Passer au contenu
Début du contenu

FAAE Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

Pour faire une recherche avancée, utilisez l’outil Rechercher dans les publications.

Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.

Publication du jour précédent Publication du jour prochain
Passer à la navigation dans le document Passer au contenu du document






Emblème de la Chambre des communes

Comité permanent des affaires étrangères et du développement international


NUMÉRO 047 
l
1re SESSION 
l
42e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le jeudi 16 février 2017

[Enregistrement électronique]

  (0845)  

[Traduction]

    Bonjour à tous. Bienvenue à la 47e séance qui, conformément au paragraphe 108(2) du Règlement, sera consacrée à notre étude sur la situation en Europe orientale et en Asie centrale 25 ans après la fin de la guerre froide.
    Nous avons eu l'occasion de nous réunir en tant que sous-comité hier et vous avez le rapport devant vous. Je veux juste savoir si tout le monde est d'accord pour approuver ce rapport avant d'accueillir nos témoins.
    Je vais vous laisser un instant pour le lire. Il y est question de personnes que nous comptons inviter à témoigner en espérant que leur horaire soit compatible avec le nôtre. Nous allons examiner le budget principal des dépenses et faire venir quelqu'un pour nous donner une vue d'ensemble. Nous avons écrit des lettres aux présidents des comités des affaires étrangères du Sénat et de la Chambre des États-Unis, nos équivalents américains, pour les inviter à Ottawa. Ces lettres vous ont été envoyées par voie électronique. Voilà qui résume les quatre articles que nous avions à l'ordre du jour hier.
    Quelqu'un aurait-il des commentaires à faire là-dessus? Personne? Dans ce cas, je vais poser la question.
    Est-ce que tout le monde est d'accord pour adopter le rapport du Sous-comité?
    Des voix: D'accord.
    Le vice-président: Merci bien.
    Nous allons donc passer à nos témoins.
    Messieurs, nous commençons une petite étude sur la question de l'Europe orientale et de l'Asie centrale et de leurs relations avec la Russie. J'ai parcouru vos deux biographies et les qualités qui vous distinguent sont d'un ordre supérieur. Nous sommes impatients de vous entendre tous deux.
    Ce que nous faisons habituellement, c'est commencer par écouter vos remarques liminaires pour ensuite faire le tour de la salle afin que les députés de l'opposition et du gouvernement puissent vous poser des questions tour à tour.
    Nous accueillons Chris Westdal, qui est un ancien ambassadeur. Nous sommes très intéressés par ce que vous avez à dire. Ensuite nous aurons l'occasion d'entendre Piotr Dutkiewicz, qui a une connaissance approfondie de l'Europe et de ses relations avec la Russie.
    Nous allons commencer par vos remarques liminaires, monsieur, puis ce sera au tour de Chris, et nous vous poserons des questions par la suite.
    Merci beaucoup. C'est un honneur pour moi d'être ici.
    Je voudrais commencer par dire que le défi consiste avant tout à comprendre l'optique de l'autre pays. J'ai passé une trentaine d'années en Russie, travaillant avec les Russes. Je ne suis pas russe — je suis d'origine polonaise —, mais je vais essayer de présenter les éléments clés de l'optique russe et nous pourrons peut-être les évaluer plus tard, au cours du débat.
    Permettez-moi de présenter mes points, qui répondent à quatre questions. Chaque question me prendra environ une à deux minutes.
    Ma première question est: De qui la Russie a-t-elle besoin aujourd'hui?
    La Russie a besoin de ceux qui ne vont pas s'ingérer dans ses affaires intérieures ni imposer des valeurs étrangères, quelles que soient les valeurs qu'elle considère comme telles. Elle a besoin de ceux qui lui fourniront des marchés. En ce sens, l'Amérique du Nord, y compris le Canada, n'est pas une région prioritaire. La région prioritaire est le vaste territoire de l'Eurasie. Elle a aussi besoin de ceux qui contribuent à sa sécurité. La Russie cherche des partenaires dans des domaines tels que la non-prolifération nucléaire, les pandémies terroristes et la sécurité économique.
    Ma deuxième question: Qui a besoin de la Russie? La Russie est fortement aliénée de nos jours. Il y a comme un climat d'hystérie qui plane vis-à-vis de la Russie.
     Ma réponse est ceux qui veulent atténuer l'unilatéralisme et c'est la base des relations de la Russie avec la Chine; ceux qui veulent garder une solution de rechange pour l'approvisionnement en pétrole, gaz et armes; ceux qui n'ont pas besoin d'alliés stratégiques qui lient leurs mains, mais qui recherchent le soutien de la realpolitik, où le pouvoir est le mot clé pour comprendre les politiques russes; ceux pour qui la sécurité et la stabilité l'emportent sur la démocratie; et ceux qui veulent une souveraineté plus traditionnelle et moins diluée. Par conséquent, nous aurons beau essayer d'aliéner la Russie, la Russie ne sera pas isolée. Elle trouvera ses propres amis à cause de ces points.
    Ma troisième question est la suivante: qu'est-ce que la Russie veut des acteurs mondiaux et régionaux, y compris l'Union européenne et les pays d'Europe orientale qui en font partie?
    Premièrement, la Russie voudrait avoir de l'influence dans la ceinture autour d'elle. On peut définir cette ceinture de différentes manières — sphère d'influence ou sphère d'influence stratégique —, mais l'essentiel pour la Russie c'est d'exercer une certaine influence dans son voisinage immédiat. Deuxièmement, la Russie voudrait garder le contrôle de toutes ses ressources intérieures, naturelles et humaines, et elle s'oppose farouchement à une influence dans ce domaine. Troisièmement, elle veut renégocier ses relations avec les États-Unis et l'Union européenne. En ce sens, on pourrait dire que la Russie est un État révisionniste parce qu'elle aimerait réviser ce qu'elle juge injuste dans le comportement de beaucoup de pays envers elle depuis les 20 dernières années. Autrement dit, la Russie essaie d'être à la table, mais pas au menu des grandes puissances. Quatrièmement, la Russie souhaite maintenir l'OTAN à une saine distance et, dans certains cas, pénétrer dans des zones exclusives de l'Organisation et avoir une certaine influence sur elles. Ainsi, la Russie voudrait maintenir la confrontation entre les États-Unis et l'Union européenne à un niveau abordable. « Niveau abordable » signifie sans que ses intérêts vitaux, économiques aussi bien que politiques, ne soient détruits.

  (0850)  

    Dans ce cas, et de la même manière, la Russie voudrait que la Chine demeure satisfaite, sans pour autant se faire l'illusion d'être un allié stratégique. La Russie voudrait rassurer les Chinois qu'en cas d'une confrontation plus poussée entre la Chine et les États-Unis, la Russie sera du côté chinois. Il n'y a aucun doute à ce sujet.
    En outre, la Russie aimerait être une alternative au parapluie de sécurité de l'OTAN en tant que partenaire potentiel, et c'est là que s'inscrit l'exemple syrien. La Russie souhaiterait également participer à d'autres organisations régionales de portée mondiale, voire les réorganiser si possible, par exemple l'Union économique eurasienne ou l'OSCE.
    La dernière question est: Quelles sont les options de la Russie par rapport à l'Union européenne, l'Ukraine et l'Asie centrale?
    Tout d'abord, la Russie souhaite affaiblir la cohésion de l'Union européenne, car elle préfère les relations bilatérales aux multilatérales. Elle est beaucoup plus à l'aise avec les négociations en face-à-face plutôt qu'au sein de forums multinationaux.
    La Russie souhaite rompre lentement les barrières imposées par les sanctions depuis 2014. Elle construit, avec beaucoup de patience, des relations et des dialogues sélectifs avec ceux qui favorisent le retour à l'isolement continu. En Europe, au moins deux pays nous viennent à l'esprit: la Hongrie, qui s'adapte en quelque sorte au point de vue russe, et la Slovaquie. Je crois que l'on peut espérer qu'après les élections, la France deviendra un autre partenaire plus proche de la Russie.
    Sur l'Eurasie et la Chine, pour la Russie, je crois que l'avenir se situe en Asie centrale. En Asie centrale, la Russie préfère renoncer aux valeurs universelles et se concentrer plutôt sur la fourniture de biens publics conjointement avec la Chine — les routes, les gares et les écoles — et créer un nouveau réseau clientéliste dans lequel la Russie jouera un rôle significatif comme important partenaire de l'Union économique eurasienne.
    À certains égards, les initiatives chinoises et la nouvelle Route de la Soie dite « One Belt, One Road » se chevauchent avec l'Union économique eurasienne. Dans ce contexte, c'est un moyen de créer un marché assez grand pour les marchandises russes conjointement avec la Chine.
    De plus, la Russie connaît ses limites et les limites liées à sa propre économie et à sa propre influence politique là-bas avec certains pays appartenant à l'Union économique eurasienne qui essaient nettement d'être aussi indépendants de la Russie que possible, comme nous avons vu ces dernières semaines pour les relations entre le Bélarus et la Russie.
    Pour l'Ukraine, qui est mon dernier point, la seule option possible en ce moment réside dans l'accord de Minsk, qu'il s'agira sans doute de réviser, car il a été conclu à une époque où la situation politique était différente. À mon avis, la Russie cherchera à obtenir l'appui des États-Unis pour réviser cet accord ou obliger l'Ukraine à se conformer à certaines de ses conditions.
    Pour conclure cette brève introduction, je voudrais dire que la Russie n'est pas pour ceux qui ne s'y connaissent pas. C'est un pays complexe et les solutions toutes simples ne fonctionnent pas. Dans le cas du Canada, nous ne sommes pas une priorité pour les Russes et la Russie n'est pas notre priorité. Toutefois, pour bien des raisons — et j'espère que nous y reviendrons au cours de la discussion —, la Russie est importante pour le Canada, non seulement pour l'Arctique, mais pour d'autres raisons.

  (0855)  

    Notre politique actuelle vis-à-vis de la Russie se fait à l'aveuglette et en zigzag. Elle est censée renouveler nos engagements, ce qui n'est pas le cas. C'est avancer d'un pas pour reculer ensuite de deux. Nous n'avons pas de politique à l'égard de la Russie et comme je l'ai dit, nous risquons de nous retrouver au menu plutôt qu'à la table s’il y a rapprochement entre les États-Unis et la Russie.
    Merci, mesdames et messieurs.
    Merci monsieur.
    Vous avez la parole, monsieur Westdal.
    Merci, monsieur le président.
    Depuis que je me suis retiré de notre service extérieur il y a 10 ans, j'ai maintenu un intérêt actif en Russie et en Ukraine, pays dont je vais vous parler aujourd'hui. Vous devez savoir que j'ai siégé au conseil d'administration d'entreprises publiques ayant des intérêts dans ces deux pays et que je préside Silver Bear Resources, une société cotée à la Bourse de Toronto qui achève les travaux d'une mine d'argent en Yakoutie, la République Sakha de Russie. Je suis également membre du conseil d'administration de l'AACRE, l'Association d'affaires Canada-Russie-Eurasie, siégeant à la fois au conseil national et au conseil d'administration d'Ottawa. L'AACRE fait la promotion du commerce dans toute la région. Je ne parle pour aucune de ces entités aujourd'hui, mais à titre personnel exclusivement.
    Votre sujet est vaste et, comme vous l'avez constaté, il inclut nécessairement la Russie, car parler de la sécurité, des circonstances politiques et économiques de l'Europe orientale et de l'Asie centrale sans parler de la Russie, c'est parler de tout sauf de ce qui saute aux yeux. Je vais utiliser mes quelques minutes pour parler d'abord du cliché qui voit dans la Russie un maraudeur agressif, ensuite de l'Ukraine au bord du gouffre, et enfin du projet de détente du président Trump. Nous verrons en passant le rôle du Canada dans tout ce feuilleton.
    Tout d'abord, la sagesse commune n'est pas sage. Je vous encourage à prêter une oreille dure et sceptique à l'éternel discours occidental selon lequel Vladimir Poutine serait un démon, un tueur, un voleur, un dictateur, un criminel de guerre et un truqueur des élections américaines — ce ne sont pas les épithètes qui manquent — et que la Russie qu'il dirige depuis 17 ans serait un maraudeur malin et agressif qui s'acharne à dominer l'Europe de l'Est avant de viser au-delà.
     Il est évident que Vladimir Poutine n'est pas un enfant de choeur. Aucun grand dirigeant ne l'est. Or, le président de la Russie a beaucoup d'autres attributs. C'est un patriote; un patriarche, un « tsar » à sa façon, disons; formidablement intelligent, renseigné et éloquent; pragmatique surtout; un leader qui a fait ses preuves, assez costaud pour diriger la vaste fédération russe; il est impitoyable, s'il le faut, pour défendre les intérêts du pays; et il est vraiment populaire. Poutine est aussi, fièrement, un espion, et la tromperie est un outil essentiel de l'espionnage. Alors, bien sûr, ces petits bonhommes verts étaient russes, mais Moscou ne le dira pas. Comme l'a expliqué Poutine lors d'une conférence de sécurité à Munich, « nous sommes tous des adultes ici ».
    De plus, au-delà de son chef, il y a beaucoup de choses que nous n'aimons peut-être pas dans la politique intérieure de la Russie ou dans sa façon impitoyable et brutale de faire la guerre, mais je trouve que les propos actuels sur le rôle de la Russie dans le monde sont démesurés, pleins d'exagération sur le parcours de la Russie, sa motivation et ses capacités, mais font abstraction des évidentes faiblesses économiques, démographiques et sécuritaires de la Russie du Sud —avec ses 11 fuseaux horaires — et de la position stratégique nécessairement défensive que le pays doit adopter.
    Ces clichés n'ont d'ailleurs aucun fondement historique et négligent de constater les provocations qui ont conduit à ce que l'on appelle l'agression russe: la vaste expansion de l'OTAN à pas de géant — l'OTAN, une alliance militaire naturellement russophobe —; l'abrogation unilatérale du Traité ABM, déformant la perception que Moscou avait de sa sécurité nucléaire; le déploiement de la défense antimissile en Roumanie et en Pologne pour soi-disant contrer une menace de l'Iran, comme nous l'aurions fait croire à Moscou; et les milliards dépensés pour aiguiser le sentiment antirusse et promouvoir un changement de régime dans les quartiers du pays.
    Beaucoup de sang a été versé depuis que Maïdan a choisi de mener un combat contre Moscou il y a trois ans, un combat perdu d'avance, mais il demeure que Kiev fait tout ce qu'il faut pour préoccuper un Occident de plus en plus distrait et exaspéré et rien pour rassurer le Kremlin. Nous n'irons pas à la troisième guerre mondiale pour le Donbass, nous l'avons dit clairement et le Kremlin, sous n'importe quel chef sensé, ne va pas cesser de définir l'orientation géostratégique de l'Ukraine, de toute l'Ukraine, comme une question fondamentale pour la sécurité nationale.

  (0900)  

    Appelez la réaction de la Russie « agression », si vous voulez, mais à mesure que nous augmentions l'OTAN à pas de géant, à quoi nous attendions-nous? Il y a trois ans, que pensions-nous? Que la Russie hausserait les épaules face à une catastrophe stratégique évidente et qu'elle accepterait gentiment de louer la Sébastopol historique, la base de sa flotte de la mer Noire en Crimée, d'un pays membre de l'OTAN?
    Que nous le voulions ou pas, nous sommes bien obligés de reconnaître que les sphères d'influence des grandes puissances sont réelles. Les Canadiens le savent puisque nous vivons dans une telle sphère. Dans le monde réel, Kiev a autant de liberté pour miner la sécurité de Moscou qu'Ottawa pour celle de Washington.
    Deuxièmement, il y a l'Ukraine qui est au bord du gouffre. Regardez objectivement les circonstances catastrophiques de l'Ukraine, les antécédents et les résultats d'un quart de siècle d'intervention occidentale massive et soutenue, y compris de notre part. Il n'y a pas de quoi être fiers de notre vision de l'Ukraine et de notre capacité de nous occuper de ses affaires.
    En bref, la colonie occidentale de Kiev, le vaste projet de plusieurs milliards de dollars pour lequel nous militons est une véritable déception, une oligarchie corrompue, non réformée, très centralisée, sans gouverneurs régionaux élus; il y a des armes partout, de braves hommes sans emploi, des recrues toutes prêtes pour les milices privées dominées par des nationalistes ethniques farouchement hostiles à une réconciliation nationale et régionale pourtant vitale.
    Continuer dans la même veine n'a aucune forme de bon sens. Quand on est dans le trou, on arrête de creuser. À tout le moins, il faudrait s'abstenir de causer plus de tort. Notre parcours prouve que nous ne savons pas comment résoudre les problèmes de l'Ukraine. Ils devront être résolus, ou pas, par les Ukrainiens.
    En attendant, le président Poroshenko mériterait bien une prière. Avec une cote d'approbation de 13 %, l'économie en lambeaux et l'appui vacillant des États-Unis et de l'Union européenne, Poroshenko sait qu'il doit conclure un accord avec la Russie. Il doit mettre en œuvre le plan de paix de Minsk, mais il n'ose même pas en parler. La Rada y est catégoriquement opposée. À Kiev ces jours-ci, fédéralisme et décentralisation, qui sont les piliers du plan de Minsk, sont des termes bannis du vocabulaire.
    Nous devrions faire ce que nous pouvons pour l'aider. Nous avons très peu d'influence à Moscou et il faudra du temps pour en récupérer, mais nous avons un certain poids à Kiev. Nous devrions l'utiliser pour lutter contre le nationalisme ukrainien ethniquement exclusif et létal, auquel nous devrions cesser de nous plier. Nous devrions également suggérer des solutions canadiennes éprouvées telles que l'inclusion, l'adaptation et le fédéralisme.
    Nous devrions l'utiliser pour promouvoir la réconciliation essentielle avec la Russie. Aucun pays du monde ne s'intéresse autant que l'Ukraine à avoir de bonnes relations avec la Russie, à une entente entre l'Est et l'Ouest, et aucun n'aurait davantage à gagner à la fin de ce ruineux conflit; aucun pays ne s'intéresse autant à avoir une meilleure clôture entre la Russie et l'OTAN, un « mending wall » ou mur de réparation selon le mot de Robert Frost, et un nouvel accord dans lequel l'Ukraine, plutôt que d'avoir à faire un choix impossible, pourra avoir de bons échanges commerciaux avec l'Europe aussi bien que la Russie, sans poser de menace à la sécurité ni d'un côté ni de l'autre, un accord qui permettrait aux Ukrainiens d'obtenir l'espace, la paix et le calme dont ils ont besoin pour se réunir, se récupérer, faire des réformes et réussir. Tel devrait être notre but et nous devrions le viser par tous les moyens, bilatéraux aussi bien que multilatéraux.
    Le troisième élément, c'est le monde sous Donald Trump. Je n'ai pas vérifié les manchettes depuis quelques heures, alors il se peut que ce que j'ai à dire ne tienne plus.
    Malgré une opposition bipartisane enracinée, le président Trump a semblé déterminé à parvenir à une certaine détente avec la Russie, à combattre l'EI avec elle, à négocier avec elle, à chercher la paix en Ukraine avec elle et, généralement, à faire baisser la température et la tension pour éviter une recrudescence de la guerre froide.

  (0905)  

    Pour le bien de tous les intéressés, en particulier des Ukrainiens, nous devrions l'aider à y parvenir. Loin de sacrifier l'Ukraine, comme le prétendent les critiques, la détente voudrait dire son salut. Nous devrions aider Trump à dissuader la Russie de répondre aussi à son exigence et à celle du général Mattis hier, à Bruxelles, à l'OTAN, voulant que nous dépensions davantage au chapitre de la défense. À mon avis, nous devons le faire de toute façon, ne serait-ce que pour construire une marine et une Garde côtière adaptées aux trois océans sur lesquels nous devons naviguer.
    Comme l'insiste le secrétaire général de l'OTAN, Stoltenberg, il n'y a pas de contradiction entre la détente et la dissuasion. Un jour, l'une pourrait éliminer l'autre, mais nous n'en sommes pas encore là. L'OTAN ne partira pas de sitôt. Elle va continuer à équilibrer et dissuader la puissance et l'ambition russes. En attendant, comme nous faisons notre part pour la dissuasion, nous devrions aussi faire notre part pour la détente et nous entendre sur nos priorités sur les deux fronts.
    Comme le ministre de la Défense Sajjan a déclaré au sommet de l'OTAN de l'an dernier à Varsovie, alors même que nous avions accepté d'envoyer des renforts à la frontière russe, la pièce la plus critique pour rétablir un dialogue entre l'OTAN et la Russie réside vraiment dans le travail « dans les coulisses ». « Nous devons nous assurer que les tensions sont réduites parce que cela n'aide personne. » Tout à fait. La détente est une cause solitaire ces jours-ci et Donald Trump pourrait finir par être le pire ami qu'elle ait jamais eu, mais la dernière chose qu'il faut maintenant à notre triste monde c'est cette guerre froide que nous menons. Nous avons trop d'autres choses sur nos assiettes et nous faisons face à des menaces bien plus graves à notre sécurité et à notre bien-être que toutes celles posées par la Russie, qui les affronte elle aussi. La guerre froide a miné la moitié du XXe siècle. Si nous pouvons l'éviter — et je pense que nous le pouvons pour peu que nous nous efforcions —, ne la laissons pas miner le XXIe encore davantage.
    Merci de m'avoir donné l'occasion de partager mes opinions et d'offrir mes conseils. J'attends avec impatience notre discussion.

  (0910)  

    Et la discussion promet d'être intéressante, alors merci beaucoup.
    Nous commencerons par l'opposition. Monsieur Kent, vous avez la parole.
    Merci à tous deux d'avoir comparu devant nous aujourd'hui. Je voudrais commencer par les propos du président Trump hier. Sincères ou non, on y lit que la Crimée devrait être rendue à l'Ukraine et que la Russie devrait se retirer, ou encore une intention de se faire compenser pour les problèmes de sécurité nationale que le président a eus la semaine dernière.
    Lorsque le Comité s'est rendu le mois dernier en Lettonie, en Ukraine, en Pologne et au Kazakhstan, il a pu constater que la relation apparemment chaleureuse entre Donald Trump et Vladimir Poutine suscitait des inquiétudes dans les trois premiers pays. Les remarques d'hier et la réponse de M. Poutine au président Trump semblent indiquer que cette amitié ne va pas fleurir de sitôt; c'est aussi ce qui se dégage des propos du secrétaire Mattis lors de sa confirmation au poste, quand il a dit ce qu'il aurait conseillé s'il avait été conseiller du président au moment où la Crimée a été prise et que l'Ukraine orientale a été envahie.
    Je vais poser une question hypothétique. Comment comprenez-vous tous deux la relation entre Trump et Poutine, ou, monsieur Westdal, comment doit-elle être à votre avis?
    C'est une excellente question.
    Comme je l'ai dit, je pense que Donald Trump pourrait finir par être le pire ami que la détente ait jamais eu. Toutefois, lorsqu'il a dit hier que la Crimée devrait être rendue, j'interprète cela comme une sorte d'ouverture pour une future négociation. Or, comme les Russes l'ont clairement indiqué, et comme c'est évident pour quiconque observe la situation, à moins qu'une guerre en décide autrement, la Russie n'a aucune intention d'abandonner la Crimée, un point c'est tout. C'est tout simplement un fait que les Ukrainiens doivent accepter et nous aussi. On aura beau contester la légalité de tout cela pendant des décennies, la Crimée restera avec la Russie et je crois que c'est aussi la volonté de la population de la Crimée, qui a été prise sans un coup de feu. C'était un fruit facile à cueillir. Kiev avait perdu l'allégeance des Criméens.
    Quant à la relation entre Trump et Poutine, je pense que l'on s'imagine des choses et que les journalistes n'y vont pas de main morte. Ils ne se sont jamais rencontrés, mais les allusions à leur amitié fraternelle, ou bromance, font continuellement les échos de la presse. Poutine a déclaré qu'il pensait que Trump était un personnage haut en couleur, quelqu'un de très intelligent, voire brillant, et qu'il espérait pouvoir s'entendre avec lui. Trump lui a retourné le compliment, mais il n'y a pas de bromance pour ainsi dire.
    Il est maintenant tout à fait clair qu'il y a eu incohérence dans les commentaires de l'administration Trump sur la Russie, surtout compte tenu des derniers propos sur la Crimée. Le nouvel ambassadeur américain aux Nations unies semblait contredire le président. Le témoignage de Mattis était en contradiction avec ce que disait le président. Je pense néanmoins que Trump s'opposera à tous les ennemis de la détente, qui font légion, à commencer par les démocrates en colère...
    Je crains que les relations est-ouest ne soient maintenant empêtrées dans un combat partisan des plus amers à Washington. C'est très dangereux. Mais les ennemis de la détente comprennent les démocrates partisans de Clinton, tous les néo-conservateurs qui ont abandonné les républicains et se sont joints à Hillary Clinton, comme McCain et Graham, et tout le puissant complexe industriel militaire qui exerce une influence énorme, comme nous le savons. Il y a un large éventail d'opposition à ce que Trump voudrait faire avec la Russie, mais je pense qu'il lui est déjà arrivé de braver des consensus massifs et il essaiera de le faire à nouveau. J'espère qu'il réussira.

  (0915)  

    Monsieur.
    Je me range à l'avis de l'ambassadeur Westdal. J'aurais quelques commentaires à faire.
    Tout d'abord, les relations entre la Russie et les États-Unis sont au niveau le plus faible. J'ai eu l'occasion d'interroger personnellement le président Poutine à ce sujet en octobre, et il a dit que c'est le niveau de confiance le plus bas entre la Russie et les États-Unis depuis l'effondrement de l'Union soviétique. Mon premier point c'est que la situation ne peut que s'améliorer, car on ne peut pas faire pire en ce moment.
    Deuxièmement, la politique du président Obama à l'égard de la Russie était une nouvelle version de la politique d'endiguement: contenons la Russie, entourons-la, imposons-lui des sanctions et exigeons un changement de comportement. Cela ne s'est pas produit. La politique d'endiguement n'est donc pas une option pour l'administration Trump. C'est mon deuxième point.
    Mon troisième c'est que je crois que l'entourage de Trump voit la Russie comme un joueur assez important, avec certaines faiblesses économiques et régionales. Sa capacité militaire est cependant formidable à l'heure actuelle, de même que sa capacité diplomatique, sa capacité de cyberguerre et autres. Tout cela amène la Russie au niveau d'un partenaire potentiel pour certains enjeux dont seuls les grands pays peuvent discuter, notamment la non-prolifération nucléaire, le terrorisme, le maintien de l'équilibre stratégique et la prévention de la propagation des armes de destruction massive, sans parler des interventions dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. Ce seront probablement les domaines qui seront discutés.
    Mon quatrième point, c'est que lorsque Trump est devenu président, de nombreux Russes ont applaudi, y compris des politiciens. Fait intéressant, j'ai constaté qu'ils se réjouissent un peu moins ces derniers jours. Ils ont commencé à s'apercevoir que les messages en provenance de la Maison-Blanche sont très imprévisibles, voire contradictoires. Qui plus est, les messages qui sont clairs ne font pas très plaisir à la Russie. Il y a un risque de brouiller les cartes entre la Russie et l'Europe, la Russie et la Chine, et les Russes ne sont pas près de sacrifier leurs relations avec l'Iran ou avec la Chine en raison des politiques actuelles de l'administration américaine. C'est un obstacle potentiel au dialogue réussi qui aura lieu probablement en mai cette année.
    Merci, messieurs Kent et Dutkiewicz.
    Nous passerons maintenant au côté gouvernement.
    Nous commencerons par vous, monsieur McKay.

  (0920)  

    Je vous remercie tous deux de votre témoignage.
    Monsieur Dutkiewicz, la première question que je voudrais vous poser concerne votre analyse — ceux dont la Russie a besoin, qui a besoin de la Russie, ce que la Russie veut de l'Union européenne et quelles sont ses options. Ce qui semble manquer dans votre analyse, c'est la sphère d'influence que veulent les divers pays. Il me semble manifeste que la Finlande, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne veulent une relation étroite avec l'OTAN et avec l'Union européenne. Si cette volonté peut être une déception pour la Russie, c'est tout de même quelque chose qui, du moins dans la pensée occidentale, doit avoir préséance sur un empire qui pourrait viser l'expansion.
    Je serais intéressé par vos commentaires. La Crimée ne servira pas de prétexte à la guerre, j'en conviens, mais la situation ne laisse pas d'alimenter les craintes de l'Europe orientale.
    Vous avez absolument raison. Vous parlez de la Finlande, de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne. À l'exception de la Finlande, tous ces pays sont d'anciens membres du Bloc. Ils ont peur. Ils ont des difficultés, certes, mais leurs craintes sont grossièrement exagérées.
    Elles sont exagérées. Si vous leur demandez quels sont les défis sur le plan de la sécurité pour leur pays, ils répondront tous que le plus grand défi c'est la Russie. C'est la réponse commune. Mais ils ont chacun leurs propres difficultés et c'est ailleurs qu'il faut chercher les racines de l'animosité envers la Russie.
    L'animosité envers la Russie n'a pas sa racine dans la Russie elle-même. Elle est attribuable à au moins quatre raisons pour lesquelles ces pays se sentent vulnérables. Ils se sentent vulnérables et souhaitent que l'Union européenne, et en particulier l'OTAN, leur viennent en aide. À mon avis, beaucoup de leurs craintes sont déplacées, car leurs difficultés résident dans leurs propres politiques nationales.
    Premièrement, dans tous ces pays, il y a eu une grande déception sociale au cours des 20 dernières années en ce qui concerne la façon dont la transition a été gérée. Cette déception fomente la xénophobie, le populisme et le cynisme politique et, dans une certaine mesure, des opinions antirusses.
    Deuxièmement, il y a la méfiance à l'égard du système. Beaucoup de gens dans ces pays ne font pas confiance au système pour livrer ce qu'il promet. Au lieu d'y parer, ils remplacent ce défi par la menace russe.
    Troisièmement, il y a la crainte de l'imprévisibilité. Tous les pays que vous avez mentionnés, à l'exception peut-être la Finlande, sont confrontés à une grande imprévisibilité sur le plan économique et politique.
    Disons que vous avez raison, ne serait-ce qu'aux fins de la discussion.
    Selon eux, il n'y a que l'OTAN pour les sauver de la Russie. Soyons réalistes: l'OTAN n'a que quelques centaines de soldats, qui ne sauraient faire contrepoids aux forces militaires russes, mais dans la mentalité polonaise ou lituanienne c'est une mesure très significative et ces soldats devraient être là ne serait-ce que pour leur tranquillité d'esprit.
    Soit. Disons qu'il en est ainsi. L'adhésion à l'Union européenne a provoqué une certaine déception et les économies n'ont pas fonctionné, mais ces pays ne se sont pas pour autant précipités pour faire des accolades à la Russie.
    En fait, si j'étais le dirigeant de l'un de ces pays, les manœuvres militaires russes à ma frontière me causeraient de l'inquiétude. Je comprends que la présence de groupes de combat en Lettonie, en Lituanie et en Estonie ne serait qu'un glorieux ralentisseur de toute incursion. Les Russes peuvent s'en occuper en une demi-heure, mais ils ne peuvent pas les retenir.
    L'histoire de ces pays n'est qu'un long trajet vers l'exploitation et l'oppression. Ainsi, leur histoire, leur situation économique et leur évaluation réaliste les ont amenés à ce que vous semblez qualifier d'une peur irrationnelle. Je ne suis pas persuadé que ce soit réellement irrationnel.

  (0925)  

    Les troupes russes ne seront pas à Varsovie ou en Lituanie. C'est une absurdité, mais je conviens qu'on a peur et que cette peur doit être contenue. Nous n'aimons pas que nos alliés soient craintifs, car cela les rend imprévisibles.
    Encore tout récemment, le président de l'un des partis polonais dominants, le PiS, a invoqué une Europe nucléaire pour essuyer une réprimande cinq minutes après, mais ce degré de crainte risque de conduire à des gestes qui pourraient nous coûter cher.
    Monsieur l'ambassadeur.
    Je voulais ajouter que je pense que vous avez mis le doigt dessus. Il ne s'agit pas de prendre, mais de garder. Je pense qu'il faut examiner non seulement ce que la Russie a fait, mais ce qu'elle n'a pas fait au cours de la dernière décennie.
    En bref, à commencer par la Géorgie, la Russie aurait pu prendre Tbilissi. Elle était prête à le faire. Les chars étaient là, mais ils étaient garés à 30 kilomètres, histoire de lancer un message, pour ensuite rentrer chez eux.
    De même, dans l'est de l'Ukraine, la Russie aurait pu occuper le Donbass en à peine quatre heures. Nous ne parlerons même pas de la Crimée. Il est intéressant de noter que les séparatistes de l'Ukraine orientale demandaient à Moscou une annexion analogue à celle de la Crimée, mais Poutine a refusé.
    Aussi, c'est Poutine qui a dit que la Russie pouvait prendre Kiev en deux semaines et je pense que c'est probablement vrai, comme tout un chacun sait. Vous avez parlé d'un ralentisseur; malgré la présence de nos troupes, les Russes pourraient écraser les pays baltes en un tournemain, mais ils ne le font pas parce qu'il est relativement facile de prendre. C'est garder qui coûte cher et les conséquences sont évidemment énormes.
    Il n'y a pas si longtemps, un président lituanien a déclaré qu'il ne s'agissait pas de savoir si nous prenions au sérieux l'article 5 du traité de Washington sur l'OTAN, mais de savoir si Poutine le prend au sérieux, et il le fait. Il serait fou de ne pas le faire.
    Merci beaucoup.
    Nous reviendrons à l'opposition maintenant. Vous avez la parole, madame Laverdière.

[Français]

    Merci, monsieur le président.
    Merci à vous deux de vos présentations très intéressantes et absolument essentielles à notre réflexion. Nous devons nous mettre un peu de l'autre côté et regarder les intérêts ainsi que les contraintes de la Russie.
    Avec les missions de l'OTAN et tout cela, on a vu qu'il y a un risque certain d'escalade. Chaque fois qu'on augmente de 10 % du côté de l'OTAN, on augmente de 10 ou 15 % du côté russe.
    Mardi, un témoin a tenu ici des propos assez similaires aux vôtres. Il a parlé de la nécessité d'établir une nouvelle relation en matière de sécurité avec la Russie et il a dit que le Canada devrait être une partie prenante de cela, notamment au vu de l'incertitude qui entoure les politiques de la Maison-Blanche.
    Avez-vous des commentaires à formuler là-dessus?

[Traduction]

    Je pense que vous avez tout à fait raison. Il y a un risque d'escalade. Comme je l'ai dit dans mes remarques, j'estime qu'il nous faut une meilleure clôture entre la Russie et l'OTAN. La barrière qui a existé est très problématique. La recherche de cette nouvelle entente dont j'ai parlé, du point de vue du Canada en particulier, va se faire de manière multilatérale. Notre contribution se fera par le biais de l'OTAN ou de l'OSCE. J'espère que nos délégations à l'OTAN et à l'OSCE sont beaucoup plus dynamiques et pleines d'idées qu'elles ne l'ont été pendant cette dernière décennie.
    C'est l'OSCE qui détient le mandat le plus pertinent pour étudier une entente sur la sécurité avec la participation de toute l'Eurasie. C'est là que nous devrions concentrer nos efforts à mon avis.
    Comme l'a souligné M. Dutkiewicz, la Russie est un sujet vaste et complexe et il faut essayer de la comprendre, ce qui exige un investissement, un investissement dans la compréhension, un investissement pour augmenter nos liens avec la Russie. Nos liens actuels sont très faibles.
    J'espère que vous avez parlé aux Russes. Je ne sais pas si vous avez pu visiter la Russie en toute liberté. C'est probablement le cas, mais comme je l'ai dit, vous ne pouvez pas comprendre ce qui se passe dans cette région sans comprendre la Russie. C'est l'évidence même. C'est la puissance majeure. Moscou est de loin la capitale plus importante de la région, et pourtant nous avons imaginé que nous isolerions la Russie.
    Parmi les prix à payer, nous n'avons pas d'influence ni la moindre compréhension. Je ne vois pas comment nous pourrions avoir une vision, une vision de la sécurité eurasienne, que nous avons le devoir d'apporter à l'OTAN et à l'OSCE, si nous sommes dépourvus de toute compréhension de la Russie.
    Essayer de comprendre la Russie ne veut pas dire l'approuver; c'est essayer de comprendre ce dont nous parlons.

  (0930)  

    Je suis d'accord. La menace de l'escalade est certainement là. La Russie répondra à tout ce qu'elle perçoit comme une menace. Elle perçoit même des aspects de l'amitié comme des menaces de nos jours. Nous sommes dans une spirale imprévisible qui peut finir par aggraver considérablement la situation actuelle.
    Je voudrais faire écho de la déclaration de l'ambassadeur Westdal selon laquelle nous n'en savons pas assez sur la Russie. Nous avons coupé nos liens avec elle depuis 2010. Même avant la question de la Crimée, nous avions coupé notre coopération technique, en 2008, je crois. Nous n'avons pas d'influence sérieuse en Russie pour le moment, mais nous l'avons eue et nous avons allègrement détruit tout cela.
    Jusqu'en 2008, l'ambassadeur du Canada était toujours bien accueilli lors de ses voyages dans les diverses régions de la Russie. On était plein de bonne volonté à l'égard des Canadiens. Ce n'est plus le cas.
    Comment pouvons-nous reconstruire cela? Que pouvons-nous faire de façon raisonnable? Je ne dis pas que nous devrions tous aimer la Russie, pas du tout, mais qu'il faut établir des liens raisonnables et réciproques qui rendront les intérêts canadiens plus visibles et aideront la Russie, au lieu de l'isoler et d'en faire abstraction. Ce serait probablement ce que nous devrions faire, connaissant toutes les différences, les profondes différences entre la Russie et nous.
    De plus, nous devrions aider les entreprises canadiennes. Certaines ont beaucoup perdu pendant les sanctions. Notre chiffre d'affaires économique est de 1,3 milliard, soit 300 millions de dollars. En un an, nous avons moins d'activité économique qu'en une seule journée entre le Canada et les États-Unis.
    C'est tout le temps que nous avons. Nous passerons à M. Saini pour ce nouveau tour de questions.
    Merci à tous deux de votre présence.
     J'avais quelques questions pour vous deux, mais après avoir écouté vos remarques liminaires, j'en ai plus que je ne le pensais. Commençons par la realpolitik, car je pense que vous la pratiquez et que vous comprenez la réalité sur le terrain. Permettez-moi de commencer par vous, monsieur l'ambassadeur.
    Ayant voyagé en Ukraine, je sens que la Crimée est effectivement perdue. Remarquez qu'il n'y a aucune mention de la Crimée dans Minsk I ni Minsk II.
    J'évoque l'exemple historique du Cachemire, car au Cachemire, il existe une ligne de contrôle qui est devenue la frontière proprement dite. En Ukraine, la ligne de contrôle temporairement détenue dans le Donbass semble indiquer que cette zone est effectivement contrôlée par la Russie. On y a envoyé de l'aide. Des structures ont été mises en place et les Ukrainiens ne peuvent plus y aller bâtir des choses aussi simples qu'un établissement de soins de santé ou d'enseignement, de sorte que ce sont les Russes qui fournissent ces services. À toutes fins pratiques, la Russie a pris le contrôle de l'Ukraine sans tirer le moindre coup de feu.
    Comme contrepoids à cela, vous me soulignez que les Russes auraient pu s'emparer de Tbilissi, mais qu'ils ne l'ont pas fait. Ainsi, si vous considérez la région, ils ont accentué la tension et maintenu tout le monde en alerte, ce qui n'est pas viable, comme vous le savez. On ne peut pas continuer les dépenses sur l'OTAN à hauteur de 2 % et, pour en revenir au point de M. Dutkiewicz, la politique intérieure joue un grand rôle, mais ces pays ne peuvent pas supporter ce genre de dépenses. Ils n'ont pas l'économie nécessaire, et nous y étions.
    Effectivement, le jeu de la Russie ne consiste pas nécessairement à prendre le contrôle en tirant des coups de feu. De plus, il y a la présence des médias russes dans ces régions, car certains de ces pays ont encore une forte population russe. Ainsi, à considérer Russia Today et les autres médias — les seuls dont ils disposent dans ces pays —, les Russes ont non seulement une présence militaire, mais aussi une présence dans les médias. Que comptez-vous faire à ce sujet?

  (0935)  

    Par la réconciliation... Comme je l'ai mentionné dans mes remarques, il est intéressant de noter que les séparatistes ont demandé à Moscou d'annexer le Donbass, et Poutine a refusé en disant qu'il croyait en l'intégrité territoriale de l'Ukraine, moins la Crimée. Mais il s'agissait de le préciser. La Russie n'a pas été massivement envahie à deux reprises par la mer Noire et la Crimée, mais à travers les plaines de l'Ukraine. L'intérêt de la sécurité de la Russie s'étend à toute l'Ukraine, pas seulement au Donbass et à la Crimée. C'est un facteur.
    L'autre facteur c'est que les Ukrainiens sont catégoriques au sujet de leur intégrité territoriale. Or, cela inclut peut-être la Crimée — sans doute dans l'esprit de beaucoup d'entre eux —, mais même si ce n'est pas le cas, l'insistance sur l'intégrité territoriale signifierait que Kiev devra s'entendre avec ces séparatistes, ce qui exigerait une dévolution du pouvoir, que nous devrions encourager, comme je disais.
    L'Ukraine peut devoir faire un choix très difficile. Les Ukrainiens auraient eu la vie plus facile s'ils avaient hérité d'un état ethnique purement ukrainien, mais il n'en est rien. Ils ont hérité d'un État qui a exigé que Kiev fasse plaisir non seulement au groupe ethnique ukrainien, mais aussi au russe, qui représente une partie très importante de la population.
    S'il doit y avoir une intégrité territoriale, il faudra qu'il y ait dévolution. Je ne crois pas que Vladimir Poutine pense qu'il y va de l'intérêt de la Russie de briser l'Ukraine, précisément pour la raison dont j'ai parlé. L'intérêt de la Russie sur le plan de la sécurité s'est toujours étendu à l'ensemble de l'Ukraine.
    Vous avez soulevé quelque chose de très intéressant, monsieur. Vous avez dit que la Russie est à la recherche de marchés et vous avez également mentionné la route « One Belt, One Road » et l'Asie centrale. Nous savons que cette route passe par trois villes de l'Asie centrale. Vous avez parlé du rapprochement avec la Hongrie et je dirais même que les pays de Visegrad s'orientent dans cette direction. Parlons realpolitik et passons à l'aspect économique.
    À l'heure actuelle, le PIB de la Russie est équivalent à celui de la ville de New York. Vous avez parlé de commerce et de partenariat, et vous avez parlé de l'Asie centrale et d'autres pays. Mais ce commerce et ces partenariats ne se font ne sont pas avec les pays riches ni avec des pays stables. À certains égards, ces pays risquent de ne pas pouvoir payer et acheter des biens russes, qu'il s'agisse de pétrole ou de gaz.
    Si nous remontons à il y a 15 ans, ne pensez-vous pas que la Russie a fait une erreur de calcul en craignant l'OTAN plus que les insurgés de l'Union européenne et en laissant ces pays en faire partie? Ce n'est pas important pour notre argument économique. Le plus important serait donc l'argument militaire?
    Comme vous l'avez dit, c'est une histoire révisionniste. Voilà qu'ils prennent un peu de recul et décident de réfléchir un peu. Ils font maintenant partie de l'Union européenne et beaucoup de ces pays baltes, d'après ce que je comprends, font pencher leur pouvoir d'achat et leur économie vers l'Europe, qu'il s'agisse d'électricité, de gaz naturel ou de pétrole. Je ne sais comment la Russie va survivre, alors que les pays baltes et d'autres — les États satellites, ou appelez-les comme vous voudrez — sont en train de se tourner vers l'Union européenne, soit parce qu'ils la craignent, soit parce qu'ils veulent y adhérer ou améliorer leur économie. Comment la Russie peut-elle maintenir cet état de choses quand sa propre économie manque de stabilité?

  (0940)  

    Votre temps est écoulé monsieur Saini, mais si vous voulez répondre, monsieur Dutkiewicz, ce serait parfait.
    Je dois commencer par dire que cette année, l'économie russe a connu une forte baisse, soit 3,7 % du PIB. C'est énorme. Selon les prévisions occidentales et russes, cette année de 2017 verra l'économie russe retourner à une croissance économique d'environ 1 %. Ce n'est pas beaucoup, mais c'est quand même une amélioration.
    Le budget russe est établi en fonction du prix du baril de pétrole, qui est fixé à 40 $. Le baril coûte maintenant 45, 46, jusqu'à 50 $, ce qui signifie qu'il y aura un excédent. Le chiffre dépendra essentiellement des ressources naturelles, car environ 60 % du commerce se fait dans ce domaine.
    En même temps, côté agriculture, la Russie est en train de devenir l'un des plus grands exportateurs de céréales. Elle est en concurrence avec le Canada dans ce domaine. En outre, elle commencera bientôt à exporter de la viande, domaine où elle est également en concurrence avec le Canada.
    Je pourrais continuer. Tout d'abord, l'économie russe n'est pas aussi mauvaise que nous le croyons. Ensuite, elle n'est pas compatible avec d'autres économies émergentes, mais le volume des échanges demeurera viable pendant un certain temps encore. Évidemment, la Russie se doit d'importer des technologies de pointe et celles-ci proviennent de l'Europe et de la Chine.
    Cela vous donne l'image d'une économie qui a des problèmes, mais ces problèmes ne sont pas assez grands pour dire que la Russie n'est pas le partenaire numéro un dans la région avec la Chine. Ils peuvent se contenter de diviser le terrain de manière à tenir compte à la fois des intérêts chinois et russes dans la région, en ce qui concerne la sphère économique. Et c'est dans cet esprit qu'ils travaillent.
    L'Union économique eurasienne est le véhicule de cette promotion de la Russie dans la région — non pas une promotion politique, mais une promotion économique. Je pense que ce partenariat avec la Chine va stabiliser l'économie russe, du moins dans une certaine mesure. Les Chinois vont investir très lourdement dans les ressources naturelles et les terres de la Russie et de la Sibérie.
    Qu'en est-il de l'Europe? Les technologies. La Russie a besoin des technologies européennes, si elles ne proviennent pas d'autres sources, et de vendre du gaz à l'Europe.
    C'est la réponse à votre question. C'est une inquiétude, mais, pour moi et d'autres experts, le pire de la crise économique russe a conclu à la fin de 2016.
    Merci, monsieur Saini.
    C'est tout le temps que nous avions.
    Je tiens à remercier MM. Dutkiewicz et Westdal d'être venus nous illustrer sur l'autre côté du débat. Vous nous avez donné matière à réflexion. Le dialogue a été excellent. Merci beaucoup.
    Nous allons prendre une petite pause pour organiser une vidéoconférence pour l'heure suivante.

  (0940)  


  (0945)  

    Si tout le monde veut bien regagner sa place, nous pourrons commencer.
    Pouvez-vous nous entendre, Sam? Il y a quelqu'un ici qui voudrait vous saluer très rapidement.
    Sam, voici Piotr Dutkiewicz.
    Soyez gentil aujourd'hui.
    Je ferai de mon mieux.
    Nous entamons notre deuxième heure de discussion sur la situation en Europe orientale et l'Asie centrale.
    Je souhaite la bienvenue à nos deux invités qui vont participer par vidéoconférence. Anders Aslund est associé principal de l'Atlantic Council.
    Soyez le bienvenu, monsieur. Nous sommes ravis de vous avoir avec nous.
    Nous avons avec nous également Samuel Charap, associé principal pour la Russie et l'Eurasie, The International Institute for Strategic Studies - Washington, DC.
    Il se trouve à New York aujourd'hui. Soyez le bienvenu.
    Commençons. Nous allons écouter les témoignages de ces messieurs. Ensuite, nous consacrerons les 55 minutes restantes aux questions des députés de part et d'autre.
    Je commencerai par vous, monsieur Charap. Vous avez la parole.

  (0950)  

     J'aimerais aborder une des questions que vous nous avez posées pour aujourd'hui, plus précisément celle qui se rapporte à l'incidence que les relations entre la Russie et l'Occident peuvent avoir sur le développement dans la région qui nous occupe. Mes propos sont en partie adaptés d'un livre que j'ai récemment écrit avec Timothy Colton de l'Université de Harvard intitulé Everyone Loses: The Ukraine Crisis and the Ruinous Contest for Post-Soviet Eurasia. Le chapitre de conclusion du livre examine l'incidence de la concurrence régionale sur tous les pays que nous appelons les pays intermédiaires, à savoir l'Ukraine, le Bélarus, la Moldavie, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Nous disons dans le livre qu'une dynamique semblable se joue dans toute la région. Ni l'Occident ni la Russie ne peuvent prévaloir dans leur concurrence régionale, mais cette concurrence en soi cause du tort à ces pays intermédiaires.
    Les dommages les plus directs, viennent bien entendu sous forme de ces conflits, dont certains sont gelés, alors que d'autres ne le sont pas. Dans le livre, nous nous penchons sur quelques-unes des façons dont l'intensification de la lutte entre la Russie et l'Occident a entravé la transition entre le régime communiste et les réformes politiques et économiques dans ces pays.
    Ces États souffrent tous à des degrés divers d'un ensemble analogue de pathologies post-soviétiques: institutions dysfonctionnelles de la gouvernance moderne; économies partiellement réformées qui manquent de marchés viables; absence ou faiblesse de la primauté du droit; politiques patronales fondées sur les relations personnelles et la dépendance plutôt que sur l'idéologie ou des programmes cohérents; corruption omniprésente et lien étroit entre le pouvoir politique et le contrôle des principaux atouts financiers et industriels.
    La performance décevante des pays intermédiaires depuis 1991 est en flagrant contraste avec celle des pays postcommunistes qui ont rejoint l'Union européenne en 2004 — soit la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, la Slovaquie, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovénie — que j'appellerai l'UE8.
    J'ai fourni des mesures statiques de la gouvernance dans ces six pays intermédiaires et un indice composite des huit pays qui ont rejoint l'Union européenne en 2004. Sur un éventail d'indicateurs — prise en compte de l'opinion publique et responsabilisation, efficacité du gouvernement, primauté du droit, stabilité politique, qualité de la réglementation, lutte contre la corruption — la différence saute aux yeux. C'est ce que confirme l'indice de perception de la corruption de Transparency International.
    En étudiant les notes attribuées par Freedom House aux droits politiques et libertés civiles et celles sur la politique en matière de concurrence attribuées par la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement, qui ont toutes été conservées depuis 1990, vous pouvez voir comment les huit pays qui ont rejoint l'Union européenne en 2004 ont prix l'envol, laissant derrière les six pays dont je parle. L'écart commence modestement au début des années 1990 pour se développer de façon spectaculaire au fil du temps.
    Enfin, une comparaison du PIB par habitant de la Pologne — les autres pays de l'UE8 n'ayant pas maintenu des statistiques remontant à 1991 — avec celui des pays intermédiaires, en utilisant les dollars internationaux de 2011 sur la base de la parité du pouvoir d'achat, révèle un contraste frappant. En termes de PIB par habitant, seul le Bélarus, grâce aux subventions russes, et l'Azerbaïdjan riche en pétrole sont légèrement mieux placés que lors des dernières années de l'Union soviétique. La Moldavie et l'Ukraine sont plus pauvres aujourd'hui qu'au début de la transition. En comparaison avec la Pologne, la sous-performance de l'Ukraine est particulièrement frappante. En ce qui concerne le PIB par habitant, l'Ukraine est passée d'un chiffre supérieur à celui de la Pologne à un chiffre inférieur d'un tiers.
    Bien sûr, de nombreux facteurs ont contribué à cette disparité entre l'UE8 et les six pays intermédiaires dont je parle. Le conflit entre la Russie et l'Occident n'était pas le seul facteur, mais il nourrit les dysfonctionnements régionaux de façon importante.

  (0955)  

    Premièrement, il a aidé à maintenir ce que l'on a appelé un équilibre de réformes partielles dans beaucoup de ces pays. Autrement dit, ce sont des économies qui ont concentré les gains d'un petit groupe de gagnants à un coût élevé pour l'ensemble de la société. Ces gagnants ont dû leur richesse à des distorsions et à des rentes engendrées par des réformes partielles, et ils utilisent leur pouvoir économique pour bloquer de nouvelles réformes qui permettraient de corriger les distorsions sur lesquelles leur richesse était fondée au départ.
    La volonté russe et occidentale de subventionner la loyauté politique a contribué à ce phénomène. Par exemple, la Russie verse de l'argent au Bélarus par des dérogations aux tarifs des exportations de pétrole et des prix du gaz inférieurs à ceux du marché. Elle était prête à faire preuve de la même générosité à l'endroit de l'Ukraine sous Ianoukovitch.
    L'Occident a également joué ce jeu, souvent à l'encontre de notre propre politique de relier l'aide à des réformes utiles. Le programme actuel du FMI en Ukraine est le dixième depuis l'indépendance. Tous les précédents ont échoué, le fonds ayant suspendu les prêts en l'absence des réformes nécessaires que Kiev aurait dû adopter.
    Le gouvernement moldave notoirement corrompu aurait sans doute fait faillite plus d'une fois sans la bouée de sauvetage lancée par l'Union européenne. Dans un autre exemple, après la guerre d'août entre la Russie et la Géorgie en 2008, Washington a consacré 1 milliard de dollars en aide à la Géorgie, un pays de moins de cinq millions de personnes. Ces injections financières, qui ont été clairement stimulées par la concurrence régionale, permettent beaucoup plus facilement aux élites dirigeantes de reporter indéfiniment la réforme structurelle.
    Une deuxième façon dont la concurrence a contribué au dysfonctionnement est qu'elle a exacerbé les clivages politiques et ethniques préexistants dans plusieurs États intermédiaires. En Ukraine, la confrontation a intensifié les divisions internes sur l'identité. Bien que ces divisions aient été beaucoup plus prononcées avant la guerre et que l'équilibre ait quelque peu changé depuis, les schismes régionaux concernant l'adhésion à l'OTAN et à l'Union européenne, par exemple, demeurent. Il en va de même en Moldavie, bien que d'une manière différente. Les résidents de la Transnistrie, par exemple, comme le révèlent constamment les enquêtes, préféreraient faire partie de la Russie plutôt que de se réunifier avec la Moldavie. Même sur le territoire contrôlé par le gouvernement sur la rive droite de la rivière Dniester, les Moldaves sont divisés. À partir d'octobre 2015, 45 % préfèrent adhérer à l'Union économique eurasienne (plus de 38 %), qui privilégie l'Union européenne.
    Coincée dans la lutte entre la Russie et l'Occident, une cohésion sociale affaiblie accentue ces divergences ethniques et politiques au détriment d'institutions démocratiques déjà fragiles au départ. Il en est de même en Géorgie, du moins dans une certaine mesure.
    La concurrence régionale qui imprègne ces pays a également déformé la politique des partis et, dans certains cas, a supplanté le discours démocratique par la démagogie. En Moldavie et en Ukraine, par exemple, les partis et les dirigeants se sont déclarés pro-occidentaux pour tirer profit du désir populaire d'un bon gouvernement que beaucoup associent à l'Occident, mais une fois au pouvoir, ils se sont trop souvent avérés tout aussi corrompus et incompétents que leurs soi-disant adversaires pro-russes.
    En outre, la course aux influences entre la Russie et l'Occident a entravé les efforts de l'Occident en vue de soutenir les réformes dans la région. C'est en partie une fonction des aspects pratiques, comme j'ai découvert quand j'étais au gouvernement. Lorsque ce genre de questions géopolitiques sont le premier article à l'ordre du jour, d'autres problèmes, comme la réforme ou la démocratie, sont laissés de côté. À des moments où cette course a été particulièrement intense, on a vu des décideurs minimiser délibérément les problèmes liés aux droits de la personne et à la démocratie de peur de pousser ces pays dans les bras de la Russie. Un exemple est l'Union européenne qui a fait marche arrière sur la conditionnalité avec Ianoukovitch à la veille du sommet du Partenariat oriental à Vilnius en novembre 2013.
    Depuis la crise ukrainienne, ce problème n'a fait que s'aiguiser. Le pouvoir de négociation de certains de ces États s'est quelque peu accru vis-à-vis de l'Occident, mais leur respect des règles et des normes promulguées par l'Occident n'a pas changé de façon significative et il a même diminué dans certains cas.
    Le Bélarus en est un exemple. En février 2016, l'Union européenne a annulé les sanctions imposées au président Lukashenko et à son entourage ainsi qu'à plusieurs entreprises contrôlées par l'État. Les responsables de l'Union européenne ont reconnu que, ce faisant, ils ont fait abstraction du fait que Minsk ne respectait pas les exigences de Bruxelles en matière de droits de la personne sous prétexte que le Bélarus était devenu « un champ de bataille des pouvoirs ».

  (1000)  

    Les États-Unis se sont également joints à cet effort pour rétablir les liens de défense avec le Bélarus en mars 2016. La mesure était sans doute justifiée, mais elle a sapé la capacité de pousser les gouvernements régionaux à entamer des réformes, car modérer les critiques destinées aux dirigeants qui promettent fidélité momentanément nourrit une croyance répandue dans la région que la censure publique concernant les droits de la personne, la démocratie ou la réforme n'est qu'un instrument pour punir la déloyauté. Lorsque les gouvernements occidentaux ne parviennent pas à diffuser ces critiques d'une seule voix dans différents pays ou au fil du temps dans certains pays, les fonctionnaires qui dénoncent les abus ou poussent leurs interlocuteurs à se réformer sont pris au dépourvu.
    Il est plus facile pour les dirigeants régionaux de se secouer de telles préoccupations lorsqu'ils reçoivent des messages contradictoires ou qui leur permettent d'affirmer qu'il y a deux poids deux mesures. En traitant ces pays comme des butins à récolter, nous donnons parfois aux élites de la région une défense contre la moindre expression de désapprobation: la menace de se tourner vers Moscou. Au lendemain des événements survenus en Ukraine en 2014, les États occidentaux n'ont pas hésité à faire des déclarations publiques de soutien et d'offre d'appui financier sous prétexte qu'on ne pouvait pas laisser le pays échouer.
    Donc, essentiellement, en essayant d'emporter la partie de part et d'autre, nous avons une situation où ni la Russie ni l'Occident n'arrivent à s'en sortir et cette bataille cause beaucoup de dommages collatéraux qui ont retardé les pays qui se retrouvent coincés entre les deux.
    Je m'arrêterai là. Merci beaucoup.
    Merci beaucoup, monsieur Charap.
    Nous céderons maintenant la parole à M. Aslund.
    Nous entendrons vos remarques liminaires pour passer ensuite directement aux questions.
    Monsieur le président, madame et messieurs les membres du Comité permanent, je vous remercie d'avoir invité à venir discuter avec vous aujourd'hui de cette question fort importante. Je vais répondre à vos questions dans l'ordre où elles ont été posées, en mettant l'accent sur les intentions de la Russie et celles que l'administration Trump a laissé entrevoir à ce jour.
    La principale constatation concernant la politique étrangère mise de l'avant par la Russie est le sentiment aigu d'insécurité qui règne dans ce pays. La Russie est devenue un État autoritaire. Il ne s'agit pas d'un autoritarisme très rigide, si on le mesure à l'aune du nombre de prisonniers politiques, mais il s'avère assez efficace à en juger par la surveillance rigoureuse et sans précédent exercée sur les citoyens.
    Le président Vladimir Poutine maintient en place un régime autoritaire personnel. Durant ses deux premiers mandats, il a consolidé sa légitimité grâce à la stabilité politique et la rapide croissance économique. Depuis 2008, toutefois, l'économie russe stagne. En raison de la chute du prix du pétrole, le PIB a chuté de 2,1 mille milliards à 1,2 mille milliard de dollars américains. Aujourd'hui, la Russie se classe donc au 14e rang des principales économies mondiales, en dollars américains actuels. Parallèlement, ses exportations et ses importations ont diminué de près de la moitié entre 2013 et 2016.
    L'économie russe n'est pas très florissante. Le discours du président Poutine sur l'économie a de quoi étonner — il parle de stabilité et non de croissance. Pour lui, la stabilité se définit par des réserves importantes, un faible déficit budgétaire, un gros excédent courant, un faible taux d'inflation et un faible taux de chômage. Voilà les indices qui le préoccupent. Que le niveau de vie, mesuré en fonction du commerce de détail et du revenu réel, ait chuté de 15 % au cours des deux dernières années, cela ne le préoccupe pas du tout. C'est la stabilité qui importe, et non la croissance économique. En matière de politique étrangère, la Russie ne s'est donc pas fixé d'objectifs économiques très ambitieux, une décision difficile à comprendre pour les gens qui vivent dans des démocraties et des économies de marché.
    Pour établir sa légitimité, le président Poutine s'est plutôt tourné vers la bonne vieille stratégie russe des « petites guerres victorieuses », une expression remonte à 1904, avant la guerre russo-japonaise. Au cours de la dernière décennie, la Russie a mené, en 2008, une petite guerre victorieuse de cinq jours contre la Géorgie; en 2014, l'annexion de la Crimée, une autre petite guerre victorieuse, a été approuvée par 88 % des Russes; enfin, la guerre en Syrie est une autre petite guerre, à ce jour victorieuse. Le hic a été la guerre dans l'Est de l'Ukraine, qui a été ni petite ni victorieuse.
    Dans ce contexte, nous devons nous attendre à ce que le président Poutine exacerbe l'instabilité dans la région. Il ne s'agit pas de savoir s'il le fera, mais plutôt où et quand il trouvera une occasion de mener ce qu'il considère comme une petite guerre victorieuse. Cela signifie que ce sont surtout les pays de sa région qui sont menacés. Poutine préfère la déstabilisation, comme nous pouvons le constater dans les conflits militaires non résolus en Moldova, en Géorgie, entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan, et maintenant en Ukraine. Nous devons nous attendre à d'autres guerres mineures de ce genre. Les deux pays actuellement en cause sont ses plus proches alliés, le Bélarus et le Kazakhstan.

  (1005)  

    Comme le disait mon vieil ami, feu Boris Nemtsov, assassiné il y a deux ans, Poutine respecte l'article 5 du Traité de l'OTAN. À ce jour, aucun pays de l'Alliance n'a été visé et il est primordial que cela continue ainsi.
    Comment décrire les grandes priorités et les intérêts de la Russie en Europe de l'Est et en Asie centrale? Je les décrirais en ces termes: dominos politiques, contrôle politique intérieur exercé par des dirigeants autoritaires et corruption. Là non plus, le pays ne s'est fixé aucun objectif économique national. Le principal produit d'exportation de la Russie est le pétrole, mais ce n'est pas un enjeu politique. Le gaz est une importation beaucoup moins importante, mais il s'agit d'un enjeu hautement politisé qui donne lieu à beaucoup de corruption.
    Quelle est l'incidence de l'élargissement des relations entre la Russie et l'Occident sur le développement des pays de cette région? À ce jour, le but de la Russie est de séparer et d'isoler les pays de la région par rapport à l'Occident. Ses intérêts ne sont pas nécessairement de nature économique, mais reposent sur la domination géopolitique, la promotion de la corruption et la mise en place de régimes autoritaires.
    Pour revenir à l'administration Trump, que pouvons-nous attendre de sa politique à l'égard des pays de la région? Jusqu'à maintenant, elle a été peu loquace à cet égard. Les principales déclarations datent des derniers jours. Le 14 février, le porte-parole du président Trump, a dit ceci: « Le président Trump a très clairement indiqué qu'il s'attend à ce que le gouvernement russe désamorce la violence en Ukraine et restitue la Crimée. Il souhaite également établir une bonne entente avec la Russie », contrairement aux administrations précédentes.
    Cette déclaration a été suivie par un tweet du président: « La Crimée a été annexée par la Russie durant l'administration Obama. Obama s'est-il montré trop conciliant envers la Russie? » Il a de toute évidence émis ce commentaire en réaction à la vague de critiques. Le président Trump a critiqué pratiquement tous les pays importants du monde, mais n'a jamais eu un mot négatif sur la Russie ni sur le président Poutine. Il a mentionné l'Ukraine seulement à de rares occasions.
    Quelles sont les conséquences pour le Canada? Premièrement, il est dans l'intérêt du Canada de défendre les valeurs occidentales communes dans la région et d'apporter son soutien aux organisations multilatérales. Cela signifie défendre l'OTAN et promouvoir son maintien; par ailleurs, au vu de la menace croissante du côté de l'Arctique, il est dans l'intérêt supérieur du Canada de prôner un renforcement de l'Alliance, au moment où la position des Américains à son endroit demeure floue. Deuxièmement, l'Union européenne défend les mêmes valeurs humaines et démocratiques que le Canada. Il est important que les deux entités se rapprochent. L'AECG est un grand pas dans cette direction.
    Enfin, concernant les valeurs occidentales comme les droits de la personne et la démocratie, le Canada a tout intérêt à s'engager auprès des pays qui partagent ces valeurs et à les soutenir; l'Union européenne ressort naturellement comme la principale région aux valeurs similaires. D'après ce que vient de le dire Samuel Charap, l'Ukraine constitue certes le point critique. Aucun pays du monde n'est à la fois aussi corrompu et en même temps aussi ouvert et transparent que l'Ukraine. Cela favorise l'instabilité.

  (1010)  

    Ou l'Ukraine devient une démocratie occidentale, tout en maintenant son ouverture et en luttant contre la corruption, ou elle suit la voie adoptée par la plupart de ces pays soviétiques, un mélange d'autoritarisme et de corruption. La corruption n'est pas accidentelle. C'est un choix délibéré des dirigeants autoritaires qui préfèrent s'enrichir personnellement aux dépens de leur population. Je pense que cela met l'Ukraine sur la sellette.
    Merci.
    Je vous remercie, monsieur Aslund.
    Nous allons commencer par l'opposition.
    Monsieur Kmiec, vous avez la parole.
    Merci à tous les deux d'être venus témoigner devant le Comité.
    Je vais commencer par vous, monsieur Charap. Vous avez parlé de l'impasse causée par diverses « pathologies postsoviétiques ». J'aimerais savoir ce que vous entendez par là.
    Notre étude couvre les 25 années qui ont suivi la guerre froide en Europe de l'Est et en Asie centrale, et j'ai parfois l'impression que nous perdons le fil, tellement l'histoire complexe de cette région remonte à beaucoup plus loin que ces 25 dernières années. Ces pays entretiennent des griefs historiques, des liens économiques et parfois des liens historiques; certains d'entre eux ont également une certaine affinité avec l'Occident et souhaiteraient être reconnus comme étant plus occidentaux... En tant que Polonais, je ne suis pas impartial. Je suis né en Pologne. Ma famille est arrivée ici en 1985; j'ai donc un parti pris, mais la Pologne de mes souvenirs est un détail de l'histoire. Bon nombre des gens de cette région de l'Europe de l'Est qui viennent au Canada ne se reconnaissent pas de la même manière que moi dans le contexte historique actuel.
    Pouvez-vous nous en dire plus sur cette impasse? Que voulez-vous dire précisément par l'impasse causée par les pathologies postsoviétiques? Il est évident que je souffre d'une pathologie que je qualifierais d'antisoviétique qui n'est pas sans exercer une profonde influence sur les événements actuels. J'aimerais donc que vous nous expliquiez de quels pays et de quels régimes vous parlez. Voulez-vous dire du point de vue économique, social ou culturel? Voulez-vous dire que les entités qui ont été créées juste après l'effondrement de l'Union soviétique étaient censées mieux intégrer leurs économies à l'Occident et qu'elles ne fonctionnent pas aujourd'hui? Pouvez-vous élaborer à ce sujet?
    Dommage que vous n'ayez pas le tableau sous les yeux. Je faisais une comparaison entre, d'un côté, les pays que nous appelons dans notre livre les six pays « intermédiaires » — l'Ukraine, le Bélarus, la Moldova, la Géorgie, l'Arménie et l'Azerbaïdjan, ces six États que l'UE appelle le « Partenariat oriental » — et de l'autre côté, les huit pays, dont la Pologne, qui ont adhéré à l'UE en 2004. On constate un écart extrême entre ces deux groupes en matière de réformes, de démocratie et de qualité de la gouvernance économique. La Pologne se situe dans une catégorie à part dans mon analyse en raison du succès relatif des réformes qu'elle a entreprises depuis la fin de l'ère communiste.
    Ce que je voulais dire par « pathologies postsoviétiques » qui touchent ces six pays, c'est leur similitude en ce qui concerne la défaillance de leur régime de gouvernance, le recul de leurs réformes, leurs déficits démocratiques. Dans le tableau, vous constaterez qu'il n'y a pas d'uniformité, mais des similarités et des problèmes communs entre ces six pays. Votre question porte, en fait, sur la cause de ces pathologies.
    La réponse réside en grande partie dans le fait que ces pays ont été pleinement intégrés au régime soviétique pendant 75 ans et que, du point de vue du capital social et de leur potentiel de transformation démocratique, ils en ont émergé dans un état bien pire que la Pologne, par exemple; mais il y a bien d'autres raisons. J'essayais de vous faire comprendre que ces pathologies ont continué à se manifester dans ces six pays à cause de l'impasse entre les acteurs externes, soit la Russie et l'Occident, dans leurs efforts pour exercer leur influence dans ces pays et aussi parce que ni la Russie ni l'Occident ne peuvent l'emporter l'un sur l'autre. Leur rivalité nourrit ces pathologies préexistantes et, dans certains cas, les aggrave.

  (1015)  

    Ma prochaine question est pour vous, monsieur Aslund.
    J'aimerais parler du pouvoir de négociation. Au cours des 25 dernières années, bon nombre de ces États, leurs représentants politiques et leurs institutions civiles — la société civile — n'ont cessé de négocier entre l'Occident ou l'Europe et la Russie ou de s'y opposer: sur quel pays devraient-ils s'aligner et lequel peut leur offrir le meilleur arrangement? C'est un concept très large. La Moldova et la Bulgarie ont élu des gouvernements pro-russes qui sont beaucoup plus enclins à miser sur la Russie pour assurer leur avenir que sur l'Europe, les États-Unis ou le Canada.
    Nous avons parlé de la crainte que ces pays ne se retrouvent dans l'orbite de la Russie. Cela signifie-t-il que nous devons continuer inévitablement à nous prêter à cette négociation politique pour des motifs internes, pour des raisons politiques qui leur sont propres, ou est-ce que des pays comme le Canada peuvent éviter cela?
    J'ajouterais que le Canada et la Russie ne sont pas des pairs, même si certains témoins entendus par le Comité ont semblé dire que c'était pratiquement le cas. Sur le plan économique, nous nous en tirons beaucoup mieux qu'eux, mais en matière militaire et d'influence, beaucoup moins bien. Que peut faire le Canada pour éviter d'être utilisé ou manipulé dans le cadre de ce marchandage, afin d'éviter que notre argent, notre temps, nos efforts et nos ressources diplomatiques ne soient pas utilisés à des fins politiques internes?
    Pour commencer, je pense que tous les pays de l'UE, y compris la Bulgarie et la Roumanie, sont sûrs. Selon Transparency International, ces deux pays ne sont pas vraiment plus corrompus que la Grèce et l'Italie, deux pays membres de longue date de l'Union européenne. Nous ne devrions donc pas nous faire de souci au sujet de la Bulgarie, mais plutôt au sujet les pays balkaniques situés plus au sud, mais laissons ça de côté pour le moment.
    Dans les pays de l'ancienne Union soviétique, il existe une nette division, mais l'Arménie et le Bélarus gravitent toujours dans l'orbite de la Russie. L'Azerbaïdjan est un pays profondément autoritaire et aucune puissance extérieure ne peut y faire grand-chose tant que le régime ne s'effondrera pas. Il ne reste donc plus que trois pays d'intérêt: la Géorgie, l'Ukraine et la Moldova. À mon avis, ils vont tous suivre la voie de l'Ukraine, qui est un pays pivot pour diverses raisons. C'est celui qui se démarque le plus. C'est une société ouverte qui fait preuve d'un degré exceptionnel de transparence, bien supérieure à celui des États-Unis, par exemple. Ce pays se compare avec les pays nordiques, tout en étant rongé par la corruption. Une lutte féroce contre la corruption est en cours dans ce pays et elle est menée par la société civile, une partie du parlement et les puissances occidentales.
    Le Canada est très engagé en Ukraine et il y joue un rôle très positif. Le débat public amorcé là-bas a fait émerger un important consensus au sein de la société civile et parmi les donateurs occidentaux; ces derniers sont tous sur la même longueur d'onde. En Ukraine, l'enjeu n'est pas le socialisme par opposition au libéralisme, mais plutôt la corruption contre la réforme. Les Ukrainiens appuient la réforme et le pays a besoin de beaucoup d'argent pour la mener à bien. À la fin de 2013, sa dette publique s'élevait à 73 milliards de dollars américains. Aujourd'hui, elle s'établit à 71 milliards de dollars. L'Ukraine est loin d'avoir reçu suffisamment de fonds de la part des pays occidentaux pour mener des réformes économiques d'envergure.
    Ce n'est donc pas, selon moi, un processus de négociation entre les gouvernements et l'Occident, mais il y a quand même un peu de ça. Je me demande plutôt si l'Occident est présent lorsqu'une véritable réforme est en cours. C'est ce qui se passe en Ukraine depuis trois ans. Nous devons nous demander si l'aide financière que l'Occident verse à l'Ukraine est suffisante pour garantir la victoire des forces progressistes à l'intérieur du pays?

  (1020)  

    Merci. C'est tout le temps que nous avons.
    Nous allons maintenant passer à vous, monsieur Sidhu.
    Je vous remercie d'être venus témoigner ce matin. C'est un échange très intéressant.
    Depuis que le paysage politique a changé aux États-Unis, nous avons droit à une nouvelle déclaration de l'administration Trump presque tous les jours. Pendant que la Russie montre ses muscles en Europe de l'Est, M. Trump affirme que son administration cherchera à collaborer étroitement avec M. Poutine. C'est un trait de sa personnalité. L'administration Trump manifeste un certain intérêt à utiliser la Russie pour lutter contre l'EI dans cette région. Quelle est votre opinion à cet égard? Personnellement, je pense que M. Poutine est très intelligent, très rusé et très puissant. Tout en donnant l'impression de lutter contre l'EI, il cherche peut-être à étendre son influence aux pays voisins, parce qu'il veut que ses ressources naturelles soient très proches de ses voisins, tout en leur étant accessibles et monnayables.
    Quelle est votre opinion à ce sujet? Ma question s'adresse à vous deux.
    À mon avis, les liens financiers que M. Trump entretient avec la Russie sont au coeur de la question. Nous savons qu'au moins 10 personnes d'influence de l'ancienne Union soviétique sont soupçonnées d'avoir acheté des appartements dans l'une des tours Trump de Miami Beach ou de New York. C'est un fait notoire.
    Le président Trump n'a dévoilé aucun document sur ses finances personnelles ou celles de sa compagnie. Il est donc légitime de se demander quels sont les liens financiers entre l'organisation Trump et les intérêts économiques russes. À première vue, il n'est pas logique que la Russie participe à la lutte contre l'EI.
    Il est très étonnant que le président Trump n'ait pas parlé de la démocratie, des droits de la personne, de la liberté, de la Constitution ou du Congrès dans son discours inaugural. Ces mots, parmi de nombreux autres qui sont normalement prononcés dans tout discours inaugural, brillaient par leur absence. Il faut se demander quelles valeurs défend l'actuelle Maison-Blanche, quelle est la position du conseiller principal Stephen Bannon par rapport à une liste plutôt étrange de valeurs. L'administration soutient que les liens entre les services de renseignement russes et la campagne de Trump ont été largement exagérés par les médias.
    Le Comité sénatorial sur le renseignement devra certes instituer une enquête. J'ai parlé à un membre de ce comité hier soir et il m'a dit que les sénateurs républicains étaient irrités de voir que la Maison blanche ne leur avait pas communiqué cette information provenant des services de renseignement.
    Le processus ne fait que commercer et votre question est très pertinente. Comme je l'ai dit, nous constatons seulement qu'il y a matière à s'interroger à cet égard.

  (1025)  

    Monsieur Charap, qu'en pensez-vous?
    Nous n'avons encore aucune idée de la politique de la nouvelle administration. Il est important de le rappeler. Non seulement n'a-t-elle pas encore énoncé clairement ses politiques dans aucun domaine, mais elle n'a pas encore désigné les titulaires des postes clés qui seraient en mesure de les formuler et de les appliquer. C'est une situation inhabituelle un mois après l'inauguration d'une nouvelle présidence, mais c'est la réalité.
    À la lumière de certaines déclarations faites par Trump durant la campagne et de l'idéologie des membres influents de son entourage, comme Bannon, on a l'impression, comme l'a si bien dit Anders, que le monde est confronté à deux menaces majeures. La première, c'est la Chine, du point de vue économique à tout le moins. Cette évaluation ne repose sur aucune base solide. J'essaie seulement de vous faire part de mes observations sur ce qui semble être leur ligne de pensée. La deuxième menace est ce qu'ils appellent « l'islamiste radical/Iran »; cette affirmation et les termes utilisés ratent la cible. Je vous dis seulement ce que je crois être leur ligne de pensée.
    Si vous voyez le monde de cette manière et si vous n'avez pas l'expérience de traiter avec la Russie, vous pensez que la Russie vous sera peut-être utile pour réaliser ces deux objectifs. En y regardant de plus près, toutefois, la situation s'avère plus complexe, comme l'a laissé entendre Anders. Je ne m'attends pas à ce qu'ils appliquent une politique contraire à celle de Kissinger, en se rangeant en quelque sorte aux côtés de la Russie contre la Chine, parce que je n'ai pas l'impression que la Russie serait d'accord avec cette idée.
    Je crois toutefois qu'ils sont arrivés au pouvoir avec l'intention initiale d'améliorer les relations pour voir si la Russie pourrait leur être utile pour la réalisation de leurs deux grandes priorités dans le monde, surtout de la deuxième, la lutte contre le terrorisme.
    Vous avez sans doute déjà remarqué que les événements des deux derniers jours et la pression politique qu'ils ont générée diminuent la capacité et l'intérêt des États-Unis à poursuivre leur objectif initial qui était d'améliorer la relation. Il y a quelques jours, le secrétaire de presse a annoncé que les États-Unis exigeaient soudainement la restitution de la Crimée — Trump s'est toujours montré dur à l'endroit de la Russie; à mon avis, c'est davantage une façon d'atténuer les dommages, mais cela laisse supposer que le plan d'action a déjà été corrigé, probablement à cause de la politisation de cet enjeu, très intense en ce moment aux États-Unis.
    Merci beaucoup.
    C'est maintenant à votre tour, madame Laverdière.

[Français]

    Merci beaucoup, monsieur le président.
    Je remercie les témoins de leurs présentations.

[Traduction]

    Je vais redescendre sur le plancher des vaches parce que je souhaite mieux comprendre quelque chose dans votre graphique.
    L'indicateur composite, à la dernière ligne, est toujours supérieur à zéro, pratiquement à un, en général. L'indicateur composé, c'est quoi? Désolée, c'est l'ancienne sociologue en moi qui cherche à comprendre.
    Très bien. C'est la moyenne des huit pays postcommunistes qui ont adhéré à l'Union européenne en 2004, c'est la moyenne de leurs résultats.
    D'accord, merci.
    Un autre élément étonnant de ces graphiques est la Géorgie; ce pays se démarque vraiment. Voulez-vous nous expliquer pourquoi?
    Oui. Je pense que la Géorgie représente une exception partielle par rapport aux pathologies de gouvernance de la région; dans une certaine mesure, cela est attribuable aux premières années du gouvernement Saakashvili qui a grandement assaini de nombreuses fonctions de l'État. Nous le constatons sous les indicateurs qualité de la réglementation, lutte contre la corruption et efficacité du gouvernement.
    Par rapport à d'autres indicateurs, comme la stabilité politique, la primauté du droit, la prise en considération de l'opinion publique et la responsabilisation, je dirais que la Géorgie se classe au moins en tête de peloton, mais ses résultats correspondent davantage à ceux des autres pays de la région. Nous avons constaté que la gouvernance s'était améliorée en Géorgie, même si ses institutions démocratiques demeurent fragiles. Quoi qu'il en soit, ces données démontrent qu'avec la bonne combinaison de certains facteurs, les choses peuvent changer.

  (1030)  

    Je signale que j'ai commencé mon intervention en français en vous remerciant tous les deux pour vos exposés. Je réitère maintenant mes remerciements en anglais pour que vous puissiez les entendre.
    Cette discussion est très intéressante. Durant la première heure, un témoin a fait remarquer que le Canada avait beaucoup investi en Ukraine, tout en ajoutant — je vais essayer de ne pas déformer ses propos — que tous les efforts déployés par la communauté internationale n'ont pas donné les résultats escomptés en raison du degré de corruption encore présent et de tout le reste.
    Avez-vous une idée de ce que sera l'avenir de l'Ukraine et du soutien international à l'égard de ce pays? Quel devrait être notre objectif? Ma question s'adresse à vous deux.
    Je vais vous répondre avec plaisir. J'ai participé de très près aux réformes ukrainiennes. Au fil des ans, j'ai rédigé deux livres et assuré la direction de deux autres sur les réformes économiques entreprises dans ce pays.
    Je dirais que la vague de réformes en cours a de quoi impressionner. En 1994-1995, l'Ukraine a réalisé son objectif de stabilisation macroéconomique. En 2000, elle a entrepris suffisamment de réformes structurelles, par le biais de mesures de déréglementation et de privatisation, pour favoriser une croissance économique annuelle de 7,5 % pendant huit ans. Aujourd'hui, elle déploie des efforts considérables pour lutter contre la corruption et assurer sa stabilité.
    Je vais vous donner quelques exemples. Premièrement, les ménages ont vu le prix de l'énergie augmenter 11 fois. Cela veut dire que les trois quarts de l'argent provenant des subventions à l'énergie, soit 8 % du PIB, allaient auparavant directement dans les poches de quelques oligarques. Ce n'est plus le cas.
    Des sommes importantes du budget étaient carrément dérobées. Durant la seule année 2015, la ministre des Finances, Natalie Jaresko, a réduit le déficit budgétaire d'un montant équivalant à 8 % du PIB, tout simplement en mettant fin à la corruption.
    Troisièmement, la directrice de la banque centrale, Valeria Gontareva, a fermé près de la moitié des 180 banques en l'espace de trois ans. Dans une très large mesure, les banques étaient des machines à corruption. Elles prenaient l'argent des déposants et de la banque centrale et le refilait aux propriétaires.
    L'Ukraine s'est dotée d'un système d'envergure de marchés publics ouverts qui, si tout va bien, pourra faire économiser une somme équivalant à 2 % du PIB grâce à un système de marchés publics plus efficient et moins corrompu. Dans le secteur de l'énergie, nous avons également constaté une amélioration notable de la gouvernance d'entreprise, de sorte que les hauts dirigeants ne peuvent désormais plus détourner l'argent des sociétés énergétiques de l'État dans pour le mettre dans leurs poches.
    Ce ne sont là que quelques exemples de réformes majeures entreprises. L'Ukraine est allée beaucoup plus loin que jamais auparavant pour éradiquer la corruption. Il ne manque plus que la réforme judiciaire. La réforme des tribunaux est imminente. Une nouvelle cour suprême devrait être instituée à la fin mars. Ce sera le début de la réforme judiciaire.
    Le bureau du procureur s'est amélioré, mais pas suffisamment. Il y a encore beaucoup de travail à faire au niveau de la police. Le Canada est très engagé dans ce projet, et je ne suis absolument pas d'accord pour dire qu'il a gaspillé son énergie. Je crois toutefois que les investissements occidentaux sont loin de suffire pour faire avancer les choses en ce qui concerne la réforme judiciaire.

  (1035)  

    Je vous remercie.
    Nous allons maintenant commencer le deuxième tour.
    Monsieur Robillard, c'est à vous.
    Ma question est pour vous, monsieur Aslund.

[Français]

    Notre tout premier témoin aujourd'hui a parlé d'un renouvellement de l'ouverture hongroise et slovaque envers la Russie.
    Pouvez-vous commenter cette affirmation? Quel bénéfice pourrait en tirer la Russie?

[Traduction]

    Oui, en Hongrie, il est vrai que le premier ministre Victor Orban s'est rangé du côté de M. Poutine. Il a modifié la constitution d'une manière pas très démocratique et son parti exerce un contrôle strict sur une panoplie d'institutions, dont les médias et la Cour suprême. La démocratie est en péril en Hongrie.
    En ce qui concerne les liens économiques avec la Russie, le principal enjeu est l'éventuelle construction en Hongrie d'une grande centrale nucléaire par la société d'État Rosatom, à l'aide d'une aide financière russe de 10 milliards d'euros. C'est une somme considérable. Il n'y a pas d'inquiétude à avoir du côté de la Slovaquie. Jusqu'à preuve du contraire, l'Ukraine importe actuellement la quasi-totalité de son gaz de la Slovaquie, ce qui est contraire aux intérêts de Gasprom. L'actuel gouvernement est décrit comme étant plutôt à gauche et légèrement populiste, mais je ne crois pas que la démocratie soit menacée en Slovaquie ni que ce pays entretienne des liens étroits avec la Russie.
    Merci.
    Je vais partager mon temps de parole avec M. Saini.
    Messieurs, je vous remercie.
    Je vais entrer dans le vif du sujet. J'aime beaucoup les tableaux et les graphiques. Monsieur Aslund, le mois dernier, vous avez présenté un graphique dans la revue Journal of Democracy. À mes yeux, il semble y avoir une petite contradiction. Monsieur le président, je sais que vous en avez déjà parlé. Dans ce graphique, il y a neuf pays qui présentent un degré de transparence et de liberté supérieur aux autres. De ces neuf pays, quatre font partie du groupe Visegrad et sont alignés sur la Russie; il y a ensuite les pays baltes ainsi que la Bulgarie et la Roumanie qui penchent également vers la Russie. Pouvez-vous m'expliquer cette contradiction? Pourquoi les pays de ce groupe, qui jouissent de la plus grande liberté et d'une grande prospérité, se tournent-ils vers le passé? Je ne parle pas d'une manière générale, mais par comparaison avec d'autres pays. J'aimerais que vous m'expliquiez ce graphique.
    Oui, avec plaisir. En gros, cela indique leur point de départ. Les initiatives prises par Viktor Orban depuis 2010 n'ont pas eu beaucoup d'écho ici. Je confirme seulement qu'Orban est pro-russe. En revanche, je ne pense pas que les trois autres pays du groupe Visegrad le soient. En République tchèque, le président Milos Zeman est clairement pro-Poutine, mais son pouvoir est très limité. Le parlement et le gouvernement ne sont pas tournés vers la Russie. J'ai déjà parlé de la Slovaquie qui, à mes yeux, ne l'est pas non plus. La Pologne est plutôt encline à suivre les traces de Viktor Orban, mais elle se heurte à une forte résistance populaire; il n'y a donc pas d'inquiétude à avoir de ce côté. En Roumanie, le problème n'a rien à avoir avec la Russie. Par tradition, la Roumanie a toujours été anti-Russie. Cela s'explique en partie par le fait qu'on y parle une langue romane; sous le régime de Nicolae Ceausescu, la police secrète, le KGB, ne pouvait pas vraiment exercer ses activités en Roumanie, alors qu'elle était très présente à l'intérieur de la Bulgarie. La Bulgarie est problématique. Le président est clairement pro-russe, mais son pouvoir est limité.

  (1040)  

    Il y a quelques semaines, vous avez également écrit que la Russie avait maintenant atteint un semblant de stabilité économique. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet? À mes yeux, comme le prix du pétrole est descendu sous la barre des 50 $ le baril et que les liens avec l'Union européenne se relâchent, si vous tenez compte du prix de leur pétrole, le seul marché important que les Russes ont conclu récemment est avec la Chine, pour la fourniture de pétrole durant je ne sais pas combien d'années, un marché de 400 millions de dollars. Comment arriveront-ils à redresser leur économie, maintenant que l'Union européenne et les pays baltes s'éloignent? Les marchés qu'ils concluent avec l'Union eurasienne sont avec des pays qui n'ont pas une économie solide. Ils ont peut-être atteint un plancher ou la fin de l'hémorragie, mais comment arriveront-ils à redresser leur économie?
    C'est une excellente question et merci de m'en avoir fait une lecture aussi claire. Elle est très pertinente.
    Aussi étonnant que cela puisse être, Poutine n'a pas l'intention de redresser l'économie; il veut établir sa légitimité politique par d'autres moyens. Tous ces dirigeants autoritaires ne se soucient pas vraiment de la croissance économique. Ils se soucient de deux choses: leur propre enrichissement et l'exercice du contrôle politique.
    C'est ce qui rend la politique étrangère de Poutine si dangereuse: il cherche à légitimer son pouvoir en menant de petites guerres victorieuses. L'annexion de la Crimée a fait ressortir la politique idéale selon Poutine. Est-ce que cela a grevé l'économie? Oui, mais pas tellement. Il pouvait se le permettre.
    Il est très impatient de faire baisser à nouveau le taux de chômage. En Russie, il s'établit actuellement à 5,2 %, selon des sources fiables. Poutine est aussi impatient de faire baisser le taux d'inflation. Au cours des deux dernières années, il serait descendu de 16 à 5,4 %. Ce sont les deux choses qui le préoccupent. Il veut également avoir de fortes réserves de liquidités internationales. Celles-ci s'établissent à 385 milliards de dollars, soit un tiers du PIB, ce qui est très impressionnant.
    Poutine espère calmer sa population, non pas en bonifiant leur niveau de vie, mais en le maintenant au même niveau. C'est une attitude très antidémocratique; il est donc difficile pour nous de comprendre pourquoi il fait cela, mais force est d'admettre que jusqu'à maintenant, cela lui réussit.
    Merci.
    C'est tout le temps que nous avons aujourd'hui.
    Je remercie sincèrement nos deux témoins, MM. Charap et Aslund, d'être venus nous rencontrer aujourd'hui.
    Nous avons donc terminé nos travaux pour aujourd'hui.
    La séance est levée.
Explorateur de la publication
Explorateur de la publication
ParlVU