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FAIT Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

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37e LÉGISLATURE, 2e SESSION

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


TÉMOIGNAGES

TABLE DES MATIÈRES

Le jeudi 27 février 2003




¿ 0910
V         Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.))
V         M. Thomas Franck (professeur de droit, «New York University School of Law»)

¿ 0915

¿ 0920
V         Le président
V         M. Roger Normand (directeur exécutif, «Center for Economic and Social Rights»)

¿ 0925

¿ 0930
V         Le président

¿ 0935
V         M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne)
V         M. Thomas Franck

¿ 0940
V         Le président
V         M. Stéphane Bergeron (Verchères—Les-Patriotes, BQ)
V         Le président
V         M. Thomas Franck

¿ 0945
V         M. Roger Normand
V         Le président
V         M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.)

¿ 0950
V         Le président
V         M. Thomas Franck

¿ 0955
V         Le président
V         M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC)
V         M. Thomas Franck

À 1000
V         M. Bill Casey
V         M. Roger Normand
V         Le président
V         M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.)

À 1005
V         M. Thomas Franck
V         Le président
V         M. Roger Normand

À 1010
V         Le président
V         M. Stéphane Bergeron
V         Le président
V         Mme Karen Redman (Kitchener-Centre, Lib.)
V         M. Roger Normand

À 1015
V         Le président
V         M. Thomas Franck
V         Le président
V         M. Art Eggleton (York-Centre, Lib.)

À 1020
V         M. Roger Normand

À 1025
V         Le président
V         Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.)
V         M. Thomas Franck

À 1030
V         Le président
V         M. Roger Normand

À 1035
V         Le président
V         M. André Harvey (Chicoutimi—Le Fjord, Lib.)
V         Le président
V         M. Roger Normand
V         Le président
V         M. Thomas Franck

À 1040
V         Le président
V         M. Thomas Franck
V         Le président
V         M. Thomas Franck
V         M. Roger Normand
V         Le président










CANADA

Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international


NUMÉRO 022 
l
2e SESSION 
l
37e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le jeudi 27 février 2003

[Enregistrement électronique]

¿  +(0910)  

[Traduction]

+

    Le président (M. Bernard Patry (Pierrefonds—Dollard, Lib.)): Nous allons commencer nos travaux.

    Conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, nous examinons la situation de l'Irak.

    Nous avons le privilège de recevoir ce matin M. Thomas Franck. M. Franck est professeur de droit à l'École de droit de l'Université de New York. Nous accueillons également M. Roger Normand, directeur exécutif du Center for Economic and Social Rights. Bienvenue à tous les deux et merci de participer à nos audiences sur la situation entourant l'Irak. Je tiens à informer M. Franck que l'un de ses collègues, M. Irwing Cotler, est ici parmi nous. M. Cotler a été élu hier président du Sous-comité des droits de la personne et du développement international.

    Je vais d'abord vous laisser faire votre allocution d'ouverture puis nous passerons aux questions.

    Je commencerai par vous, monsieur Franck.

[Français]

+-

    M. Thomas Franck (professeur de droit, «New York University School of Law») : Je vous remercie bien, monsieur Patry. Si vous me le permettez, je parlerai en anglais.

[Traduction]

    Merci, monsieur le président.

    On m'a demandé de répondre à certaines questions d'ordre juridique relatives à l'utilisation éventuelle de la force contre l'Irak. La Charte des Nations Unies est évidemment un instrument fondamental du droit international qui régit les relations entre États. En outre, cette Charte confère au Conseil de sécurité le pouvoir d'être l'interprète principal de ses termes en pratique. Le Conseil de sécurité s'est prononcé à plusieurs reprises sur la question de l'usage de la force contre l'Irak lorsque ce dernier a attaqué le Koweït. Parmi les principales résolutions, il y a eu la résolution 660, qui définissait l'invasion du Koweït par l'Irak comme un acte d'agression justifiant le droit à l'autodéfense en vertu de l'article 51, ainsi que la résolution 678, qui autorisait la coalition des pays volontaires à recourir à la force contre l'Irak pour obliger ce pays à retirer ses troupes du Koweït, ce qu'il a fait sans tarder.

    La résolution 687 du Conseil de sécurité autorisait l'usage de la force par la coalition des pays volontaires dans l'éventualité où l'Irak ne respecterait pas les termes de ladite résolution. La résolution 687 n'établit pas clairement si c'est au Conseil de sécurité ou à un membre de la coalition des pays volontaires de déterminer s'il y a eu violation patente de la résolution 687. Toutefois, le paragraphe 34 de cette résolution stipule que le Conseil de sécurité « décide de rester saisi de la question et de prendre toutes nouvelles mesures qui s'imposeraient en vue d'assurer l'application de la présente résolution et de garantir la paix et la sécurité dans la région ». Ceci me semble confirmer clairement que la responsabilité de déterminer si la résolution 687 a été violée par l'Irak au point de justifier l'emploi de la force contre ce pays, tel qu'autorisé précédemment, revient au Conseil de sécurité et non à un des États membres des Nations Unies ou de la coalition des pays volontaires.

    Par la suite, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1441, et la même question se pose. Le paragraphe 4 de la résolution 1441 dit : « ... constitueront une violation patente des obligations de l'Irak et seront rapportés au Conseil aux fins de qualification... ». Et le paragraphe 12 stipule que le Conseil : « décide de se réunir... afin d'examiner la situation ainsi que la nécessité du respect intégral de toutes ses résolutions pertinentes... ». Le paragraphe 13 indique que le Conseil a averti l'Irak « des graves conséquences auxquelles celui-ci aurait à faire face s'il continuait à manquer à ses obligations », mais cela ne donne pas le droit à un État membre de décider seul quand agir ni quelles seront les conséquences advenant une violation patente de la résolution ni non plus de juger si l'Irak a effectivement failli à ses obligations.

¿  +-(0915)  

    Le recours à la force par une coalition de pays volontaires est-il légitime en vertu d'autres dispositions de la Charte? L'article 51 de la Charte autorise chaque État à utiliser unilatéralement la force pour se défendre en cas d'agression armée. La résolution 1368 du 12 septembre 2001, prise au lendemain des événements survenus à New York et Washington, invoquait clairement le droit des États membres d'employer la force contre l'Afghanistan et al-Qaïda, mais c'était parce qu'il y avait eu une attaque terroriste contre les États-Unis. Outre cela, la Charte ne prévoit de pareilles dispositions que dans le cadre de l'article 39, c'est-à-dire dans le cas où les membres du Conseil de sécurité estiment collectivement qu'il y a une menace à la paix, une rupture de la paix ou un acte d'agression. Dans ces circonstances, le Conseil de sécurité peut permettre à une coalition de pays volontaires d'utiliser la force pour contrer un tel acte d'agression ou toute menace à la paix.

    Cela nous amène à nous poser la question de savoir s'il existe, au-delà des stipulations de la Charte, des droits permettant de recourir à la force dans des situations d'extrême nécessité. Vous vous souviendrez que la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest avait, par l'intermédiaire de sa branche militaire, déployé des forces au Libéria et au Sierra Leone pour stopper la crise humanitaire en invoquant des motifs d'extrême nécessité, intervention qui avait ensuite été ratifiée par le Conseil de sécurité. L'OTAN avait également utilisé la force contre le gouvernement yougoslave en raison du traitement qu'il infligeait à la population musulmane du Kosovo. Là aussi, on s'entend pour dire que les mesures et l'attitude prises plus tard par le Conseil de sécurité ont montré qu'il avait approuvé rétroactivement cette intervention armée.

    On peut défendre que le recours aux frappes militaires par un ou plusieurs États sans l'aval du Conseil de sécurité peut être justifié si cet acte illégitime a pour effet d'empêcher un autre acte illégitime encore plus grave. Je laisserai à M. Normand le soin de dire si le recours illégitime à la force par les États-Unis et leurs alliés dans le cas de l'Irak empêcherait de causer des préjudices encore plus grands que ceux qui seraient éventuellement occasionnés par l'usage de la force.

    De plus, la décision rendue dans l'affaire Caroline s'appliquerait, conformément à tout droit de nécessité concevable. On pourrait donc décider d'agir s'il n'existe aucune autre façon de régler le problème que par la force. Dans ce cas, on appliquerait le principe de proportionnalité et celui des « mains propres ». C'est-à-dire que le pays ayant recours à une utilisation illégitime de la force devrait le faire sans autres intentions que celles de prévenir un plus grand préjudice que celui qui serait causé.

¿  +-(0920)  

    Enfin, je pense qu'il est nécessaire d'examiner quelles seraient les conséquences pour le système des Nations Unies—qui existe maintenant depuis près de 60 ans et qui a relativement bien réussi à instaurer des règles de droit entre les États—d'une décision des États-Unis et de leurs alliés d'utiliser la force sans l'aval du Conseil de sécurité. Une telle décision serait, de manière générale, jugée illégitime. Les conséquences sur le système des Nations Unies dépendront, au moins en partie, de plusieurs facteurs, à savoir : si l'administration américaine aura eu raison de penser que c'était une question qui pouvait être réglée très rapidement sans qu'il y ait beaucoup de victimes et si elle aura pu prouver que l'Irak était bel et bien en train de mettre au point des armes de destruction massive. Si toutes ces conditions sont réunies, je pense que le système pourra s'en remettre car il y aura des chances qu'il approuve rétroactivement l'intervention. Par contre, si l'évaluation est erronée, s'il y a des pertes massives en vies humaines et que l'on juge que le nombre de victimes dépasse de loin celui qu'on aurait pu prédire en cas d'attaque de l'Irak contre ses voisins ou d'autres États, je pense qu'il est fort possible que ce soit la fin du système des Nations Unies car les pays en arriveront tout simplement à la conclusion que le processus de délibération et de négociation qui est au coeur du Conseil de sécurité n'a pas fonctionné à un moment charnière de l'histoire, qu'il ne pourra jamais s'en remettre complètement et que le coût sera énorme. Je pense donc que les prochaines semaines seront déterminantes pour savoir si le système des Nations Unies survivra à la décision des États-Unis de recourir illégalement à la force, comme il entend le faire actuellement.

+-

    Le président: Je vous remercie beaucoup, monsieur Franck.

    C'est maintenant au tour de M. Normand. D'après ce que j'ai compris, monsieur Normand, vous rentrez tout juste d'Irak, et le Center for Economic and Social Rights vient de publier un rapport sur l'évaluation de la vulnérabilité des populations civiles irakiennes en cas de bombardements. Votre analyse se fonde sur les consultations que vous avez effectuées auprès des représentants des Nations Unies en Irak, des ONG et des personnes qui ont participé à la préparation du plus récent rapport de l'ONU. Sachez que tous les membres de ce comité ont reçu un résumé de ce rapport.

    Monsieur Normand, vous avez la parole. 

+-

    M. Roger Normand (directeur exécutif, «Center for Economic and Social Rights»): Merci beaucoup. Je remercie aussi les membres de ce comité de m'avoir invité à comparaître pour discuter du très grand problème auquel est confronté le monde, et le Canada n'y échappe pas; je veux parler de la perspective d'une guerre contre l'Irak.

    J'espère que mon témoignage vous permettra de comprendre quelques-unes des conséquences humanitaires de ce que vient de décrire M. Franck dans le cadre du contexte juridique international qui régit la résolution de la menace de guerre en Irak. Je commencerai par exprimer assez fermement mon point de vue puis je m'évertuerai de le justifier. S'il y avait une guerre contre l'Irak, le désastre humanitaire serait si grand que le monde, les Nations Unies et les organismes d'aide humanitaire, en particulier, seraient incapables de faire face à la crise, compte tenu des ressources limitées disponibles actuellement. Ceci est la conclusion de l'équipe de chercheurs que nous avons envoyée parcourir le pays pendant deux semaines, interroger les représentants du gouvernement et des Nations Unies et visiter des hôpitaux et des centres de santé. Nous avons également eu accès à une série de documents confidentiels des Nations Unies qui disent tous la même chose, mais, bien sûr, pas publiquement. Si nous avons pu obtenir ces documents, c'est en partie en raison des très vives inquiétudes des gens sur le terrain, qui considèrent que le manque flagrant de préparation face à ces graves problèmes imminents et à ce désastre humanitaire tant redouté n'ont pas été pris en compte par les politiciens. On espérait qu'ils prendraient conscience de la situation avant de décider de partir ou non en guerre.

    Quant à savoir pourquoi ce serait un désastre, il faut dire que l'Irak de 2003 est très différent, par exemple, de l'Afghanistan de 2001 et même de l'Irak de 1991. Après douze années de sanctions, la population est tombée dans un état de pauvreté beaucoup plus grand qu'avant l'embargo. En fait, de tous les pays, c'est l'Irak qui a subi le déclin le plus rapide, selon les statistiques des Nations Unies permettant d'établir l'indice de développement humain. Toujours d'après les statistiques des Nations Unies, 60 p. 100 de la population dépend maintenant, pour sa survie, du système de rationnement des vivres géré par le gouvernement et alimenté uniquement au moyen des fonds tirés du Programme pétrole contre nourriture. C'est un élément très important dont il faut tenir compte. Cela touche 16 millions de personnes. Le deuxième facteur à prendre en considération est que l'ensemble des infrastructures, dont le système public de soins de santé et le réseau d'assainissement et d'approvisionnement en eau de l'Irak, qui auparavant étaient modernes, sont maintenant très vulnérables. C'est ce que confirment notre rapport et toutes les évaluations des agences des Nations Unies qui se sont rendues dans ce pays.

    Il y aura un désastre humanitaire en Irak à cause du type de guerre que les responsables militaires américains entendent mener contre ce pays. Il y a deux enjeux fondamentaux à comprendre. Le premier concerne l'alimentation électrique. L'électricité, dans un système moderne comme celui de l'Irak, est essentielle au bon fonctionnement des infrastructures de santé publique dont dépend la vie des gens et plus particulièrement des réseaux d'assainissement et d'approvisionnement en eau. Après la guerre de 1991, des études ont conclu—même celles du Center for Economic and Social Rights et de l'UNICEF, entre autres—que la plus grande cause du désastre humanitaire ne découlait pas des effets directs des bombardements, mais du pilonnage des centrales électriques qui a eu pour effet de couper l'électricité et l'approvisionnement en eau ainsi que le fonctionnement des systèmes d'assainissement. Les Irakiens, dont 70 p. 100 vivent dans les zones urbaines et qui, comme les Canadiens, boivent l'eau du robinet, ont tout d'un coup été forcés de sortir de chez eux pour aller chercher de l'eau. Cette eau était contaminée, ce qui a entraîné une augmentation impressionnante des cas de diarrhée et provoqué le décès de nombreux enfants, en particulier, à cause de l'état de guerre. C'est ce qui va encore se produire car on nous a dit que les centrales électriques seraient visées.

¿  +-(0925)  

    Le deuxième problème a à voir avec le système de distribution alimentaire. Comme je l'ai dit, dès que les agences des Nations Unies se retireront de l'Irak, tout l'approvisionnement en nourriture sera interrompu, ce qui signifie que dès le déclenchement des hostilités, plus aucune denrée alimentaire n'entrera dans le pays. C'est le premier problème. Le deuxième problème est qu'il s'agit du plus grand programme de distribution alimentaire de l'histoire mondiale. Cette nourriture qui vient de l'extérieur est distribuée par 46 000 agents partout en Irak, essentiellement dans des magasins où vont se ravitailler les gens en échange de leurs coupons mensuels. Ces 46 000 magasins cesseront de recevoir des denrées alimentaires car les transporteurs seront la cible d'attaques, tout comme les ponts, les routes, etc. Il sera devenu impossible de réaliser cette opération logistique de très grande envergure consistant à approvisionner les gens en nourriture.

    Immédiatement après le commencement de la guerre, il y aura des problèmes dans les systèmes de santé publique, d'approvisionnement en eau et de transport, ainsi qu'un effondrement du réseau de distribution alimentaire. Pour la population irakienne, qui est aujourd'hui si vulnérable, selon les statistiques scientifiques, le désastre sera certainement beaucoup plus grand que celui de 1991.

    L'équipe du CESR n'a pas voulu spéculer sur le nombre de victimes car elle considère que c'est impossible à faire dans les circonstances sans savoir au préalable combien de temps durera la guerre. Nous tablons toutefois sur un scénario catastrophe qui semble malheureusement assez probable. Le plan de guerre semble prévoir une invasion rapide du nord au sud, mais un siège prolongé de Bagdad. Apparemment, c'est là que l'Irak concentre ses forces combattantes et les États-Unis misent sur un coup d'État ou une forme de reddition, mais ils ne veulent pas s'engager dans des combats de rue à Bagdad. Il est donc possible que les cinq millions de personnes ou plus qui vivent dans la ville centrale de l'Irak devront faire face à une longue période pendant laquelle elles n'auront pas accès à de la nourriture ni à de l'eau potable et ne pourront travailler, tous des éléments déclencheurs d'un désastre humanitaire.

    J'aimerais vous lire rapidement une déclaration. Les agents des Nations Unies ont fait plusieurs mises en garde sur l'ampleur du désastre à venir. Voici l'extrait d'un très récent rapport du Comité international de la Croix-Rouge, qui n'est pourtant pas parmi les plus pessimistes : « Cette population extrêmement vulnérable dispose de peu de ressources pour nous permettre de faire face à un nouveau conflit armé. Le coût humain d'un nouveau conflit serait donc désastreux ».

    J'aimerais conclure en faisant quelques propositions. Tout d'abord, je considère qu'il est très important de lier les conséquences humanitaires éventuelles que je décris au cadre juridique international qu'a exposé M. Franck. Imaginez que les États-Unis, dans une coalition de pays volontaires, s'engagent dans une guerre illégale en vertu de la Charte des Nations Unies et qui s'inscrirait en dehors du cadre légal fixé par le droit humanitaire international, lequel établit les moyens et les méthodes de conduite de la guerre. Cette guerre sortirait de ce cadre en raison de l'impact incroyablement disproportionné sur les populations civiles ou plus grand que les avantages militaires. Je pense plus particulièrement à des attaques contre le réseau électrique, par exemple, même si en 1991 le général Colin Powell avait dit que ce n'était pas une cible militaire prioritaire car l'armée iraquienne s'était ruée sur les systèmes de réserve aux dépens de la population. Si cela arrive, il est possible, et même probable, que des crimes de guerre soient commis, si l'on se fie au plan actuel des États-Unis et des pays de la coalition qui s'engageront dans ce conflit. J'espère que ces conséquences dramatiques pousseront les gouvernements comme le Canada à dénoncer publiquement ces problèmes, à rappeler les conséquences juridiques et humanitaires de cette guerre de manière bilatérale, auprès des États-Unis et d'autres gouvernements, et multilatérale, au sein des Nations Unies, avant que ne soit prise quelque décision que ce soit de partir ou non en guerre.

¿  +-(0930)  

    Je pense que c'est quelque chose de fondamental. Il semblerait, à mon avis, qu'une idée assez dangereuse circule maintenant dans les cercles de spécialistes en droit international. Vous avez des groupes très en vue d'avocats spécialisés dans le droit international aux États-Unis, au Canada, au Royaume-Uni et en Australie qui réclament publiquement des poursuites pour les crimes commis dans la guerre préventive dans l'éventualité où une telle guerre aurait lieu. Je pense que ce qui explique cette situation, c'est qu'il y a un sentiment général que ces questions ne sont pas prises aussi sérieusement qu'elles le devraient au niveau gouvernemental et que la Charte des Nations Unies elle-même n'est pas défendue et discutée comme elle le devrait. Alors, je pense que le Canada, étant donné son rôle historique comme défenseur des droits de la personne et comme pays qui a toujours pris très au sérieux les principes du droit international, aussi bien dans la prévention de la guerre que dans le maintien de la paix, a un rôle très important à jouer, surtout à cause des ses relations très étroites avec les États-Unis.

    Je m'excuse d'avoir dépassé le temps qui m'était accordé et je vais peut-être pouvoir faire passer le reste de mes observations dans les réponses à vos questions.

    Merci beaucoup.

+-

    Le président: Merci beaucoup, monsieur Normand. Votre témoignage vient compléter ceux de tous les spécialistes canadiens qui ont comparu devant notre comité. J'ai remarqué que la principale constatation de votre équipe de recherche, c'est que la communauté internationale n'est pas prête à faire face à une catastrophe humanitaire qui pourrait accompagner une autre guerre en Irak. Je veux juste que vous sachiez que notre comité a adopté une motion unanime mardi dernier, à laquelle les cinq partis ont donné leur appui, motion qui se lit comme suit :

Que, à la lumière des preuves convaincantes présentées récemment au Comité permanent des affaires étrangères et du commerce international, le comité exhorte le gouvernement du Canada à participer encore plus intensivement aux efforts déployés actuellement auprès des membres des Nations Unies pour soulager la crise humanitaire qui sévit actuellement en Irak et à faire le nécessaire pour contribuer à éviter la catastrophe humanitaire qu'entraînerait sans nul doute une guerre contre ce pays.

    Je vais demander au greffier du comité de vous en faire parvenir une copie par courriel. Elle a été présentée à la Chambre des communes du Canada.

    Nous allons passer aux questions. La règle que nous appliquons, c'est cinq minutes pour les questions et les réponses. Nous allons commencer par l'opposition officielle, monsieur Keith Martin.

¿  +-(0935)  

+-

    M. Keith Martin (Esquimalt—Juan de Fuca, Alliance canadienne): Merci, monsieur le président.

    Merci, professeur Franck et monsieur Normand, pour vos observations très intéressantes.

    Professeur Franck, j'ai quelques questions pour vous. Dans quelle mesure croyez-vous que l'argument juridique très convaincant que vous avez présenté influera sur la politique étrangère des États-Unis et du Royaume-Uni dans la situation qui nous préoccupe?

    Deuxièmement, vous avez dit que le système de l'ONU sortira ébranlé d'un échec face à cette situation. Pourquoi est-ce différent d'autres situations où l'ONU a été impuissante à régler des catastrophes humanitaires causées par l'homme, par exemple, au Soudan, au Congo, et la famine dans le sud de l'Afrique qui a coûté des millions de vies humaines?

    Enfin, comment traiter le cas de Saddam Hussein si l'option militaire est exclue?

+-

    M. Thomas Franck: Merci beaucoup de ces questions très perspicaces.

    Dans quelle mesure les questions juridiques influent-elles sur la politique réelle? Cela varie considérablement d'un pays à l'autre et d'une situation à l'autre. Ma propre expérience, c'est que si les dirigeants politiques d'un pays sont bien déterminés à suivre une ligne de conduite particulière, la question de la légalité peut très bien être enfouie ou incluse dans un argument bouche-trou avancé par les conseillers juridiques de ce pays. Il faut être bien piètre conseiller juridique pour ne pas parvenir à habiller au moins d'un semblant de légalité n'importe quelle ligne de conduite qu'un gouvernement pourrait vouloir suivre.

    Cependant, nous avons affaire à un grand public extraordinaire, comme nous le disons depuis quelques semaines. Je crois qu'il constitue une sorte de jury mondial. Le jury mondial est toujours là, mais il est souvent dans la rue. Et je pense que ce public est en train de se forger une opinion à partir des questions liées à la légalité, du moins en partie, non pas parce que ces gens sont des avocats ou qu'ils ont un intérêt particulier pour le droit international en soi, mais parce qu'ils savent qu'eux-mêmes, leurs enfants et leurs petits-enfants ont tout à gagner d'un ordre mondial qui est prévisible. La prévisibilité nécessite un certain respect des normes, la conduite doit être cohérente et normative. Les gens voient que le caractère normatif et prévisible est en train de disparaître dans une sorte d'univers hobbésien dans lequel chaque pays fait ce qu'il veut dans la mesure où il croit pouvoir s'en tirer impunément. Les gens savent qu'à l'ère du nucléaire, les chances de survie dans un tel univers hobbésien sont très minces. Je pense que beaucoup de gens ont le sentiment que cet ordre est important pour eux.

    Quant à votre deuxième question, évidemment, l'ordre est très imparfait et s'est révélé un échec face à de nombreuses autres questions. Pas seulement des échecs devant des catastrophes humanitaires comme au Soudan, mais un échec général pour ce qui est d'empêcher les États de recourir à la force, non pas seulement dans le cas des pays européens et occidentaux, mais également dans le cas des pays africains et asiatiques, qui ont eu recours à la force sans qu'il y ait de résistance de la part de la communauté internationale, même si ces pays violaient les normes. Je pense que ce à quoi nous faisons face ici, c'est à la possibilité d'un recours à la force au mépris des règles à une échelle si grande et d'une manière qui touche une population si nombreuse—lorsqu'on pense à l'ensemble du monde arabe et musulman—, qu'il pourrait bien être impossible, après coup, de recoller les morceaux.

    L'Inde a envahi Goa et Adlai Stevenson a dit que c'était la fin de l'ordre international parce que l'Inde avait violé la loi. Mais que les lois soient violées, ce sont des choses qui arrivent, aussi bien dans nos sociétés nationales que dans nos sociétés internationales, mais lorsque les lois sont bafouées aussi massivement par un ou des acteurs aussi importants du système, les choses sont beaucoup plus difficiles. Comme je l'ai dit plus tôt, cela dépendra en partie de ce qui arrivera après que l'on aura commencé à utiliser à la force. Si les choses tournent à la catastrophe prévue par M. Normand et d'autres, et plus récemment, par Brent Scowcroft, ancien conseiller national pour la sécurité de George Bush père, il sera très difficile à l'avenir de persuader un État qui flaire un gain à court terme par le recours à la force de ne passer à l'acte, parce que les États savent que le système est essentiellement impuissant pour ce qui est de prévenir ce genre de violations.

¿  +-(0940)  

    C'est une question d'échelle, et il s'agit probablement ici d'un événement d'une importance si capitale que si les choses devaient mal tourner—et je pense que les chances que ce soit le cas sont très élevées—, on ne pourra pas ramener le système tel que nous le connaissons à l'heure actuelle.

+-

    Le président: Monsieur Bergeron.

[Français]

+-

    M. Stéphane Bergeron (Verchères—Les-Patriotes, BQ): Merci, monsieur le président.

    Vous savez que le document intitulé The National Security Strategy of the United States of America intégrait pour la première fois la notion de guerre préventive, confirmant par le fait même le rôle de superpuissance des États-Unis. Dans ce document, le gouvernement américain allait même jusqu'à stipuler que ses propres intérêts découlent ou relèvent du droit. N'avez-vous pas l'impression qu'il s'agit d'une tangente pour le moins inquiétante, d'autant qu'on a le sentiment--c'est du moins mon cas, et je l'ai déjà évoqué ici, en comité--que les États-Unis sont en train de tenter de bouleverser et de redéfinir le cadre juridique international existant, confirmant leur rôle d'hyperpuissance sur la scène internationale et remettant en question, à toutes fins utiles, le système juridique hérité du monde bipolaire qui a émergé de la Seconde Guerre mondiale?

+-

    Le président: Professeur Franck.

[Traduction]

+-

    M. Thomas Franck: La notion de recours préventif à la force est une évolution du concept de légitime défense anticipée qui est devenu relativement bien établi dans le droit international au cours des quelque 50 ans d'existence des Nations Unies. L'article 51 de la Charte de l'ONU précise que la force ne peut être utilisée en légitime défense qu'en réponse à une agression armée, mais l'encre n'était pas encore sèche sur le papier qu'elle était devenue une disposition insensée du fait de l'invention des armes nucléaires. L'idée qu'un État resterait là à ne rien faire en attendant d'être attaqué avec les nouvelles armes que l'on était en train de fabriquer au milieu du siècle dernier, et qu'il ne réagirait qu'après coup, était évidemment une absurdité et c'est pourquoi vous avez eu de nombreux cas où des États ont eu recours à la force parce qu'ils anticipaient une attaque immédiate. Cela remonte à la doctrine du Caroline qui prévoit qu'il appartient à celui qui fait usage de la force en premier de démontrer que plus rien ne le séparait du désastre sauf une intervention immédiate, qu'il a agi seulement en dernière extrémité, après que tous les autres moyens ont été épuisés, et qu'il a agi d'une manière proportionnelle à la menace. Je pense que la plupart des spécialistes du droit international conviendraient qu'il s'agit d'une doctrine viable sur le recours préventif à la force dans le droit international d'aujourd'hui et que l'ONU, par son action et son inaction, a reconnu ce droit. Ne pas le reconnaître rendrait la loi absurde. Il serait absurde d'exiger toujours que l'on attende d'avoir été attaqué.

    Le problème avec la déclaration présentée dans la SSN, c'est qu'on pousse cette doctrine particulière au-delà du point de rupture, non pas tellement parce qu'on précise à quel moment vous pouvez y avoir recours, mais parce qu'elle suppose que chaque pays peut décider par lui-même à quel moment il a atteint le point où il doit faire usage de la force dans le cadre de la légitime défense anticipée. Évidemment, c'est la définition du chaos. Chaque État peut déterminer unilatéralement à quel moment ses intérêts sont à ce point menacés qu'il doit recourir au droit de légitime défense anticipée; en réalité, vous n'avez plus aucune espèce de limite sur l'usage premier de la force. Beaucoup de gens ici, des spécialistes en droit et même des gens qui appuient ce gouvernement, sont demeurés perplexes quant à savoir pourquoi cette déclaration allait aussi loin dans l'affirmation d'un droit unilatéral aussi vaste à prendre cette décision. Si vous pensez être sur le point d'être attaqué, la chose logique à faire, c'est d'en saisir le Conseil de sécurité ou, à défaut de cela, l'Assemblée générale et d'annoncer que vous êtes sous la menace d'une attaque imminente, que vous allez recourir à la force, puis vous présentez toutes les preuves dont vous disposez qui démontrent pourquoi vous vous sentez menacé. Ensuite, d'une façon ou d'une autre, la communauté décidera si cela constitue une utilisation valable du droit à la légitime défense anticipée. De dire simplement que chaque fois que vous vous sentez menacé, vous avez le droit d'utiliser la force est totalement inacceptable dans la communauté internationale, parce que c'est la recette parfaite pour le chaos.

¿  +-(0945)  

+-

    M. Roger Normand: Si je peux me permettre d'ajouter quelque chose, je pense qu'il faut garder à l'esprit que les fondements et la raison d'être mêmes des Nations Unies étaient d'établir ce genre de règles pour promouvoir la paix et prévenir la guerre. Mais juste avant la création de cet organisme, le tribunal militaire de Nuremberg avait explicitement rejeté l'argument de l'Allemagne en faveur d'une guerre préventive, argument très semblable à celui que nous retrouvons maintenant dans les documents officiels américains. L'argument de l'Allemagne qui prétendait qu'elle avait besoin d'envahir la Norvège et le Danemark comme mesure préventive a été jugé totalement illégal pour exactement les mêmes raisons que celles que vient de donner le professeur Franck. C'est ainsi qu'a été créé le mécanisme de sécurité collective qu'est la Charte de l'ONU. C'est pourquoi je pense que le problème dans un cas comme l'Irak, qui s'inscrit si clairement dans les principes de la Charte de l'ONU dont nous parlons ici, c'est que si on permet aux pays les plus puissants de la planète de ne pas respecter la loi internationale, de ne pas respecter la Charte de l'ONU, il sera très difficile de s'en remettre.

+-

    Le président: Merci, monsieur Normand.

    Monsieur Cotler.

+-

    M. Irwin Cotler (Mont-Royal, Lib.): Bonjour, Tom.

    Il me semble que les États-Unis ont très récemment ajouté à l'argumentation relative à la doctrine de la légitime défense anticipée des réflexions concernant l'intervention humanitaire, à savoir, qu'ils vont utiliser la force militaire pour sauver le peuple irakien des souffrances, de la torture, de la répression, en un mot, des crimes internationaux perpétrés par le régime dictatorial de Saddam Hussein. Cela m'amène à vous poser deux questions.

    La première concerne la légitime défense anticipée. Dans un monde de l'après-11 septembre qui aurait peut-être besoin d'être interprété de manière raisonnable, est-ce que les États-Unis peuvent utiliser non pas seulement le lien avec les terroristes—qui, à mon avis, n'a pas été démontré—mais l'utilisation prospective des armes de destruction massive en vertu d'une certaine doctrine de l'imminence, comme vous le dites, pour justifier que vous n'avez pas besoin d'attendre que quelqu'un utilise des armes nucléaires? Si les États-Unis ne réussissent pas à obtenir une résolution du Conseil de sécurité pour les appuyer, parce qu'il pourrait y avoir un veto, mais qu'une majorité des pays membres du Conseil de sécurité les appuie, pourraient-ils recourir au précédent du Kosovo et à un principe semblable pour affirmer que leur recours à la force n'est pas unilatéral, mais qu'il reçoit l'appui de la majorité d'une coalition de volontaires dans le cadre d'une sorte de doctrine raisonnablement articulée portant sur la légitime défense anticipée?

    Deuxièmement, est-ce que la doctrine de l'intervention à des fins humanitaires que j'ai mentionnée pourrait être utilisée à ce moment-ci pour laisser entendre que les crimes perpétrés par le régime irakien et la catastrophe humanitaire internationale dont a parlé M. Norman, et qui est aussi la responsabilité du régime irakien, rendent maintenant légitime l'usage de la force?

¿  +-(0950)  

+-

    Le président: Professeur Franck.

+-

    M. Thomas Franck: Je suis particulièrement heureux de voir mon ami et collègue Irwin Cotler, même si son image sur l'écran est un peu pâle. Ce sont également des questions extrêmement importantes et très perspicaces.

    Laissez-moi répondre en premier à la question de la légitime défense anticipée. M. Cotler a exprimé la question en termes d'usage prospectif des armes de destruction massives et d'une majorité des votes au sein du Conseil de sécurité. Est-ce que je pense que cela pourrait se justifier comme quelque chose de légal? Je pense que ma réponse à cette question serait oui, pourvu que les deux conditions qu'il a précisées soient remplies, mais je dois ajouter que je doute fort qu'elles le soient. J'ai parlé à un ancien étudiant et ami de très longue date, M. Mohamed El Baradei, qui se dit convaincu qu'il n'y a pas de programme de recherche actif pour la construction d'armes nucléaires en cours actuellement en Irak et que si un tel programme devait démarrer, comme c'est le cas par exemple en Corée du Nord, lui et ses inspecteurs, ainsi que les avions U-2 et Mirage, finiraient par le découvrir. Ce n'est pas quelque chose que l'on peut déguiser facilement, et il ne semble pas que la Corée du Nord y soit parvenue elle non plus. Mais la situation est différente dans le cas des armes chimiques et biologiques parce que vous pouvez fabriquer certaines d'entre elles dans votre bain et qu'elles sont beaucoup plus difficiles à repérer, mais jusqu'ici du moins, les quelques centaines d'inspecteurs en désarmement qui sillonnent l'Irak à la recherche de traces de ce genre d'activité sous la direction de Hans Blix n'ont pas, eux non plus, trouvé d'indices démontrant qu'il existe un programme pour la fabrication de telles armes, bien qu'ils aient trouvé des preuves que des armes qui auraient dû avoir été détruites après la période de 1991 ne l'avaient pas été.

    Alors, il s'agit d'une affirmation assez incertaine que de dire que Saddam possède des armes de destruction massive qu'il a l'intention d'utiliser, selon toute vraisemblance. Si on pouvait raisonnablement croire à l'existence de telles armes et si l'on pouvait raisonnablement croire qu'il est le sur le point de les utiliser, je pense qu'il serait légal de recourir à la légitime défense anticipée.

    Cela nous amène à la deuxième partie de la question du professeur Cotler, qui est la question de l'intervention à des fins humanitaires. Est-ce que l'appui d'une majorité du Conseil de sécurité est préférable à une action unilatérale? Je pense que la réponse à cette question est oui, comme cela a été démontré dans le cas du Kosovo. Dans ce cas, la Russie a eu l'idée mal avisée de réclamer un vote portant sur l'illégalité du recours à la force par l'OTAN dans cette intervention à des fins humanitaires et elle a perdu ce vote par 12 voix contre 3, je crois, et depuis, les spécialistes du droit international, dont moi-même, affirment clairement que le vote négatif sur la motion de censure était la chose qui se rapprochait le plus de ce que vous avez de besoin pour ratifier le recours à la force, même en l'absence d'une résolution affirmative du Conseil de sécurité.

¿  +-(0955)  

    Dans la pratique, la Charte évolue et beaucoup de choses qui auraient semblé impossibles si on la prenait au pied de la lettre, c'est-à-dire telle qu'elle a été rédigée en 1945, sont devenues des pratiques acceptées et appliquées, parce que la Charte, comme l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, est une oeuvre en devenir, et que la façon dont le Conseil de sécurité utilise son instrument fondamental modifie le sens de l'instrument. Par exemple, il est très clair, à la lecture de la disposition pertinente de la Charte, que l'abstention d'un membre permanent du Conseil de sécurité constitue effectivement un véto. Mais en pratique, cela n'a pas été interprété comme tel depuis plus de 30 ans. Dans le cas de l'Afrique du Sud-Ouest, la Cour internationale de justice a jugé que cette pratique avait changé le sens de la Charte, de sorte que maintenant, en loi, une abstention ne constitue plus un veto, malgré ce qu'on peut lire à l'article 27. Alors, la Charte évolue et je pense que la situation du Kosovo a ouvert la porte à une interprétation selon laquelle elle permet probablement maintenant, dans des cas d'une extrême nécessité du point de vue humanitaire que l'on peut démontrer, qu'une coalition de volontaires intervienne pour prévenir une catastrophe humanitaire majeure si la seule chose qui empêche cette intervention est un veto exprimé par un ou deux membres permanents et pourvu que cette intervention reçoive l'appui d'une majorité des membres du Conseil de sécurité. Il s'agit d'une lecture très créative du sens de la Charte aujourd'hui, mais je pense que vous avez raison de signaler cela comme une possibilité.

+-

    Le président: Nous allons maintenant donner la parole à M. Casey.

+-

    M. Bill Casey (Cumberland—Colchester, PC): Merci beaucoup.

    Il s'agit certainement d'un exposé intéressant. Je tiens à signaler que même si M. Cotler paraît pâle à la télévision, il n'est jamais pâle dans la vraie vie.

    J'aimerais savoir ce que vous pensez de certains aspects de la guerre en Afghanistan qui pourraient, ou non, se reproduire dans l'éventualité d'une guerre contre l'Irak. Les forces canadiennes et américaines ont fait un certain nombre de prisonniers en Afghanistan, bien qu'il n'y ait pas eu de déclaration de guerre et, qu'à ma connaissance, aucune accusation criminelle n'ait été portée contre ces personnes. Ces personnes ont été envoyées à Cuba. Est-ce que des lois ont été violées ici? Est-ce que l'on continue de violer la loi en détenant ces personnes de nationalités diverses? On dirait qu'ils font juste les capturer et les emmener à Cuba.

+-

    M. Thomas Franck: Je ne peux être doctrinaire dans ce cas. Les gens qui ont été emmenés à Cuba ont été capturés pendant un conflit armé dans lequel elles ont apparemment pris part et dans lequel elles ont porté des armes. Si ces faits sont exacts, leur détention tant que dure le conflit me semble acceptable du point de vue légal, de la façon dont je comprends les conventions de Genève applicables. Toutefois, des questions se posent lorsque vous examinez de plus près ces deux conditions. La première, c'est si ces personnes participaient activement au combat et si elles portaient des armes; dans ce cas, c'est vraiment une question de savoir qui décide si ces personnes faisaient vraiment cela et s'il y a un processus satisfaisant pour prendre cette décision qui respecte les conventions de Genève. La deuxième condition a trait à la persistance de l'état de guerre, et vous êtes aussi bien capables d'en juger que n'importe qui d'autres. Il n'y a pas eu de déclaration de guerre formelle. Cependant, il y a deux textes législatifs adoptés par le Congrès et signés par le président qui, dans les faits, constituent des réponses à un état de guerre.

    Est-ce que l'état de guerre persiste toujours? Est-ce que quelqu'un a mis fin à l'état de guerre. Il est probable que l'on pourrait défendre assez facilement l'argument que l'état de guerre persiste toujours en Afghanistan, mais la façon de répondre à cette question détermine en partie comment vous voyez la légalité de la détention de ces personnes à Quantanimo. À mon avis, le fait que certaines des personnes détenues ne sont pas des Afghans, mais des ressortissants d'autres pays, ne change pas grand-chose du point de vue légal, sauf pour les ressortissants américains. Dans ce cas, la Constitution des États-Unis entre en jeu et il semble que les autorités ont accepté l'idée. Dans le seul cas où, à ma connaissance, on a invoqué la nationalité américaine, la personne a été ramenée aux États-Unis de Quantanimo, où elle a été accusée en vertu de la loi américaine et internée.

À  +-(1000)  

+-

    M. Bill Casey: Bien.

    Monsieur Normand, vous qui revenez tout juste d'Irak, avez-vous une idée du nombre de victimes civiles qu'il pourrait y avoir dans l'éventualité d'une guerre en Irak, que ce soit directement à cause de la guerre elle-même ou à cause de la famine ou des problèmes d'hygiène qui pourraient survenir après la guerre?

+-

    M. Roger Normand: J'ai indiqué que notre équipe de recherche, qui comptait des chefs très respectés de département de santé publique de grandes universités ici, n'a pas voulu donner de chiffre précis, parce qu'avant de pouvoir répondre à cette question, il faut savoir s'il y aura un siège de Bagdad et, dans l'affirmative, s'il s'agira d'un siège d'un mois ou de six mois. Est-ce que des armes nucléaires seront utilisées? Il y a eu des discussions sur l'utilisation potentielle d'armes nucléaires dans différents scénarios. Les possibilités sont tellement vastes qu'il est difficile de donner un chiffre. Nous citons d'autres organismes, par exemple, les Nations Unies et l'Organisation mondiale de la Santé qui ont cité le chiffre d'un demi-million de victimes—ces chiffres ont été présentés dans un document qui à l'origine était confidentiel, mais qui est maintenant du domaine public—sans faire de distinction entre morts et blessés.

    Mais je pense que le point le plus important ici, c'est qu'il y aura certainement beaucoup plus de victimes après les bombardements que durant ces derniers. Et c'est là que les arguments voulant que les bombes et les armes intelligentes réduiront le nombre de victimes civiles sont faux. Elles réduiront les risques de victimes civiles dans la mesure où elles frapperont les cibles prévues, mais si ces cibles comprennent des installations à double usage, comme des centrales électriques ou d'autres installations du genre, qui entraîneraient des pertes civiles disproportionnées, ce qu'indiquent nos études et celles de l'ONU—et vraiment, il n'y a pas beaucoup de spéculations ici—ce serait alors un acte illégal.

    Je voudrais apporter ici une précision sur le concept de loi internationale en général. On a beaucoup parlé des violations des droits de la personne commises par Saddam Hussein et son gouvernement. Au nom de la communauté des défenseurs des droits de la personne, nous sommes entièrement d'accord pour dire qu'il y a eu de telles violations et il n'est pas nécessaire d'énumérer la longue liste des abus commis par ce gouvernement. Mais il est très important, voire même fondamental, pour le concept de droit international et pour la Charte de l'ONU, que ces règles s'appliquent à tous les pays, aux pays forts comme aux pays faibles, au pays qui commence la guerre comme au pays qui ne la commence pas. Et c'est ici, je pense, que le monde, le Canada, les États-Unis et les autres pays doivent faire très attention aux conséquences légales des gestes qu'ils posent, aussi bien la décision d'aller à la guerre que le fait de la faire. Si cette guerre a lieu et que les prévisions sombres se matérialisent et que le nombre des victimes est énorme, il y a une possibilité de crimes de guerre. Il s'agit d'une violation des principes fondamentaux du droit international touchant la personne qui concernent la distinction des cibles et le degré de proportion. Je pense que c'est là qu'une discussion publique beaucoup plus importante s'impose.

+-

    Le président: Merci, monsieur Normand.

    Monsieur Calder.

+-

    M. Murray Calder (Dufferin—Peel—Wellington—Grey, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

    Bonjour, professeur Franck et monsieur Normand.

    Après un très bref préambule, j'aurai une question pour chacun d'entre vous. Je sais que les réponses seront longues, alors je vais faire en sorte que les questions soient brèves.

    Nous avons ici un pays qui, fondamentalement, est divisé selon des caractéristiques ethniques et qui a très peu d'expérience de la démocratie et, après 12 ans de sanctions, ses infrastructures sont incroyablement fragiles. Alors, professeur Franck, j'aimerais vous demander quelles sont les chances que les interventions américano-britanniques parviennent à installer la démocratie en Irak et quels seront les obstacles à surmonter?

    Quant à vous, monsieur Normand, comte tenu de l'état actuel des infrastructures en Irak, comment pouvons-nous réduire le plus possible le nombre de victimes civiles? Parce que je suis d'accord avec ce que vous dites. Je vois un très grand parallèle entre le siège prolongé de Bagdad et celui de Stalingrad au cours de la Seconde Guerre mondiale.

À  +-(1005)  

+-

    M. Thomas Franck: Je ne dispose d'aucune information que vous ou le ministère des Affaires étrangères du Canada n'avez déjà, et votre pronostic sur les chances de réussir l'implantation de la démocratie en Irak est probablement meilleur que le mien. Cependant, je me rappelle très clairement les voix qui soutenaient que les Britanniques avaient essayé de domestiquer l'Afghanistan pendant 100 ans, que les Soviétiques avaient essayé pendant 20 ans et que cela c'était avéré un véritable fiasco. Maintenant, il semble possible qu'une coalition soit parvenue à le faire en moins de trois mois; il y a une chance que naisse une démocratie afghane sous les auspices de la communauté internationale. Les droits de la femme semblent être protégés. On semble être en train de rédiger une constitution, on a créé un processus électoral, on est en train de former une force de police et une armée. Les chances de déraillement sont assez bonnes, mais ce qui est remarquable, je suppose, pour paraphraser Samuel Johnson au sujet du chien qui joue aux échecs, ce n'est pas tant qu'il joue bien ou mal comme le fait qu'il joue tout court.

    Qui sait ce qui arrivera dans le cas de l'Irak. La question équivaut à un gros panneau d'avertissement. L'Irak n'a pas produit le genre de leadership qu'a déjà produit l'Afghanistan. L'Irak n'a pas produit une importante force combattante terrestre comme l'a fait l'Afghanistan avec l'Alliance du Nord. L'Afghanistan n'est pas un pays arabe et c'est pourquoi ses voisins arabes ne se sont pas identifiés à lui, mais c'est certainement le contraire dans le cas de l'Irak. Les conséquences d'un échec seraient énormes. Je ne veux pas dire que c'est impossible, qu'on ne pourrait pas y parvenir, mais les chances sont assez minces et les risques extrêmement élevés. Au-delà de ce point, je pense que vous devrez être plus clairvoyant que moi pour savoir comment tout cela va finir.

    La vraie question, c'est de savoir s'il vaut la peine de courir ce risque compte tenu des autres solutions possibles. Quelles sont les autres solutions? Eh bien, la solution de rechange, je suppose, c'est la mortalité naturelle. Saddam Hussein est dans la soixantaine et il ne va pas vivre éternellement. Si nous pouvons exercer des contrôles sur place pour nous protéger du danger qu'il produise des armes nucléaires—et c'est actuellement le cas, car nous avons cette capacité—et que nous sommes prêts à assumer les coûts pour faire fonctionner ce système, je pense qu'il s'agit d'une solution de rechange à l'utilisation de la force militaire, bien que cette solution soit moins spectaculaire et qu'elle comporte elle aussi certaines possibilités d'échec.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Normand.

+-

    M. Roger Normand: J'aimerais dire rapidement un mot sur la question du gouvernement démocratique. Étant donné que j'ai passé pas mal de temps en Irak, je crains qu'il y ait méprise aux États-Unis sur la façon dont les soldats américains seraient accueillis. Parmi les gens à qui j'ai parlé, presque personne n'estime qu'ils seraient accueillis en libérateurs, ce qui est différent de la situation au moment de la guerre de 1991 et, dans une certaine mesure, de la situation qui existait en Afghanistan, même s'il y a une opposition quasi universelle à Saddam Hussein. Il est très important de prendre cela en considération.

    Quant à la façon d'éviter les conséquences humanitaires, je ne veux pas être sombre, mais pour être réaliste, je pense que la seule façon d'y parvenir, c'est d'éviter la guerre elle-même. C'est pourquoi le Centre for Economic and Social Rights , qui n'est pas un organisme pacifiste, mais un organisme fondé sur le droit international, estime qu'il faut respecter la Charte des Nations Unies et que cette guerre peut et doit être évitée. Je tiens vraiment à insister d'abord sur ce point.

    Laissez-moi vous présenter quelques scénarios qui, au moins, influent dans une certain mesure sur la situation humanitaire, bien que je ne pense pas qu'ils soient réalistes ou qu'ils soient vraisemblables dans le cadre de la politique américaine actuelle. Le premier, c'est qu'il faut trouver un moyen de faire en sorte que le programme pétrole contre nourriture de l'ONU se poursuive, même pendant la guerre. Pourquoi? L'Irak a déjà payé 10 milliards de dollars qui lui permettraient d'obtenir des biens, de la nourriture et des médicaments et on nous a dit que ce programme serait interrompu. Comparez cela aux sommes que les Américains et Britanniques se sont engagés à donner à l'heure actuelle pour l'aide humanitaire, qui s'élèvent, je pense, à 60 millions de dollars. Vous ne pouvez régler la situation humanitaire en Irak sans le programme pétrole contre nourriture; c'est tout simplement impossible. Vous ne pouvez pas non plus régler la situation humanitaire en Irak sans recourir au système mis en place par le gouvernement irakien pour la distribution des vivres; vous ne pouvez remplacer les 46 000 agents qui assurent la distribution des vivres. Alors, c'est une autre condition préalable. Sans cela, vous allez vous retrouver devant une catastrophe épouvantable.

    Le dernier point, c'est qu'il faut trouver une façon de créer ce qu'on appelle des corridors humanitaires, qui ont fonctionné jusque dans une certaine mesure dans le passé, surtout à Bagdad. S'il doit y avoir la guerre, vous avez besoin de l'engagement explicite de toutes les parties, et particulièrement des États-Unis, que l'on va continuer de permettre l'arrivée de vivres et de médicaments, d'eau potable, etc., de tout ce qui est nécessaire pour éviter les conséquences. Il a été dit plus tôt que l'on pourrait imputer ces conséquences au gouvernement actuel. Je pense que c'est là un raisonnement très dangereux. Ce gouvernement abuse de ses citoyens et tout le monde le sait, mais les systèmes gouvernementaux, qui comptent des milliers et des milliers d'Irakiens professionnels, fonctionnent assez bien en matière de distribution de vivres et en matière de santé publique. Si une guerre dirigée par les États-Unis met ce système en péril, la responsabilité, au plan juridique, incombera aux États-Unis et à leurs alliés.

À  +-(1010)  

+-

    Le président: Merci.

[Français]

    Monsieur Bergeron, s'il vous plaît, veuillez être le plus bref possible pour donner aux autres membres du comité la possibilité de poser des questions.

+-

    M. Stéphane Bergeron: Je peux revenir plus tard, monsieur le président.

+-

    Le président: Parfait.

[Traduction]

    Alors, nous allons donner la parole à Mme Redman.

+-

    Mme Karen Redman (Kitchener-Centre, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Bonne journée messieurs, ce fut très intéressant.

    Des témoins qui vous ont précédés nous ont parlé des activités des organismes non gouvernementaux et du fait qu'ils vont rapatrier leurs gens; ils nous ont dit que la menace de guerre biologique avait certainement des implications énormes. Il y a des militants de la paix dans ce pays et à l'échelle internationale. Malgré ce que vous pouvez lire dans certains journaux nationaux, les gens de ce côté-ci de la frontière sont très conscients du fait qu'il y a de nombreuses personnes qui travaillent très fort pour maintenir la paix et éviter toute forme de guerre en Irak, comme c'est également le cas aux États-Unis. Ma question concerne les militants de la paix qui vont en Irak pour agir à titre de bouclier humain. Je viens d'une circonscription du sud de l'Ontario qui compte de nombreux mennonites qui sont bien déterminés à préserver la paix quel que soit le prix à payer, même si c'est leur propre vie. Nous avons entendu les États-Unis dire qu'il ne leur serait peut-être pas possible de garantir la sécurité de ces personnes et qu'elles pourraient faire partie de ce qu'on appelle, par euphémisme, les dommages collatéraux. Quel rôle jouent ces militants et sont-ils efficaces lorsqu'ils se rendent en Irak et qu'ils s'exposent ainsi à un danger certain?

+-

    M. Roger Normand: Nous avons effectivement rencontré de très nombreux militants pour la solidarité internationale, y compris des gens qui désiraient servir de bouclier humain, et nous leur avons parlé. Évidemment, quiconque sur cette terre devrait agir selon sa conscience. Mon opinion personnelle et celle de mon organisme, c'est qu'agir de bouclier humain n'est pas la meilleure façon de promouvoir la paix. Outre les dangers évidents, et vous avez les déclarations américaines à cet égard, ce qui est très important avec cette forme de militantisme, c'est de mettre en relief des échanges d'information, à une échelle plus humaine, entre le peuple irakien et le monde extérieur à l'Irak, de dire que l'Irak compte 25 millions de personnes, des mères, des pères, des enfants, qui ne ressemblent pas à Saddam Hussein, ce genre d'information; et dire que cette guerre touchera ces personnes d'une manière dramatique, tout comme le fait que les sanctions n'ont pas vraiment touché le régime, mais le peuple. Évidemment, cette guerre touchera le régime, mais ceux qui souffriront le plus, comme c'est le cas dans la plupart des guerres, ce sont les populations vulnérables, les femmes, les enfants, etc. C'est quelque chose qui doit être souligné et qui doit être discuté au niveau de cette solidarité. Je pense que cela serait beaucoup plus efficace que l'idée d'agir comme bouclier humain.

    Human Rights Watch a publié un rapport dans lequel on parle de cette question. On peut y lire que même si, de toute évidence, on ne cautionne pas ce genre d'activité, l'obligation pour les parties au conflit de respecter les règles de droit international s'applique toujours, qu'il s'agit de civils et qu'ils doivent être traités comme tels.

À  +-(1015)  

+-

    Le président: Monsieur Franck, avez-vous quelque chose à ajouter?

+-

    M. Thomas Franck: Je suis entièrement d'accord. M. Normand possède une meilleure information, une information plus directe que moi. Toutefois, je pense qu'il faut peut-être apporter une légère correction. Ce qui se passe jusqu'à maintenant aux Nations Unies, ce n'est pas précisément ce dont nous avons parlé, c'est-à-dire, les États-Unis n'ont pas utilisé la force unilatéralement, et n'ont même pas affirmé qu'ils utiliseraient la force unilatéralement. Les États-Unis se sont plutôt engagés dans des négociations très actives avec d'autres pays. Il a mis sur pied quelque chose dont on avait grandement besoin, un système efficace d'inspection. Si elles fonctionnent, ces inspections devraient permettre d'éviter cette guerre. Alors, dans une certaine mesure, les actions de ces boucliers humains doivent être envisagées dans le contexte particulier qui est de rendre le système d'inspection plus efficace. Je me demande si les boucliers humains ne sont pas une forme d'obstruction face au travail des inspecteurs.

    Évidemment, si vous croyez que tout cela n'est qu'un prélude à une intervention militaire déjà décidée par les États-Unis pour renverser le gouvernement de Saddam Hussein, nous ne parlons ici que de choses éphémères. Par contre, si nous voulons donner une véritable chance aux inspecteurs, c'est important pour les États qui ont amené les inspecteurs là. Après tout, les inspecteurs aussi forment un bouclier humain, parce que s'il devait y avoir la guerre, les inspecteurs qui sont là-bas devront être évacués. Nous avons envoyé sur place nos propres boucliers humains et avons placé les inspecteurs en danger comme une sorte de gage de notre bonne foie comme quoi nous voulons vraiment que le système d'inspection fonctionne. Je ne pense pas que cela aide beaucoup les choses d'avoir tout plein de volontaires autour des centrales électriques et ainsi de suite pour inciter Saddam Hussein a nous dévoiler ce qu'il possède ou ce qu'il ne possède pas; si la force est utilisée, il y aura des victimes civiles.

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Eggleton.

+-

    M. Art Eggleton (York-Centre, Lib.): Merci beaucoup, monsieur le président.

    Malheureusement, professeur Franck, j'ai manqué votre exposé, mais j'ai entendu le vôtre, monsieur Normand, et je ne pourrais être plus d'accord. Nous sommes ici en présence d'une catastrophe humanitaire en puissance, si une guerre devait éclater. Comme le président l'a fait remarquer, nous avons déjà adopté une motion indiquant nos préoccupations face à l'aide humanitaire et c'est également quelque chose dont j'ai parlé au cours des derniers jours. Mais pour amener le gouvernement du Canada à placer cette question dans l'actualité, que disons-nous spécifiquement aux États-Unis et à la Grande-Bretagne à propos de ce qu'il faut faire ici? Outre les gens qui seront tués ou blessés dans le conflit lui-même, la famine et la maladie pourraient causer des milliers et des milliers de morts additionnelles. Les Irakiens ont déjà beaucoup de difficulté à ces deux chapitres, et c'est le cas depuis de nombreuses années, à cause des sanctions qui lui ont été imposées. Évidemment, cette situation ne ferait qu'empirer avec la guerre. Beaucoup de choses dépendront de la durée de cette guerre. Si les choses se déroulent rapidement, cela pourrait ne pas être aussi catastrophique, mais si les choses devaient traîner en longueur, nous serions placés devant une situation épouvantable. Et vous avez décrit, monsieur Normand, un portrait assez sombre de ce qui pourrait arriver.

    En Afghanistan, les forces américaines ont largué des colis contenant des produits de première nécessité. On m'a dit que cela n'avait pas très bien fonctionné. Qu'est-ce qui peut véritablement arriver ici? Qu'est-ce que le Canada peut demander de faire aux États-Unis, à la Grande-Bretagne et aux autres pays qui voudraient participer au combat, s'il cela devait arriver—nous espérons que cela n'arrivera pas, mais je ne peux m'empêcher de croire qu'il est déjà trop tard—? Quelles sortes de corridors? Vous avez parlé de corridors; par ailleurs, comme l'a signalé Mme Redman, de nombreux ONG pourraient se retirer de la région si des armes chimiques et biologiques étaient utilisées. Alors, nous pourrions devoir nous fier uniquement sur les forces militaires américaines et britanniques pour assurer cette aide. Comme vous l'avez également mentionné, ces pays consacrent très peu d'argent à cette aide, alors qu'ils dépensent des milliards pour préparer la guerre. Alors, si le Canada décide d'attirer l'attention des pays qui vont participer à ce conflit sur la question de l'aide humanitaire, comment devrions-nous le faire, de manière spécifique?

À  +-(1020)  

+-

    M. Roger Normand: C'est une question très importante pour votre comité. En gros, je vous dirais que le Canada a un rôle à jouer, un rôle très important, de défenseur de l'application du droit international et de promoteur d'une discussion complète sur les réalités humanitaires tels que les observent les organismes de l'ONU et les autres. Je vais vous donner quelques exemples concrets de ce que cela signifie, mais j'aimerais d'abord exprimer mon seul désaccord avec ce que M. Franck a dit, qui, dans l'ensemble, est incontestable.

    Il a affirmé que si le gouvernement des États-Unis veut vraiment aller en guerre et qu'il est déterminé à le faire, le conflit va être éphémère. Je crois qu'un segment important du gouvernement américain veut à tout prix aller en guerre et que c'est actuellement le segment qui, malheureusement, à mon avis, détient le pouvoir. Malgré tout, je ne crois pas que le conflit va être éphémère, parce que cette guerre n'est toujours pas inévitable et qu'il y a des personnes importantes aux États-Unis, et pas seulement dans le grand public, mais également dans le secteur militaire, au département d'État et dans le gouvernement en général, qui se posent de graves questions. Je pense à Brent Scowcroft, entre autres. J'estime donc que l'un des rôles potentiels du Canada en tant qu'ami consiste à dire à l'administration des États-Unis que cette façon de faire n'est pas parfaite et que nous avons autre chose à proposer.

    Pour ce qui est des problèmes humanitaires au regard du droit international, la première question à se poser porte sur le recours à la force, dont M. Franck a parlé. Je crois que tout recours à la force non conforme à la Charte des Nations Unies, ce qui revient à dire sans l'approbation du Conseil de sécurité, une approbation conforme aux objectifs et aux principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies, est une grave erreur, pas seulement dans le contexte de l'Irak, mais dans tout contexte de crise mondiale. Je crois que le Canada peut faire valoir que le processus et la Charte des Nations Unies doivent être respectés.

    La deuxième question porte sur l'application du droit international en cas de conflit, soit l'application des conventions de La Haye et de Genève sur les coutumes et les méthodes de guerre. Il est vrai que c'est une triste évaluation de la situation, mais à moins que les gouvernements n'annoncent publiquement des mesures radicales pour établir des corridors humanitaires, qu'on trouve des façons de fournir aux Irakiens les énormes quantités d'aliments et de médicaments dont ils dépendent chaque jour, le désastre ne peut pas être évité. Ce problème n'a toujours pas été soulevé publiquement au Conseil de sécurité. Il doit en parler. Les gens doivent poser la question : comment va-t-on obtenir les milliards de dollars de denrées nécessaires? Comment va-t-on trouver le financement nécessaire et comment va-t-on avoir accès au territoire? Il existe un moyen d'y avoir accès. Il faut que les États-Unis, ses alliés et l'Irak s'entendent pour autoriser l'établissement de corridors de sécurité pouvant être surveillés afin de ne pas servir à des fins militaires, mais grâce auxquels on pourrait transporter des denrées par camion dans le pays en toute immunité. C'est possible. Pour l'instant, c'est impossible d'un point de vue politique, mais cela s'explique du fait que la question n'a toujours pas été soulevée. Il faut en parler.

    Je le répète, il y a des principes de droit international qui régissent les interventions humanitaires, je pense notamment aux principes du CICR. Ces principes s'appuient sur la neutralité, l'impartialité, l'humanité. Il faut les respecter. Les États-Unis et bon nombre d'autres pays ne l'ont toujours pas reconnu publiquement, mais le CICR et divers organismes humanitaires indépendants doivent avoir accès au territoire. Ce droit ne leur a toujours pas été accordé, mais il faut le faire publiquement à l'avance. C'est là un autre élément que le Canada, en tant qu'ami des États-Unis, pourrait apporter à mon avis.

À  +-(1025)  

+-

    Le président: Merci.

    Madame Carroll.

+-

    Mme Aileen Carroll (Barrie—Simcoe—Bradford, Lib.): Merci, monsieur le président.

    Monsieur Franck, c'est vraiment un privilège que d'entendre votre analyse et de pouvoir profiter d'un moment tranquille dans toute cette horreur pour écouter les conseils que vous avez à nous donner. J'aimerais vous demander votre avis sur une chose. Je reviens à la question de la légitime défense anticipée. Vous dites que les conséquences d'une erreur sont énormes. Comme tout le monde, je suis d'accord avec vous, bien entendu, parce que je crois que la possibilité d'une guerre nucléaire est terrible. Nous, en tant que parlementaires, comme tous les membres du Conseil de sécurité, devons assumer la responsabilité de l'évaluation, parce qu'en bout de ligne, il faudra porter un jugement sur tout cela et particulièrement sur l'aspect nucléaire.

    Je vais vous donner quelques renseignements. Plus tôt cette semaine, nous avons reçu Terence Taylor, président et directeur exécutif de l'International Institute for StrategicStudies. Son analyse du travail d'El Baradei ne correspond pas tout à fait à la vôtre. Il a affirmé respecter énormément son point de vue que son organisme peut, en l'espace de quelques mois, faire la preuve que l'Irak ne possède pas d'armes nucléaires, mais il juge cela tout simplement impossible. Il a ensuite poursuivi en nous présentant une analyse technique des raisons pour lesquelles il en est arrivé à cette conclusion.

    Je reviens au devoir des quinze membres du Conseil de sécurité de prendre la bonne décision. Pour ce qui est de la définition de la légitime défense anticipée, y a-t-il lieu d'élargir le sens de « légitime »? Nous laissons l'administration américaine libre d'en juger, mais si l'on se fie, comme vous le proposez, sur la vision hobbésienne du monde nucléaire, dans lequel toute chance de survie est très mince, notre devoir de ne pas nous tromper dans notre évaluation de la situation en Irak aujourd'hui est immense. Je crois qu'il s'agit d'analyse du risque, et le principe de précaution pourrait être le maître-mot en bout de ligne.

+-

    M. Thomas Franck: Oui, c'est exactement le coeur de la question. Vous le décrivez très bien. Les coûts d'une erreur sont si énormes que nous avons tendance, une tendance naturelle humaine, à appliquer le principe de précaution habituellement utilisé en droit de l'environnement. Mais en bout de ligne, il faudra toujours déterminer qui va appliquer le principe de précaution. Je suppose qu'il n'y a pas de jury mondial parfait, mais il me semble trop risqué de laisser un seul État ou deux ou trois États décider si le principe de précaution justifie le recours anticipé à la force, parce que la sagesse de un, deux ou trois États est susceptible d'être influencée à mauvais escient par des intérêts collatéraux.

    Par exemple, si un organisme international me demandait aujourd'hui de défendre l'application du principe de la précaution pour prévenir la prolifération des armes nucléaires chez les terroristes, je placerais la Corée du Nord bien avant l'Irak sur la liste des pays auxquels le principe de précaution devrait s'appliquer. La Corée du Nord vend des armes aux terroristes, nous savons qu'elle le fait. La Corée du Nord possède des armes. Jusqu'à maintenant, il n'y a aucune preuve que ce soit le cas de l'Irak. Il me semble donc bizarre que l'administration actuelle des États-Unis décide que la Corée du Nord ne pose pas réellement problème, qu'on peut s'en occuper par voie de diplomatie et essayer de convaincre les Chinois de faire pression sur la Corée du Nord, car que de toute façon, on va s'en occuper. De plus, le président de la Corée du Nord est beaucoup plus jeune que Saddam Hussein, bien sûr, donc il sera là plus longtemps, ce qui fait qu'il pose un risque supérieur.

    Par contre, la situation de l'Irak doit être réglée maintenant et elle doit l'être par une invasion directe. On pourrait dire qu'on s'occupe d'abord de l'Irak parce que l'on peut le faire, parce qu'on a déjà passé le point de non-retour avec la Corée du Nord et qu'il est trop tard maintenant. Ce n'est toutefois pas là une application du principe de précaution. C'est une application de la realpolitik dans sa forme la plus pure : nous allons prendre tout suspect que nous puissions trouver si nous pouvons l'attraper sans risque réel qu'il nous attaque, mais nous allons laisser tranquilles les pays qui présentent vraiment un grave danger pour nous, comme la Corée du Nord, parce que ce pays a le pouvoir de riposter et par conséquent, de nous dissuader de passer à l'acte. Si c'est le calcul qu'on fait en realpolitik, il ne faut pas oublier que la leçon que tout autre pays va en retenir, c'est qu'il doit se munir d'armes nucléaires au plus vite. C'est la seule façon de ne pas être victime du principe de précaution américain.

    Je conviens avec vous qu'il y a un principe de précaution en jeu, mais il n'est pas si simple de déterminer de quelle façon il nous protège.

À  +-(1030)  

+-

    Le président: Je vous remercie beaucoup.

    Monsieur Normand.

+-

    M. Roger Normand: Je pense ce que M. Franck a dit est fondamental, mais non seulement y aurait-il une leçon négative à tirer de l'ensemble de la situation—munissons-nous d'armes nucléaires dès maintenant—mais le coût d'une leçon positive serait énorme et nous sommes portés à l'oublier parfois. La CSNU, soit le précurseur de la COCOVINU jusqu'en 1998, avait établi avoir détruit de 90 à 95 p. 100 des stocks d'armes de destruction massive et de l'infrastructure de l'Irak. C'est au sujet de la quantité restante qu'il y a conflit : l'Irak affirme qu'elle a été détruite pendant la guerre. C'est le régime d'inspection d'armes le plus efficace de l'histoire. Puis, en raison d'une grève des États-Unis et du Royaume-Uni en 1998, le régime d'inspection des armes est tombé pendant quatre ans. Maintenant qu'il a été remis sur pied, l'administration américaine risque de refaire la même erreur, de mener une guerre préventive plutôt que de laisser libre cours au modèle d'inspection d'armes le plus efficace qui existe dans le monde aujourd'hui, à mon avis, comme semble l'exiger la plus grande partie des pays du monde.

    Nous sommes confrontés à une cassure très fondamentale. Il existe une solution multilatérale, celle d'appliquer les méthodes existantes de contrôle des armes, des méthodes qui ont déjà été extrêmement fructueuses, ou on peut les laisser tomber et opter pour une guerre préventive, laissant ainsi entendre que tout le monde devrait faire tout en son pouvoir pour se procurer des armes nucléaires. Voilà pourquoi j'estime que la situation actuelle est si importante.

À  +-(1035)  

+-

    Le président: Merci.

    Monsieur Harvey.

[Français]

+-

    M. André Harvey (Chicoutimi—Le Fjord, Lib.): Je vais poser rapidement trois petites questions.

    Monsieur Normand, ma première question s'adresse à vous. Pourriez-vous illustrer rapidement la façon dont le peuple irakien est contrôlé par le régime de Saddam Hussein? On nous a dit cela, mais sans nous donner de détails. Comment le contrôle s'exerce-t-il dans les communautés?

    Monsieur Franck, comment évaluez-vous le rôle actuellement joué par les États-Unis, la Grande-Bretagne et quelques pays membres de la coalition autour de l'Irak pour favoriser le travail des inspecteurs?

    Voici ma dernière question. Monsieur Franck, considérez-vous qu'un changement de régime en Irak pourrait favoriser la paix dans toute cette région au cours des prochaines années?

[Traduction]

+-

    Le président: Le problème, c'est qu'il nous faut des réponses brèves.

    Monsieur Normand.

+-

    M. Roger Normand: Comment le gouvernement contrôle-t-il le peuple irakien? Pendant les 30 dernières années s'est développé un régime extrêmement répressif doté d'un appareil de sécurité d'une force remarquable. Ce régime est celui du parti Baas, qui s'étend de Bagdad au reste du pays. Cela a instauré un climat de peur. Je crois que le contrôle exercé en Irak ne se limite pas à un contrôle direct. Les opposants au régime sont punis et risquent la mort. Ainsi, les gens ne peuvent exprimer leur opinion sans craindre une telle punition. Je crois qu'il s'agit de contrôle à son niveau le plus fondamental. Ce contrôle se fait même sentir dans les réalisations positives du gouvernement irakien, soit dans ses excellents programmes sociaux d'alimentation, de santé et d'éducation, etc. mais encore une fois, les sanctions font en sorte que la population est dépendante du gouvernement irakien. C'est une autre forme de contrôle, qui me semble grandement imputable à la communauté internationale, qui a imposé de graves sanctions au pays.

    Je dirais simplement qu'il s'agit d'un gouvernement très brutal et doté d'un appareil de sécurité très fort.

+-

    Le président: Monsieur Franck.

+-

    M. Thomas Franck: Je sais que nous manquons de temps, mais je vais répondre à l'immense question concernant l'effet d'un changement de régime en Irak sur la région. Je ne suis pas un expert de la question, je ne suis qu'un avocat spécialisé en droit international, mais je vais essayer d'y répondre. Les avocats pensent qu'ils peuvent faire n'importe quoi et je suppose que j'ai la même lubie.

    Vous nous demandez d'abord ce que la démocratie apporterait en Irak. Certaines réponses sont évidentes. Néanmoins, les chances de rassembler tout l'Irak en une vraie démocratie sont minimes. Il n'y a aucune raison de croire qu'une élection vraiment démocratique en Irak ne produirait pas une réplique politique de la fragmentation socioreligieuse de l'Irak entre les Kurdes, les Chiites et les Sunnites, qui forment des groupes relativement compacts et uniformes dans la population. Cela mènerait au démantèlement de l'Irak s'il y avait une réelle démocratie. Peut-être suffit-il de répondre que si c'est ce qui doit arriver, que cela arrive, mais il faut mesurer les conséquences de l'établissement d'un état chiite, par exemple, dans le sud de l'Irak, État qui serait sous la forte influence de l'Iran chiite.

    Quelles conclusions devons-nous tirer de tout cela? Que la démocratie pourrait être un régime terrible, à l'exception de tous les autres, et risquerait d'accentuer les tendances centrifuges dans les sociétés, parce qu'elle les validerait par l'effet légitimant du processus politique. Il faut tenir compte de ces conséquences probables.

    Il faut également tenir compte de l'instabilité probable dans les pays limitrophes. Les États-Unis dépêchent des forces à la frontière jordanienne de l'Irak, des forces qui n'ont pas pour objectif de lancer une attaque au sol, mais d'offrir un soutien au combat aérien, et ceux qui en savent beaucoup que moi à ce sujet craignent que cela n'entraîne la chute de la monarchie hachémite en Jordanie si la majorité palestinienne de Jordanie décide de descendre dans les rues et de saisir cette occasion pour renverser le régime. Bien sûr, nous avons déjà craint cette possibilité et elle ne s'est jamais concrétisée, mais ceux qui étudient la situation de la région considèrent que c'est un danger très réel qui doit être pris en compte comme l'un des impondérables et comme l'un des coûts de ce que nous essayons de faire.

    Hier soir, le président des États-Unis a déclaré que l'effort américain visait en partie à créer un espace démocratique et stable au Moyen-Orient. Les obstacles qui se dressent sont phénoménaux et il reste à savoir si le fait d'envahir les États arabes les plus modernes, si l'on peut dire, et de les occuper pendant 10 ans est une façon censée de favoriser la démocratie et la modernité au Moyen-Orient, mais il ne me semble pas évident que la réponse à cette question est positive.

À  -(1040)  

[Français]

+-

    Le président: Merci, professeur Franck.

[Traduction]

    J'ai une dernière question. La mention de conséquences graves dans la résolution 1441 sous-entend-elle qu'une seconde résolution peut ou ne peut pas être adoptée?

+-

    M. Thomas Franck: En faisant état de la possibilité de conséquences graves, la résolution 1441 avance une prévision, mais il s'agit d'une prévision de ce que le Conseil de sécurité va faire et non de ce que chaque membre des Nations Unies vont faire de leur côté. Si je me rappelle bien, les États-Unis n'ont jamais soutenu que sur le plan juridique, la résolution 1441 les autorisait à agir de leur propre chef. La position des États-Unis, de même que celle du Royaume-Uni, signifie plutôt que c'est le non-respect de la résolution 687, qui établissait les modalités d'un cessez-le-feu en Irak, qui permet une intervention unilatérale de la coalition de partenaires qui avait déjà été autorisée. En d'autres termes, les conseillers juridiques des États-Unis et du Royaume-Uni sont d'avis que la résolution 678 s'applique de nouveau dès qu'il y a violation déterminante de la résolution 687, que la résolution 1441 a pour effet de déclarer—et non pour la première fois, en passant—qu'il y a violation déterminante et que dès qu'il y a déclaration de violation déterminante, le non-respect de la résolution 687 reproduit la situation dans laquelle la résolution 678 permettait à la coalition de partenaires d'intervenir sans autre autorisation du Conseil de sécurité. Je m'oppose à cette prise de position, mais je crois qu'il faut la comprendre.

+-

    Le président: Monsieur Franck et monsieur Normand, je vous remercie sincèrement. Nous sommes très heureux et nous nous estimons privilégiés de vous avoir reçus tous les deux, non seulement à titre de témoins, mais principalement à titre d'experts devant notre comité. J'aimerais vous remercier de votre disponibilité. Je crois que c'était très important. Encore une fois, je vous remercie de nous avons fait part de votre analyse de la situation en Irak.

+-

    M. Thomas Franck: Je vous remercie de nous avoir fait l'honneur de nous inviter.

+-

    M. Roger Normand: Oui, je vous remercie beaucoup.

-

    Le président: Merci.

    La séance est levée.