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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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STANDING COMMITTEE ON FOREIGN AFFAIRS AND INTERNATIONAL TRADE

COMITÉ PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL

TÉMOIGNAGES

[Enregistrement électronique]

Le mercredi 27 mai 1998

• 1523

[Français]

Le président (M. Bill Graham (Toronto-Centre—Rosedale, Lib.)): J'ai le grand plaisir d'accueillir M. Delors, ancien président de la Commission européenne. Les membres du comité seraient peut-être intéressés de savoir que dans le cadre de sa carrière, M. Delors a aussi été membre du Parlement européen. Pour ceux et celles d'entre nous qui s'intéressent à la vie intellectuelle, je soulignerai qu'il a aussi été professeur.

Monsieur Delors, bienvenue. Je crois que M. Juneau vous présentera très brièvement. Monsieur l'ambassadeur, bienvenue devant le comité.

M. Jean-Pierre Juneau (ambassadeur du Canada auprès de l'Union européenne): Merci, monsieur le président.

Mesdames et messieurs les députés, lorsque l'on m'a demandé de présenter M. Delors, ma première réaction fut bien de me demander si cela était vraiment nécessaire. M. Delors a suivi un cheminement politique et intellectuel qui l'aura amené à présider à l'une des entreprises les plus audacieuses de l'après-guerre, à savoir la construction d'une Europe unie, stable et prospère.

C'est sous sa haute autorité intellectuelle et morale que la Communauté européenne s'est résolument engagée sur la voie de l'intégration et c'est sous sa gouverne qu'ont été mis en place les fondements de l'Union économique et monétaire, de la monnaie unique et de l'élargissement de l'Union européenne.

On peut affirmer sans hésiter que M. Delors fut à ce jour l'un des présidents les plus influents et les plus efficaces qu'ait eus la Commission européenne. Sous sa présidence, de 1985 à 1995, on aura connu l'avènement du marché unique, on a assisté à l'adhésion du Portugal, de l'Espagne, de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède, on a vécu la réunification de l'Allemagne et on a été témoins de la conclusion du traité de Maastricht, qui ouvrait la voie à la mise en place de l'union monétaire européenne.

• 1525

Mais plus encore, M. Delors a été un visionnaire qui a su inspirer et mobiliser les partenaires européens autour d'un véritable projet de société tenant compte des aspirations des citoyens européens. L'influence de M. Delors n'a pas fini de se faire sentir. On vient d'ailleurs de suggérer qu'il préside aux délibérations d'un groupe de sages chargés d'étudier et de recommander les réformes institutionnelles indispensables au bon fonctionnement d'une Europe qui s'apprête à accueillir dans ses rangs de nouveaux États membres. Voilà, semble-t-il, l'une des rares candidatures qui fassent présentement l'unanimité au sein des partenaires européens.

Je m'en voudrais de ne pas rappeler que M. Delors est un grand ami sincère du Canada. En 1981, quelques mois après l'arrivée au pouvoir du président François Mitterrand et alors qu'il était membre du premier cabinet du premier ministre Mauroy à titre de ministre de l'Économie et des Finances, M. Delors est venu au Canada pour participer au premier sommet du G-7 que le Canada a eu l'honneur de présider.

Par la suite, il a eu l'occasion de revenir à quelques reprises au Canada pour prendre part, en sa qualité de président de la Commission européenne, au sommet entre le Canada et l'Union dans le cadre de la déclaration transatlantique de 1990.

Enfin, c'est à l'initiative de M. Delors que nous devons la création de la chaire Jean-Monnet de l'Université de Montréal, première chaire jamais créée à l'extérieur du continent européen.

Mesdames et messieurs les députés, je suis très heureux d'accueillir avec vous M. le président Jacques Delors, à qui je cède maintenant la parole.

M. Jacques Delors (président, Commission internationale sur l'éducation pour le XXIe siècle à l'UNESCO et ancien président de la Commission européenne): Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c'est un grand honneur pour moi d'être reçu dans votre Parlement et de pouvoir échanger avec vous sur les questions concernant à la fois la construction européenne et les relations entre l'Union européenne et le Canada. En me conformant aux prescriptions de votre président, je tâcherai, en 10 minutes, d'introduire le débat, mais rien ne vaut l'échange.

La construction européenne va bientôt avoir 50 ans. Durant ces 50 années de période dynamique en crise, de crise en stagnation, de stagnation en nouvelle période dynamique, donc avec des hauts et des bas, la construction européenne a poursuivi son chemin. Elle est une entreprise unique dans l'histoire puisqu'elle invite des pays souverains à partager ensemble l'exercice d'une partie de leur souveraineté. Elle est une expérience toujours discutée et contestée parce que depuis le début s'opposent ceux qui sont pour une approche fédérale de l'Europe et ceux qui sont pour une approche intergouvernementale, c'est-à-dire pour une entité où toutes les décisions sont prises à l'unanimité.

C'est une institution originale aussi en ce qui concerne ses structures: deux exécutifs, le Conseil des ministres et la Commission; deux législatifs: le Parlement européen et le Conseil des ministres; un judiciaire: la Cour de justice.

Le système institutionnel dit «la méthode communautaire» a été inventé lors du premier traité européen, la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Il n'est comparable, dans l'état actuel des choses, ni aux États-Unis d'Amérique, ni aux États fédéraux existants, ni aux théories de Montesquieu. Et souvent l'observateur européen ou étranger est un peu désarmé devant cette structure institutionnelle.

• 1530

Si j'en ai dit un mot aujourd'hui, c'est que dans le programme chargé qui attend l'Union européenne figure, à côté de la mise en oeuvre de l'Union économique et monétaire et de l'élargissement, la nécessité de définir le cadre politique et institutionnel pour une Europe qui comprend aujourd'hui 15 membres, mais qui en aura demain 26 et peut-être 30.

Tels sont les trois chantiers principaux qu'affronte l'Europe. Je dois en ajouter un quatrième, qui vous intéresse beaucoup: il s'agit de la mise en oeuvre de l'autre aspect du Traité de Maastricht qui est la politique étrangère et de sécurité commune. De ce point de vue, les avancées ne sont pas très grandes, et peut-être aurais-je l'occasion, si cela vous intéresse, de vous expliquer pourquoi. Vous savez peut-être que dans le speed-over effect qui a fait avancer l'Europe depuis 1985, depuis la réalisation du Grand marché, puis de l'Acte unique qui a permis la mise en oeuvre du marché unique, puis de la constitution financière qui a permis de mettre en oeuvre les nouvelles politiques de l'Acte unique, puis de l'Union économique et monétaire. Certains ont dit oui à l'Union économique et monétaire, mais à condition qu'il y ait une Europe politique. Pour essayer de traduire cette Europe politique dans les chapitres concernés du Traité de Maastricht, ils ont fait figurer une amorce de définition de la citoyenneté européenne, des dispositions permettant d'assurer ensemble la sécurité des citoyens et enfin cette fameuse politique extérieure et de sécurité commune qui tarde à voir le jour.

En ce qui concerne l'Union économique et monétaire, les observateurs ont considéré avec une certaine admiration le fait que 11 États membres aient pu remplir les critères du traité, c'est-à-dire assainir leur situation financière et diminuer leur dette publique, à un moment où la conjoncture économique n'était pas favorable en Europe. Certains d'entre nous craignaient que la persistance d'un chômage important et la faiblesse de la croissance fournissent des arguments, soit politiques, soit sociaux, à ceux qui considéraient cette situation comme non satisfaisante. Il n'en a rien été, et certains pays comme l'Italie ont fait un redressement imprévisible, quasiment miraculeux. Donc, l'Union économique et monétaire va voir le jour. Je crois qu'il faut réserver pour la période questions les conditions auxquelles elle pourra réussir.

Le deuxième grand problème est l'élargissement. Nous devons accueillir, nous souhaitons accueillir et nous sommes heureux d'accueillir, parce que c'est la réunion de l'Europe, 10 pays de l'Europe de l'Est et du Centre séparés de nous par un tragique décret de l'histoire. L'entrée de ces pays dans l'Union européenne pose plusieurs problèmes.

Il y a d'abord le problème du nombre. Comment vivre, décider et agir à 26?

Il y a ensuite un problème politique. Nous ne pouvons accepter dans l'union que des pays qui ont une démocratie pluraliste et qui respectent les droits de l'homme, dont l'économie est ouverte sur l'extérieur et dont la législation économique et financière est en harmonie avec les grandes règles qui feront fonctionner le marché uni. Au surplus, ces pays sont en retard de développement par rapport aux pays de l'Union européenne. Pour vous donner deux chiffres, si la moyenne de développement européen est de 100, la moyenne des 10 pays appliquants est de 30, c'est-à-dire moins du tiers du niveau de vie ou du niveau de développement des pays actuellement membres de l'Union européenne. Par conséquent, on comprendra qu'une période de transition, de préadhésion était utile, nécessaire et indispensable. D'ailleurs dès 1990, nous avons commencé, par les programmes PHARE, à aider ces pays et nous allons y consacrer des moyens financiers humains de plus en plus importants.

• 1535

La troisième question qui figure au programme est celle de la réforme constitutionnelle, dont l'ambassadeur Juneau a dit un mot. Comment faire fonctionner cette union à 26, alors que déjà, à 15, on lui reproche trop de bureaucratie, un manque certain d'efficacité, l'absence de transparence et une insuffisante responsabilité démocratique? Je dois dire très franchement à nos amis canadiens que même si nous étions restés à 15, un ajustement et une réforme de nos institutions étaient nécessaires, a fortiori le sont-ils à 26.

Cette question est tellement complexe que les chefs de gouvernement songent à demander à un groupe de sages de déblayer le terrain pour essayer d'y voir plus clair, dans un processus complexe qui va de la préparation de la décision à l'exécution, en passant par la décision elle-même. C'est tout ce processus qui doit être revu pour que chacun comprenne, les citoyens de l'Union européenne mais aussi les partenaires de l'Union européenne, la logique de telle ou telle décision et la logique de tel ou tel comportement. C'est pourquoi cette question est d'une extraordinaire complexité et que je pense que ce sera un des points les plus difficiles à traiter.

L'Europe est actuellement au carrefour, entre les optimistes qui pensent que l'Union économique et monétaire est non seulement le couronnement de l'intégration économique, mais sera également la rampe de lancement de l'Europe politique—autrement dit que, toujours en raison de l'effet d'engrenage, l'existence d'une institution forte à caractère fédéral, comme la Banque centrale européenne, amènera la nécessité d'un pouvoir politique—et ceux qui pensent que ce n'est pas automatique et que la politique doit être traitée comme telle, d'autant plus que la construction européenne a maintenant pénétré la vie des citoyens. Il n'y a pas un seul Européen à qui on ne parle pas un jour ou l'autre, dans son travail professionnel, dans sa vie de consommateur ou dans sa vie privée, de la loi ou des contraintes européennes. Par conséquent, la politique est là, et la politique est quand même l'art d'expliquer au peuple, de lui demander son avis et ensuite de lui faire partager les objectifs communs. Donc, ce déficit démocratique existe.

L'autre carrefour est entre deux conceptions de l'Europe, et l'Europe n'a pas choisi. L'une est l'Europe espace, c'est-à-dire que tout ce que l'on peut faire à 26 ou 30, c'est d'avoir un grand espace économique fondé sur la liberté de circulation des biens, des services, des capitaux et, on l'espère, des personnes—ce qui est toujours plus difficile—ce qui serait accompagné de quelques flanking policies et pas plus. L'autre, que j'appellerais l'Europe puissance, en m'excusant de schématiser, est une vue des hommes et femmes politiques ou des pays qui souhaitent que l'Europe sorte du déclin politique qui l'affecte depuis de la Guerre de 1914-1918 et retrouve dans le monde la capacité non seulement de défendre ses intérêts, mais aussi de faire rayonner ses valeurs et d'apporter sa contribution à l'organisation du monde de demain qui, comme chacun le sait, compte tenu de la globalisation et des interdépendances, devra trouver de nouvelles règles qui soient différentes de celles qui ont présidé à la création de l'ONU, des institutions de Bretton Woods.

Voilà le choix qui sera derrière le cadre politique institutionnel qui sera en définitive retenu par les Européens. C'est la question qui fait le plus peur aux Européens, car ils savent que, sur ce point, les points de vue ne se rapprochent pas, bien au contraire.

Voilà très franchement, monsieur le président, ce que je voulais vous dire à propos des déceptions qui ont été apportées par la perspective de la politique extérieure et de sécurité commune, du saut qualitatif extraordinaire que représente l'Union économique et monétaire, de notre enthousiasme à ressouder l'Europe, à réunir les deux Europes fortes d'une histoire commune, de cultures diverses mais convergentes, et enfin à propos du choix politique qui est derrière le choix des institutions. Merci beaucoup, monsieur le président.

Le président: Merci beaucoup, monsieur le président.

• 1540

[Traduction]

Je pense, messieurs les membres, que nous devrions limiter nos questions à cinq minutes. M. Delors ne peut être avec nous que jusqu'à 15 h 15, à ce qu'on me dit, ce qui nous donne 35 minutes. Nous pourrons peut-être faire quelques tours de table si nous nous limitons à cinq minutes chacun.

Monsieur Mills.

M. Bob Mills (Red Deer, Réf.): J'ai une gamme de questions assez diverses. Il serait peut-être plus simple si j'en posais trois ou quatre et vous pourriez ensuite y répondre ensemble si cela vous convient.

D'abord, à la suite du sommet G-8 qui vient d'avoir lieu, il me semble que nous avons vu toute une résistance de la part des membres de l'Union européenne d'imposer des sanctions ou de coopérer beaucoup en termes de ce qui se passe en Inde, au Pakistan ou en Chine. Je me demandais quel était le point de vue de l'Union européenne en ce qui a trait aux raisons qui motivent cela.

Deuxièmement, certains Nord-Américains et Canadiens de l'Ouest voient l'Union européenne comme un groupe où une denrée fort subventionnée est mise en marché et entre sérieusement en compétition avec les produits du groupe des cultivateurs Nord-Américains, comme c'est le cas pour l'avoine présentement, par exemple, et je suis convaincu que c'est le cas pour d'autres marchés. Je me demande quel est le niveau de coopération possible à cause de telles circonstances. Encore une fois, je ne m'attends pas à ce que vous entriez dans le détail au sujet des subventions agricoles, mais comment pouvons-nous répondre à nos commettants en ce qui a trait à ce genre de situation?

Et ensuite j'ai une question d'ordre général. En tant que personne qui s'intéresse à l'histoire depuis longtemps, et à l'histoire européenne, par le biais de l'école je suppose, je me demande comment il est possible pour un groupe diversifié de peuples nationalistes depuis longtemps de travailler ensemble pour en arriver à une union économique. Je peux comprendre cela en partie, je suppose. Ensuite vous parlez d'une union politique, et puis ensuite d'une composante de sécurité et d'affaires extérieures. Je pense que je suis tout simplement perplexe de savoir comment il est possible de conserver votre nationalisme et de faire partie de ce genre de système unique à gouvernement unique. Je ne sais tout simplement pas comment cela est possible.

Le président: Vous avez cinq minutes. Vous êtes mieux de vous arrêter là.

M. Bob Mills: Oui. Maintenant vous pouvez répondre en deux minutes.

[Français]

M. Jacques Delors: En ce qui concerne votre première question, monsieur le député, elle rejoint la difficulté d'avoir une politique étrangère commune.

Vous avez été frappé par les exemples de la Chine, du Pakistan et d'autres pays. Or, il se trouve que pour des raisons qui tiennent aux traditions et aux positions géopolitiques, nos 15 pays n'ont pas des points de vue convergents. Par conséquent, cela explique pourquoi la politique extérieure commune a du mal à démarrer. Souvent, ils vont à une position commune, qui est une sorte de voeu exprimé, mais lorsqu'il s'agit de passer d'une position commune à des sanctions, alors les divergences se font jour entre les pays membres, ou bien c'est une question d'opportunité. Bref, ceci ne fait qu'illustrer le fait que l'Union économique et monétaire a démarré beaucoup plus vite que la politique étrangère et de sécurité commune.

Sur votre deuxième question, qui concerne l'agriculture, les deux agricultures sont différentes. Donc, on ne peut pas demander à plusieurs pays européens, dont l'Allemagne et la France, d'adopter la politique américaine ou canadienne en matière d'agriculture. Il s'agit pour nous de problèmes liés à la lutte contre la désertification, à notre souci d'encourager le développement rural et à une certaine forme d'équilibre entre la ville et la campagne.

• 1545

Simplement, nous essayons de trouver une solution qui ne se traduise pas par une unfair competition du point de vue des exportations. Mais, en dehors des exportations, nous voulons pouvoir rester maîtres et avoir la possibilité de maintenir à la campagne de petits agriculteurs qui nous sont indispensables pour entretenir le territoire et pour maintenir un équilibre dans des pays comme la France qui n'ont que 100 habitants par kilomètre carré et qui, par conséquent, seraient menacés si nous adoptions le style de la politique américaine. Un quart du territoire français serait menacé de dépeuplement. Mais nous reconnaissons que pour cela, il faut que nous trouvions une solution de cohérence en ce qui concerne les régimes à l'exportation. On a commencé avec l'Uruguay Round et nous sommes prêts à continuer dans cette voie. Simplement, c'est très difficile. Notamment, j'expliquais à un président américain, il y a plusieurs années, que mon grand-père était agriculteur. Il avait cinq hectares. C'est la mesure au Canada dans les hectares aussi?

M. Jean-Pierre Juneau: Oui.

M. Jacques Delors: Bon. Il avait cinq hectares et sept enfants. Je lui expliquais la suite, la nécessité pour un des enfants de garder la ferme, etc. Ce président américain m'a dit: «Mais cinq hectares, c'est moins grand que mon jardin.» Donc, vous avez là une sorte d'illustration par une blague des différences d'approche compréhensibles.

Nous-mêmes nous avons ces problèmes parce que dans les territoires de l'Est allemand, où la propriété était collective sous le régime communiste, il y a des propriétés de 2 000 hectares. Les Allemands voudraient que l'on maintienne des aides pour ces propriétés très grandes. Nous disons que les aides doivent être plafonnées et avoir pour but de maintenir une agriculture d'entretien du territoire et de producteurs de produits spécifiques, mais pas plus.

Quant à votre troisième question, qui est très vaste, je pense que les pays européens souffrent de deux maux. D'un côté, les citoyens ont moins le sentiment patriotique que lorsque leur pays était menacé. C'est une remarque simple mais que chacun peut comprendre. D'un autre côté, la démocratie s'est affadie en raison de la puissance des médias et des sondages d'un côté—en France. il y a des sondages tous les jours—et de l'autre côté, de la globalisation, car les responsables de nos pays, qu'ils soient politiques, économiques ou syndicaux raisonnent en termes globaux—comment feraient-ils autrement?—alors que les citoyens, eux, raisonnent en termes locaux. Et, bien entendu, les démagogues qui leur montrent la globalisation comme le diable ont beau jeu.

Donc, pour résoudre la question de la conciliation entre le progrès de l'Union européenne et le maintien de la vitalité nationale, il faut à la fois s'attaquer aux maux internes de la démocratie et prendre des précautions sur le plan européen. Là, évidemment, il y a des points de vue divers. Je ne vous donnerai que le mien.

Pour moi, l'approche fédérale est techniquement la meilleure parce qu'elle permet aux citoyens de savoir qui fait quoi, qui est responsable pour quelle question et qui est responsable pour une autre. Jusqu'à présent, le fait que l'Europe se construise fait qu'on parle d'Europe de l'éducation et d'Europe de la culture. Tout cela n'a pas de sens pour moi. Pour moi, si j'avais à faire demain la constitution de l'Europe, je dirais notamment que la santé, la sécurité sociale, l'éducation et la culture sont du domaine national et que les ministres de l'Éducation peuvent se réunir au niveau européen pour échanger leurs idées, leurs good practices, mais pas plus. Donc, pour moi, l'approche fédérale est la meilleure.

• 1550

Malheureusement, il se trouve que le terme «fédéralisme» ou «fédération» ou même «approche fédérale» fait peur en Grande-Bretagne, pour des raisons historiques, et en France, où il y a une bataille entre les fédéralistes d'un côté et les intergouvernementalistes de l'autre. Donc, on ne peut pas aujourd'hui utiliser ce mot; c'est bien dommage. On ne peut pas avoir une discussion apaisée, scientifique, tranquille. C'est un mot qui est considéré comme une grossièreté en quelque sorte. On ne peut plus en parler. Pourtant, il faudra bien en reparler un jour si on veut parler de techniques institutionnelles qui permettent à la fois l'efficacité et le renforcement de la responsabilité démocratique.

Le président: Merci beaucoup.

Monsieur Sauvageau.

M. Benoît Sauvageau (Repentigny, BQ): Merci beaucoup, monsieur Delors, de ces paroles qui sont très enrichissantes et qui nous permettent de partager vos connaissances et d'apprendre énormément.

Je poserai très rapidement mes quelques questions parce que je suis assuré que les réponses seront très intéressantes.

Je voudrais vous questionner dans un premier temps sur l'Accord multilatéral sur l'investissement. Lors du Sommet de Montréal, vous avez émis quelques opinions à ce sujet. Le gouvernement canadien et nous, le Bloc québécois, appuyons le report de cet accord multilatéral sous les auspices de l'OMC. J'aimerais vous entendre là-dessus. Je sais que vous êtes assez opposé à l'accord dans le contexte actuel, mais quelles améliorations pourriez-vous proposer avant qu'on puisse y donner notre assentiment?

Quant à ma deuxième question, je suis convaincu que vous avez beaucoup d'expérience et je ne vous mettrai pas mal à l'aise si je vous parle de la situation politique canadienne entre le Québec et le Canada, mais je la soulève puisqu'on parle beaucoup de grands ensembles politiques. Souvent, nous, les souverainistes, nous faisons remettre sur le nez que notre projet est assez paradoxal à l'ère des grands ensembles politiques comme par exemple l'Union européenne. Mais il est utile de rappeler que c'est un grand ensemble d'États souverains qui ensemble décident de partager. Je me permets de citer ce que vous disiez au début de notre discussion, alors que vous parliez de «pays souverains qui partagent ensemble l'exercice d'une partie de leur souveraineté».

Est-ce qu'il n'y aurait pas, selon vous, matière pour le Québec et le Canada à aller étudier un peu votre réalité politique, peut-être pas pour la calquer, mais pour s'en inspirer afin régler nos problèmes actuels, et d'aller étudier ces échanges entre pays souverains?

Ma troisième question porte sur les zones de libre-échange qui se propagent de plus en plus. On a parlé de la zone de libre-échange transatlantique entre l'Union européenne et les États-Unis. Je sais qu'il y a une problématique à ce niveau et qu'une rencontre est prévue entre quelques membres du Conseil de l'Europe ici, à l'automne, au sujet d'une zone de libre-échange Canada-Union européenne. J'aimerais vous entendre là-dessus.

Ma quatrième et dernière question, si vous avez le temps d'y répondre, porte sur le rôle des parlementaires dans cette ère de globalisation. Vous avez parlé du rôle des médias et du rôle de l'économique. Nous, simples parlementaires, quel devrait être notre rôle dans cette ère de globalisation? Je vous remercie.

Le président: Je vous invite à répondre en une minute, monsieur Delors.

M. Jacques Delors: En quatre minutes.

M. Benoît Sauvageau: Une minute par question.

M. Jacques Delors: En ce qui concerne l'AMI, je suis critique de la méthode et du fond. Je critique la méthode parce que la discussion s'est déroulée dans des conditions de clandestinité qui ne permettaient même pas à des gens qui ont une certaine compétence économique et politique de comprendre ce dont il s'agissait. Je critique le fond parce qu'autant la libre circulation des biens et des services peut se faire entre pays de puissance inégale, autant en matière d'investissement il faut faire très attention pour éviter de créer des solutions oligopolistiques, des solutions qui permettraient à une puissance d'imposer ses vues. Ceci est notamment vrai dans le domaine culturel, car je pense que si nous allons vers un monde de plus en plus interdépendant et vers de grands ensembles—ce qui déjà est une grande transition avec la deuxième question—chaque collectivité naturelle doit garder ses racines. L'homme et la femme au XXIe siècle auront besoin comme avant d'être enracinés, de connaître d'où ils viennent, de partager avec ceux d'où ils viennent une certaine culture et certaines traditions, ce qui n'empêchera, pas d'un autre côté, d'essayer de comprendre ce qui se passe au niveau supérieur. On ne peut pas faire du simple citoyen une sorte de citoyen virtuel du monde global.

• 1555

Ceci m'amène à votre deuxième question, qui peut être aussi une question de mots. Personnellement, pour essayer d'apaiser la crainte de ceux qui craignent la perte de souveraineté ou la disparition de la nation, j'emploie la formule souhaitable de «fédération des États-nations», ce qui veut dire que, dans mon esprit, le Français reste Français tout en ayant un sentiment d'appartenance à cette aventure collective qu'est l'Europe et sait qui fait quoi. Je reviens toujours sur ce point car je pense que les ensembles régionaux sont des amortisseurs des risques de la globalisation et que se retrouver seul, la France avec ses 60 millions d'habitants, le Portugal avec ses 8 millions d'habitants ou le Québec avec ses 6 ou 7 millions d'habitants, ne serait pas tenable. Les marges de manoeuvre sont devenues trop étroites. Donc, il y a la nécessité des ensembles. Il y en a qui existent déjà. C'est le vôtre, et peut-être faut-il l'aménager. Il y en a qui sont en voie de se faire. C'est le nôtre. Croyez-moi, plus un pays est petit du point de vue de sa population, plus cette vérité est forte.

Votre troisième question portait sur la zone de libre-échange entre les États-Unis et l'Union européenne. À titre de citoyen, je vous dirai que je suis contre cette initiative parce qu'il y a tellement d'ambiguïté dans les relations entre les États-Unis et l'Union européenne qu'une discussion politique s'impose avant tout. Je dirais aux Américains si j'en avais le pouvoir: «Quels sont nos objectifs en commun et les valeurs que nous voulons défendre dans le monde? Quels sont les critères d'une intervention possible pour prévenir un conflit ou pour protéger une minorité? Quelle est la place de l'Europe dans l'Alliance atlantique et dans sa défense?» À mon avis, ces questions sont plus importantes que la création d'un grand marché transatlantique. Le grand marché transatlantique présente le défaut de ne jamais poser aux Américains le problème politique et, deuxièmement, sur un plan plus intellectuel, il fait croire que par le libre-échange on résout des problèmes qui ne sont pas économiques, mais politiques. Enfin, si j'avais eu à faire une proposition aux Américains, selon ma conduite constante quand j'étais président de la Commission, je l'aurais faite en même temps au Canada.

Votre quatrième question portait sur le rôle des parlementaires. Il est essentiel. Je vous ai indiqué la distance entre le global et le local. Qu'est-ce qu'il y a au milieu? Les parlementaires et les grandes organisations professionnelles et syndicales. Si, à cause des médias, on réduit le rôle des parlementaires et des autres médiateurs, alors c'est la démocratie qui est en péril car on aura une démocratie d'opinion, laquelle est aussi sujette aux caprices de l'opinion. C'est pour cela que je pense que le rôle du Parlement est de plus en plus important pour exprimer les angoisses ou les besoins des citoyens et, en retour, pour expliquer aux citoyens les données d'une situation de façon à ce que les citoyens s'intéressent davantage à aller vers une démocratie de participation.

Je le dis d'autant plus que dans notre pays le Parlement ne joue pas le rôle que je souhaiterais. Le rôle des parlementaires est indispensable. Ils sont élus, ils doivent des comptes, mais ils doivent aussi expliquer. Ce sont des enseignants, des instituteurs de la démocratie.

Le président: Merci.

Monsieur Harvey.

M. André Harvey (Chicoutimi, PC): Merci beaucoup, monsieur Delors, d'avoir pris quelques minutes pour venir échanger avec nous sur ces questions qui sont très importantes à la fois pour l'Europe et pour nous.

• 1600

Vous avez déclaré que l'Europe était une grande puissance économique, mais un nain politique. Pourtant, tous vos efforts se sont d'abord et avant tout portés vers l'intégration économique, tandis que le travail sur la dimension politique ne vient que par la suite. J'aimerais avoir votre point de vue sur cette priorité qui m'apparaît un petit peu contradictoire avec votre affirmation.

J'aimerais aussi vous demander s'il sera possible à moyen terme, au cours des prochains mois ou des prochaines années, d'en arriver à une entente qui respecte ce que vous considérez comme des juridictions nationales, entre autres l'environnement, la santé, la culture et les droits des citoyens en général. Quel genre d'échéancier prévoyez-vous?

À la suite de la question de mon collègue M. Sauvageau, j'aimerais revenir sur le fait que l'Europe est une fédération d'États souverains. Dans mon esprit, la souveraineté est très relative. Dans cet esprit-là, face au monde qui est à venir, est-ce qu'on doit attacher autant d'importance à nos souverainetés nationales qu'à l'intégration politique et économique si on veut préserver la paix et défendre les intérêts de nos concitoyens? Je vous remercie.

M. Jacques Delors: La réponse à la première question est assez simple en réalité. Depuis 50 ans, le projet des pères de l'Europe a toujours été politique. Il suffit de reprendre les déclarations de Jean Monnet, de Robert Schuman, du chancelier Adenauer, de Gasperi et de Spaak. Ils avaient trois objectifs: plus jamais la guerre entre nous, permettre à l'Europe de rattraper son retard économique vis-à-vis des États-Unis et donner à l'Europe les moyens de garder une certaine place dans le monde. Tels étaient leurs objectifs, qui sont tous politiques. Ils ont essayé à plusieurs reprises de faire avancer par la politique; ils ont toujours échoué. En 1954, ils ont proposé une communauté européenne de défense, refusée par la France. En 1962, les cinq partenaires de la France ont proposé une Europe politique de nature fédérale: refus de la France. En 1963, c'est la France qui propose, sous la forme du plan Fouchet, une organisation plutôt d'inspiration intergouvernementale; ce sont les autres qui refusent.

Donc, on est arrivés à un point où seul l'économique permettait d'avancer avec l'idée, peut-être fausse, selon laquelle l'économique amènerait le politique. C'est ce que nous reprochait Mme Thatcher quand elle disait: «Vous voulez faire l'Europe through the back door.» C'était cela. Il est vrai que nous sommes maintenant arrivés à un moment où l'engrenage économique débouche inévitablement sur le politique. La politique peut se construire parce que la puissance ou l'importance des intérêts économiques en jeu demande la politique—ce peut être le cas avec l'Union économique et monétaire—ou elle peut se conduire par une perception que nous avons des intérêts communs à défendre en matière de politique étrangère. C'est cette perception-là qui n'existe pas encore. C'est pour cela que j'ai parlé d'un géant économique et d'un nain politique.

Les dispositions du traité existent et ne sont pas suffisantes, mais cela n'existe pas encore. Pour le reste, un travail de tri doit être fait pour essayer de distinguer entre les compétences européennes et les compétences nationales, et ce qu'on appelle dans les États fédéraux les compétences partagées. Moi, je suis partisan de limiter pour l'Europe le domaine des compétences partagées, sinon cela va être un contentieux sans fin. Il va falloir pour cela faire un travail de clarification.

Par exemple, il y a dans le Traité de Maastricht un chapitre sur la santé. Une personne peu compétente peut croire que la santé, c'est l'Europe; c'est absurde. Cela n'empêche pas que nous pouvons coopérer en matière de santé. Par exemple, j'ai pris l'initiative de demander à un groupe de cancérologues d'étudier les causes et les disséminations du cancer dans toute l'Europe. Cela a été bien utile par la suite à chaque gouvernement. Ce n'est pas nous qui avons pris des dispositions, sauf une: nous avons proposé d'interdire la publicité sur le tabac. Les autres mesures étaient nationales.

• 1605

En revanche, l'environnement n'a pas de frontières. Nous ne pouvons pas tolérer qu'un des pays membres ne prenne pas en matière d'environnement les mêmes précautions que les autres.

Enfin, vous me dites que la souveraineté est relative. Vous avez tout à fait raison: la souveraineté est relative, mais c'est une question de mots. Si la construction européenne n'existait pas, un Français se rendrait compte que les marges de manoeuvre de la France sont réduites dans le monde tel qu'il est. Donc, il y a la souveraineté nominale et il y a la souveraineté réelle.

Si, par conséquent, dans certains domaines, en transférant la souveraineté à l'Europe, ou mieux—je préfère cette formule—en exerçant en commun la souveraineté, nous retrouvons des marges de manoeuvre, c'est bon. Mais ceci ne doit pas aller de pair avec un détachement de notre sentiment d'appartenance à notre nation, qui est un sentiment de citoyen affectif, historique et plongé dans des racines. Donc, on peut à la fois accepter des transferts de souveraineté et être très attaché à son pays. Je crois que c'est cela qui est très difficile à expliquer aux Européens et partout. C'est une conciliation quasiment impossible, mais pourtant il faut la réaliser.

Le président: Merci beaucoup.

[Traduction]

Peut-être que je pourrais reprendre quelques-unes des questions qui ont été soulevées par mes collègues, M. Delors.

Lorsque certains d'entre nous étions en Europe récemment, nous avons rencontré M. Tietmayer, et il nous a dit que d'après lui, comme d'après Mme Thatcher en parlant de l'Europe par la porte arrière, l'union monétaire créerait en fait des conditions qui exigeraient l'intégration politique et les changements institutionnels que vous avez décrits comme étant nécessaires. Croyez-vous que c'est le cas? Qu'en fait l'union monétaire forcerait l'intégration politique à suivre à un rythme plus rapide qu'autrement? Il suggérait que les Allemands prônaient l'union monétaire parce qu'ils croyaient qu'elle entraînerait les changements politiques institutionnels nécessaires pour s'y adapter. Ce serait ma première question.

Ma deuxième question porte sur le fait que lorsque nous étions à l'Organisation mondiale du commerce récemment, M. Castro a parlé du fait que les États-Unis, en vertu de leur monnaie universelle unique, dominaient les marchés mondiaux et s'enrichissaient peut-être aux dépends des autres pays. Il a donc conclu une partie de son discours en disant que si l'Europe créait une monnaie européenne comme alternative au dollar, vive l'Euro.

Percevez-vous l'unité monétaire européenne comme alternative au dollar? Percevez-vous cela comme un élément de fragmentation des marchés si cela se produit?

Ma troisième question sera plus philosophique et fait suite à la question de M. Sauvageau au sujet du rôle des parlementaires. Encore à l'OMC, il y avait un petit mouvement d'ONGs qui suggérait qu'en bout de ligne l'OMC aurait besoin d'une structure parlementaire sur le modèle du Parlement de l'Union européenne, en disant que sans cela il y aurait un déficit démocratique au sein de l'OMC que vous seriez obligé d'adresser au cours du processus d'union économique en Europe.

D'après votre expérience européenne, pour un groupe aussi large que le GATT, qui compte environ 140 membres, et lorsque vous incluez la Chine et la Russie, avec tous les problèmes que cela comporte, croyez-vous qu'il soit vraisemblable qu'une assemblée parlementaire ait quelque effet si on travaillait sur cette idée?

[Français]

M. Jacques Delors: D'un point de vue strictement économique, nous pouvions avoir un marché unique avec les quatre libertés—de circulation, des personnes, des biens et services et des capitaux—sans avoir de monnaie unique. Mais si nous n'avons pas de monnaie unique, il y a deux hypothèses. Ou bien il n'y a rien du tout et, à ce moment-là, le dumping monétaire joue dans une zone où tous les obstacles aux échanges ont été supprimés. Nous en avons eu un exemple en 1992. C'était une mauvaise période pour nous. La livre sterling, la lire italienne et la peseta espagnole ont été dévaluées. Il en est résulté des changements de commerce extérieur assez sensibles.

• 1610

Par conséquent, certains considèrent que le perfectionnement d'un marché unique, c'est une monnaie unique. Il y a une autre solution, remarquez, qui nous a été très utile: c'est la création du système monétaire européen, que j'appellerais une zone de change relativement fixe puisque les monnaies pouvaient varier à l'intérieur d'une fourchette de 2,5 p. 100 de chaque côté de la parité.

Donc, en ce qui concerne le bon fonctionnement du marché unique, la meilleure solution, c'est la monnaie unique, ensuite, c'est un nouveau système monétaire européen et enfin, c'est la liberté totale d'échanges flottants, mais à ce moment-là il devient très difficile de maintenir le marché unique. On peut avoir des mesures de représailles ou des protestations d'un pays. Tel est l'aspect économique de l'Union économique et monétaire.

Mais, comme vous l'avez souligné, la création de l'Union économique et monétaire a une motivation politique forte. De quoi s'agissait-il? Puisque nous avions été contraints de construire l'Europe par l'économie, l'Union économique et monétaire, comme je l'ai dit tout à l'heure, était le couronnement de l'intégration économique, mais après un pas en avant politique. L'Union économique et monétaire est basée d'un côté sur un système fédéral de banques: banque centrale européenne au sommet et banques nationales, et en face l'union économique, c'est-à-dire la coordination nécessaire des politiques économiques.

Le traité dit que chaque année, le Conseil européen, la réunion des chefs d'État et de gouvernement, adopte les grandes orientations économiques communes. Qu'est-ce qu'on fait quand on fait cela, sinon de la politique? Donc, il y a de la politique au sens noble du terme dans l'Union économique et monétaire.

Pour être tout à fait franc et honnête, il faut ajouter que l'Europe ne se fait pas d'une manière facile et qu'il est évident que la chute du Mur de Berlin a fait craindre aux partenaires de l'Allemagne que celle-ci, réunifiée, s'écarte de l'Europe. De ce point de vue, dans les années 1989-1991, l'Union économique et monétaire est apparue aux Français, aux Italiens et au Bénélux comme un moyen de raccrocher l'Allemagne à l'Europe d'une manière définitive. Donc, la politique a joué deux fois. Elle a joué dans la conception du projet lui-même et d'une manière circonstancielle pour pousser le projet à un moment donné de l'histoire.

Deuxième question: est-ce que l'euro deviendra une alternative pour le dollar? Certainement. Déjà, d'ailleurs, la Banque de Chine a annoncé qu'elle allait convertir une partie de ses réserves de dollars en euros. L'euro est appelé à devenir une grande monnaie de réserve, une monnaie de paiement plus importante que ne l'est le Deutsche Mark aujourd'hui. Si ma mémoire est bonne, des transactions dénominées en dollars font près de 50 p. 100 du commerce international et des transactions dénominées en Deutsche Mark font 15 p. 100. Il faut donc s'attendre à ce que l'euro fasse un jour 30 ou 40 p. 100 du commerce mondial. Et enfin, c'est déjà—et cela va devenir en plus—une grande monnaie de placement. Mais ce que les Européens doivent savoir, c'est que le jour où l'euro passe de monnaie unique au statut de monnaie de réserve, cela implique des devoirs. Par conséquent, il y aura constamment des arbitrages à faire entre l'impact de la politique monétaire à l'extérieur et ses conséquences à l'intérieur. Par conséquent, le benign neglect du dollar sera terminé. Le dollar aussi devra en tenir compte. Pour l'instant, nous subissons les à-coups du dollar sans pouvoir rien faire, d'autant plus que le fait que le budget des États-Unis soit à nouveau en quasi-équilibre diminue la pression que l'on peut faire sur les États-Unis, par exemple en ne souscrivant pas aux bons du Trésor. Donc, ce n'est plus le cas aujourd'hui.

Mais il faut que les Européens sachent qu'ils auront des arbitrages difficiles à faire entre une mesure qui favoriserait la stabilité monétaire mondiale, mais qui pourrait—par exemple, s'il s'agit d'un relèvement de taux d'intérêt—être contraire aux intérêts domestiques de l'Europe. Mais on ne peut pas exercer un bout de leadership sans en avoir à la fois les avantages et les inconvénients.

• 1615

Enfin, troisième question. Si j'ai bien compris, vous pensez que dans le monde de demain, il y aura d'autres formes d'expression que les formes traditionnelles et qu'il faudra d'une manière ou d'une autre les organiser et que, par conséquent, tout ne sera pas question de puissance, que la société civile pourra être mise dans le coup. Un pays moyen comme le Canada a pu prendre une initiative positive avec les mines antipersonnel parce qu'il a eu l'appui de l'opinion. Moi-même, j'ai signé des pétitions, etc.

Je suis d'accord avec vous que pour éviter la domination et d'une puissance et de l'argent, il faut diversifier les moyens de sensibilisation de l'opinion et des organisations non gouvernementales pour essayer de faire évoluer le monde vers un mieux-être. Je pense que cela est un champ énorme qui s'ouvre devant nous et qu'il faudra traiter, et ce dès maintenant, en pensant à la réforme des grandes institutions internationales.

Le président: Merci. Je crois qu'il nous reste trois minutes. Madame Debien, je vous invite à prendre la parole pendant ces quelques minutes.

M. Jacques Delors: Vous êtes défavorisée là.

Mme Maud Debien (Laval-Est, BQ): Monsieur Delors, vous venez de nous parler des avantages de l'euro. Plusieurs analystes s'interrogent sur ce qu'on appelle le choc asymétrique et les coûts macro-économiques qui pourraient en résulter. Il semble également que les 15 pays n'ont pas prévu de mécanisme pour justement éviter ce choc. J'aimerais que vous nous donniez votre avis là-dessus.

M. Jacques Delors: Il est évident que le succès durable de l'Union économique et monétaire dépend de la capacité de l'union en tant que telle de faire face soit à un choc symétrique atteignant tous les pays en même temps, par exemple un récession brutale, soit un choc asymétrique, c'est-à-dire un pays qui, compte tenu de ses structures économiques, est particulièrement affecté ou encore un pays qui connaît une crise sociale grave.

Il existe dans le traité des dispositions qui permettent à la Commission européenne dans ce cas d'intervenir et de demander au Conseil des ministres de prendre les mesures nécessaires. Ces mesures prévues par le traité seront-elles suffisantes? Je ne le crois pas. Mais quand un événement arrivera, on se rendra compte. Je pense que l'on ira un jour vers une augmentation du budget européen, qui est actuellement limité ou plafonné à 1,27 p. 100 du produit national brut, ou bien on le complétera par une réserve de conjoncturel ou bien par la possibilité pour l'union d'emprunter pour venir au secours de ce pays, ou bien encore par une augmentation de ce budget.

Mais la question se posera. Je ne suis pas de l'avis des euro-optimistes qui disent que la convergence des économies est telle qu'un choc asymétrique n'est plus possible. Je ne le crois pas. Je vous ai donné l'exemple d'une crise sociale dans un pays: l'économie est paralysée, trois semaines de grève. Est-ce qu'on dit à ce pays: «Vous êtes mal géré»? Non, parce que si eux ont la fièvre, nous l'attraperons aussi.

Donc, la solidarité interdépendante demande que nous intervenions d'une manière ou d'une autre. Je crois que peu à peu il faudra renforcer le pot d'économies de l'Union économique et monétaire.

Mme Maud Debien: Si je comprends bien, on pourra résoudre ce genre de crise par des transferts financiers visibles ou invisibles au pays en crise.

M. Jacques Delors: Il peut y avoir plusieurs manières, mais tout se termine généralement par la possibilité soit d'accroître d'une manière provisoire le déficit budgétaire du pays en question au-delà des critères actuels, soit par la possibilité de donner à ce pays les ressources nécessaires pour faire face à une phase difficile. Je crois que la solidarité existe. Elle existait déjà avant, quand j'étais ministre des Finances et que j'avais hérité d'un taux d'inflation de 19 p. 100. Il fallait bien que j'essaie de réduire ce taux d'inflation. Mais, à un moment donné, on a regardé ce taux d'inflation et le fonds a fait l'objet d'une spéculation. La Communauté européenne est venue à notre secours en nous prêtant 3 milliards de dollars, ce qui nous a permis d'appliquer notre politique et de montrer la crédibilité de cette politique. Donc, cela existait déjà à ce moment-là. C'est malheureusement ce qui n'existe pas en Asie et qui explique en partie l'aggravation de la crise asiatique.

• 1620

Le président: Merci beaucoup. Il est exactement 14 h 20. Au nom des membres du comité, je vous remercie encore une fois d'être venu nous rencontrer, monsieur Delors. Je me souviens des mémoires de Jean Monnet où il disait: «Nous ne coalisons des États nous unissons des hommes».

Je crois que c'est vous qui avez vécu une grande partie de cette aventure et je vous remercie d'être venu aujourd'hui partager vos opinions et votre expérience.

La séance est levée. Notre prochaine séance débutera demain matin à 9 heures.