les Musulmans se trouvent maintenant, ne sera intégrée nulle part. C'est une question de vie et de mort pour eux de survivre comme groupe et comme peuple. Donc, ils n'accepteront pas cette division.

Selon moi, la partition et ce déplacement vers la partition est en soit incendiaire et, à long terme, engendrera d'autres guerres. Elle emprisonnera ses pièces dans un conflit perpétuel où chaque problème devient un problème de territoire. Ou encore elle créera une situation terrible comme la Palestine au Moyen-Orient où vous avez un groupe de personnes qui ne peuvent vraiment pas s'intégrer. Ce n'est dans l'intérêt de personne d'autre de laisser ces gens fonctionner comme un État. Ils sont continuellement révoltés et constituent une source de violence pour cette région.

M. Gurmant Grewal: C'est vrai, mais ce que je s'essaie de faire, c'est d'en venir aux problèmes sociologiques et psychologiques dans la région aux prises avec le problème grave. Ce qui se produit normalement dans la population, c'est que le désir engendre le pouvoir, le pouvoir la justice et la justice la fraternité et la paix dans ces régions. C'est ainsi que le processus s'ensuit.

Lorsque nous parlons de pressions militaires et de toutes sortes de pressions internationales pour obtenir la paix, nous cherchons probablement une solution sous un angle différent. Mais il pourrait y avoir une solution sous un angle différent si nous essayons de résoudre ces différences fondamentales ou ces genres de problèmes. Est-ce que la communauté internationale déploie des efforts pour attaquer la situation d'un point de vue sociologique?

Mme Barbara Shenstone: Si les gens peuvent se déplacer librement, se parler entre eux et vivre ensemble, ils s'entendront effectivement. Il y a des efforts qui sont déployés et toutes sortes de programmes qui sont mis en place. Il y en a un notamment pour lequel nous travaillons avec des enfants et des enseignants et on ne parle que de résolution de problèmes de façon pacifique.

• 1100

Nous formons des fournisseurs de services sociaux et ils traitent de toutes sortes de sujets: leurs craintes quant à l'avenir; leur ressentiment, haine et sentiment de violation à l'égard des injustices passées et ce qu'ils espèrent qu'ils peuvent... Des efforts sont déployés pour parvenir à cela.

Ils commencent en ce moment, et on doit donner la chance au loup, mais si le tout s'effondre encore, ce ne sera pas seulement une question de ramasser les morceaux de nouveau. Ce sera une toute nouvelle histoire, horrible.

Cela est pénible, mais ça bouge et il y a des efforts qui sont déployés, non seulement par les communautés internationales, mais par les Bosniaques eux-mêmes. Et vous avez raison, il faut que ça vienne des Bosniaques eux-mêmes, mais nous pouvons au moins garder notre confiance dans ces forces, pas seulement démissionner et dire que ça ne sert à rien; que vous serez toujours dans le trouble; que vous n'êtes pas capables de faire justice, que vous n'êtes pas capables de vivre ensemble. Franchement, démissionner de la sorte, c'est terrible et vraiment irresponsable.

Le coprésident (M. Bill Graham): Monsieur Graham.

M. John Graham: Je suis d'accord avec ce que dit Barbara. J'aimerais tout simplement ajouter qu'on a obtenu beaucoup de résultats sur place afin d'encourager les gens eux-mêmes à bouger dans toutes les directions que vous avez décrites. Il se passe beaucoup de choses, certainement avec CARE, mais aussi avec l'organisme pour lequel je travaille, l'OSCE.

Une des priorités, c'est de traiter avec la police. On essaie de rendre les policiers plus professionnels, plus fiers d'être professionnels et, en conséquence, moins politisés. Par ce processus, on veut démocratiser les programmes d'exercice de l'autorité, accroître le dialogue et amener les gens à s'habituer à discuter de quelques-unes de ces questions très délicates.

Il y a énormément de travail qui se fait dans le domaine des droits de la personne, pas toujours avec succès, mais cumulativement, ça donne des résultats. La communauté internationale a beaucoup contribué à renforcer le système de médiation. Ce système a d'ailleurs connu certains succès.

C'est le premier niveau, la fondation, qu'il faut développer avant que la deuxième étape, le retour, l'intégration, puisse être mise en place, si on peut évidemment y parvenir. L'environnement dans lequel les réfugiés peuvent retourner chez eux doit être amélioré grâce à tous ces efforts qui sont déployés sur place. Ces efforts sont déployés en ce moment, mais si vous demandez combien de temps il faudra, dans quelle mesure c'est réussi et quelles sortes de délais nous avons, alors je pense qu'il y en a très peu parmi nous qui ont une réponse.

Le coprésident (M. Bill Graham): Monsieur Brison.

M. Scott Brison (Kings—Hants, PC): Je vous remercie de votre franchise ce matin, de nous dire ce que vous pensez que l'échéancier réaliste sera pour ce qui est de l'engagement. D'après ce que j'ai entendu la semaine dernière en Bosnie, et ce que je comprends de votre présentation aussi, un des problèmes avec l'Accord de Dayton n'est pas la nature de l'accord comme tel, mais les échéanciers qui ont été établis, qui n'étaient pas réalistes et qui reposaient sur une motivation politique aux États-Unis mêmes.

J'ai expliqué tout cela à un électeur au cours de la fin de semaine et j'ai décrit que ce qui est survenu en Bosnie au cours des quatre dernières années, c'était comme se fracturer un os et que ça prend des semaines à guérir. Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que toute la destruction des dernières années puisse être réparée en moins de temps, si vous êtes réaliste. Je vous remercie donc pour votre franchise.

Ma première question porte sur la conditionnalité et l'affectation de fonds aux municipalités qui se conforment à l'Accord de Dayton. La plupart des premiers fonds du FMI ont été accordés à la Fédération musulmane-croate seulement sous Sintra. Je pense que la Republika Srpska s'attend à recevoir environ un tiers des prochains fonds du FMI... Il me semble que vous devriez être plus en mesure d'exercer un contrôle sur certaines activités s'il y a de l'argent qui y est rattaché.

• 1105

Ma deuxième question a trait aux médias. Dans un des articles que j'ai lus au sujet du conflit, on disait que c'était vraiment un conflit descendant; que ces gens avaient coexisté de façon relativement pacifique pendant un certain temps et que Karadzic, Milosevic et Tudjman se servaient des médias pour semer la haine. Dans l'article, on comparait la situation à si vous donniez aux KKK le contrôle des médias aux États-Unis pendant deux mois, pouvez-vous imaginer l'effusion de sang qui découlerait de ce type d'utilisation descendante des médias en faveur de la haine. J'aimerais avoir vos impressions quant à l'efficacité maintenant d'utiliser les médias pour garantir des élections justes, par exemple, et aussi pour rebâtir la nation.

M. Leonard Cohen: Si vous donniez le contrôle des médias au Canada aux semeurs de haine pendant un mois ou deux, les Canadiens ne seraient pas convaincus de devenir des semeurs de haine. Vous devez transmettre un message qui fait vibrer la population.

Cette locution au sujet du Ku Klux Klan provient d'un paragraphe à la fin d'un livre dont je ne mentionnerai pas le titre, qui laisse entendre que M. Tudjman et M. Milosevic ont créé toute cette terrible haine, qu'ils y ont contribué, qu'ils l'ont exacerbée. Mais les sentiments de revanche, d'antagonisme et d'animosité étaient très forts au sein de la société avant que la guerre n'éclate. Tout ce qu'ils ont fait, c'est de faire intervenir ces sentiments malheureux. Vous devez avoir le messager qui mobilise les ultranationalistes, et vous devez avoir l'auditoire qui entendra un message qui le fera vibrer.

Je suppose que plusieurs années d'un message du Ku Klux Klan n'importe où au Canada ou aux États-Unis peuvent engendrer une nouvelle génération de gens qui pourraient haïr. Mais vous ne pouvez le faire du jour au lendemain. Ce message a été adressé à une population qui était déjà profondément segmentée sous la surface de la politie de Tito. C'est donc un problème en soi.

Quant à la conditionnalité, beaucoup de mes points de vue sur la question viennent d'une longue discussion avec le représentant du Canada chargé de donner de l'aide en Bosnie, Michael Berry, qui a démissionné depuis et qui vit en Colombie-Britannique, où je vis. J'ai eu une longue discussion avec Michael sur le sujet, et je pense que suite à cette conversation et suite à des lectures sur ce qui s'est produit en Bosnie que chaque fois que nous menaçons de fermer le robinet, nous menaçons, mais nous ne le fermons pas; nous ne pouvons pas fermer le robinet. C'est pour cette raison que j'ai utilisé cette citation du général Klein qui, parlant de la Bosnie, disait que c'était comme une transfusion sanguine et que vous ne pouvez interrompre l'afflux sanguin sinon ce sera la mort. Ces forces, ces politiciens bosniaques, le savent. Nous n'allons jamais fermer complètement le robinet. Nous pourrions le fermer pendant quelques jours, mais nous allons le rouvrir. Quelqu'un à Washington ou à Bruxelles va nous demander de le rouvrir, même pour nos propres projets canadiens, parce qu'ils ne veulent pas que les efforts meurent dans ce secteur. Donc, je pense que c'est important.

J'aimerais parler brièvement de la question de la société civique sans donner un exposé en sciences politiques, qui est en quelque sorte une maladie professionnelle, donc je vais essayer de l'éviter.

La société civique signifie tout simplement de créer des organismes indépendants du contrôle de l'État. Dans un avenir prévisible, l'État, les élites de l'État et les élites des partis vont être beaucoup plus forts que la société civique. Tous les organismes, tout le tissu d'organismes non gouvernementaux que nous avons et qui gardent notre politique démocratique, ne verront pas le jour en Bosnie avant longtemps. C'est partiellement pour cette raison que j'utilisais le cadre de 20-20. C'est certainement quelque chose à encourager. C'est un aspect dans lequel nous pouvons nous investir, mais je n'attends pas de résultat du jour au lendemain qui feront en sorte de véritablement rendre l'élite de l'État imputable.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Merci beaucoup. Monsieur Graham, vous aviez quelque chose à ajouter?

M. John Graham: Oui.

Je suis heureux que vous ayez mentionné les médias. Je serais d'accord avec le professeur Cohen que la question des médias est extrêmement importante. C'est l'un des domaines où nous pouvons voir des résultats et commençons à voir des résultats à court terme. Dans la région où j'étais, c'est la pression sur les médias. Une certaine aide professionnelle a modifié la sorte de programmation que les gens écoutaient; elle a réduit dans certaines régions—pas toutes les régions—la rhétorique haineuse. On voit naître une habitude vis-à-vis du débat modéré. C'est l'un des aspects sur lesquels nous devrions nous concentrer et qui devraient avoir la priorité et qui peuvent donner de vrais résultats dans un relativement court temps.

• 1110

Le coprésident (M. Robert Bertrand): John.

M. John Richardson (Perth—Middlesex, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

Je voulais seulement revenir sur quelques points qui m'ont frappé il y a quelques années lorsque j'ai visité l'ancienne Yougoslavie. Je faisais partie d'un groupe du comité de défense, nous étions dans une région où les combats faisaient rage. Nous avons visité les maires des villes lorsque nous nous arrêtions. Une ville en particulier était à forte concentration musulmane, Visoko. Nous avons alors eu une rencontre avec le maire dans la salle du conseil. Il nous a permis de parler, et il a parlé.

Il a parlé du terrible bombardement d'artillerie qui était survenu la nuit précédente sur la ville et du nombre de personnes qui avaient été tuées. Il y a avait des enfants et des femmes de tous les âges. Nous étions là, assis dans la salle. Un des membres de notre groupe a dit qu'il espérait que les enfants oublieront ce bombardement et ne s'en rappelleront jamais.

Le maire était de forte stature. C'était un ingénieur. Il a levé sa main et l'a rabattue sur la table aussi fort qu'il le pouvait. Il a dit qu'ils ne les laisseraient jamais oublier ce drame. Il venait de donner le ton, d'établir le thème dont nous entendrions parler d'une ville à l'autre. C'était le thème qui revenait toujours, «Nous n'oublierons pas».

M. Leonard Cohen: Excusez-moi, je pense que vous avez touché précisément au problème. C'est la socialisation transgénérationnelle dans la famille. Les médias sont très importants, mais c'est cette socialisation familiale qui est la clé de la haine.

M. John Richardson: C'est l'histoire orale. Ça repose sur l'histoire orale. J'ai été stupéfait que nous soyons suffisamment naïfs pour poser la question, connaissant la situation, mais ils avaient notre attention.

Lorsque nous sommes retournés cette fois-ci, nous avons vu une Bosnie et une ville de Visoko différentes. Nous avons vu la liberté de mouvement dans les rues. Nous savions qu'il y avait des problèmes. Nous savions qu'il y avait encore des mines terrestres, mais au moins il y a avait libre circulation des gens et des biens. C'était une indication que la situation s'améliorait.

Je vais juste poser une question au sujet d'un point. Il y avait des questions fondamentales au sujet de la vie humaine qui étaient en jeu ici. Dans vos notes, je me suis immédiatement concentré sur le fait que votre sécurité et celle de votre famille venaient d'abord.

Dans les notes, vous avez souligné quelque chose qui est très fondamental pour l'unité familiale. Lorsque 50 p. 100 d'un groupe et plus de 75 p. 100 de l'autre groupe peuvent être sans emploi, on peut difficilement parler de sécurité. Il y a la crainte et l'instabilité. À ce moment-là, les gens vont probablement suivre toute direction qui va les sortir de cette situation insécure.

C'est uniquement un microcosme, parce que cette histoire ne s'arrête pas là. Nous l'avons vu partout. Les hommes se tenaient debout le long de la route, prenaient leur pause alors qu'il n'y a pas d'argent, mais nous avons aussi vu la construction de maisons en raison du désastre incroyable et de la destruction des maisons dans cette région. Mais il n'y avait rien d'autre. Il ne semblait pas y avoir beaucoup de revitalisation économique, sauf dans le domaine de la construction de maisons.

Je sais que la stimulation économique devait faire partie du programme de Dayton. Je pense que s'ils se retrouvent dans une situation d'emploi où il y a une forme de stabilité et de sécurité dans leur maison, la nourriture et la famille, alors ils vont peut-être être en mesure de s'asseoir et de réfléchir de façon rationnelle à la situation. Cependant, ce ne sera pas un plan quinquennal, c'est un plan de 50 ans.

J'aimerais certainement que vous élaboriez cette mesure un peu plus, parce que je ne pense pas qu'on puisse parvenir à quoi que ce soit avec ces taux de chômage, peu importe la qualité de notre plan.

M. Leonard Cohen: Les données étaient aux environs de 90 p. 100 à la fin de la guerre. Vous pouvez donc imaginer que de descendre à 70 p. 100 ou à 50 p. 100 est un progrès énorme. Si nous pouvons continuer de faire descendre le chômage aussi rapidement, ça fera beaucoup de bien.

• 1115

Mais je pense que vous avez tout à fait raison. Vous devez avoir—comme avait l'habitude de le dire lui-même M. Clinton lorsqu'il n'est pas allé en Bosnie—«l'économie, idiot». C'est l'économie et la sécurité d'abord, n'est-ce pas? La sécurité économique doit précéder même ces impulsions politiques que nous voulons cultiver. Si je peux en quelques mots le formuler dans mon propre cadre, je dirais que c'est une raison de rester maintenant—pour améliorer les projets de reconstruction économique—mais n'allez pas penser que ces personnes qui ont du travail n'auront pas à l'esprit ces images dont vous vous préoccupez, au sujet des autres groupes ethniques.

Mme Barbara Shenstone: Oui, je suis d'accord avec vous. Je pense que nous pouvons tous nous rappeler du plan Marshall mis en oeuvre après la Seconde Guerre mondiale. C'était fondamentalement un énorme plan d'aide économique, et il ne reposait pas sur la conditionnalité.

À CARE, nous parlons beaucoup de cette conditionnalité. Parce que Dayton est tellement difficile à mettre en oeuvre, et parce que les organismes de mise en oeuvre civils n'ont pas pu en fait présenter l'accord d'autres façons, les gens se sont repliés sur la conditionnalité dans les Balkans comme s'il s'agissait d'une façon de forcer la mise en oeuvre de l'Accord de Dayton. Comme l'a dit le professeur Cohen, ce mécanisme a été inefficace.

Il y a quelque chose maintenant aux NU que l'on appelle le projet des villes ouvertes. En promettant une aide économique, c'est essentiellement une tentative de récompenser les municipalités qui permettront aux réfugiés de retourner. Cela a été un gros échec. Fondamentalement, très peu de personnes sont retournées.

Je pense qu'il y a quatre communautés qui ont été déclarées villes ouvertes. L'une d'elles est Bihac, où 97 p. 100 de la population était musulmane auparavant de toute façon. Les résidants là-bas ne s'opposent pas à laisser quelques personnes revenir, parce que leur présence n'aura aucune incidence sur la politique locale.

Ça ne fonctionnera pas. Je ne pense pas que vous pouvez payer des gens pour qu'ils s'entendent. Vous n'allez pas payer des gens, comme dit le professeur Cohen, surtout s'ils savent que vous n'êtes pas vraiment aussi sérieux.

Toutefois, je ne crois pas qu'il y ait une disparité horrible entre l'aide économique donnée à la Fédération et à la Republika Srpska. Et il y a de très bonnes raisons à cela, c'est parce que la Republika Srpska semble être particulièrement peu coopérative en ce qui a trait à l'Accord de Dayton. Mais c'est malheureux, parce que cela alimente le ressentiment au sein de la population de la République de Serbie, où le chômage est en fait beaucoup plus élevé.

Je crois que cela rend également les gens plus vulnérables à ces boutons dont le professeur Cohen a parlé. Comme vous l'avez dit, si vous êtes insécures et que les gens disent qu'il n'y a pas de travail, que c'est de leur faute là-bas, et que vous êtes traités de façon injuste, vous continuez de donner aux gens le sentiment que leur seule solution est de se rallier derrière les hommes forts qui disent qu'ils vont les protéger. En fait, ces hommes forts ne les protégeront probablement pas, mais ils sont la seule source de force et le seul choix pour l'instant dans le cas d'une famille démunie.

Je crois qu'on devrait accorder plus d'aide à la Republika Srpska. Cette aide devrait peut-être être conditionnelle, mais elle devrait être accordée en fonction de conditions très précises—c'est-à-dire que les communautés qui ne se conforment pas se voient refuser de l'aide. Cependant, je pense qu'il s'agit là d'une tâche très difficile pour la communauté internationale.

Je suis persuadé que si nous réussissions à faire en sorte que l'Accord de Dayton soit plus efficace... Selon moi, le problème en ce qui concerne l'Accord de Dayton est qu'il comporte des contradictions. Il divise la population de la Bosnie dans une partie et mentionne que cette population sera de nouveau réunie dans l'autre partie. Voilà en quoi consiste la difficulté. Je crois que les efforts considérables qui sont déployés actuellement visaient à renforcer les divisions, mais je pense que nous devons les amener à collaborer. Les divisions ne sont qu'une solution pour apaiser temporairement la situation, elles ne sont pas une solution permanente.

Ceci nous ramène à la question des criminels de guerre. Il est important d'appréhender les criminels de guerre parce que, encore une fois, cette question représente une des ficelles que nous pouvons tirer. Le fait que les criminels de guerre puissent passer outre l'Accord de Dayton et circuler librement en influençant la population sur le plan politique et militaire à l'aide de leurs mafias, et ainsi de suite, signifie qu'il est très facile pour l'autre partie de blâmer l'ensemble du groupe. Vous pouvez dire que tous les Serbes sont pareils au lieu de faire des distinctions. En fait, ils ne sont pas tous pareils. Certains d'entre eux sont très méchants, mais nous allons nous occuper des plus mauvais. Si vous pouvez rendre quelques mauvaises personnes responsables de la guerre, vous n'avez pas à jeter le blâme sur toute la population. Vous pourriez faire preuve d'un sens de la justice dans votre jugement, et je crois que ce serait efficace.

• 1120

Oui, c'est long, c'est difficile et c'est complexe. C'est tout.

M. Leonard Cohen: La moralité constitue toujours le privilège ou le préjudice du plus fort. Si nous disons que telle ou telle personne est un criminel de guerre, ou si le tribunal de La Haye le fait, cela ne signifie pas que même les bons Serbes de la classe moyenne qui ne sont ni des criminels ni des cas pathologiques veulent que nous nous occupions de cette question à notre façon, ou à la façon de La Haye, parce que cela fait également partie du travail de reconstruction. Cela dépend de votre point de vue.

Un grand nombre de Croates, de Serbes et de Musulmans n'avaient rien à voir avec ce que ces criminels de guerre ont fait—et nous disposons de beaucoup de preuves de ce qu'ils ont fait—et ne veulent pas avoir affaire à nous. Ils veulent s'occuper de la situation eux-mêmes.

Cela revient à la déclaration de l'honorable membre qui voulait savoir si nous menons des activités de maintien de la paix ou de création de la paix. Cela me rappelle la réponse que le général Colin Powell avait donnée au président Clinton lorsque ce dernier lui a demandé au début de la guerre de la Bosnie si les États-Unis devraient intervenir. On rapporte qu'il a répondu: «Monsieur le président, nous faisons la guerre dans les déserts, mais nous ne faisons pas la guerre dans les montagnes».

Je pense qu'au Canada, grâce à notre expérience dans le maintien de la paix, nous assurons le maintien de la paix. C'est ce que nous avons fait à Chypre pendant plus de deux décennies. Nous avons apaisé le conflit. Nous n'avons pas changé les gens. Changer les gens représente une mission beaucoup plus ambitieuse. C'est ce que je voulais dire lorsque j'ai parlé de la création d'une nation et de la création d'un État, et je pense que cette tâche est trop ambitieuse pour nous et qu'il ne faut pas s'attendre à ce que nous nous livrions à cette tâche dans le cadre de notre prochaine période d'engagements au cours des prochaines années.

M. John Richardson: Un des faits saillants de notre visite de huit jours dans cette région est notre rencontre avec la présidente de la Republika Srpska. Nous avons eu un entretien d'une heure et demie avec elle, et il était intéressant de constater que tout au moins elle a rapporté des États-Unis des idées sur la façon d'aborder... Vous savez, elle est une nationaliste serbe, et elle disposait d'un plan qui était rationnel et humain. Nous avons eu l'occasion de discuter de ces points avec elle, et j'ai été très impressionné par son ouverture d'esprit à notre égard.

Merci.

Le coprésident (M. Bill Graham): Je profiterai de l'occasion pour intervenir et pour annoncer maintenant la présence du professeur Schabas de l'Université du Québec à Montréal. Il est un spécialiste dans le domaine du droit international et en ce qui concerne le tribunal des crimes de guerre.

La question des crimes de guerre est abordée. Elle vient tout juste d'être soulevée. M. Richardson a fait mention de notre entretien avec Mme Plavsic. Professeur Schabas, la présidente nous a dit qu'en fait la constitution serbe, ou encore la constitution de la Republika Srpska, empêche l'extradition de quelqu'un de cette république vers le tribunal de La Haye. Nous savons que d'autres pays, la France étant un bon exemple, n'extradent pas leurs citoyens, mais les jugent eux-mêmes. Selon elle, il y a un élément dans la constitution qui les empêche de se conformer à l'Accord de Dayton et, par conséquent, on se demande si on ne devrait pas amender la constitution afin qu'elle corresponde à l'Accord de Dayton.

Étant donné que vous vous êtes penchés sur cette question, je me demandais si vous pouviez nous fournir des précisions à ce sujet ou si vous aviez d'autres commentaires sur le succès, ou le succès mitigé, du tribunal en ce qui concerne les criminels de guerre dans l'ex-Yougoslavie. Il s'agit d'une question qui a été soulevée à maintes reprises et qui est en rapport avec la question de savoir si nos troupes devraient demeurer en poste, parce qu'en fait cela est lié au succès ou au succès mitigé de l'Accord de Dayton lui-même.

Nous utiliserons une liste, et les gens auront également l'occasion de vous poser des questions.

M. William Schabas (professeur, Université du Québec à Montréal): Merci monsieur le président. J'avais préparé quelques commentaires et je prévoyais répondre à votre question en deuxième lieu, mais puisque vous l'avez posée en premier, je vais tout d'abord y répondre, vous donner la réponse en ce qui concerne l'argument de Mme Plavsic.

En fait, il y a deux réponses à cette question. La première est que lorsque la loi relative au Tribunal pénal international de la Yougoslavie a été élaborée, les rédacteurs, le Conseil de sécurité, savaient que cet argument pouvait être invoqué, que les États ne pourraient pas extrader des ressortissants, car un grand nombre de pays possèdent cette disposition dans leur droit criminel ou même dans leur constitution. En fait, des débats ont même été soulevés selon lesquels le Canada disposait d'une règle de ce genre dans sa constitution à l'article 6 de la charte. Cette question a été réglée par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Cotroni, et il a été décidé que nous ne disposions d'aucune règle de ce genre et que nous pouvions extrader des ressortissants.

Le Conseil de sécurité était au courant du danger et, par conséquent, lorsque la loi a été rédigée, l'article 29.2 de la loi, qui prévoit que les États sont obligés de collaborer avec le tribunal jusqu'au moment du transfert de suspects à la demande du tribunal, le Conseil de sécurité a utilisé le terme «transfert» afin d'éviter de soulever un débat sur l'extradition. En fait, le terme «extradition» ne figure pas dans la résolution du Conseil de sécurité.

• 1125

Mme Plavsic ne présente pas un nouvel argument. Le Conseil de sécurité était au courant de tout cela en mai 1993 lorsque la loi a été adoptée, et il a utilisé le terme «transfert» dans le but de simplifier la loi, donc elle n'aurait pas à dire qu'il existe un obstacle constitutionnel.

Je crois que le raisonnement de cet argument est qu'il ne s'agit pas d'un cas d'extradition. À mon avis, il s'agit d'un argument logique et juridique que vous pouvez faire valoir devant les tribunaux de la Republika Srpska ou de l'ex-Yougoslavie, qu'il ne s'agit pas d'un cas d'extradition, mais d'un cas de transfert étant donné que l'extradition se fait entre deux États souverains. Nous n'avons pas affaire à des États souverains. Nous faisons face à un nouveau phénomène, le Tribunal pénal international.

Donc, je crois que c'est le premier argument, et il s'agit d'un argument que le Conseil de sécurité a fait valoir pour simplifier la tâche de gens comme elle s'ils voulaient vraiment collaborer avec le tribunal, ce dont je ne suis pas convaincu, dans le but de disposer d'un argument juridique pour y arriver.

Le coprésident (M. Bill Graham): Ce serait beaucoup plus attrayant pour les avocats que pour les accusés cependant, qui ne pourraient pas faire la distinction entre... Par ailleurs, c'est un intéressant...

M. William Schabas: Bien entendu, il existe également une question fondamentale en ce qui concerne la politique et la morale. Le Tribunal international a été créé dans le but d'éviter l'impunité en ce qui concerne les crimes de guerre et dans le but de traiter les questions relatives au fait que les tribunaux de l'ex-Yougoslavie, et tout particulièrement ceux de la Bosnie, ne remplissent pas leurs obligations qui sont de punir ou d'extrader les responsables de crimes contre l'humanité et de violations graves du droit international humanitaire. Comme vous le soulignez, bien entendu, les accusés n'ont pas peur d'être traduits en justice, mais il s'agit d'une caractéristique commune des accusés aux quatre coins du monde.

Le deuxième argument, bien sûr, est que si la constitution représente un obstacle alors, ils doivent changer la constitution, car l'obligation imposée par le droit international a préséance sur les principes énoncés dans le droit national. Comme nous sommes en présence d'avocats spécialisés en droit international, je sais que je ne vous apprends rien de nouveau ici aujourd'hui, mais ce point et un grand nombre de ces questions ont été traités par le Tribunal pénal international dans certains de ses jugements.

Si vous me le permettez, j'aimerais attirer l'attention du comité sur une décision du président du tribunal, le président Cassese, dans l'affaire Blaskic entendue le 3 avril 1996, le président s'exprime en ces termes:

    Il existe en droit international un principe reconnu universellement selon lequel un vide juridique ou une faille dans le droit municipal, ou toute autre faille de la législation nationale nécessaire, ne dégage pas les États et autres entités internationales de leurs obligations internationales; en conséquence, aucune entité juridique internationale ne peut invoquer les dispositions de la législation nationale, ou encore les lacunes de cette législation, pour être dégagée de ses obligations; lorsqu'ils agissent ainsi, ils ne respectent pas ces obligations. Cette proposition est appuyée par une jurisprudence internationale volumineuse...

Comme je l'ai déjà dit, je n'apprends rien de nouveau aux membres du comité, mais ce point a été examiné et ces arguments ont été rejetés par le Tribunal pénal international dans une décision rendue par son président.

Donc, la réponse à l'argument de Mme Plavsic est que le droit national constitue un obstacle à l'établissement d'une collaboration avec le tribunal.

De façon plus générale, en ce qui concerne l'obligation de collaborer, elle est bien entendu énoncée à l'article 29 de la loi. Il s'agit d'une obligation qui s'applique à tous les États, et cela vise non seulement les États de l'ex-Yougoslavie mais également le Canada. Cela suppose, pour le Canada bien entendu, l'obligation de promulguer une loi à l'intérieur du Canada dans le but de collaborer avec le tribunal, chose qui, à mon grand regret, n'a pas encore été faite. À mon avis, cette situation est gênante pour le Canada, et si j'étais le conseiller juridique de Mme Plavsic, ce facteur constituerait un argument que je lui fournirais pour répondre aux Canadiens et Canadiennes qui laissent entendre qu'elle devrait collaborer avec le Tribunal international.

Ceci étant dit, elle est obligée de collaborer non seulement en raison de l'article 29 de la loi, qui est une décision du Conseil de sécurité donc, qui lie tous les États membres des Nations Unies, mais également en raison de l'Accord de Dayton; en outre, l'article 9 de l'Accord de Dayton stipule que:

    Les parties doivent apporter leur entière collaboration à toutes les entités en cause dans la mise en oeuvre de cet accord de paix, comme il est mentionné dans les annexes de cet accord, ou comme il est autorisé d'une autre manière par le Conseil de sécurité des Nations Unies...

• 1130

Donc, cette obligation est énoncée dans l'Accord de Dayton, et elle a été citée dans des jugements du Tribunal pénal international. Je vous renvoie ici à une décision de la chambre de première instance du 11 juillet 1996 dans l'affaire Karadzic et Mladic. Ils sont les principaux coupables que nous étions impatients de voir comparaître devant le tribunal. Le paragraphe 100 de ce jugement indique:

    [...] la République fédérale de Yougoslavie a promis de veiller à ce que la Republika Srpska accorde son entière collaboration au Tribunal international. Cette promesse a été faite par la République fédérale de Yougoslavie à la demande de la délégation de la Republika Srpska présente à Dayton pour garantir les obligations internationales de la Republika Srpska.

Donc, la chambre de première instance du Tribunal pénal international a mentionné qu'en refusant de livrer Karadzic et Mladic, la Republika Srpska a violé ses obligations internationales en vertu de l'Accord de Dayton. Du point de vue juridique, il ne subsiste donc aucun doute.

Il y a une intéressante question qui se rapporte au rôle de la Force de stabilisation, question selon laquelle les États membres participant à la Force de stabilisation doivent également se conformer aux ordonnances du tribunal et les appliquer. Il y a une ordonnance qui est particulièrement intéressante pour nous, l'ordonnance qui a découlé de cette décision rendue le 11 juillet 1996 dans l'affaire Karadzic et Mladic—c'est-à-dire l'émission d'un mandat d'arrestation international au nom de Karadzic et Mladic.

Chaque État membre des Nations Unies doit dorénavant, conformément à la loi que je viens tout juste de citer, appliquer cette ordonnance. Ceci signifie que les forces qui font partie de la Force de stabilisation au sein de l'ex-Yougoslavie doivent appliquer cette ordonnance et veiller à mettre en état d'arrestation Karadzic et Mladic et les transférer au Tribunal international.

Voilà les brefs commentaires que j'avais à formuler. Je pourrais peut-être terminer en vous renvoyant à la déclaration que le président Cassese du Tribunal international a faite devant l'Assemblée générale des Nations Unies le 4 novembre 1997, c'est-à-dire il y a environ deux semaines. Le président Cassese—et je cite ici ses paroles tirées du communiqué de presse de la réunion plénière de l'Assemblée générale—a déclaré:

    Sur le plan pratique, il avait été extrêmement difficile d'obtenir une bonne collaboration des États, en particulier, de s'assurer que les États se conforment aux ordonnances du Tribunal pour mettre en arrestation et livrer au tribunal de La Haye les personnes mises en accusation. Même si la Croatie et les autorités centrales de la Bosnie-Herzégovine s'étaient conformées, à divers degrés, à ces ordonnances, les deux entités englobant la Bosnie-Herzégovine notamment, la Republika Srpska et la Fédération de Bosnie-Herzégovine, ne s'y étaient pas conformées, pas plus que la République fédérale de Yougoslavie, qui a ainsi fait fi de l'autorité des Nations Unies.

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci au professeur Schabas et à M. Benoit.

M. Leon E. Benoit (Lakeland, Réf.): Merci monsieur le président et bonjour mesdames et messieurs.

Je dois avouer que j'ai apprécié vos exposés et les réponses aux questions qui vous ont été posées. Nous avons appris beaucoup de choses, et je vous en remercie.

Le mandat de ce comité est de discuter de la question de savoir si nous devons prolonger la présence du Canada dans la Force de stabilisation pour une période additionnelle de six mois, c'est-à-dire jusqu'en juin 1998. Je suppose qu'en ce qui concerne cette question, la réunion du présent comité est en quelque sorte une charade parce que j'ai l'impression que les membres du gouvernement, et vous tous, voyez beaucoup plus loin que cela. Donc, mes questions porteront sur ce sujet.

Je pense que les préoccupations des Canadiens et Canadiennes par rapport à cette question portent en tout premier lieu sur la durée du séjour des troupes canadiennes en Bosnie. Bien entendu, en déterminant la durée du séjour, on pourra déterminer les coûts et les risques que cela représente pour nos troupes. Plus nous serons en poste longtemps, plus nos troupes seront épuisées. Nous ne disposons tout simplement pas de suffisamment de soldats pour maintenir ce rythme indéfiniment, et cela constitue une menace réelle pour nos troupes.

Certains d'entre vous ont déjà abordé cette question et en ont discuté un peu, mais j'aimerais en savoir un peu plus en ce qui concerne la période de temps pendant laquelle, selon vous, les forces internationales resteront en Bosnie si elles doivent y rester jusqu'à ce que la situation soit maîtrisée, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il soit peu probable qu'une autre guerre importante éclate.

Madame Shenstone, vous avez dit que le temps guérit bien des maux. Je veux vous demander combien de temps, à votre avis, il faudra pour maîtriser assez bien la situation pour que le pays puisse fonctionner sans la présence de forces internationales et sans craindre l'éclatement d'une guerre importante.

• 1135

Monsieur Graham, vous avez dit un minimum de cinq ans, mais cela ne nous dit pas pendant combien de temps vous croyez que les forces internationales devront apporter leur aide.

Monsieur Cohen, vous avez mentionné l'an 2020 à plusieurs reprises.

Je voudrais également vous demander à vous, monsieur Schabas, combien de temps croyez-vous tous que des forces internationales seront présentes en Bosnie?

Monsieur Graham.

M. John Graham: J'espérais que vous alliez commencer par quelqu'un d'autre. C'est une question à laquelle il est très difficile de répondre. Une partie de ma réponse est que trop souvent nous nous leurrons en fixant des objectifs et en disant, par exemple, que d'ici cinq ans nous devrions être tirés d'affaire en Bosnie. Je ne l'ai pas dit de cette façon-là, et comme vous l'avez dit vous-même, j'ai mentionné ce chiffre comme un délai minimum.

À mon avis, les cinq ans sont un délai de planification. Il y a énormément de choses à faire pour créer la paix et changer la situation, pour travailler avec les gens et les amener à essayer de changer certaines de leurs attitudes, et pour s'occuper de la police, avec les médias, et des droits de la personne avec l'ombudsman. Toutes ces choses nécessitent un meilleur délai, et cela ne peut se faire de manière réaliste avec des délais de six mois ou même d'un an, que nous avons utilisés par le passé. Et ça ne peut certainement pas marcher dans le cas de ce qu'on a appelé la «stratégie américaine de sortie».

Je pense donc que ma réponse non satisfaisante est celle-ci: considérons la situation d'ici cinq ans; nous allons devoir l'examiner à nouveau. Je crois que ça prendra plus longtemps que ça. Au bout de cinq ans, ou peut-être avant, si notre approche a le moindre succès, nous serons en mesure de réduire notre engagement militaire et donc de réaliser certaines économies, mais après, il faudra examiner la situation et déterminer à quoi ressembleront les cinq ans suivants.

Je crois qu'il est très difficile de dire l'an 2015 ou toute autre date précise, et c'est d'autant plus difficile si on commence à étudier l'histoire de la Bosnie.

M. Leon Benoit: Diriez-vous, cependant, à titre d'exemple, qu'un délai plus réaliste serait de vingt à trente ans? Je voudrais que chacun de vous réponde le plus brièvement possible. Je crois que c'est important. Je crois que la population canadienne mérite vraiment de savoir ce que des experts comme vous pensent être la durée la plus probable du séjour de forces internationales en Bosnie.

M. John Graham: Vous pouvez me reprocher de vouloir éluder la question, mais pour être franc avec vous, je ne saurais dire en ce moment si ça va durer dix ou vingt ans. Ça pourrait être facilement le cas, mais alors nous parlons du genre d'engagement. Et la nature de cet engagement, nous espérons, serait très différente de celle que nous connaissons actuellement.

Nous espérons que l'engagement portera davantage sur la réinstallation, sur le développement économique continu et sur les divers programmes de droits de la personne que nous avons. Et nous espérons que la situation actuelle, le système de sécurité imposé, qui est absolument indispensable en ce moment, puisse être, non pas démantelé complètement—je ne crois pas qu'on puisse le démanteler avant, peut-être, dix ou douze ans—mais peut-être démantelé en grande partie, en laissant en place des genres de fils-pièges et de petits groupes de surveillance.

Je ne pense vraiment pas pouvoir donner une date précise et par conséquent, je ne peux vraiment répondre à votre question de la manière que vous souhaitez.

M. Leon Benoit: Je crois que votre réponse nous aide.

Est-ce que les autres pourraient donner leur avis sur ce qu'ils voient dans la boule de cristal?

Mme Barbara Shenstone: Je crois que ça prendra certainement au moins vingt ans avant qu'il y ait une forme quelconque de paix fondée sur la démocratie dans cette région. Bien sûr, le comité cherche à savoir si on y parviendra un jour.

• 1140

Pour ce qui est de l'engagement de troupes, je crois que vous devez envisager pour le moment une période de cinq ans, et beaucoup moins, j'espère, par la suite. Mais encore une fois, comme l'a dit John, c'est très difficile de prévoir. Je crois qu'il faut être réaliste. Nous ne pouvons pas dire que ça va se faire d'ici le mois de juin, ou d'ici deux ans. Absolument pas.

Peut-être que le Canada n'a pas besoin de participer durant toute cette période, mais je crois que sa participation devrait se prolonger assurément pendant deux ans encore, et probablement cinq ans, car je pense que le Canada a une bonne réputation. Notre engagement n'est pas grand, mais il est important. Nous pouvons apporter de la qualité, et nous pouvons apporter un type de professionnalisme particulier. Nous n'arrivons pas avec le bagage des Allemands, des Français, des Russes ou d'autres. Je recommanderais donc que le Canada soit présent là-bas pendant cinq ans, et je suis sûre qu'une certaine présence internationale très minime y sera pendant plus longtemps.

M. Leonard Cohen: Je pense que les avertissements formulés par les intervenants qui m'ont précédé sont tout à fait justes. Comment savoir? On ne peut pas prédire l'avenir.

Cela dit, la référence à l'an 2020 ou 2050 était censée indiquer combien de temps il faudra pour que les aspects de la démocratie se concrétisent en Bosnie. Si une bombe devait exploser demain et causer un grand nombre de victimes dans les rangs de la SFOR de l'OTAN, est-ce que l'endurance et la capacité de subir des pertes de l'OTAN seraient meilleures qu'elles ne l'étaient dans le cas des États-Unis? Probablement pas. La durée du séjour du Canada dépend de vous. Est-ce que le Canada resterait si les États-Unis et, disons, la France et la Grande-Bretagne quittaient? J'en doute.

Ma réponse à la question, donc—et je n'essaie pas d'être superficiel, je suis tout à fait sérieux—est que cela dépend de la prochaine élection présidentielle américaine. L'administration Clinton ne va certainement pas quitter, et si le vice-président Gore était élu président, il poursuivrait cette stratégie—il a presque laissé entendre qu'il le ferait—sinon une stratégie encore plus ambitieuse, parce que c'est sa propension en ce qui a trait à la pacification de cette région du globe. Il est très près de certains des politiciens du secteur musulman de Sarajevo.

Si on jette un coup d'oeil sur les dates importantes ou les calendriers relatifs à ces élections, je suis certain que la communauté internationale va probablement rester là-bas pendant quelques années, peut-être jusqu'aux premières années du prochain millénaire. Je n'ai pas de recommandations à ce stade-ci, parce qu'il faut considérer les choses au cas par cas, sur une base mensuelle, lorsqu'il s'agit de savoir combien de temps nous devrions rester, pendant combien de temps le Canada devrait fournir des troupes à une force de stabilisation.

M. Leon Benoit: Pensez-vous qu'il est raisonnable de considérer les choses sur une base semestrielle?

M. Leonard Cohen: Je pense que c'est ce que nous devrons faire. Ce n'est pas la meilleure approche, mais pouvons-nous nous engager sans limite en matière de budget et de volonté politique pour deux ans, pour trois ans? Je ne pense pas que nous puissions faire cela. Si vous pouviez, je crois que ce serait la meilleure façon.

Si le gouvernement du Canada pouvait dire dans un énoncé global que nous allons rester là-bas pour deux ans ou cinq ans, et que nous allons essayer de faire cela, ça permettrait de clarifier le genre de messages contradictoires qu'envoie à l'heure actuelle la communauté internationale. Mais je ne crois pas que nous puissions faire cela. C'est donc faire preuve de réalisme que de prévoir des examens de la situation à des intervalles rapprochés.

Le coprésident (M. Bill Graham): Mais monsieur Cohen, si je comprends ce que vous dites et ce que disent les autres témoins, même si nous disions que nous allons nous engager à rester là-bas pendant cinq ans, cela ne voudrait pas dire nécessairement 1 200 ou 1 250 soldats, selon nos dispositions actuelles, et 80 policiers. Ça pourrait vouloir dire 300 soldats et 100 policiers, ou plus d'aide de l'ACDI et moins de soldats. Il y a toute une série de conditions...

M. Leonard Cohen: Et ça pourrait vouloir dire davantage.

Le coprésident (M. Bill Graham): Oui, ça pourrait vouloir dire plus de soldats. Mais en ce qui concerne ce comité, en ce qui a trait à la question de savoir si nous devrions nous engager à nouveau jusqu'au mois de juin prochain, vous n'avez certainement pas indiqué—ni aucun autre témoin que j'ai entendu—que si cet engagement se poursuivait pendant cinq ans encore, que nous allions être pris avec le niveau d'engagement de troupes qui est le nôtre actuellement. Ce pourrait être une forme d'engagement différente, mais un engagement serait bien nécessaire, si je vous comprends.

M. Leonard Cohen: C'est exact.

Le coprésident (M. Bill Graham): D'accord. Merci.

M. William Schabas: Je crois que la dernière fois qu'on m'a posé cette question, c'était il y a deux ans, dans l'édifice Pearson, lorsque nous discutions de l'Accord de Dayton. On m'avait demandé si je trouvais raisonnable de penser que l'IFOR devrait rester en place pour un an et avoir quitté après la prochaine élection présidentielle, comme cela avait été promis. À l'époque, cela était de toute évidence peu réaliste. Ce sera une question d'années plutôt que de mois, ça c'est sûr.

• 1145

Permettez-moi d'ajouter que la réussite du Tribunal pénal international permettra d'écourter la durée de notre séjour là-bas. C'est l'argument sur lequel on se fonde, et qui est un argument valable et acceptable. Si le tribunal est efficace, tout le processus de pacification de la Bosnie devrait progresser plus rapidement et avec plus de certitude.

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Merci beaucoup.

Nous passons à M. Cloutier. Je voudrais rappeler à tout le monde de respecter la limite de cinq minutes pour les questions.

M. Hec Clouthier (Renfrew—Nipissing—Pembroke, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

Merci beaucoup d'être d'être présents ici ce matin. C'est peut-être une formule courante, mais en temps de paix et de prospérité, les gens, les villes et les pays veulent vivre selon des normes plus élevées parce qu'on n'est pas obligé de faire des choses qu'on ne veut pas faire. Comme nous le savons, la guerre est un maître sévère, et lorsque nous sommes privés du pouvoir de satisfaire nos besoins et nos souhaits quotidiens, nos valeurs morales sont attirées vers la situation dans laquelle nous nous trouvons.

Nous savons que le fait de maintenir notre présence en Bosnie comporte de nombreuses difficultés. S'il y a une chose qui est devenue très claire dans mon esprit ce matin, c'est que les témoins experts semblent être unanimes à penser qu'on ne peut dire dans combien de temps on corrigera la situation qui prévaut en Bosnie. Je ne veux surtout pas sembler trop optimiste, ni être un oiseau de malheur—mais je ne pense vraiment pas que nous puissions dire avec certitude que ce conflit prendra fin dans six mois, dans un an, dans cinq ou dans dix ans. Idéalement, nous aimerions pouvoir le faire, mais la réalité ne nous le permet pas.

La question que je voudrais poser s'adresse à M. Graham, qui a participé au processus électoral. Je crois fermement que la guerre n'est pas la solution. L'armée n'est pas la solution en ce qui a trait à la suprématie militaire. Ce qu'il faut dans cette région, c'est un leader politique fort, comme c'est peut-être le cas dans toute région du monde où sévit un conflit armé. Croyez-vous qu'il existe une telle personne capable de concilier des opinions divergentes? Est-ce que la population de la Bosnie, où de la région qui nous intéresse, peut se rassembler autour d'une seule personne? Y a-t-il quelqu'un qui peut réussir dans cette tâche, ou est-ce qu'on va continuer comme nous le faisons maintenant? En fin de compte, ce n'est pas une question de pacification, je crois, mais une question de maintien de la paix.

Je suis d'accord avec le professeur Cohen que nous pourrions être là-bas pendant dix à cinquante ans rien que pour stabiliser la situation. Mais je crois fermement que la seule façon de nous sortir de ce conflit, ou de tout autre conflit, comme au Moyen-Orient, c'est par la présence d'un leader politique fort qui sait rassembler. Est-ce qu'il y en a un?

M. John Graham: Pour être bref, non, pas à ma connaissance. Il y a certainement des leaders politiques forts, mais non avec la vision que vous recherchez.

Tous les leaders politiques sont encore prisonniers du passé récent. La plupart de leurs principaux partisans sont prisonniers des mêmes passions de leur culture. Lors des dernières élections, les partis politiques qui ont essayé de s'adresser à plus d'un groupe ethnique—le Parti social-démocrate, qui était l'ancien Parti communiste, mais très changé en ce qui a trait aux attitudes et aux dirigeants—a recueilli peut-être 10 ou 12 p. 100 des voix partout au pays. Ce n'est pas encore un point de ralliement politique puissant.

Les préoccupations liées à l'appartenance ethnique et à la sécurité qui surgissent à l'intérieur des groupes ethniques sont encore très fortes. Ce sont des obstacles importants à l'émergence du type de leader que je crois que vous recherchez.

• 1150

Le coprésident (M. Robert Bertrand): Monsieur Turp.

[Français]

M. Daniel Turp: Avant de poser ma question à M. Schabas, j'aimerais parler du délai. Je n'étais pas ici pendant la dernière législature, mais j'avais très bien compris pourquoi le délai prévu pour la participation canadienne n'était pas analogue au délai de la force elle-même, qui était prévu pour le 30 juin 1998. Je trouve qu'on met les militaires canadiens dans une situation très inconfortable quand on ne fait pas coïncider leur mandat avec celui des autres forces canadiennes. Je pense que c'est quelque chose à éviter pour l'avenir, quelle que soit la durée du mandat.

Le mandat des troupes canadiennes sera toujours déterminé en fonction du mandat des forces établies par les Nations unies. On a beau rêver de faire un mandat de deux ou cinq ans, le mandat déterminé par le Conseil de sécurité va sans doute être le mandat de référence pour tout pays qui veut s'engager dans de telles forces.

Maître Schabas, lorsque nous avons rencontré Mme Plavsic, non seulement nous a-t-elle soumis cet argument que vous réfutez de façon assez décisive, mais elle nous a dit que le tribunal était impartial. Il y a 55 Serbes qui sont traduits devant le tribunal, très peu de Croates et encore moins de Bosniaques. Je lui ai dit de ne pas craindre l'objectivité de la nouvelle procureure, Mme Arbour, qui d'ailleurs croyait beaucoup dans les droits des accusés.

J'aimerais que vous nous indiquiez si, à votre avis, le tribunal a démontré jusqu'à présent un respect du droit des accusés et si l'on pourrait transmettre à Mme Plavsic une certaine assurance que ce qui a lieu devant ce tribunal se fait de façon impartiale et tout à fait conforme aux droits des personnes qui pourraient être traduites, remises ou transférées par elle devant le tribunal.

M. William Schabas: Je ne sais pas si ce que je vais dire saura réconforter Mme Plavsic quant à l'impartialité du tribunal. Cet argument de l'absence d'impartialité du tribunal est soulevé non seulement quant au tribunal de l'ex-Yougoslavie, mais également quant au tribunal du Rwanda. On dit que la composition ethnique des accusés démontre une absence d'impartialité du tribunal. Si le tribunal pénal international pour le Rwanda n'est pas composé exclusivement de membres de l'ethnie Hutu, il l'est en très grande majorité.

Il faut ajouter que la compétence du tribunal est claire. Il n'y a pas d'orientation ethnique dans la résolution du Conseil de sécurité et dans le statut. Les décisions sont prises par le bureau du procureur, qui bénéficie d'une autonomie et d'une indépendance totale quant aux accusations qui sont portées devant le tribunal.

À Nuremberg, il n'y avait pas beaucoup de Juifs qui étaient accusés; c'était surtout des Allemands. C'est le constat auquel il faut en venir. Mme Plavsic souhaite un équilibre ethnique devant le tribunal, mais je pense que ce n'est pas réaliste à cause justement de la nature des crimes et des auteurs de ces crimes.

Quant à l'impartialité, il y a dans le statut des garanties quant à l'impartialité et aux droits de la défense. On a repris des textes de conventions sur les droits de la personne, notamment l'article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

De plus, on a adopté des règlements concernant les avocats de la défense. Il existe donc un système d'aide juridique qui garantit aux accusés le financement des avocats et des enquêteurs. Lors de son procès qui vient de terminer, Tadic a été représenté par trois avocats, y compris un barrister de grande réputation venu de Londres.

Je pense donc qu'il n'y a pas de doute quant à la qualité de la justice. Plusieurs jugements rendus jusqu'ici par le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie devraient rassurer toute personne qui soulève des questions quant aux droits de la défense.

• 1155

En règle générale, les jugements de la chambre de première instance sont renversés par la chambre d'appel. Cela s'est produit à maintes reprises. Ici, je ne parle pas du bureau du procureur, mais du tribunal comme tel. Les juges sont très indépendants, très autonomes, très conscients et très soucieux des droits de la défense.

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci beaucoup, monsieur Schabas. Monsieur Mills.

[Traduction]

M. Bob Mills: On a dit beaucoup de choses et il y a bien des sujets que nous pourrions approfondir beaucoup plus. La question que nous n'avons peut-être pas abordée est celle de savoir ce qui est à l'origine de la destruction de l'ex-Yougoslavie, en fait toute cette émergence de nationalismes et de leaders nationalistes. Il me semble que pour pouvoir résoudre ce problème d'une quelconque façon dans un proche avenir, évidemment le démembrement qui a eu lieu lorsque les divers États se sont séparés..., pour obtenir la paix, il faudra diminuer l'importance de ce nationalisme.

Je me demande si vous pouvez constater un telle chose, ou si cela ne se produira jamais. Je crois que vous avez mentionné les soulèvements qui ont eu lieu au Kosovo. Est-ce que les gens sont toujours aussi rebelles qu'ils l'étaient, disons, en 1990?

M. Leonard Cohen: Il y a une énorme lassitude dans les Balkans en ce qui a trait au nationalisme. Dans le même temps, les sources du nationalisme sont encore très importantes. Il y a un flux et un reflux. C'est un tableau contrasté. Il faut considérer chaque région du pays.

D'une certaine façon, ça rejoint la réponse qu'a donnée John au sujet du rôle de chef, la question de savoir si on peut trouver de meilleurs leaders. Considérer la prochaine génération d'élites et de chefs et déterminer s'ils vont être nationalistes est une façon d'aborder le sujet, et déterminer s'ils vont alimenter le nationalisme au sein de la population par la démagogie ou simplement par l'utilisation des médias ou autre chose.

En considérant attentivement les élites, les élites musulmanes, croates et serbes, je ne suis pas très optimiste en ce qui concerne la possibilité de trouver maintenant le ou les leaders dont on parle. Il n'y en a pas. Il y a bien des gens de bonne volonté parmi les dirigeants—ils sont peu nombreux—qui voudraient voir de la tolérance entre les ethnies.

Mais regardons quelles sont les récompenses pour un politicien et regardons quels sont les facteurs de dissuasion s'opposant à l'abandon ou à l'adoption d'une vision nationaliste. Un politicien qui veut être élu ou réélu doit faire face à l'électorat tel qu'il est aujourd'hui. Pour envoyer un message de tolérance, de fraternité et d'unité entre les ethnies—disons par un social-démocrate qui croyait à cette formule chère à Tito—il n'y a pas grand incitatif à l'heure actuelle. C'est une entreprise à haut risque que d'être non nationaliste ou a-nationaliste, ou antinationaliste. C'est tout ce que je peux dire vraiment.

Bien sûr l'antagonisme de la guerre a créé ces blessures, a rouvert des blessures qui n'étaient pas guéries. Il n'y avait pas eu de véritable processus de guérison des blessures laissées par la Deuxième Guerre mondiale. Il y avait cet étrange phénomène où des paramilitaires serbes entraient dans des villages bosniaques durant la guerre pour se rendre au cimetière et se venger sur les morts et tirer dans les cercueils de gens qui avaient été enterrés après la Deuxième Guerre mondiale.

Cette idée maladive de vouloir essayer de résoudre des problèmes d'autres générations... Une partie de cela est attribuable au comportement pathologique des soldats, à leur ivresse et à leur manque de discipline. Une partie est due au nationalisme et au désir de vengeance des leaders. Heureusement, cette phase est passée, mais comme je disais, il y a toujours les enfants des mêmes pères. Le message est toujours ultrapatriotique, sinon ultranationaliste.

Le changement prend du temps. Les processus éducationnels sont importants. Mais changer les manuels scolaires, changer le message véhiculé dans les salles de cours, n'est pas suffisant en soi. Durant toutes ces années sous Tito, on a enseigné la fraternité et l'unité, et le programme d'enseignement était très inoffensif, les enfants étaient assis les uns à côté des autres à l'école, Musulmans, Croates et Serbes, mais tout cela était très fragile. Ça prend beaucoup plus que ça pour créer une société civile et un changement d'attitude.

Le coprésident (M. Bill Graham): Madame Shenstone.

Mme Barbara Shenstone: La prospérité économique jouerait également un rôle. Une des raisons pour lesquelles les gens se rassemblent autour de ces seigneurs de guerre ou de ces nationalistes fanatiques est qu'ils ne voient aucune autre possibilité. Je crois que le commerce a un grand effet démocratisant sur les gens, et l'une des raisons pour lesquelles les gens sont retombés dans ce fanatisme avait trait à l'effondrement économique qu'a connu cette partie du monde. Un grand nombre de facteurs s'étaient conjugués.

• 1200

Nous devons créer d'autres moyens permettant de résoudre les problèmes. Si les gens peuvent voir que la seule façon d'obtenir de la protection, la seule sécurité qu'ils ont est de se réunir dans un groupe et blâmer les autres, alors on verra encore ce qui s'est déjà produit et ça n'arrêtera jamais. C'est pourquoi l'élimination progressive de tous ces autres aspects de la société civile permet aux gens de se dire, avec le temps, oui, je peux être un Serbe, mais je peux aussi me sentir en sécurité si je vais vivre dans une collectivité où il y a des Bosniaques; je peux me sentir en sécurité lorsque je suis dans un tribunal; je peux me sentir en sécurité lorsque je demande l'installation d'un téléphone. On peut donc être serbe et bosniaque, ou bosniaque et bosnien. Je crois que beaucoup de choses doivent être réunies pour que cela devienne possible.

Le coprésident (M. Bill Graham): Monsieur Hanger, vous avez trente secondes.

M. Art Hanger: C'est une question rapide. Je vois une variable qui aurait un impact direct sur tout ce scénario en Bosnie. C'est-à-dire un autre conflit qui prendrait naissance soit en Europe orientale, soit au Moyen-Orient, où il faudrait soudainement réunir des ressources d'un peu partout, et cela aurait également une incidence sur le rôle du Canada en Bosnie. On aurait à prendre des décisions importantes, concernant même, peut-être, le nombre de soldats sur place.

À votre avis, quelle serait la façon la plus rapide de réagir à un autre conflit majeur qui nécessiterait la prise de décisions très nettes en Bosnie qui auraient une incidence sur nos troupes et sur la collectivité internationale là-bas? Quelles sont les options que nous avons?

M. Leonard Cohen: Concernant la Bosnie, pour d'autres conflits...

M. Art Hanger: Non.

M. Leonard Cohen: ... ou l'extension d'un autre conflit?

M. Art Hanger: L'extension.

M. John Graham: Je crois qu'une des difficultés fondamentales auxquelles nous faisons face, c'est qu'il ne nous reste plus d'extension au sein des Forces canadiennes. Je ne veux pas aborder les raisons politiques qui ont conduit à cette situation, mais on a dégraissé jusqu'à l'os. Nous ne sommes donc pas vraiment en mesure de continuer, à court terme, avec le genre de force qu'il nous faudrait pour poursuivre notre engagement en Bosnie et nous engager avec un nombre important de soldats dans une autre crise.

Je dis ça comme non-spécialiste. Je crois que la question devrait être posée aux militaires, qui sont en mesure de vous donner une réponse plus documentée. Dans les circonstances actuelles, nous n'avons pas cette option. Je crois qu'il faudrait évaluer les politiques d'après la gravité de la crise à laquelle il faudrait faire face, mais je pense que nous devrions hésiter beaucoup, à court terme, à affaiblir encore l'engagement restreint mais toujours important que nous avons là-bas maintenant, et pour le genre de court terme dont nous parlons.

Le coprésident (M. Bill Graham): Merci beaucoup.

Nous avons dépassé notre temps de cinq minutes; je vais donc devoir conclure cette partie.

Au nom de tous les membres du comité, je voudrais remercier nos témoins. Votre participation a été extrêmement utile. Ceux d'entre nous qui ont pu visiter le pays la semaine dernière ont eu une excellente occasion d'enrichir leur expérience acquise sur le terrain par vos témoignages. Pour ceux d'entre nous qui n'ont pas eu cette possibilité, je crois que vos témoignages ont été très utiles pour établir le cadre du débat qui aura lieu demain.

Pour les membres du comité, les coprésidents voudraient préciser ce qui suit. Vous savez que nous ne sommes pas un comité mixte. Par conséquent, chaque comité devra rédiger un rapport distinct à l'intention de la Chambre des communes. En théorie, cela veut dire que nous pourrions soumettre deux résolutions différentes. Nous croyons, cependant, que ce ne serait probablement pas une façon productive de travailler.

• 1205

Pour le moment, le Comité de la défense a rédigé une résolution et le Comité des affaires étrangères en a rédigé une autre. Je crois que ces résolutions sont essentiellement compatibles, et si vous laissez ça aux deux coprésidents, nous allons essayer de les réunir afin d'avoir une seule résolution provisoire pour notre considération demain. Bien sûr, ce n'est peut-être pas la résolution que nous allons adopter, mais au moins nous commencerons la journée avec une résolution provisoire devant nous, nous aurons quelque chose pour travailler.

Je voudrais seulement proposer ce que j'ai suggéré à M. Bertrand, c'est-à-dire que je recommande que les résolutions qui sont à la fin du rapport du Comité de la défense, à la dernière page, deviennent le cadre de résolution. La plupart des attendus contenus dans la partie officielle du rapport du Comité des affaires étrangères se trouvent dans le texte du rapport se rattachant au Comité de la défense.

Nous ajouterions alors dans ce rapport une clause concernant la question de conditionnalité, que nous croyons être importante, de sorte qu'au lieu d'avoir trois clauses, le rapport en compterait quatre. La quatrième serait qu'en raison du manque de volonté politique de la part des signataires de Dayton pour mettre en oeuvre les aspects civils, le gouvernement du Canada continuera à demander avec insistance la politique de conditionnalité, afin de faire avancer plus rapidement les accords de paix.

Monsieur Turp, avez-vous une remarque à ce sujet?

[Français]

M. Daniel Turp: J'aimerais savoir si nous débattrons de cette question lors de notre réunion de demain.

Le coprésident (M. Bill Graham): Oui.

M. Daniel Turp: J'aimerais aussi savoir si vous allez réserver un temps suffisant pour débattre du projet de résolution puisque nous avions prévu entendre des témoins.

Le coprésident (M. Bill Graham): Non, non, il n'y aura pas de témoins demain.

M. Daniel Turp: Il y aura des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères.

Le coprésident (M. Bill Graham): Ils seront là à titre de personnes ressources que nous pourrons consulter au besoin.

M. Daniel Turp: Nous aurons donc un temps suffisant pour débattre de la recommandation conjointe.

Le coprésident (M. Bill Graham): Nous présenterons la résolution et nous pourrons toujours l'amender. Nous accorderons à tout le monde cinq minutes—avec une interprétation libérale de la règle de cinq minutes—pour présenter son cas. J'espère que les quelques heures que nous avons prévues seront suffisantes et permettront à tous d'être entendus afin que nous puissions avoir à la fin une résolution acceptable pour le comité.

M. Daniel Turp: Recevrons-nous à l'avance le texte des recommandations?

Le coprésident (M. Bill Graham): C'est ce que nous souhaitons, oui.

M. Daniel Turp: Je le souhaite personnellement.

Le coprésident (M. Bill Graham): Oui, oui. Merci.

[Traduction]

La séance est levée jusqu'à 15 h 30 demain, dans ce même local. Merci beaucoup.