La procédure et les usages de la Chambre des communes

Deuxième édition, 2009

La procédure et les usages de la Chambre des communes - 5. La procédure parlementaire - Les décisions du Président

 

De par ses fonctions, le Président a toujours décidé des questions de procédure, et ce depuis l’établissement des premières assemblées représentatives dans les colonies qui allaient devenir le Canada[65]. À l’instar de la jurisprudence qui forme une partie importante du système de la « common law », le droit parlementaire constitué par les décisions des Présidents occupe une place importante dans notre système parlementaire. Au fil des ans, l’ensemble des décisions des Présidents a contribué à asseoir le mode de fonctionnement de la Chambre[66]. Les uns après les autres, les Présidents ont dû déterminer comment les règles devaient s’appliquer et, ce faisant, ont soit réglé les problèmes, soit encouragé la Chambre[67], le gouvernement[68] ou le Bureau de régie interne[69] à prendre des mesures pour y remédier. Avant 1965, les décisions des Présidents étaient sujettes à appel et pouvaient être annulées par la Chambre; depuis, les députés ne peuvent remettre en cause une décision de la présidence[70].

Il faut faire une distinction entre les « décisions » et les « déclarations » du Président. Les décisions portent sur la recevabilité, du point de vue de la procédure, d’une affaire dont la Chambre est saisie; sauf indication contraire, les décisions servent de précédents pour les délibérations futures. Le plus souvent, elles ont trait à des questions de procédure soulevées dans le cadre d’un rappel au Règlement ou d’une question de privilège, et ont pour objet de montrer à la Chambre la marche à suivre. D’autre part, les déclarations ont pour objet de communiquer des renseignements ou des clarifications aux députés[71]. Les déclarations ne sont pas toujours des décisions et les Présidents ont souvent dit expressément que, bien qu’elles soient autorisées dans certaines circonstances, certaines procédures ne doivent pas être considérées comme des précédents[72]. Le Président Fraser a résumé ainsi l’équilibre délicat qu’implique souvent l’adaptation d’anciennes règles à de nouvelles situations : « En interprétant les règles de la procédure, la présidence doit tenir compte non seulement de leur lettre mais aussi de leur esprit, et elle doit se guider sur la règle la plus fondamentale entre toutes, celle du bon sens[73] ».

Pour en arriver à une décision sur une question de procédure, le Président peut compter sur une gamme complète d’ouvrages traitant de procédure ainsi que sur les précédents afin de déterminer de quelle façon on a interprété et appliqué le Règlement par le passé. Bien que constituant une référence cruciale, le Règlement ne représente qu’une partie relativement modeste de l’ensemble beaucoup plus vaste de renseignements sur les procédures, pratiques et usages de la Chambre que le Président consulte au moment de rédiger une décision. Les principaux comptes rendus des travaux de la Chambre, les Journaux et les Débats, forment l’assemblage le plus riche et le plus fiable à cet égard[74]. Enfin, bien que les Présidents doivent prendre en compte la Constitution et les lois au moment de rédiger une décision, nombre d’entre eux ont expliqué qu’il n’appartient pas à la présidence de se prononcer sur la « constitutionnalité » ou la « légalité » des mesures dont la Chambre est saisie[75].

Un bon travail sur le plan de la procédure implique qu’il y a cohérence entre l’interprétation de la pratique et l’application du Règlement[76]; à cet égard, les Présidents n’ont jamais craint d’établir de nouveaux précédents lorsqu’ils se sont trouvés devant une incompatibilité apparente du Règlement et des valeurs contemporaines. Il est donc arrivé que des Présidents déclarent redondants certaines règles ou certains articles du Règlement[77], et ils ont souvent invité la Chambre à réfléchir aux conséquences que pourraient avoir sur les privilèges des députés des facteurs comme les nouvelles technologies[78].

Pour en arriver à une décision, les Présidents examinent également des événements clés du passé, les précédents, qu’il peut être utile d’invoquer dans une nouvelle situation. Un précédent a été défini comme étant « une décision antérieure de la présidence, ou une procédure bien établie ou un usage qui sert de référence ou de guide lorsqu’une question ou une circonstance surgit au Parlement[79] ». Il n’est pas toujours simple de déterminer ce qui constitue ou ne constitue pas un précédent. Le Président Fraser a déjà dit « un précédent est un fait qui s’est produit un jour et que tout le monde a décidé de prendre en exemple. Dans le domaine juridique, il découle habituellement d’une décision que la présidence […] a rendue sur un point après avoir entendu des arguments pour et contre[80] ». Il ne suffit pas qu’un événement se produise pour qu’il devienne un précédent et les Présidents ont à l’occasion statué qu’une circonstance spéciale justifie une déviation d’un précédent connu[81].

À certains moments, le Président permet aux députés de s’exprimer sur la question soulevée et leur donne l’occasion de présenter des faits susceptibles d’éclairer la situation. À d’autres moments, la décision est rendue sur‑le‑champ sans que les députés n’interviennent. Il appartient au Président de déterminer la méthode appropriée dans chaque situation.

Bien que les décisions et déclarations précédentes fournissent toujours des indications importantes et fiables, et même si les Présidents se réfèrent invariablement aux décisions de leurs prédécesseurs, chaque nouvelle situation est différente et examinée selon ses propres paramètres. Beaucoup d’usages demeurent non codifiés, mais certains sont définis et explicités dans les décisions et déclarations des Présidents.



[65] Art. 10 du Règlement. L’origine de cet article remonte aux règles de la Chambre d’assemblée du Bas‑Canada, en 1793 : « Que l’Orateur fera observer l’ordre et le décorum, et décidera toutes questions d’ordre, sauf appel à la Chambre » et « Quand l’Orateur sera requis d’expliquer un point d’ordre ou de pratique, il doit citer la règle applicable au cas, sans argument ni commentaire ».

[66] Bien qu’il n’y ait pas eu de compilation systématique des décisions des Présidents depuis 1867, on publie depuis 1966 des recueils de décisions sélectionnées pour chacun. On y trouve des décisions des Présidents Lamoureux, Jerome, Sauvé, Francis, Bosley, Fraser et Parent.

[67] Voir, par exemple, Débats, 1er mars 1966, p. 1939‑1940; 1er décembre 1986, p. 1647; 16 juin 1994, p. 5437‑5440; 16 mars 1998, p. 4902‑4903; 28 mai 2001, p. 4276‑4277; 6 octobre 2005, p. 8473‑8474; 7 novembre 2006, p. 4785‑4786; 14 mars 2008, p. 4181‑4183.

[68] Voir, par exemple, Débats, 2 février 1982, p. 14899; 16 novembre 1982, p. 20702‑20703; 12 octobre 1983, p. 27944‑27945; 21 novembre 2001, p. 7380‑7381.

[69] Voir, par exemple, Débats, 2 mai 1995, p. 12072‑12074; 23 avril 1998, p. 6035‑6037; 3 décembre 1998, p. 10826‑10831; 13 février 2001, p. 608‑610.

[70] Art. 10 du Règlement. Voir, par exemple, Débats, 5 juin 2003, p. 6889‑6893.

[71] Se référant à de nouvelles lignes directrices sur la sélection des motions à l’étape du rapport, le Président Milliken a décrit le but des déclarations de la présidence en disant : « […] par le passé, lorsque la Chambre a adopté de nouvelles procédures, les Présidents ont jugé utile de préciser la façon dont celles-ci seraient mises en application. Il s’agit là d’une pratique courante dans les cas où la Présidence se voit conférer une certaine latitude ou un pouvoir discrétionnaire. Lorsqu’il met en application de nouvelles procédures, le Président agit comme serviteur de la Chambre et non comme maître de celle-ci » (Débats, 21 mars 2001, p. 1991‑1993).

[72] En 1987, au sujet de la recevabilité d’une motion proposée pendant les Affaires courantes, le Président a statué qu’elle était recevable, mais a ajouté que sa décision ne devrait pas être « considérée comme un précédent immuable et que la présidence pourrait, dans d’autres circonstances, juger une telle motion irrecevable » (Débats, 14 avril 1987, p. 5119‑5124). Pour d’autres exemples, voir Débats, 1er octobre 1987, p. 9528; 16 octobre 1987, p. 10091‑10092; 14 mars 1988, p. 13685; 17 février 1999, p. 12046; 18 septembre 2001, p. 5256‑5258; 7 avril 2003, p. 5196‑5198.

[73] Débats, 14 avril 1987, p. 5121.

[74] Dans la préface de 1781 à la première édition de Precedents of Proceedings in the House of Commons, John Hatsell écrit : « Il est inutile de rappeler au lecteur que cet ouvrage, de même que l’ancien ‘Cases of Privilege of Parliament’, doivent être considérés uniquement comme des index qui le renvoient aux Journaux en général et aux autres dossiers historiques; ce n’est qu’à partir de là qu’on peut développer une parfaite connaissance du droit et des délibérations du Parlement » (Hatsell, J., vol. I, South Hackensack (New Jersey) : Rothman Reprints Inc., 1971 (réimpression de la 4e éd., 1818), p. v). Joseph Redlich écrit : « Ce n’est pas par hasard qu’on a commencé, à partir de la fin du 16e siècle, à compiler avec de plus en plus de soin et de minutie les journaux de la Chambre. Les Communes voulaient à tout prix garder trace de la pratique suivie dans chaque cas particulier et, par‑dessus tout, préserver pour le bénéfice des générations futures les précédents quant à la procédure et aux privilèges » (Redlich, vol. I, p. 44).

[75] Dans une décision datant de 1991, le Président Fraser l’a exprimé de façon très claire : « La présidence n’a pas pour rôle d’interpréter les questions d’ordre constitutionnel ou juridique » (Débats, 9 avril 1991, p. 19233‑19234). Voir aussi Débats, 8 juillet 1969, p. 10955; 1er octobre 1990, p. 13620; 13 mai 2003, p. 6123‑6124; 23 mars 2005, p. 4498‑4500.

[76] Bien qu’il appartienne à la Chambre de déterminer en quoi consiste une « bonne » règle, une bonne procédure doit être obligatoire et « avoir un effet exécutoire sur les personnes ou partis auxquels elle s’applique »; elle doit être « prévisible, c’est‑à‑dire que la Chambre ne devrait être saisie d’aucune affaire sans préavis adéquat »; enfin, elle doit être « claire et facilement compréhensible pour tous les intéressés, y compris ceux chargés de son interprétation et de sa mise en vigueur » (Griffith et Ryle, 2e éd., p. 247‑250).

[77] Dans une décision concernant le recours à l’article 39(6) du Règlement relatif aux questions écrites, le Président Fraser a émis l’opinion que l’article en question avait peut‑être « survécu tout ce temps sans modification parce qu’on n’y a pas fait appel durant les soixante dernières années; que son utilisation dans le contexte actuel ne correspondrait peut‑être pas à l’intention de ses auteurs; et qu’il n’est plus adapté aux conditions de fonctionnement de la Chambre des communes actuelle […] ». Il a poursuivi en disant que de nouveaux éléments « récemment incorporés dans [le] Règlement […] ont pratiquement éliminé le genre d’abus » auquel on voulait remédier par l’article 39(6). Voir Débats, 14 juin 1989, p. 3023‑3026, et en particulier p. 3025.

[78] Au cours des dernières années, il y a eu un certain nombre de rappels au Règlement et de questions de privilège concernant des écarts entre les comptes rendus imprimés et les comptes rendus électroniques officiels. Dans un cas, le Président a jugé que la différence entre les versions imprimée et électronique du hansard était attribuable à une erreur de rédaction et ne ressortissait pas aux privilèges; toutefois, il a aussi indiqué que, comme la Chambre n’avait jamais arrêté le statut du hansard électronique, il convenait de soumettre la question à l’examen du Comité permanent des élections, des privilèges et de la procédure. Voir Débats, 6 juin 1986, p. 14055‑14056. Le Président a également rendu une décision sur l’utilisation des téléphones cellulaires à la Chambre (Débats, 28 septembre 2005, p. 8151), sur l’utilisation du compte de courriel des députés pour la diffusion massive de messages électroniques (Débats, 29 janvier 2003, p. 2848), ainsi que sur le blocage des lignes de télécopieurs des députés et l’enregistrement par des tiers des noms de domaine des sites Web de certains députés (Débats, 8 juin 2005, p. 6826‑6828).

[79] Wilding et Laundy, 4e éd., p. 570.

[80] Débats, 6 novembre 1986, p. 1153.

[81] Souvent, du consentement unanime, la Chambre convient de procéder d’une façon qui serait normalement jugée inadmissible par le Président. Voir, par exemple, Débats, 1er octobre 1997, p. 9528; 14 mars 1988, p. 13685. À l’occasion, le Président rend une décision incompatible avec des décisions passées, mais qui ne doit pas devenir un précédent, ou autorise temporairement une pratique qui ne serait pas normalement autorisée. Voir, par exemple, Débats, 14 avril 1987, p. 5119‑5124, et en particulier p. 5120‑5122; 31 janvier 2002, p. 8560.

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