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FAAE Rapport du Comité

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FRAGILISATION DE LA DÉMOCRATIE ET LE MÉCONTENTEMENT POPULAIRE EN EUROPE : RÉPONDRE AUX DÉFIS AUXQUELS SONT CONFRONTÉES LES DÉMOCRATIES LIBÉRALES

Introduction

Dans le sillon de la Guerre froide, aucune région ne représente mieux la progression de la démocratie libérale que celles de l’Europe centrale et orientale et des Balkans. Pendant cette période, divers pays de ces régions ont entrepris la transition vers la gouvernance démocratique et des régimes fondés sur le respect des libertés civiles et politiques et la primauté du droit. C’est également au cours de cette période qu’a commencé le renforcement de la coopération et de l’intégration politiques et économiques et en matière de sécurité en Europe; entre 1999 et 2007, la plupart des pays d’Europe centrale et de l’Est sont devenus membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne. Pendant une brève période au cours des années 1990, même la Russie semblait avoir entrepris la transition et être sur le point d’adopter la démocratie.

Le Comité permanent des affaires étrangères et du développement international de la Chambre des communes (le Comité) a appris que la grande vague de démocratisation, qui a commencé pendant les années précédant la fin de la Guerre froide et s’est poursuivie après la chute du Rideau de fer et de l’Union soviétique, s’est apaisée. Les témoignages entendus indiquent qu’après avoir connu une croissance pendant des années, la liberté et la démocratie à l’échelle mondiale ont commencé à stagner et même à décliner.

C’est dans ce contexte que le Comité a effectué son étude sur les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale en Europe. L’étude avait pour objectif d’examiner les causes et les conséquences de ces menaces ainsi que leurs répercussions sur le Canada. Dans le cadre de son étude, le Comité a entendu des universitaires et des spécialistes européens, américains et canadiens dans les domaines de la démocratie, de la gouvernance et du pluralisme.

Le rapport qui suit présente les principales conclusions du Comité. Tout d’abord, il présente la perspective des témoins sur l’état de la démocratie libérale en Europe et partout dans le monde. Ensuite, il expose certaines des causes et conséquences des pressions exercées sur la démocratie et de la montée du mécontentement populaire en Europe. Enfin, il examine les répercussions de ces changements pour le Canada et présente les mesures que le gouvernement du Canada peut et doit prendre pour appuyer les normes et les institutions démocratiques libérales.

La démocratie libérale à la croisée des chemins

Afin que nous puissions mieux comprendre les menaces qui planent sur les démocraties libérales européennes, il importe d’abord de définir la terminologie lui‑même. Même si les définitions varient, généralement, une démocratie libérale est caractérisée par des processus et des critères démocratiques, comme les élections, le pluralisme et la participation politique. Parallèlement, elle est aussi caractérisée par des systèmes qui imposent des contraintes législatives et judiciaires au pouvoir exécutif et garantissent les libertés individuelles et les droits des minorités ainsi que le respect des cadres constitutionnels et de la primauté du droit.

Des recherches effectuées par le Variety of Democracies Institute, en Suède, indiquent que le nombre de pays qui réalisent des progrès du point de vue de la démocratie libérale a diminué tous les ans depuis 2008[1]. Le directeur de l’institut, Staffan Lindberg, a appris au Comité qu’une « troisième vague » d’autocratisation est en cours, principalement au sein des démocraties et des « importants pays influents[2] ». Selon le professeur Lindberg, cette vague d’autocratisation est progressive et avance lentement et graduellement; il a indiqué que cela « la rend difficile à détecter, et nous avons aussi de la difficulté à intervenir ». En fait, une étude réalisée notamment par le professeur Lindberg indique qu’il y a eu un déclin pour les formes les plus évidentes de recul de la démocratie, comme les coups d’État militaires et les fraudes électorales, tandis que les méthodes plus lentes et moins évidentes de consolider le pouvoir, elles, prennent de l’ampleur. Selon cette étude, une telle « érosion démocratique », dans le cadre de laquelle des dirigeants prennent légitimement le pouvoir et minent graduellement, mais nettement, les normes démocratiques, est devenue la tactique clé des autocrates au cours des dernières années[3].

Ces conclusions s’ajoutent au point de vue présenté par l’ancien ambassadeur des États‑Unis en Pologne et éminent attaché à l’Atlantic Council, Daniel Fried, qui a fait valoir que « c’est une période qui mettra à l’épreuve » l’Occident et pendant laquelle on voit un « recul dans la confiance envers la démocratie[4] ». Selon l’ancien ambassadeur Fried, la vision d’une Europe « unie, libre et en paix » est menacée par les doutes émanant de l’Occident et par une vision contraire guidée par des pouvoirs autoritaires externes. Le directeur du programme Future Europe Initiative de l’Atlantic Council, Benjamin Haddad, a abondé dans le même sens. Il a mentionné que certaines parties de l’Europe assistent à l’émergence d’un modèle de gouvernance alternatif, défini par l’autoritarisme, et des attaques contre la primauté du droit, le pouvoir législatif et la société civile[5].

C’est dans ce contexte que l’ancien ambassadeur Fried a fait valoir que les puissances autoritaires, comme la Chine et la Russie, font preuve de plus en plus d’audace. Il a expliqué que « les régimes autoritaires, y compris en particulier la Chine, estiment peut-être que leur temps est venu et que le modèle autoritaire est en fait plus efficace[6] ». M. William Galston, titulaire de la chaire Ezra K. Zilkha et agrégé supérieur en études sur la gouvernance à la Brookings Institution, a lui aussi souligné que « la Chine n’est pas une puissance du statu quo[7] ». Il a déclaré au Comité que la Chine n’accepte pas que la démocratie libérale soit « un modèle de bonne gouvernance applicable partout » et cherche plutôt à modifier l’ordre international fondé sur des règles et dirigé par l’Occident. Selon M. Galston, dans son allocution au XIXe congrès du parti, en octobre 2017, le président Xi Jinping « a clairement dit qu’il juge le modèle chinois préférable et exportable[8] ».

Le Comité a appris que la Russie a pris la décision stratégique de miner la démocratie libérale en Europe, dans le but d’instaurer la méfiance et le mécontentement populaire et d’exploiter la polarisation de la société. Qui plus est, le Comité a été informé que les attaques menées par la Russie en Europe et en Eurasie – comme en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie – font partie de sa stratégie géopolitique globale visant à affaiblir l’OTAN et l’Union européenne et à garder le contrôle sur ce qu’elle considère comme sa sphère d’influence. Comme l’a mentionné la directrice adjointe des opérations de terrain pour CANADEM, Zoe Dugal, « craignant de voir ces [pays européens] se tourner vers l’Union européenne, l’OTAN et d’autres symboles de la démocratie occidentale, la Fédération de Russie est intervenue militairement en Ukraine, en Géorgie et en Moldavie et a proféré des menaces voilées contre les États baltes[9] ».

Compte tenu de ces grandes tendances régionales et mondiales, l’Europe a connu une augmentation de ce que de nombreuses personnes appellent le « populisme ». Même si ce terme n’est pas très précis (discuté plus en détail dans une section qui suit), les témoins ont indiqué que, de façon générale, il renvoie à un phénomène ou à une idéologie politique adopté par une variété de partis et de chefs politiques de contre‑pouvoir, d’extrême droite, d’extrême gauche et radicaux. Selon Yascha Mounk, professeur associé à l’École des hautes études internationales de l’Université Johns Hopkins, le populisme n’est plus une force politique marginale, mais plutôt une « force politique dominante dans de vastes régions d’Europe[10] ».

Ces enjeux, combinés à d’autres, ont créé en Europe un climat politique et social de plus en plus instable et incertain. La force et l’unité de l’Union européenne sont également mises à l’épreuve. D’importantes divergences politiques sont apparues au sein de l’Union européenne au cours de la dernière décennie, et elles sont notamment liées à la crise financière mondiale de 2008 et à la crise de la dette qui a ensuite touché l’Europe, à la crise des réfugiés syriens de 2015 et aux problèmes permanents associés au partage du fardeau et à l’intégration politique, économique, sociale et réglementaire. L’Union européenne a également été éprouvée par l’incertitude et les complexités entourant le Brexit, le terme utilisé pour décrire le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. La prolifération des partis de contre‑pouvoir, dont bon nombre ne croit pas en l’Union européenne ou s’y opposent ouvertement, a également nuit à la capacité du Parlement européen de dégager un consensus.

Les causes possibles de la montée du mécontentement populaire en Europe

Les témoins ont fourni plusieurs explications quant aux raisons pour lesquelles on observe une montée du mécontentement populaire en Europe et une hausse de l’appui aux partis et mouvements politiques à tendance ultra-nationaliste, anti‑Union européenne et, dans certains cas, même antidémocratiques. Même si le Comité a entendu divers points de vue en ce qui concerne l’importance relative de chaque facteur sur le développement ou l’accélération du mécontentement populaire en Europe, les témoignages ont également révélé à quel point bon nombre de ces facteurs sont interreliés. La présente section résume trois explications possibles à la montée du mécontentement populaire en Europe, qui ont été présentées par les témoins.

L’insatisfaction et les bouleversements liés à l’économie

Selon plusieurs témoins, les turbulences politiques qui touchent certaines régions de l’Europe tirent d’abord leur source des difficultés économiques. L’inégalité des revenus ne cesse d’augmenter, la croissance des salaires est lente, la stagnation économique perdure et le taux d’emploi chez les jeunes est élevé; tous ces facteurs ont été mentionnés par les témoins, et selon eux, ils contribuent à l’accroissement du mécontentement populaire. De façon plus générale, le secrétaire général de l’Union interparlementaire, Martin Chungong, a déclaré que de nombreux Européens ont l’impression qu’ils ne peuvent plus compter sur leurs systèmes économiques, qui ne procurent aucun avantage aux petites gens et « [privilégient] immensément les riches[11] ».

Bon nombre d’enjeux économiques auxquels l’Europe est en ce moment confrontée découlent des grandes tendances mondiales. Par exemple, William Galston a fait valoir que la mondialisation et les percées technologiques ont contribué à l’accroissement constant des inégalités, y compris à l’augmentation de l’écart des revenus entre les personnes vivant en milieu rural et celles vivant en milieu urbain. Dans le même ordre d’idées, il a soutenu que l’effondrement du secteur traditionnel de la fabrication dans certaines parties de l’Europe a « frappé très durement la classe ouvrière industrielle » et a fait en sorte que « la classe ouvrière est amère et […] se sent abandonnée sur le plan politique[12] ». En réponse à ce que ces personnes perçoivent comme étant de la négligence politique, M. Galston a indiqué qu’une bonne partie de la classe ouvrière « s’est désengagée de ses alliances traditionnelles avec les partis de centregauche et […] est devenue la force la plus instable de la politique européenne[13] ».

Des témoins ont mentionné au Comité que la montée du mécontentement populaire en Europe découle également de problèmes dont « nous sommes responsables [en] grande partie ». Par exemple, Benjamin Haddad a indiqué que les gouvernements occidentaux ne sont pas intervenus adéquatement en ce qui concerne certaines inégalités économiques qui ont pris de l’ampleur et un taux de chômage très élevé chez les jeunes. William Galston a fait valoir que la réaction européenne à la crise financière de 2008 est une autre cause de la montée du mécontentement populaire en Europe. De façon plus générale, Lucan Way, professeur en science politique à l’Université de Toronto, a mentionné que la montée du populisme en Europe « peut être attribuable au fait que les grands partis n’ont pas réussi à répondre adéquatement aux préoccupations légitimes des laissés-pour-compte[14] ».

L’immigration et l’identité

Daniel Ziblatt, professeur à la chaire Eaton de science du gouvernement du Centre d’études européennes de l’Université Harvard, a déclaré au Comité que les facteurs économiques ne sont qu’une des nombreuses explications possibles de la montée du mécontentement populaire en Europe, mais que d’autres facteurs jouent aussi un rôle. Le professeur Ziblatt a convenu que les problèmes économiques ont attisé l’insatisfaction des électeurs, mais il a indiqué qu’il n’y a pas de lien de cause à effet direct entre un faible rendement économique et le populisme ou, inversement, entre une forte croissance économique et la démocratie libérale. Comme il l’a déclaré : « Les facteurs économiques comptent, mais ce ne sont pas les seuls[15] ».

Le Comité a appris que l’identité nationale et la politisation des enjeux touchant la culture, la religion et, principalement, l’immigration, ont grandement contribué à accroître la vigueur des partis populistes et de contre‑pouvoir en Europe. Des témoins ont souligné que la crise des réfugiés syriens de 2015, qui fut la plus importante crise de réfugiés à toucher l’Europe depuis la Deuxième Guerre mondiale, et les problèmes permanents associés à la migration irrégulière ont été les catalyseurs du mécontentement populaire grandissant. Comme l’a mentionné Zoe Dugal, l’afflux de migrants et de réfugiés « ne cesse de mettre à l’épreuve les limites de l’ouverture européenne[16] ».

Le Comité a appris que la crise des réfugiés de 2015 a provoqué un ensemble de préoccupations liées à l’identité en Europe. Certaines de ces préoccupations étaient fondées sur la croyance voulant qu’une augmentation du nombre de réfugiés et d’immigrants modifierait fondamentalement la culture européenne. D’autres préoccupations tiraient leur source de la perception que les « élites » de l’Union européenne imposaient leurs préférences culturelles à des populations qui ont peut‑être des vues plus traditionnelles. Benjamin Haddad a insisté sur la pertinence de cette préoccupation en Europe, où les pays « ont des historiques et des traditions culturelles très différents et des attitudes très différentes par rapport aux notions de souveraineté et d’identité nationale[17] ».

Comme M. Haddad l’a mentionné, il faut comprendre les diverses perspectives en matière d’immigration dans le contexte des expériences historiques, qui diffèrent pour chaque pays d’Europe, étant donné que bon nombre d’entre eux ont passé plus d’un demi-siècle de l’autre côté du rideau de fer. Au lieu de voir l’intégration européenne comme un moyen de transcender les préoccupations et les identités nationales, comme ce fut le cas pour l’Europe de l’Ouest, les pays ayant été dominés ou occupés par l’Union soviétique « ont vu dans une large mesure l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN comme une manière de protéger leur identité nationale et leur souveraineté[18] ».

Le Comité s’est fait dire que certains partis politiques ont accaparé la question de l’immigration et s’en servent pour faire des gains politiques dans leur pays. Cas Mudde, professeur d’affaires internationales, Fondation Stanley Wade Shelton de l’Université de la Georgie, a indiqué que la « prétendue crise de l’immigration » est un facteur important du succès récent que connaissent les partis populistes[19]. Dans le même ordre d’idées, William Galston a déclaré ce qui suit au Comité :

Dans une mesure non négligeable, la présence de l’Alternative pour l’Allemagne, […] de la Ligue en Italie et du Brexit au Royaume-Uni est une réponse directe aux préoccupations du public à l’égard de la politique d’immigration[20].

Qui plus est, Benjamin Haddad a fait valoir que des inquiétudes légitimes à l’égard de l’immigration ont été « exploitée[s] par les dirigeants à des fins intérieures pour renforcer leur propre pouvoir et, parfois, pour prendre des mesures contre l’État de droit[21] ».

 Le Comité a appris que dans certains cas, les préoccupations relatives à l’immigration et à l’identité ont été exploitées par des partis aux vues xénophobes, islamophobes et antisémites.

La déformation des faits en ligne et la polarisation politique

Les témoins ont souligné un troisième facteur à l’origine de la montée du mécontentement populaire en Europe, en l’occurrence la déformation des faits en ligne et la polarisation politique. Le Comité a appris que l’évolution rapide du contexte des médias et de l’information à l’échelle mondiale, dans le cadre duquel les médias d’information et les diffuseurs traditionnels constatent une diminution de leurs revenus et se heurtent à une concurrence encore plus grande des plateformes de médias sociaux gratuites et de sites de nouvelles partisans, favorise ce type de désinformation. Qui plus est, le Comité a appris que de plus en plus, Internet est utilisé par des particuliers, des groupes politiques et certains gouvernements pour détourner la vérité et déformer la réalité.

Timothy Snyder, professeur d’histoire titulaire de la chaire Richard C. Levin à l’Université Yale, a fait valoir que la façon de penser des gens est « de plus en plus déterminée par des algorithmes qui ont été conçus pour faire diversion ou nous pousser dans certaines directions[22] ». Il a parlé de recherches montrant que les techniques employées sur Internet, et dans les médias sociaux en particulier, « ont aussi tendance à nous polariser sur le plan politique ». Le professeur Snyder a également prévenu le Comité de garder à l’esprit que les entités numériques et « les gens qui les programment n’ont normalement absolument aucune affiliation avec le concept de la démocratie. Nous devons donc nous assurer que c’est vraiment le peuple qui détient le pouvoir. »

Anne Applebaum, professeure de pratique à l’Institute of Global Affairs de la London School of Economics, a également fait valoir des arguments semblables relativement au lien entre Internet, les médias sociaux et la polarisation. Voici ce qu’elle a déclaré :

Les médias sociaux accélèrent et accentuent ce phénomène parce qu’ils permettent aux gens de ne voir que les nouvelles et les opinions qu’ils veulent voir, et c’est en fait les algorithmes qui causent cela. Ces algorithmes confirment les discours qui ont mené à la création de grappes homogènes en ligne. On appelle parfois cela des chambres d’écho. Les membres d’une chambre d’écho ont la même vision du monde et ils interprètent les nouvelles dans cette perspective commune[23].

Cette polarisation, a souligné Mme Applebaum, a suscité la méfiance envers les institutions démocratiques traditionnelles et « les partis politiques traditionnels, lesquels se fondaient auparavant sur des organisations réelles, comme des syndicats ou l’église ». De cette « fragmentation » découle « l’intensification de la partisanerie[24] ».

Le Comité s’est fait dire que ces types de « chambres d’écho » partisanes en ligne changent les attitudes en ce qui a trait aux compromis au sein d’une démocratie. En fait, William Galston a déclaré que l’accroissement de la polarisation peut mener des partis aux deux extrémités du spectre politique à voir les autres non pas comme des partis ayant des visions politiques divergentes, mais plutôt comme « une menace fondamentale pour l’ordre démocratique ». Selon M. Galston, dans ces circonstances, « le compromis devient une forme de trahison » et « tout devient le sujet d’une guerre partisane ». M. Galston a prévu le Comité qu’on « ne peut pas assurer une démocratie saine dans ces circonstances[25] ».

L’érosion de la « tolérance » est une autre conséquence possible de l’augmentation de la polarisation. Selon le professeur Ziblatt, la tolérance est une règle – ou une norme – non écrite reposant sur le principe que les dirigeants élus feront preuve de retenue lorsqu’ils exerceront leurs pouvoirs exécutifs[26]. Toutefois, le professeur Ziblatt a déclaré que lorsque « chaque partie considère l’autre partie comme profondément menaçante, alors bien sûr, des mesures extrêmes devront être prises pour freiner l’adversaire ». Il a fait valoir que cette tendance représente une menace plus générale qui plane sur les principes de la démocratie libérale.

Le Comité a été informé que le nouveau contexte numérique est également plus propice à la communication de faux renseignements, qui sont produits au pays ou diffusés par des acteurs externes dans le cadre de campagnes de désinformation et de manipulation sur Internet. Entre autres exemples, Anne Applebaum a indiqué que la Russie a mis en œuvre des « des opérations de trollage ainsi que de faux sites Web et de fausses pages Facebook » dans le but d’accroître la polarisation en Europe. Mme Applebaum a mentionné des recherches menées par la London School of Economics, qui ont révélé que les messages diffusés par le parti Alternative for Germany (AfD) étaient « mis en avant sur les médias sociaux par les médias prorusses, ainsi que par des trolls et des réseaux de zombies créés artificiellement ». Elle a déclaré ce qui suit au Comité :

Certains ont été créés initialement à des fins commerciales, puis ont été adaptés pour l’élection. Ils répètent des messages qui causent la division – des messages anti immigration, anti OTAN, anti Merkel, prorusses et pro-AfD.
La plupart des gens qui consultent les médias grand public en Allemagne n’ont même jamais vu ces messages, mais la chambre d’écho alternative de l’AfD les lisait chaque jour, et c’est l’un des facteurs qui ont contribué à l’appui étonnamment important que l’AfD a reçu dans le cadre de cette élection[27].

En fait, le Comité a appris que la Russie a été l’un des premiers pays ayant compris comment manipuler le nouveau réseau d’information à l’appui de sa politique étrangère. Selon Mme Applebaum, ce type de manipulation sur Internet fait partie « des attaques, soutenues par la Russie, contre la démocratie libérale en Europe[28] ».

Fragilisation de la démocratie et défis posés à la démocratie libérale

Les perturbations observées récemment en Europe ont été influencées par des facteurs qui viennent tant de la base que des autorités. Comme cela a été mentionné ci‑dessus, le mécontentement populaire en Europe découle de nombreux enjeux à long terme et témoigne des préoccupations légitimes exprimées par la population en ce qui a trait à l’économie et à la mondialisation. Cela dit, il découle également de stratégies délibérées employées par certains groupes en ligne et dirigeants politiques et même par certains gouvernements pour susciter la méfiance et la peur en vue d’atteindre des objectifs politiques. De façon générale, le Comité a été informé que la montée du mécontentement populaire en Europe s’est manifestée de deux façons : d’une part, par la popularité grandissante des partis et des dirigeants de contre-pouvoir » et, d’autre part, par l’émergence d’un modèle alternatif de gouvernance « antilibérale ». La section qui suit aborde ces deux enjeux de manière plus détaillée.

La perturbation de la démocratie libérale

Pour être en mesure d’évaluer la mesure dans laquelle la gouvernance démocratique peut être menacée en Europe, il importe de comprendre que les élections libres et justes sont nécessaires, mais, qu’à elles seules, elles ne suffisent pas à concrétiser la démocratie libérale. Autrement dit, pour comprendre les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale en certaines régions de l’Europe, il importe d’examiner d’autres facteurs non liés aux élections, qui peuvent contribuer à la fragilisation de la démocratie sur ce continent.

Le Comité a appris que certains dirigeants un peu partout dans le monde prennent le pouvoir à l’issue d’élections et adoptent ensuite des mesures pour centraliser les pouvoirs et affaiblir les normes et les institutions démocratiques libérales. Selon le professeur Ziblatt, tandis que les démocraties « mouraient normalement aux mains d’hommes armés », aujourd’hui, elles disparaissent de manière plus subtile, « aux mains […] de dirigeants élus[29] ». Ses recherches indiquent qu’une « voie électorale vers l’autocratie » est apparue et que parallèlement, des dirigeants élus démocratiquement minent et perturbent lentement l’ordre démocratique libéral en utilisant les outils de la démocratie (c’est‑à‑dire les élections, les plébiscites, les lois et les décisions des tribunaux). Le professeur Ziblatt a indiqué qu’il s’agit d’une voie particulièrement dangereuse puisque tout se fait, en apparence, dans un contexte démocratique. Voici ce qu’il a déclaré :

[I]l n’y a aucun char d’assaut dans les rues, la constitution reste intacte, des élections ont lieu et les Parlements continuent de fonctionner, il arrive souvent que nombre de citoyens ne prennent pas pleinement conscience de ce qui se passe avant qu’il soit trop tard. En 2011, 12 ans après l’élection de Hugo Chavez à la présidence, un sondage a montré que la majorité des Vénézuéliens croyaient toujours qu’ils vivaient sous un régime démocratique[30] .

Même s’il est plus difficile de détecter ce type de situation et d’y réagir lorsque tout se fait graduellement, le Comité s’est fait dire que les dirigeants élus qui sont tentés de perturber la démocratie libérale utilisent des techniques communes et ont souvent des comportements similaires. Le professeur Way a mentionné que les principales menaces à la démocratie libérale ne sont pas tant les violations ouvertes et violentes, mais plutôt les tentatives « moins visibles, mais systématiques, de création d’inégalités en remplissant la magistrature de partisans et en rachetant les médias de l’opposition afin d’éliminer les autres sources d’information[31] ». Selon le professeur Way, ces mesures font rarement les manchettes, et pourtant, elles causent de graves torts au processus démocratique.

Le Comité a appris que si les démocraties libérales sont considérées comme un régime de gouvernement résolu à protéger les libertés individuelles et à appuyer l’autonomie gouvernementale collective, les dirigeants qui tentent de centraliser les pouvoirs ont tendance à s’attaquer d’abord aux éléments libéraux du régime. Des recherches menées par le professeur Lindberg indiquent que les restrictions touchant la liberté d’expression, y compris la liberté de presse, sont l’un des « signes avant-coureurs » de l’autocratisation[32]. Les recherches du professeur Lindberg ont également montré que les attaques contre la liberté d’association et la primauté du droit sont fréquentes et menées dès le début par un dirigeant qui cherche à centraliser les pouvoirs.

La dénonciation des partis de l’opposition et des institutions nationales indépendantes constitue une autre tactique utilisée pour perturber la démocratie libérale. Le professeur Mounk a déclaré qu’une fois au pouvoir, les dirigeants qui pratiquent le « populisme autoritaire » chercheront à priver l’opposition de sa légitimité, en décrivant ceux qui en font partie « comme des traîtres plutôt que des membres de la loyale opposition de Sa Majesté ». En outre, le professeur Mounk a mentionné que ces dirigeants diront souvent que les institutions chargées de surveiller le pouvoir exécutif sont des « ennemis du peuple » ou, dans le cas du pouvoir judiciaire, des « soi-disant juges ». ll a souligné que ces dirigeants ont également tendance à s’attaquer à la presse indépendante, en affirmant qu’elle « s’en prend à la population[33] ».

Les droits des minorités sont également menacés lorsque les démocraties libérales font l’objet d’attaques venant de l’intérieur. Le président de la Central European University, Michael Ignatieff, a déclaré au Comité que le « génie » de la démocratie libérale est l’équilibre entre la règle de la majorité et le respect des droits des minorités. Toutefois, M. Ignatieff a fait valoir que cet équilibre est menacé en Europe. Il a déclaré ce qui suit :

La principale difficulté, je crois, de la démocratie en Europe est l’hostilité envers les institutions qui s’opposent au majoritarisme : les médias, les tribunaux, les membres de la société civile qui posent des questions inquisitrices, les organismes de réglementation indépendants, qui appuient une vision selon laquelle le peuple doit diriger, le peuple doit décider[34].

D’après William Galston, la question de la « majorité pure », ou des dirigeants qui préconisent une dépendance sans restriction « à l’égard du peuple », représente également une menace. Selon M. Galston, en pratique, l’idée de majorité pure « cède […] le pas à des définitions exclusives du peuple, fondées sur des différences de religion, d’ethnicité, de langue, etc[35] ».

Récemment, le professeur Ziblatt a corédigé un livre proposant une série de tests déterminants pouvant être employés pour identifier les politiciens qui peuvent représenter une menace pour la démocratie libérale avant qu’ils prennent le pouvoir[36]. Le professeur Ziblatt a mentionné au Comité que ce type de « système de détection précoce » est essentiel, car aujourd’hui, les démocraties « meurent aux urnes ». Parmi les critères mentionnés par le professeur Ziblatt, on compte le fait qu’un politicien dénigre ou non ses opposants politiques, tolère ou encourage la violence, rejette la légitimité des élections ou la constitution ou cherche à restreindre les libertés civiles. Selon le professeur Ziblatt, « [s]i un politicien ou un parti politique correspond à un seul de ces critères avant d’accéder au pouvoir, il y a lieu de s’inquiéter[37] ».

Des institutions sous pressions

Pendant l’étude du Comité, plusieurs témoins ont fait valoir que la Hongrie est un des pays européens où la démocratie est mise à rude épreuve. Le Comité a appris que depuis que le chef du parti Fidesz, Viktor Orbán, est redevenu premier ministre de la Hongrie, en 2010 (il avait déjà occupé ce poste de 1998 à 2002), il a pris certaines mesures ayant été critiquées par l’Union européenne et d’autres organes parce qu’elles minent les valeurs et les institutions démocratiques libérales. En fait, à compter de 2014, le premier ministre Orbán a ouvertement adopté un concept qu’il a baptisé « démocratie antilibérale », qu’il présente en remplacement d’une démocratie libérale[38].

Michael Ignatieff a mentionné que la Hongrie n’est pas un pays où la démocratie a disparu, mais bien où elle est en danger. Selon M. Ignatieff, depuis plusieurs années, la Hongrie s’écarte « de manière très gravement structurelle » des normes de la démocratie libérale européenne. Il a déclaré au Comité qu’en Hongrie, le contexte médiatique est dominé par les médias progouvernement, que la capacité des tribunaux de surveiller les élections et de garantir leur intégrité diminue, et que la place accordée à la discussion politique indépendante « rapetisse continuellement[39] ». M. Ignatieff a aussi mentionné que depuis deux ans, le gouvernement hongrois tente de pousser la Central European University à quitter la Hongrie[40].

Le parti Fidesz et ses partenaires de coalition ont remporté les élections parlementaires en Hongrie en 2010, en 2014 et en 2018. Dans chaque cas, ils ont obtenu les deux tiers des sièges à l’Assemblée nationale de la Hongrie, ce qui correspond au seuil requis pour modifier la constitution du pays. Le Comité a appris que le gouvernement du premier ministre Orbán a employé sa majorité pour poursuivre un programme qui a entraîné un affaiblissement de certaines normes et institutions démocratiques. Par exemple, le professeur Way a déclaré que le gouvernement hongrois a « eu recours à divers mécanismes juridiques, dont le remaniement arbitraire et la distribution sélective de publicités gouvernementales, pour miner sérieusement les médias critiques et la capacité de l’opposition de lui faire concurrence[41] ».

Les relations entre le gouvernement Orbán et l’Union européenne sont de plus en plus tendues. En septembre 2018, le Parlement européen a obtenu la majorité des deux tiers requise pour entreprendre une procédure contre la Hongrie aux termes de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne pour « risque de violation grave » des valeurs fondamentales de l’Union européenne[42]. Même si le Comité a appris que de plus en plus de préoccupations ont été exprimées à l’échelle européenne à l’égard de la situation en Hongrie, plusieurs témoins ont fait valoir que l’Union européenne a mis du temps à réagir et qu’à ce jour, son intervention est insuffisante.

Certains témoins ont discuté de la situation en Pologne. Le Comité a été informé que depuis novembre 2015, l’adoption de certaines politiques et certains changements législatifs ont suscité des préoccupations en Pologne et dans d’autres parties de l’Europe. Parmi ceux‑ci, mentionnons diverses mesures qui, selon certaines organisations de la société civile, les chefs de l’opposition et d’autres observateurs de la Pologne, ont affaibli l’indépendance du pouvoir judiciaire de ce pays[43]. En mars 2018, après qu’on ait tenté pendant plus de deux ans d’établir un dialogue entre la Commission européenne et le gouvernement polonais, le Parlement européen a adopté une résolution exhortant le Conseil européen à lancer des procédures concernant l’État de droit en Pologne conformément à l’article 7 du Traité sur l’Union européenne[44].

Les enjeux idéologiques touchant la démocratie libérale

Le mécontentement populaire en Europe est attribuable à l’avènement de dirigeants et de partis politiques déterminés à remettre en question le statu quo ou cause leur émergence. Comme cela a été mentionné précédemment, bon nombre de ces personnes et groupes sont souvent désignés comme étant « populistes ». Toutefois, le Comité a appris que ce terme n’est pas clair; il est trop général ou ne permet pas de saisir le fondement de l’idéologie politique adoptée par les partis politiques ou les dirigeants en question.

Les témoins ont présenté différents points de vue sur la manière de comprendre les difficultés que posent les partis de contre‑pouvoir pour la démocratie libérale, mais surtout, sur la façon de définir ces groupes. Le professeur Mounk a mentionné que les populistes ont « des idéologies profondément différentes, en particulier sur le plan des politiques économiques, certains étant considérés comme de la gauche, et d’autres, de la droite ». Un point de vue semblable a été présenté par le professeur Mudde, qui a expliqué que les populistes ont des points de vue divergents sur de nombreux enjeux, notamment leur façon de voir les États‑Unis, Israël, l’Union européenne et l’OTAN, ainsi qu’en matière de politiques sociales[45].

De l’avis du professeur Mounk, ce qui lie les dirigeants et les partis populistes, c’est « une certaine forme de discours, une manière d’envisager la politique et de comprendre la nature de la politique ». Il a fait valoir que les populistes partagent une croyance commune, selon laquelle la seule manière de s’attaquer aux défis contemporains consiste à rejeter la structure du pouvoir et à élire une personne qui représente véritablement le peuple. En outre, il a soutenu que l’élément distinctif de ces affirmations populistes, c’est de dire « que ce sont eux, et eux seuls, qui peuvent représenter la population, et que quiconque est en désaccord avec eux n’a par le fait même aucune légitimité[46] ».

Jason Stanley, qui est professeur de philosophie titulaire de la chaire Jacob Urowsky à l’Université Yale, a présenté un autre point de vue; il a fait valoir que le terme « populisme » est « mal défini ». Le professeur Stanley a déclaré qu’il ne peut pas penser à une définition du populisme dans laquelle cette attitude ne permet pas de gouverner « des gens qui sont parfaitement libéraux ». Il a également indiqué qu’il hésite à jeter le blâme, dans l’attaque contre la démocratie libérale, sur le populisme, car ainsi, on néglige le rôle que les « élites » ont joué dans la création de certains problèmes d’aujourd’hui[47].

Le Comité a été informé qu’il est important de ne pas amalgamer l’opposition à certaines décisions politiques et l’opposition aux valeurs de la démocratie libérale en général. À cet égard, Benjamin Haddad a insisté sur la nécessité de faire la différence entre les préoccupations réelles en matière de politique et les discours et mesures qui sont « contraires aux valeurs de l’Union européenne et à l’attachement à l’égard de la primauté du droit ». M. Haddad a souligné que les dirigeants européens ont l’obligation d’aborder les préoccupations légitimes du peuple en matière de politique, tout en étant « extrêmement fermes » en ce qui concerne les violations fondamentales des normes démocratiques[48].

Michael Ignatieff a abordé cet aspect dans le contexte du Brexit. Il a déclaré au Comité que la majorité des personnes qui sont en faveur du Brexit ont indiqué leur volonté de « restaurer la démocratie libérale britannique, la souveraineté parlementaire britannique ». M. Ignatieff a insisté sur le fait que leur démarche « est éminemment démocratique, éminemment libérale, et le débat, éminemment courtois et respectueux de la démocratie[49] ».

En ce sens, les témoins ont indiqué que les partis politiques de contre‑pouvoir peuvent contribuer au débat public en présentant de nouveaux points de vue réfléchis sur des enjeux de longue date en matière de politique et mettre en lumière des enjeux auxquels on n’accorde peut-être pas suffisamment d’attention. Cela dit, le Comité s’est fait dire que ces mouvements deviennent dangereux si on s’en sert pour exploiter les préoccupations légitimes de la population afin de centraliser les pouvoirs ou de promouvoir des politiques axées sur l’exclusion. William Galston a déclaré au Comité que le populisme devient négatif lorsqu’il « prend une forme purement majoritaire et cherche à passer outre les protections libérales accordées à des personnes ». De l’avis de M. Galston, cette forme de populisme « porte atteinte à un élément fondamental de la démocratie libérale, comme [il] la conçoi[t][50] ».

La montée de l’intolérance et de la haine

Il importe de faire la différence entre les diverses manifestations du mécontentement populaire en Europe pour savoir comment faire face aux difficultés que ces mouvements posent pour la démocratie libérale. Fait inquiétant, le Comité a appris que dans certaines parties de l’Europe, on constate la montée et, dans certains, la réapparition de groupes et de partis politiques ayant adopté des idéologies extrémistes et haineuses. Le professeur Stanley a soutenu que la véritable menace à laquelle se heurtent les démocraties libérales en Europe, et en Occident en général, n’est pas le populisme, mais bien la montée ce qu’on appelle l’« ultranationalisme » ou le « nationalisme ethnique d’extrême droite[51] ».

Le professeur Stanley a déclaré au Comité que le terme « populisme » est souvent utilisé pour décrire une méthode ou des tactiques que « les politiciens cyniques utilisent pour que la population oublie ses véritables problèmes ». Il a fait valoir que les groupes ultranationalistes ou ethnonationalistes ont une philosophie commune :

Les partisans parlent de revitaliser une sorte de fierté ultranationaliste. Cela tire profit de la victimisation du groupe dominant et du sentiment d’avoir perdu sa culture en raison des groupes minoritaires et de l’égalité des sexes et de la perte de la dominance du sexe masculin[52].

Le professeur Stanley a décrit ces groupes comme étant « farouchement antiféministes » et il a déclaré qu’ils « cherchent à créer un État à parti unique ». Il a aussi mentionné qu’ils cherchent à dépeindre « l’autre partie et les groupes minoritaires comme des traîtres. Ils dépeignent les immigrants et les groupes minoritaires comme des criminels fainéants […] qui sont un fardeau pour l’État[53]. »

Le professeur Stanley a mentionné qu’un thème commun aux groupes ethnonationalistes est l’« idée selon laquelle nous avons été puissants et que nous allons le redevenir ». Ce discours est surtout employé dans les pays qui peuvent « se remémorer un quelconque passé impérial[54] ». Le professeur Snyder est aussi de cet avis. Il a souligné que les « ennemis de la démocratie » présenteront souvent « un genre de version mythique du passé »; il s’agit pour eux d’un moyen d’attirer l’attention des groupes dominants[55].

Les exhortations au racisme, à l’antisémitisme et à l’islamophobie sont également une caractéristique qui distingue les groupes ethnonationalistes. Rafał Pankowski a indiqué que la communauté ethnonationaliste a tenté de construire « l’image de l’ennemi », qui se définit principalement par qui « [ne] fait pas partie [de la communauté] ». Il a mentionné au Comité que la communauté ethnonationaliste a défini ces ennemis comme étant « les minorités ethniques, les minorités religieuses, les opposants à [son] idéologie et les minorités sexuelles[56] ».

Le Comité a été troublé d’apprendre l’existence d’une flambée d’antisémitisme et de propos antisémites dans les médias et au sein de la classe politique à l’échelle de l’Europe. Selon un mémoire présenté par B’nai Brith Canada, on constate une réapparition de l’antisémitisme en Europe, qui est en partie attribuable, selon ce groupe, à un accroissement du « nationalisme de droite et de l’extrémisme qui stigmatisent « l’autre » glorifient des personnages historiques sympathiques aux efforts des nazis, qui visaient à anéantir les Juifs[57] ».

Michael Williams, professeur en politique internationale à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, a mentionné que la montée de ce qu’il a appelé la « droite radicale » doit être considérée comme un élément d’une lutte politique et idéologique plus globale. Selon le professeur Williams, le mécontentement populaire en Europe n’est pas « simplement [un] spasme politique naissant ». Il a plutôt fait valoir que ces mouvements résultent d’une série de stratégies intellectuelles, politiques et culturelles qui se sont développées depuis plus de deux décennies[58]. Selon le professeur Williams, pour contrecarrer cette menace, les dirigeants doivent prendre plus au sérieux les idées et les idéologies sous‑entendues. D’autres témoins et lui ont également soutenu que les partisans de la démocratie libérale doivent déployer des efforts pour redéfinir le débat politique en proposant une solution de rechange positive aux intérêts qui s’opposent à la démocratie libérale.

Répondre aux défis de la démocratie libérale en Europe

En réfléchissant à la façon dont le Canada devrait relever les défis auxquels est confrontée la démocratie libérale en Europe, il importe d’abord de reconnaître et d’énoncer une évidence : les problèmes qui touchent les démocraties européennes sont d’abord et avant tout des problèmes européens, qui nécessiteront donc des solutions européennes. Comme Michael Ignatieff l’a mentionné au Comité : « Il nous faut comprendre ce qui nous regarde ou non. Empêcher le virage autoritaire en Europe centrale et orientale n’est pas fondamentalement l’affaire du Canada. C’est l’affaire de l’Union européenne […][59]. » Cependant, ces pays sont parties à l’alliance de sécurité transatlantique de l’OTAN, dont l’article 2 – la « clause canadienne » – engage les membres à contribuer, entre autres, au « développement de relations internationales pacifiques et amicales[60] ».

En outre, l’Europe n’existe pas en vase clos. De nombreux problèmes touchant les pays européens, comme les perturbations économiques, la migration irrégulière, la déformation des faits en ligne et la polarisation politique, font partie de grandes tendances mondiales qui touchent également le Canada. Par conséquent, il y a donc une raison importante pour que le Canada participe aux discussions et à l’élaboration de solutions visant à aborder ces problèmes. Qui plus est, la stabilité en Europe et, plus précisément, l’avenir de l’OTAN et de l’Union européenne revêtent un intérêt crucial pour le Canada. En effet, compte tenu des liens étroits qu’il entretient avec l’Europe sur le plan politique, économique, militaire et culturel, les perturbations touchant ce continent ont une incidence sur ses intérêts et ses alliances stratégiques.

Le professeur Mounk a identifié trois conséquences possibles pour le Canada en ce qui concerne les défis auxquels sont confrontées les démocraties libérales en Europe. La première porte sur les répercussions pour les entreprises et les investissements canadiens. Le professeur Mounk a souligné que les entreprises canadiennes en Europe s’attendent à exercer leurs activités en respectant un ensemble de règles prévisibles, sans ingérence politique ou autres menaces à la primauté du droit. Toutefois, il a déclaré que lorsque « des populistes accèdent au pouvoir et portent atteinte à la primauté du droit », les entreprises canadiennes ne peuvent plus avoir la certitude que leurs investissements seront protégés. Plus précisément, il a déclaré que les entreprises qui « ne suivent pas une certaine ligne politique » ou qui n’ont pas suffisamment d’alliés parmi les élites dirigeantes pourraient être désavantagées dans un contexte où le populisme prend de l’ampleur[61].

La deuxième conséquence possible énoncée par le professeur Mounk est l’incidence que l’érosion de la démocratie pourrait avoir sur les alliances et les accords commerciaux. Il a fait valoir qu’une nouvelle forme de politique est apparue, « qui, bien souvent, n’est pas fondée sur des faits et qui favorise les peurs irrationnelles plutôt que les preuves scientifiques[62] ». Selon le professeur Mounk, cette forme de politique pourrait donner lieu à la diffusion de renseignements erronés et ainsi faire en sorte qu’il soit plus difficile de persuader les gens « d’accepter d’importants accords commerciaux ».

Enfin, le professeur Mounk a fait une mise en garde, indiquant que la progression de l’autoritarisme en Europe pourrait menacer l’OTAN. Il a déclaré au Comité que « [l]es populistes ont souvent de la sympathie pour d’autres régimes dictatoriaux » et que, par conséquent, ils ont tendance à chercher à resserrer la collaboration avec les adversaires des démocraties libérales. De façon plus générale, le professeur Mounk a mentionné que la « menace du populisme » ferait en sorte qu’il sera plus difficile pour le Canada de déterminer s’il peut se fier à certains de ses alliés européens, que ce soit sur le plan militaire ou commercial[63].

Le Comité a appris qu’à la base, l’affaiblissement de la démocratie libérale en Europe pourrait représenter une menace pour le Canada en raison de son effet sur les normes démocratiques libérales plus générales et l’ordre international fondé sur des règles. La section qui suit présente les mesures que le Canada peut et doit prendre pour aborder cette menace.

La promotion des principes de la démocratie libérale

Le Comité a appris que les démocraties libérales d’Europe et d’ailleurs se sont reposées sur leurs lauriers pendant la période ayant suivi la fin de la Guerre froide. Le professeur Snyder a déclaré que les démocraties libérales occidentales ont sombré dans le « déterminisme » et ont cru que « c’était la fin de l’histoire » et que la démocratie libérale était la seule option[64]. Zoe Dugal a déclaré qu’en Europe en particulier, après la chute du fascisme et du communisme, nombreux sont ceux qui ont tenu pour acquis que « la démocratie libérale était la seule forme de gouvernance possible[65] ».

Le professeur Mudde a mentionné au Comité qu’aujourd’hui, « très peu de partis défendent ce qui faisait l’objet, il y a 20 ans, d’un consensus absolu, par exemple l’intégration économique, l’intégration européenne et l’intégration culturelle ».

Le professeur Mudde a fait valoir que les dirigeants des grands partis politiques ne sont pas parvenus à expliquer les idées démocratiques libérales ou même à en « faire la promotion ». Selon lui, « si l’on ne fait pas la promotion de la démocratie libérale, si l’on ne dit pas aux gens pourquoi c’est une bonne chose, on crée alors un espace pour ceux qui ont un programme, même si c’est un programme très problématique[66] ».

Les témoins ont fait comprendre au Comité qu’on doit s’attaquer directement aux menaces à la démocratie libérale. L’ancien ambassadeur Fried a parlé des efforts conjoints déployés en ce sens par l’Atlantic Council et le Centre for International Governance Innovation (CIGI), qui est situé à Waterloo. Selon l’ancien ambassadeur Fried, l’Atlantic Council et le CIGI ont décidé que « le fait de déplorer l’état de détérioration démocratique en Europe, aux États‑Unis et partout dans le monde n’était qu’un exercice inefficace de lamentations[67] ». Il a indiqué au Comité que l’Atlantic Council et le CIGI ont plutôt décidé de rédiger un document qui expose clairement et fermement un ensemble de principes fondamentaux pour les démocraties libérales au XXIe siècle.

La Declaration of Principles for Freedom, Prosperity, and Peace contient des déclarations axées sur la démocratie, la liberté économique, la paix et la sécurité, les droits de la personne et l’environnement naturel qui ont pour but, comme l’a mentionné l’ancien ambassadeur Fried, « d’afficher nos valeurs et les principes que nous défendons[68] ». La déclaration indique que le système international doit être amélioré de manière à aborder les enjeux posés par les nouvelles technologies, tout en s’attaquent aux problèmes qui poussent de nombreuses personnes à remettre en question l’idée du libre marché et la valeur de l’engagement à l’échelle mondiale. Selon la déclaration, les autocrates et les extrémistes se servent de ces enjeux pour faire fi de la primauté du droit et miner la confiance dans la démocratie.

La déclaration indique clairement que les peuples libres ont relevé des défis encore plus importants par le passé et que nous pouvons nous aussi relever ceux de notre époque[69]. Le même message a été repris tout au long de l’étude du Comité. De nombreux témoins ont invité le Canada et les autres démocraties libérales à défendre plus sérieusement et systématiquement les principes de la démocratie libérale. Comme l’a déclaré le professeur Mudde, cette responsabilité incombe également aux démocraties libérales « afin qu’elles ne proposent pas seulement un programme antipopuliste […], mais une solution de remplacement positive, libérale et démocratique[70] ». Comme il l’a indiqué, pour s’attaquer aux défis contemporains, il faut renforcer la démocratie libérale.

La réaffirmation du multilatéralisme et de la coopération internationale

L’étude effectuée par le Comité est plutôt inhabituelle, étant donné que la majorité des recommandations formulées par les témoins visaient les pays européens se heurtant à divers enjeux de nature démocratique, et non le gouvernement du Canada et les politiques canadiennes. Toutefois, plusieurs témoins ont également recommandé que le Canada aborde les menaces aux démocraties libérales en Europe en réitérant et en renforçant son soutien à l’égard des normes et des institutions démocratiques libérales à l’échelle internationale.

Le Comité a été informé que les institutions multilatérales ont un rôle important à jouer dans un contexte de tensions démocratiques. Comme il en a été question dans le présent rapport, bon nombre d’enjeux auxquels se heurtent les démocraties libérales en Europe dépassent les frontières nationales et requièrent des solutions régionales et mondiales. À cet égard, le Comité estime que le Canada doit travailler avec ses partenaires et alliés européens au sein des organisations et alliances multilatérales afin de renforcer l’ordre international fondé sur des règles.

Recommandation 1

Le gouvernement du Canada devrait travailler avec ses partenaires et alliés européens, entre autres au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, pour renforcer un ordre international fondé sur des règles ainsi que les normes et les institutions démocratiques libérales, de même qu’au sein des tribunes des Nations Unies, afin de consolider et de resserrer un ordre international fondé sur des règles.

Le renforcement des institutions parlementaires et de la coopération interparlementaire est un autre moyen de consolider la démocratie libérale à l’échelle mondiale. Comme Martin Chungong l’a mentionné au Comité, les parlements sont des institutions qui jouent un rôle fondamental dans la démocratie et le maintien de la confiance du public à l’égard des régimes de gouvernance[71]. Toutefois, comme cela a été mentionné précédemment, les attaques visant le pouvoir législatif sont une tactique communément employée par les dirigeants qui désirent centraliser les pouvoirs. Les témoins ont souligné que les parlements des nouvelles démocraties, y compris celles ayant connu l’occupation et le contrôle soviétiques, sont plus particulièrement vulnérables aux attaques venant du pouvoir exécutif. Le Comité estime que les parlements des démocraties libérales doivent disposer des ressources et de la capacité nécessaires pour remplir leurs rôles essentiels, c’est‑à‑dire leur rôle législatif et leur rôle de surveillance.

Recommandation 2

Dans le cadre du soutien qu’il accorde à l’échelle internationale au développement démocratique, le gouvernement du Canada devrait appuyer les projets qui permettraient de renforcer les parlements des démocraties européennes qui doivent encore se défaire des séquelles des régimes soviétiques et communistes.

Le Canada devrait également renforcer ses partenariats en éducation avec les pays d’Europe en appuyant plus d’échanges pour les étudiants et les jeunes, qui sont avantageux pour toutes les parties. Par exemple, du point de vue canadien, les témoins ont insisté sur l’importance d’enseigner aux jeunes Canadiens l’histoire du Canada en Europe, y compris le rôle que le Canada a joué sur ce continent pendant les Première et Deuxième Guerres mondiales. Le Comité a aussi entendu parler de l’importance des programmes de stage à long terme pour les jeunes, qui permet à des stagiaires de travailler dans des bureaux de députés au Canada.

De façon plus générale, le Comité estime que ces échanges peuvent jouer un rôle important dans le renforcement des relations entre le Canada et les divers pays d’Europe. En exposant les étudiants et les jeunes à différents systèmes de gouvernement et en créant des réseaux personnels entre des personnes de diverses cultures, les échanges étudiants et destinés aux jeunes peuvent également appuyer le renforcement des démocraties libérales à long terme.

Recommandation 3

Le gouvernement du Canada devrait travailler avec les gouvernements, les organisations de la société civile et les établissements d’enseignement en Europe afin d’établir de nouveaux partenariats d’études et des échanges s’adressant aux jeunes et de renforcer ceux existants.

Recommandation 4

Le Parlement du Canada devrait envisager de créer un programme de stage parlementaire à la Chambre des communes s’adressant aux jeunes de démocraties naissantes; un tel programme devrait offrir, sur plusieurs années, de la formation sur les pratiques et les principes fondamentaux de la démocratie libérale.

Le Canada doit également investir dans ses ressources diplomatiques en Europe. Le Comité a appris que de nombreuses missions canadiennes en Europe n’ont pas suffisamment de ressources et n’ont pas la capacité d’investir dans la société civile, la liberté des médias et d’autres projets et programmes poursuivant des objectifs démocratiques. Cet aspect a également été soulevé pendant une étude précédente du Comité, qui portait sur la situation en Europe de l’Est et en Asie centrale[72]. Pendant cette étude, le Comité a appris que la représentation diplomatique du Canada dans certaines parties de l’Europe était réellement insuffisante et que les ressources à la disposition des missions du Canada étaient trop limitées.

L’étude menée par le Comité sur l’Europe de l’Est et l’Asie centrale a aussi mis l’accent sur le Fonds canadien d’initiatives locales (FCIL), qui est l’un des mécanismes que le Canada devrait utiliser pour appuyer les valeurs démocratiques dans ces régions. Les projets réalisés grâce au FCIL, qui sont choisis et approuvés par les missions diplomatiques canadiennes, coûtent 25 000 $ en moyenne et sont planifiés et mis en œuvre par les organisations locales[73]. Même si le financement est modeste, ces projets peuvent avoir une incidence importante. Le Comité estime que les missions du Canada en Europe devraient avoir les ressources nécessaires pour leur permettre de faire des investissements plus significatifs dans des programmes liés aux valeurs de la démocratie libérale et d’appuyer de tels projets, plus particulièrement dans les nouvelles démocraties européennes.

Recommandation 5

Le gouvernement du Canada devrait examiner les ressources diplomatiques réservées aux États membres de l’Union européenne et de l’OTAN, particulièrement les démocraties naissantes dont les organisations de la société civile et les institutions démocratiques requièrent peut-être un soutien supplémentaire. Dans le cadre de cet examen, le gouvernement du Canada devrait évaluer si l’établissement d’ambassades sur place pourrait s’avérer une solution plus efficace.

Recommandation 6

Le gouvernement devrait augmenter l’enveloppe de financement accordée au Fonds canadien d’initiatives locales pour que les missions diplomatiques canadiennes en Europe puissent financer des projets précisément liés à la démocratie et à la gouvernance démocratique.

La question de l’appui aux nouvelles démocraties européennes, et plus particulièrement celles des Balkans, a également été soulevée. Michael Ignatieff a exhorté le Comité à ne pas oublier cette région lorsqu’il songe à l’Europe. Toutefois, il s’est dit préoccupé par le fait que certaines organisations, comme l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et l’Union européenne, « ont essentiellement quitté les Balkans ». Il a déclaré au Comité que le Canada ferait bien d’investir dans la société civile et la consolidation de la paix dans les Balkans et souligné que les conflits latents dans la région « peuvent éclater à tout moment[74] ». À cet égard, il a proposé que le Canada cherche des occasions de travailler avec ses alliés européens, de façon bilatérale et multilatérale, à l’appui de la consolidation de la paix dans la région.

Recommandation 7

Le gouvernement du Canada devrait accroître son engagement bilatéral et multilatéral avec ses partenaires et alliés en Europe de manière à appuyer la gouvernance démocratique et la consolidation de la paix dans les Balkans.

Le Comité estime que la surveillance des élections est un mécanisme important permettant d’appuyer les nouvelles démocraties européennes. Une partie de la période pendant laquelle le Comité a effectué son étude a coïncidé avec les élections présidentielles en Ukraine. Dans le cadre de Mission Canada 2019, le Canada a envoyé plus de 150 observateurs à court et à long terme pour surveiller le premier et le deuxième tour de scrutin lors des élections présidentielles en Ukraine. Ils avaient pour tâche de surveiller tous les aspects du processus des élections présidentielles, y compris le respect des normes internationales en matière d’élections démocratiques et des lois nationales[75].

Zoe Dugal a déclaré au Comité que la mission d’observation des élections du Canada en Ukraine a montré que le Canada était solidaire du peuple ukrainien et de son appui à la démocratie[76]. Michael Ignatieff a fait une déclaration similaire, indiquant que la surveillance des élections en Ukraine par le Canada « a joué un rôle essentiel dans la stabilisation de [la démocratie ukrainienne][77] ». Le Comité estime que le Canada devrait continuer d’appuyer l’Ukraine en ce qui concerne les élections et la gouvernance démocratique. Il croit également que le Canada a développé une expertise importante relativement à l’observation d’élections, qui pourrait être appliquée au sein d’autres démocraties.

Recommandation 8

Le gouvernement du Canada devrait, se référant à ses pratiques et missions électorales en Ukraine entre 2004 et 2019, chercher des occasions de s’engager dans un suivi électoral quantitativement substantiel à court et à long terme pour les élections des démocraties européennes qui doivent encore se défaire des séquelles des régimes soviétiques et communistes, de même que dans d’autres régions du monde où les processus démocratiques sont menacés.

La lutte contre la désinformation et la déformation des faits en ligne

Le Canada devrait également jouer un rôle important dans la lutte contre la désinformation et la déformation des faits en ligne. Le Comité s’est fait dire qu’aucun établissement ou gouvernement ne peut prévenir ou éliminer à lui seul ce type de manipulation de l’information effectuée à l’échelle mondiale. Les témoins ont plutôt mentionné qu’il faudra une gamme d’outils et d’investissements pour lutter contre la multiplication active de la désinformation. Par exemple, le professeur Snyder a déclaré que les démocraties libérales devraient « investir massivement dans l’exactitude des faits, soit le journalisme et surtout le journalisme local[78] ». D’autres témoins ont souligné l’importance d’investir dans la compétence médiatique, c’est‑à‑dire dans des initiatives qui appuient la capacité d’avoir accès aux médias, de les analyser et de les évaluer de façon critique.

De manière plus générale, Anne Applebaum a déclaré au Comité que le Canada et toute autre démocratie libérale devra composer avec les difficultés liées à la mise en œuvre de cadres réglementaires, sociaux et juridiques permettant de rendre les nouvelles technologies utiles pour les démocraties. Selon Mme Applebaum, cela pourrait se faire de diverses façons, par exemple en réglementant la publicité sur Internet de la même manière que la publicité radiotélévisée, et en déployant des efforts pour éliminer les faux comptes sur les médias sociaux[79]. Elle a également proposé que l’OTAN examine de plus près les enjeux liés à la désinformation et à la sécurité de l’information. Même s’il n’existe aucune solution miracle aux problèmes posés par la déformation des faits en ligne, Mme Applebaum a insisté sur le fait que les démocraties libérales doivent travailler en collaboration pour aborder ce nouvel enjeu.

À cet égard, l’ancien ambassadeur Fried a mentionné la Déclaration d’engagement de Charlevoix pour la défense de la démocratie contre les menaces étrangères, qui a reçu l’aval des dirigeants lors du Sommet du G7 de 2018[80]. Cette déclaration prévoit la création d’un mécanisme de réponse rapide du G7 pour renforcer notre coordination afin d’identifier « les menaces diverses et changeantes pour nos démocraties » et d’y répondre. Elle prévoit également une collaboration directe avec les fournisseurs de services Internet et les exploitants de plateformes de médias sociaux « pour ce qui est de l’utilisation à des fins malveillantes des technologies de l’information par des sources étrangères ». Dans la déclaration, les dirigeants du G7 se sont également engagés à « favoriser l’apprentissage public et l’esprit civique visant à promouvoir la pensée critique et les connaissances médiatiques sur l’information intentionnellement trompeuse et à améliorer la sécurité et la sûreté en ligne[81] ».

En janvier 2019, le gouvernement du Canada a annoncé la création d’une unité de coordination du mécanisme de réponse rapide, qui relèvera d’Affaires mondiales Canada et agira à titre de centre de liaison pour le Canada et ses alliés du G7 afin de diffuser des renseignements et d’analyser les menaces étrangères qui pèsent sur leurs démocraties[82]. Dans le budget de 2019, le gouvernement du Canada a proposé d’accorder 2,1 millions de dollars sur trois ans à Affaires mondiales Canada, à compter de 2019‑2020, pour la mise en œuvre de cette unité de coordination[83]. Le Comité invite le gouvernement du Canada à continuer de travailler avec ses alliés de confiance pour aborder les enjeux posés par la désinformation et la déformation des faits en ligne.

Recommandation 9

Le gouvernement du Canada devrait maintenir sa collaboration avec ses alliés et accroître son engagement auprès d’eux, notamment par l’entremise de l’unité de coordination du Mécanisme de réponse rapide du G7, afin de contrer les campagnes de désinformation et la déformation des faits en ligne. Dans le cadre de ces efforts, le gouvernement du Canada devrait travailler avec ses alliés du G7 pour donner suite aux engagements énoncés dans la Déclaration d’engagement de Charlevoix pour la défense de la démocratie contre les menaces étrangères.

Recommandation 10

Le gouvernement du Canada devrait consolider et accroître sa participation auprès de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, mettant l’accent sur le Centre d’excellence pour la communication stratégique de l’OTAN et le Centre européen d’excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, pour assurer un examen continu des mécanismes et en établir de nouveaux pour contrer la désinformation, la déformation des faits en ligne et les cyberattaques qui ciblent les pays alliés.

Un dernier mot sur les leçons que le Canada peut appliquer sur son territoire

Enfin, puisque le travail du Comité est axé sur les affaires étrangères et le développement international, les enjeux liés aux politiques nationales ne relèvent généralement pas de son mandat. Cela dit, le Comité estime que le Canada peut tirer des leçons des nombreux facteurs ayant favorisé la montée du mécontentement populaire en Europe et les appliquer sur son territoire. Le Comité présente ci‑après trois thèmes récurrents abordés par les témoins et qui, selon lui, devraient être étudiés par le gouvernement du Canada dans le contexte d’une intervention globale visant les menaces aux démocraties libérales.

Premièrement, le Comité estime qu’il est important que le gouvernement du Canada déploie des efforts pour aborder les préoccupations légitimes de ceux qui se sentent exclus en raison de la mondialisation ou qui ont l’impression que le système économique mondial ne les avantage pas. Le Comité a appris pendant ses réunions qu’il est essentiel de mettre l’accent sur la croissance économique inclusive afin de lutter contre une partie du mécontentement populaire qui a vu le jour dans certaines démocraties libérales. Comme le professeur Snyder l’a déclaré au Comité, « [s]i vous laissez les inégalités de richesse et de revenu prendre trop d’ampleur dans une société démocratique, les gens ne croient plus qu’ils vivent dans le même monde, et ils ont raison[84] ». À cet égard, le Comité estime que le gouvernement du Canada devrait continuer d’accorder la priorité et de mettre l’accent sur une croissance économique inclusive.

Deuxièmement, pendant l’étude du Comité, plusieurs témoins ont fait une comparaison entre le discours négatif entourant l’immigration qui est apparu au sein de certaines démocraties libérales et le sentiment du public à l’égard de l’immigration au Canada. Ces témoignages sont appuyés par un sondage mené en 2018 par le Pew Research Centre, qui portait sur le sentiment du public à l’égard de l’immigration dans 18 pays, y compris le Canada. Selon ce sondage, 68 % des Canadiens étaient d’accord avec l’énoncé voulant qu’aujourd’hui, les immigrants rendent notre pays plus fort grâce à leur travail et à leurs talents. Le Canada était le pays affichant le pourcentage le plus élevé de personnes en accord avec cet énoncé[85].

Le Comité a appris qu’en plus de jouir d’un appui général à l’échelle nationale, les politiques du Canada sur l’immigration et les réfugiés sont également dans son intérêt puisqu’elles renforcent son régime de gouvernance démocratique libérale. Le Comité estime que le gouvernement du Canada devrait jouer, de façon permanente, un rôle à cet égard en montrant au reste du monde l’importance de l’immigration, du pluralisme et de la diversité.

Troisièmement, les efforts déployés par le Canada pour renforcer les normes et les institutions démocratiques libérales à l’étranger ne devraient représenter qu’une partie de son intervention relative aux menaces à la démocratie libérale. Le Canada doit aussi se concentrer de façon continue sur le renforcement de la démocratie libérale sur son propre territoire. Comme cela a été mentionné au Comité tout au long de son étude, les pressions exercées sur la démocratie et le mécontentement populaire en Europe mettent à l’épreuve la force du modèle de la démocratie libérale. Le Canada doit poursuivre ses efforts afin de renforcer sa démocratie et ses institutions démocratiques et s’assurer que son régime de gouvernance peut résister aux enjeux d’aujourd’hui et de demain.


[1]              Variety of Democracies Institute, Democracy for All? V-Dem Annual Democracy Report 2018, Université de Gothenburg.

[2]              Chambre des communes, Comité permanent des affaires étrangères et du développement international [FAAE], Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[3]              Anna Lührmann et Staffan I. Lindberg, « A third wave of autocratization is here: what is new about it? », Democratization, 1er mars 2019.

[4]              FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[5]              Ibid.

[6]              Ibid.

[7]              Ibid.

[8]              Pour une analyse du discours du président Xi Jinping lors du 19e Congrès du parti, voir : Chris Buckley et Keith Bradsher, « Xi Jinping’s Marathon Speech: Five Takeaways », The New York Times, 18 octobre 2017.

[9]              FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[10]            Ibid.

[11]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[12]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[13]            Ibid.

[14]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[15]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[16]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[17]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[18]            Ibid.

[19]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[20]            Le parti Alternative for Germany (AfD) a fait son entrée au Bundestag en 2017. Pour plus d’informations, voir : « AfD: What you need to know about Germany’s far-right party », Deutsche Welle, 24 septembre 2017. La Ligue en Italie fait actuellement partie d’un gouvernement de coalition en Italie avec le Mouvement 5 étoiles. FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[21]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[22]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[23]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[24]            Ibid.

[25]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[26]            Le concept de tolérance est abordé dans le livre suivant : Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, How Democracies Die, Crown, New York, 2018.

[27]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[28]            Ibid.

[29]            Ibid.

[30]            Ibid.

[31]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[32]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019, et mémoire présenté au Comité par Staffan Lindberg.

[33]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[34]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[35]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[36]            Voir : Steven Levitsky et Daniel Ziblatt, How Democracies Die, Crown, New York, 2018.

[37]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[38]            Pour en savoir plus sur ce qu’est la démocratie antilibérale selon le premier ministre Orbán, voir : premier ministre de la Hongrie, Prime Minister Viktor Orbán’s speech at the 29th Bálványos Summer Open University and Student Camp, 28 juillet 2018; et Full Text of Viktor Orbán’s speech at Băile Tuşnad (Tusnádfürdő) of 26 July 2014, The Budapest Beacon, 29 July 2014.

[39]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[40]            En décembre 2018, la Central European University (CEU) a annoncé que les programmes donnant lieu à l’obtention d’un diplôme reconnu par les États‑Unis ne seraient plus offerts à son campus de Budapest, en Hongrie, et seraient désormais offert à un nouveau campus situé à Vienne, en Autriche. Cette décision faisait suite à une loi imposant divers fardeaux de nature administrative à la CEU, qui aurait alors été forcée d’engager des coûts inutiles du point de vue des finances et des ressources humaines. Lorsqu’il a annoncé cette décision, M. Ignatieff a déclaré que l’établissement a été forcé de quitter la Hongrie après que le gouvernement du pays eut refusé de signer un accord qui lui permettrait de poursuivre ses activités à long terme à Budapest. Voir : CEU, CEU Forced Out of Budapest: To Launch U.S. Degree Programs in Vienna in September 2019, 3 décembre 2018. La CEU a été fondée en 1991 par l’investisseur et philanthrope George Soros.

[41]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[42]            Une procédure aux termes de l’article 7 commence lorsqu’une proposition indiquant qu’il existe un « risque clair de violation grave » des valeurs de l’Union européenne est présentée par la Commission européenne, le Parlement européen ou le tiers des États membres de l’Union européenne. Ensuite, une majorité composée des quatre cinquièmes des États membres du Conseil européen doit déterminer si l’État en question viole clairement les valeurs de l’Union européenne afin d’adopter la proposition. La proposition doit ensuite être approuvée par une majorité composée des deux tiers du Parlement européen. Si ces conditions sont respectées, la procédure est renvoyée au Conseil européen, qui donnera un avertissement officiel et formulera des recommandations à l’État en question. Ce dernier a alors l’occasion d’y répondre. Une fois la réponse donnée, les États membres doivent décider à l’unanimité s’ils imposeront des sanctions et suspendront les droits de vote. Aucune mesure de ce type n’a été prise à ce jour. « État de droit en Hongrie: le Parlement appelle l’Union européenne à agir », communiqué, Parlement européen, 12 septembre 2018.

[43]            Pour plus d’informations, voir : Département d’État des États-Unis, 2018 Country Reports on Human Rights Practices: Poland, 13 mars 2019; et, Freedom House, « Poland », Freedom in the World 2019.

[45]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[46]            Ibid.

[47]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[48]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[49]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[50]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[51]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[52]            Ibid.

[53]            Ibid.

[54]            Ibid.

[55]            Ibid.

[56]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[57]            Mémoire présenté au Comité par B’nai Brith Canada, 25 avril 2019.

[58]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[59]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[60]            L’article 2 du Traité de l’Atlantique Nord prévoit : « Les parties contribueront au développement de relations internationales pacifiques et amicales en renforçant leurs libres institutions, en assurant une meilleure compréhension des principes sur lesquels ces institutions sont fondées et en développant les conditions propres à assurer la stabilité et le bien-être. Elles s'efforceront d'éliminer toute opposition dans leurs politiques économiques internationales et encourageront la collaboration économique entre chacune d'entre elles ou entre toutes. » Voir : Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, Le Traité de l'Atlantique Nord.

[61]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[62]            Ibid.

[63]            Ibid.

[64]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[65]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[66]            Ibid.

[67]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[68]            Voir : Declaration of Principles for Freedom, Prosperity, and Peace, Atlantic Council; FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 9 avril 2019.

[69]            Declaration of Principles for Freedom, Prosperity, and Peace, Atlantic Council.

[70]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[71]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[72]            Voir : FAAE, Renforcement de l’engagement du Canada en Europe de l'Est et en Asie centrale, 1re session, 42e législature, novembre 2017.

[73]            Gouvernement du Canada, Le Fonds canadien d’initiatives locales.

[74]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[75]            Pour en savoir plus, voir : Mission Canada 2019, CANADEM Election Observation Mission Ukraine: Presidential Elections.

[76]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 11 avril 2019.

[77]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[78]            Ibid.

[79]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 2 mai 2019.

[80]            Voir : Déclaration d’engagement de Charlevoix pour la défense de la démocratie contre les menaces étrangères, Gouvernement du Canada, 9 juin 2018; réponse écrite de Daniel Fried aux questions posées par les membres du Comité, avril 2019.

[82]            Gouvernement du Canada, Mécanisme de réponse rapide du G7.

[83]            Gouvernement du Canada, Investir dans la classe moyenne : le budget de 2019.

[84]            FAAE, Témoignages, 1re session, 42e législature, 30 avril 2019.

[85]            Ana Gonzalez-Barrera et Philip Connor, Around the World, More Say Immigrants Are a Strength Than a Burden: Publics divided on immigrants’ willingness to adopt host country’s customs, Pew Research Center, 14 mars 2019.