Passer au contenu
Début du contenu

SDIR Réunion de comité

Les Avis de convocation contiennent des renseignements sur le sujet, la date, l’heure et l’endroit de la réunion, ainsi qu’une liste des témoins qui doivent comparaître devant le comité. Les Témoignages sont le compte rendu transcrit, révisé et corrigé de tout ce qui a été dit pendant la séance. Les Procès-verbaux sont le compte rendu officiel des séances.

Pour faire une recherche avancée, utilisez l’outil Rechercher dans les publications.

Si vous avez des questions ou commentaires concernant l'accessibilité à cette publication, veuillez communiquer avec nous à accessible@parl.gc.ca.

Publication du jour précédent Publication du jour prochain
Passer à la navigation dans le document Passer au contenu du document






Emblème de la Chambre des communes

Sous-comité des droits internationaux de la personne du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international


NUMÉRO 032 
l
1re SESSION 
l
42e LÉGISLATURE 

TÉMOIGNAGES

Le jeudi 17 novembre 2016

[Enregistrement électronique]

  (1310)  

[Traduction]

    Bonjour à tous. La séance du Sous-comité des droits internationaux de la personne est ouverte.
    Nous sommes très honorés d'accueillir Mme Naomi Kikoler, qui est la directrice adjointe du Simon-Skjodt Center for the Prevention of Genocide. Elle travaille à l'United States Holocaust Memorial Museum. Son rôle, au centre, est de travailler avec les populations exposées au génocide. Elle est allée en Irak rencontrer des minorités religieuses. Elle est également membre émérite du Global Centre for the Responsibility to protect et professeure auxiliaire à la New School de New York. Elle a été auparavant directrice des politiques au Global Centre for the Responsibility to protect, consultante auprès du Bureau du conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide et legal fellow à Amnistie internationale - Section canadienne. Elle est également l'auteure de nombreuses publications, notamment “Our Generation Is Gone”: The Islamic State’s Targeting of Iraqi Minorities in Ninewa, rapport publié par le centre en 2015, qui expose en détail sa mission d'enquête auprès des communautés minoritaires dans le nord de l'Irak.
    Après cette énumération plutôt longue de vos états de service, je tiens à vous souhaiter encore la bienvenue. Merci d'être ici. Pouvons-nous vous demander de nous faire d'abord un exposé d'une dizaine ou d'une douzaine de minutes? Ensuite, les membres pourront vous questionner. Merci beaucoup.
    Merci beaucoup de m'offrir l'occasion de prendre la parole devant vous. C'est un véritable honneur, particulièrement en ma qualité d'avocate canadienne spécialiste des droits de la personne, que de contribuer à vos discussions.
    Comme on l'a dit, je suis allée en Irak au nom du centre pour lequel je travaille pour d'abord me documenter et faire une première analyse des crimes de l'État islamique. Nous avons ainsi déterminé qu'il avait commis un génocide contre les yézidis et des crimes contre l'humanité aux dépens d'un groupe plus nombreux de minorités religieuses en Irak, particulièrement dans la région de Ninive, où, comme vous le savez, vivent la majorité des minorités en Irak. J'y suis retournée pour mieux examiner les risques qu'affrontaient les civils, ceux des minorités religieuses et les autres, y compris les Arabes sunnites de Ninive, et comprendre l'obligation d'aider à protéger désormais ces communautés.
    Exposons d'abord trois faits très importants.
    D'abord, il importe de se rappeler que le génocide se poursuit sur plus de 3 000 femmes et enfants, yézidis surtout, détenus prisonniers.
    Ensuite, notre obligation est de prévenir non seulement le génocide, mais aussi les crimes contre l'humanité. C'est une obligation constante à laquelle nous devons continuer de songer dorénavant, parce que ces communautés ciblées et marginalisées pendant plus d'une décennie continueront d'être menacées.
    Enfin, alors que nous discutons de ce qui arrive en Irak, nous devons aussi nous demander comment le gouvernement canadien et les autres États peuvent accorder une plus grande priorité à la prévention des atrocités de masse. Ça comprend l'amélioration de notre capacité de déclencher rapidement l'alerte et l'intervention de même que des enjeux comme les processus par lesquels on détermine s'il y a eu commission ou non de crimes.
    Très brièvement, comme je l'ai dit, au cours de l'été de 2014, l'État islamique autoproclamé a commis un génocide, des crimes contre l'humanité, des crimes de guerre et un nettoyage ethnique contre les minorités religieuses de Ninive. Des centaines de milliers de personnes ont été chassées de leurs foyers, surtout contraintes à l'exil dans la région du Kurdistan de l'Irak et des milliers ont été tuées et kidnappées. Près de deux ans plus tard, ces communautés restent exposées à d'éventuelles atrocités. L'État islamique continue de perpétrer le génocide contre des femmes et des enfants yézidis dont on estime le nombre à 3 200 et qu'il détient encore. Même si des gouvernements ont reconnu la commission d'un génocide, si l'étiquette de génocide et de crime contre l'humanité doit vraiment signifier quelque chose pour les victimes de ces crimes et celles qui y restent exposées, il est urgent de réfléchir aux moyens de les protéger aujourd'hui, elles et les communautés vulnérables, par toute la gamme des options diplomatiques et défensives et celles qui sont axées sur le développement.
    La destruction et la défaite militaire de l'État islamique abolira une menace très grave pour l'existence de ces communautés, mais, pourtant, elles resteront vulnérables et le deviendront peut-être même plus après la disparition de l'État islamique. Pour protéger les civils contre de nouvelles atrocités, il faudra donc plus qu'une stratégie militaire. Il faudra planifier l'Irak libéré, notamment stabiliser les régions pour permettre le retour sans danger des Irakiens déplacés et assurer la protection juridique et physique des minorités. Il faudra aussi maîtriser les conditions qui ont permis la naissance de l'État islamique et qui ont aggravé la vulnérabilité de ces communautés. Sinon, nous risquons d'empêcher la stratégie élaborée contre l'État islamique d'atteindre ses objectifs à long terme.
    C'est particulièrement vrai dans la région de Ninive. Je dois vraiment en souligner le caractère unique par rapport au reste du pays, en raison de la vulnérabilité particulière de ses minorités. Les tensions préexistantes risquent d'être exacerbées faute d'un plan limpide pour assurer la sécurité et d'un plan d'administration politique après la disparition de l'État islamique. Les fissures qui risquent de se créer conduiront à la violence et à d'autres atrocités.
    À cet égard, nos visites en Irak nous ont permis de cerner des risques accrus auxquels, d'après nous, les minorités sont particulièrement exposées. Le premier, que j'ai déjà mentionné, est la menace persistante que pose l'État islamique. Comme je l'ai dit, il continue de détenir prisonniers des femmes et des enfants. Nous constatons aussi qu'il continue de contrôler un territoire, et ceux qui cherchent à revenir chez eux en sont parfois dissuadés en partie par les tirs de mortier, en raison du conflit qui persiste, mais, en raison aussi de l'existence répandue d'engins explosifs. J'ai visité le nord de Sinjar, dans la montagne, et la situation extrêmement désespérée, en raison de ces engins explosifs, interdit à beaucoup de personnes chassées de chez elles leur retour ou la récolte de leurs champs. Les minorités religieuses sont particulièrement touchées.

  (1315)  

    Le deuxième risque que nous avons reconnu est celui de l'existence, dans l'avenir, de groupes extrémistes. L'opinion la plus répandue chez les minorités religieuses est que l'État islamique n'est que la dernière manifestation de ce phénomène et que, après sa disparition, un nouveau groupe extrémiste apparaîtra.
    Il importe de souligner que, quand j'ai interrogé les survivants, ils ont surtout désigné comme auteurs de ces crimes des combattants locaux, des voisins, des connaissances, d'autres Irakiens ou des Syriens. Bien sûr, certains combattants proviennent de l'étranger, mais c'est un conflit très local, dans lequel le contexte local est vraiment important. Les minorités religieuses le comprennent implicitement. Elles comprennent que leur sécurité dépend de la réponse donnée par les acteurs politiques nationaux aux griefs sous-jacents, particulièrement ceux des Arabes sunnites, ainsi que de l'insécurité politique et de la culture de l'impunité qui est omniprésente en Irak. Ces minorités ont donc très peu confiance dans la capacité ou la volonté du gouvernement irakien de répondre à ces griefs. De même, elles s'inquiètent des intentions du gouvernement régional kurde. Elles sont aussi très méfiantes de leurs voisins arabes sunnites, dont je parlerai bientôt. Elles sont nerveuses, craignant que les combattants de l'État islamique puissent très bien échapper à la justice. Elles parlent beaucoup de leurs craintes des cellules dormantes et de leurs craintes que leurs voisins s'en prennent à elles encore une fois.
    Une troisième crainte que nous avons mise en évidence est la prolifération de milices religieuses et par sexe échappant à tout contrôle. Tout naturellement, les minorités religieuses sont très inquiètes pour leur protection physique. Elles estiment que les forces irakiennes de sécurité et les peshmergas kurdes ne les ont pas protégées quand leurs communautés ont été attaquées par l'État islamique. Elles se sentent profondément trahies. Elles cherchent donc à s'armer elles-mêmes pour se protéger contre les éventuels extrémistes de demain, mais aussi pour trouver une influence politique et économique. C'est ainsi que, notamment, elles essaient d'affirmer un certain contrôle dans une région disputée.
    Après avoir rencontré un certain nombre de milices de différentes communautés, je m'inquiète de l'absence de chaîne visible de commandement et de structure de contrôle et, aussi, le morcellement des allégeances. L'allégeance qu'elles peuvent prêter aux peshmergas ou aux forces irakiennes de sécurité et au gouvernement central est très faible. On nous a répété qu'il existait même un risque de conflit et de combat à l'intérieur de certains groupes religieux où coexistent différentes factions, par exemple entre milices chrétiennes qui pourraient lutter les unes contre les autres. On s'inquiète aussi de l'arrivée d'armes et de l'incapacité de désarmer les individus après qu'aurait été créée une force nationale. On craint une lutte entre groupes religieux. Comme vous le savez sans doute, des tensions existaient déjà, notamment sur des questions de propriété, entre certains groupes comme les chrétiens et les shabaks.
    Les milices par sexe et religieuses sont inquiétantes pour un certain nombre de raisons, en plus du fait que, souvent, elles sont mal formées aux normes du droit humanitaire et des droits de la personne et que, dans certains groupes de milices et leurs partisans, on a lancé des appels à la vengeance.
    Le quatrième risque que nous reconnaissons est celui que courent les Arabes sunnites. En effet, au cours de nos voyages en Irak, on nous a tellement souvent prévenu que les minorités religieuses pourraient très bien chercher à se venger de ceux qu'elles perçoivent comme ayant appuyé l'État islamique ou à qui elles imputent des crimes. C'était une perception répandue. Dans de nombreux cas, on nous a dit qu'on ne croyait tout simplement pas que les Arabes sunnites retourneraient chez eux. Pourtant, comme beaucoup d'entre vous le savent, Ninive est une région pluriethnique où ont vécu des Arabes sunnites. Beaucoup nous ont dit que ces Arabes n'en étaient pas originaires, qu'ils s'y trouvaient par suite de l'arabisation tentée par Saddam Hussein et que, par conséquent, ils n'y retourneraient pas. Les Arabes sunnites nous ont déclaré le contraire, qu'ils voulaient retourner chez eux. On craint donc vraiment la possibilité de tueries par vengeance. La destruction de biens et des attaques contre des Arabes sunnites que nous avons déjà observées pendant l'année accréditeraient ces craintes.
    Enfin, nous avons souligné des risques pour les civils, que nous avons vus naître pendant l'opération menée contre l'État islamique à Mossoul. Malheureusement, beaucoup de ces risques se sont concrétisés, notamment l'emploi de civils comme boucliers humains, la difficulté d'assurer des voies d'évacuation et l'inquiétude soulevée par un éventuel déploiement de milices chiites, pas seulement autour de Mossoul mais aussi dans des régions proches, par exemple celle de Tell Afar, où on croit que vit une population sunnite.
    Voilà les cinq risques que nous percevons désormais pour les minorités religieuses.

  (1320)  

    Très brièvement, en ce qui concerne les mesures à prendre désormais, nous estimons essentielle une protection civile efficace, ancrée dans une stratégie cohérente d'emploi de moyens militaires et non militaires pour répondre à l'évolution de la situation sur le terrain. Il importe d'essayer de localiser d'avance les effervescences et de reconnaître les communautés vulnérables, celles qui cherchent à retourner chez elles, et assurer leur protection immédiate et à long terme. Il faut une surveillance et une analyse continues des signes avant-coureurs et des indicateurs de risque sur le terrain. Bien sûr, nous avons souligné la nécessité d'une planification du lendemain. Il est malheureux de constater l'insuffisance de cette planification.
    Nous estimons qu'il faut répondre à quatre priorités centrales, tant dans l'immédiat qu'à long terme.
    La première est de faire assurer par la communauté internationale, le gouvernement irakien et le gouvernement régional kurde la sécurité physique de tous Ninivites. Beaucoup de nos recommandations se sont focalisées sur la stratégie de lutte contre l'État islamique. Il s'ensuit que, actuellement, nous semblons percevoir que les événements sur le terrain créent des besoins plus criants que le besoin d'une formation plus appropriée. Je pense que l'essentiel, désormais, est de former les forces irakiennes locales, la police en particulier, qui représentent chacune des communautés ninivites et de les déployer pour aider à stabiliser les secteurs qui seront bientôt libérées ou qui l'ont déjà été.
    Il importe aussi beaucoup que les forces de sécurité déjà sur le terrain, dans des régions comme celle de Sinjar, protègent les communautés locales. Actuellement, une lutte oppose beaucoup de factions kurdes à Sinjar, ce qui a augmenté la vulnérabilité des yézidis qui sont retournés chez eux ou qui ont pu y rester.
    Notre deuxième priorité a été de s'assurer un investissement dans la stabilisation, la reconstruction et la réconciliation pour répondre aux risques immédiats et à leurs facteurs à long terme. Nous devons désormais assurer la primauté du droit sur les armes.
    Je pourrai parler un peu plus tard de certains des efforts de réconciliation que nous estimons devoir être amplifiés, mais, bien sûr, les préoccupations les plus immédiates concernent la sécurité et une administration politique des régions nouvellement libérées qui tient compte des besoins particuliers des minorités religieuses et qui permettra leur représentation. On craint beaucoup que leurs voix ne soient étouffées par celles des Kurdes ou des autres Irakiens.
    La troisième priorité est la nécessité de la justice et de la responsabilisation. À cet égard, nous visons la mise sur pied d'une enquête internationale indépendante pour recueillir, analyser et conserver des preuves en vue de futures poursuites pénales, mais aussi pour une foule de motifs juridiques transitoires, comme la recherche de remèdes, un processus de vérité et de réconciliation ou l'aide aux membres des familles pour identifier des êtres chers. Actuellement, les efforts déployés jusqu'ici, bien que louables, sont très loin d'être à la hauteur. On continue de découvrir des charniers, mais nous ne constatons aucun processus rigoureux d'analyse des éléments de preuve conformément aux normes internationales pour répondre quotidiennement aux besoins sans cesse croissants des victimes. Je dois le souligner — je sais qu'on s'est beaucoup concentré sur le rôle de la Cour pénale internationale —, c'est un conflit local, et nous devons insister sur la justice et la responsabilisation à l'échelle locale.
    Enfin, la quatrième priorité est le besoin d'obtenir une solution politique, entre le gouvernement irakien et le gouvernement régional kurde, pour les régions disputées. Les minorités religieuses kurdes vivent dans la précarité, leurs besoins ont constamment été négligés, on les a constamment marginalisées, et elles ont servi de pions aux deux gouvernements en lutte pour obtenir le contrôle de Ninive. Il faut y mettre fin. Nous ne pouvons plus remettre la solution à plus tard, dans 10 ans. Il faut l'appliquer aujourd'hui, parce qu'elle décide exactement qui assurera la protection physique des minorités et qui sera chargé de l'administration politique d'une région où elles vivent.
    En conclusion, je pense que le Canada a un rôle très particulier à jouer dans la réponse à donner à ces quatre priorités, et je suis heureuse d'en parler plus directement.
    Je pense aussi qu'une partie de la discussion sur ce qui est arrivé en Irak et ce qui doit arriver doit porter aussi sur la façon de créer dans tous les gouvernements des structures qui permettront une analyse et une réaction plus rapides aux premières alertes pour ne pas devoir, dans 5 ou 10 ans, parler encore de génocide et de crimes contre l'humanité commis contre les minorités religieuses en Irak.
    Merci beaucoup.

  (1325)  

    Je vous remercie de votre exposé.
    Nous allons passer directement aux questions. Nous entendrons d'abord M. David Sweet.
    Merci beaucoup, monsieur le président.
    Merci, madame Kikoler, de votre excellent travail.
    J'aimerais vous poser toutes sortes de questions, mais le temps est toujours limité ici. Tout d'abord, vous avez déclaré qu'on devrait considérer qu'il s'agit d'un conflit local. Étant donné que l'État islamique ou le Daech s'étend de l'Irak à la Syrie, pourquoi cela devrait-il être le cas, à votre avis?
    On s'est beaucoup concentré sur les conséquences transnationales du Daech, et je crois qu'il est très important de faire cela. Le problème, c'est que lorsqu'on réfléchit aux solutions possibles et aux besoins locaux en matière de protection pour les minorités, il faut tenir compte du contexte local. Lorsque j'interroge des yézidis ou des chrétiens, ils disent très souvent qu'ils doivent se sentir en sécurité avant de retourner vivre chez eux. La seule façon dont ils se sentiront en sécurité, c'est s'ils ont l'assurance que leurs voisins qui, selon eux, ont commis des crimes contre eux seront tenus responsables de ces crimes et que des mesures seront prises pour veiller à ce que ces voisins ne recommencent pas à appuyer un groupe extrémiste ou à participer à d'autres crimes.
    Il faut donc changer les dynamiques locales. Lorsque je demande aux gens —, même ceux qui ont vécu les pires massacres commis contre les yézidis — d'identifier le dialecte utilisé par les personnes qui ont commis les crimes et l'endroit d'où ils venaient, neuf fois sur dix, la plupart d'entre eux répondent que ce sont des gens de leur région, de leur propre région de l'Irak, qui ont commis ces crimes.
    Je crois qu'il faut examiner les facteurs qui motivent et poussent les gens de la région à participer à l'État islamique et à l'appuyer, et c'est là que nous devons commencer à apporter des changements. Nous pouvons parler de conflits militaires — et cela doit se produire —, mais nous devrions également parler de réconciliation à l'échelle locale, car ces gens devront recommencer à vivre ensemble. Cela signifie que nous devons trouver le moyen d'investir dans l'embauche de médiateurs locaux sur le terrain, de créer des occasions économiques pour les Arabes sunnites qui se sentent lésés, et de veiller à ce que les services de police locaux représentent les collectivités qu'ils servent.
    C'est la raison pour laquelle j'ai mis l'accent sur l'élément local. Lorsque nous tentons de trouver des solutions, je crois que nous nous concentrons trop sur les moyens de dissuader les combattants étrangers d'appuyer l'État islamique au détriment des moyens de dissuader une personne de s'en prendre à son voisin.
    La vaste collecte de preuves et les poursuites entamées devant la Cour pénale internationale ne vous inquiètent pas, pourvu que justice soit faite sur le terrain, afin que les gens reconnaissent qu'on règle la situation à ce niveau.
    Exactement. La réalité, c'est que la Cour pénale internationale tiendra peut-être, si nous sommes chanceux, deux ou trois personnes responsables. En effet, de nombreux dirigeants principaux seront tués ou se feront exploser, par exemple, sur le champ de bataille.
    La majorité des crimes ont été commis à l'échelle locale. Les gens veulent qu'on tienne la personne qui a violé leur mère, qui a volé leur maison ou qui a tué leur frère responsable de ses actes. Ces gens ne se rendront jamais devant la CPI. Nous devons tout d'abord investir dans la collecte de preuves, car elles existent et elles risquent de disparaître très rapidement. Deuxièmement, nous devons tenter d'appuyer les efforts menés à l'échelle locale en vue d'entamer des poursuites judiciaires.

  (1330)  

    Désolé, mais pendant que vous donniez votre réponse, je voulais vous demander de préciser qui sont les personnes actuellement responsables de recueillir des preuves sur le terrain.
    C'est une excellente question. Quelques intervenants s'en chargent. De merveilleuses ONG ont mené des travaux à cet égard. Les membres d'une ONG appelée Yazda tentent de recenser les crimes perpétrés contre les yézidis, notamment dans les environs du mont Sinjar. Ils ont établi des cartes.
    La Commission internationale pour les personnes disparues, la CIPD, a également appuyé les efforts visant à protéger les preuves liées aux fosses communes. De plus, des organismes comme la CIJA et l'équipe de Bill Wiley se sont efforcés de monter des dossiers détaillés en parlant aux victimes pour recueillir des preuves. Plusieurs efforts sont en cours et des renseignements à leur égard sont accessibles au public.
    Le défi, c'est que ces efforts ne sont pas nécessairement déployés partout dans la province de Ninive. Ils ont tendance à se concentrer, par exemple, sur les crimes commis contre les yézidis, et moins sur les crimes commis contre les chrétiens, les shabaks, les Turkmènes, et d'autres groupes. Certains efforts visent surtout les preuves physiques, d'autres les témoignages. Il nous faut une approche plus complète, et elle doit être dirigée par une entité indépendante et internationale qui peut rendre ces preuves accessibles à tous les intervenants concernés qui souhaitent favoriser l'exercice de la justice et de la reddition de comptes.
    Merci.
    Dans votre résumé des conclusions importantes, vous avez mentionné que la confiance et la reddition de comptes entre les collectivités, surtout entre les Arabes sunnites et les populations en situation de minorité, devaient faire partie de toute stratégie de lutte contre l'État islamique. Votre témoignage sur les propos que vous avez recueillis au cours de vos conversations et sur le fait que cette situation ne représente pas les derniers développements d'une organisation extrémiste est très préoccupant. À votre avis, comment pouvons-nous établir cette confiance?
    C'est une question très difficile. Je crois qu'il y a des exemples de projets qui ont été entrepris pour gérer les risques et les besoins à court terme. Je vais vous donner un exemple d'un projet qui a été entrepris par des collègues de l'Institut américain pour la paix. Ils ont lancé un projet qui favorise la réconciliation entre différentes minorités religieuses [Note de la rédaction: difficultés techniques] et qui sont à risque ou vulnérables, des moments de vulnérabilité. L'un des exemples concernait Tikrit, où la violence aurait pu éclater après un massacre. On a déployé rapidement une équipe d'intervention composée de modérateurs locaux qui ont été en mesure de travailler avec les collectivités, de répondre à leurs revendications et d'apaiser les tensions.
    Nous devons essentiellement mettre en oeuvre de telles interventions à plus grande échelle. Dans mon exposé, j'ai mentionné, par exemple, les tensions qui existent entre les chrétiens et les shabaks relativement à la propriété. Nous savons que c'est un élément déclencheur, car lorsque les gens commenceront à retourner chez eux, de nouvelles tensions se manifesteront. On pourrait investir dans des efforts de réconciliation à l'échelle locale pour tenter de faire renaître la confiance entre les habitants de ces collectivités. On peut investir dans des projets, dès maintenant, pour aider les gens qui ont été déplacés à Erbil ou à Dohuk, en réunissant les dirigeants des communautés religieuses, en se concentrant sur la promotion de l'éducation ciblant les jeunes et les enfants qui vivent dans des camps pour personnes déplacées ou dans d'autres types d'abris, afin de les faire participer à un dialogue. De plus, des Arabes sunnites vivent dans des camps de déplacés dans le GRK.
    Nous avons de nombreuses occasions d'entamer un dialogue. Toutefois, cela ne se produit pas, et lorsque cela se produit, ce n'est pas à grande échelle .
    Merci, monsieur le président.
    Merci beaucoup.
    La parole est maintenant à M. Miller.
    Merci, madame Kikoler, d'avoir comparu aujourd'hui et de nous avoir livré un exposé.
    J'aimerais revenir à l'une des choses que vous avez dit au tout début. J'exagère peut-être l'importance que vous souhaitiez donner à cet élément, mais vous avez dit que vous aviez conclu que plusieurs groupes étaient coupables de crimes contre l'humanité ou de génocide. C'est l'une des distinctions sur lesquelles nous avons tenté de nous concentrer à la Chambre, et nous avons reconnu à l'unanimité le génocide des yézidis. J'aimerais que vous nous expliquiez davantage comment vous avez déterminé que certains groupes avaient été victimes de crimes contre l'humanité, mais que d'autres avaient été victimes de génocide.
    Certains des mots qui se perdent dans la définition de « génocide », surtout dans le domaine politique, sont les mots « intention », « de détruire » et « comme tel ». Lorsqu'un événement horrible se produit — par exemple, les crimes contre l'humanité —, on a le réflexe de présumer immédiatement qu'il s'agit d'un génocide, et cela se perd, surtout dans le contexte politique ou même, parfois, dans le contexte juridique. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce que vous avez vu et sur les éléments sur lesquels se concentrait votre étude?

  (1335)  

    Je vous remercie d'avoir posé la question. Nous vous remettrons des exemplaires du premier rapport, car il contient des explications plus détaillées.
    Permettez-moi de répondre à votre question en indiquant clairement que, oui, le mot génocide a une définition juridique très précise. Étant donné cette définition juridique et l'importance accordée à « l'intention de détruire, en tout ou en partie », nous avons conclu, après avoir mené une analyse juridique très rigoureuse, qu'un génocide avait été perpétré contre les yézidis. Nous étions également très préoccupés par le traitement de certaines communautés chiites. Nous avons conclu que des crimes contre l'humanité avaient été commis contre un groupe plus étendu qui comprend les chrétiens, les Turkmènes chiites, les shabaks, les kaka'i.
    Je dois dire que j'ai trouvé fâcheux qu'on se préoccupe surtout du génocide. Le génocide est unique, et c'est le crime qui surpasse tous les crimes, mais nous avons des obligations à l'égard des populations vulnérables qui vont au-delà du génocide. Le Canada s'est fait le champion, en 2005, de l'engagement envers la responsabilité de protéger, ce qui laisse croire que tous les gouvernements ont la responsabilité de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité et les purges ethniques. Ces quatre crimes ont été commis en Irak, et il faut donc que la communauté internationale prenne des mesures visant à les prévenir et à protéger les collectivités exposées à ces crimes. Il a été frustrant de constater qu'on se concentrait surtout sur le génocide, car je crois que cela a créé une politisation du terme, ce qui est fâcheux.
    Cela dit, le génocide est le crime qui a entraîné la signature d'une convention dans laquelle on a établi une définition juridique claire et énoncé certaines obligations. L'obligation la plus clairement exprimée dans la convention sur le génocide consiste à obliger les auteurs de ce crime à rendre des comptes. C'est la raison pour laquelle l'une de nos recommandations vise la reddition de comptes, car nous n'avons pas encore réussi, deux ans plus tard, à remplir cette obligation énoncée dans la convention sur le génocide.
    En ce qui concerne les autres obligations, l'obligation de protéger est moins bien définie. Toutefois, notre rapport, comme vous le constaterez, conclut que les yézidis ont été ciblés de façon très systématique. Lorsque les membres de l'État islamique ont trouvé les yézidis, ils leur ont tiré dessus et ils les ont violés, et nous avons observé qu'ils avaient délibérément tenté d'affamer des dizaines de milliers de personnes dans les environs du mont Sinjar, dans le seul but de tenter de détruire cette communauté précise.
    Dans la foulée de la violence et de l'esclavage sexuels omniprésents, nous avons constaté que des femmes avaient été converties de force. Leurs enfants, s'ils naissaient, n'étaient plus des yézidis. Nous avons vu des gens prendre des enfants yézidis — surtout des garçons — pour en faire des combattants et pour les convertir de force. Chaque geste posé par les membres de l'État islamique révélait une intention de détruire cette communauté précise. Leurs gestes suivaient exactement leurs déclarations, dans lesquelles ils exprimaient publiquement et très clairement qu'ils ciblaient ce groupe particulier avec l'intention de le détruire. Ils ont exprimé très clairement, dans leurs déclarations, que selon eux, les yézidis n'auraient pas dû exister en 2014, car cette communauté aurait dû être détruite bien avant ce moment-là.
    Lorsque nous avons mené l'analyse juridique et que nous avons comparé les gestes commis contre différents groupes, dans chaque catégorie — il n'est pas nécessaire que chaque catégorie soit remplie dans la convention sur le génocide, mais dans cette affaire particulière, c'était le cas —, nous avons non seulement observé que l'intention était présente, mais que des gestes concrets avaient également été posés à cet égard. Ce n'était pas nécessairement le cas pour les crimes commis contre d'autres groupes, mais je dirais que les crimes commis contre les autres groupes, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre et les purges ethniques méritent également qu'on les examine et qu'on s'en préoccupe.
    Merci.
    Encore une fois, dans la dernière partie de votre exposé, vous avez dit qu'il fallait améliorer les efforts en matière de détection précoce, mais si on tient compte de la convention sur le génocide, les deux objectifs principaux énoncés visent à punir ces actes, mais évidemment, ils visent encore plus à les prévenir. Manifestement, quelqu'un n'a pas détecté ces actes à temps. Nous sommes probablement tous en partie responsables.
    J'aimerais que vous nous parliez des éléments qui, selon vous, sont importants dans la détection précoce.
    Tout d'abord, selon moi, il est très important que chaque gouvernement annonce son engagement à prévenir les atrocités et qu'il explique clairement à la population que la prévention des atrocités de masse est une priorité nationale en matière de sécurité. Je crois qu'un énoncé de volonté politique de haut niveau contribue à créer l'espace nécessaire, au sein de la bureaucratie, à l'allocation des ressources politiques et économiques requises pour les activités liées aux alertes et aux mesures précoces. Il serait utile d'évaluer le processus décisionnel actuellement utilisé non seulement par le gouvernement canadien, mais également par les autres gouvernements ayant des vues similaires pour déterminer si ces crimes risquent d'être commis ou non, et les mesures qui seront prises lorsqu'on détectera des signes qui laissent croire qu'un génocide et des crimes à l'humanité seront commis à grande échelle. Où sont envoyés ces renseignements dans le système canadien, quel type d'intervention est déclenché et qui sont les intervenants?
    Des rapports ont été rédigés — par exemple, le projet Volonté d'intervenir, le groupe de travail sur la prévention du suicide, qui a été mené par mon centre il y a environ 10 ans — pour expliquer comment les bureaucraties pourraient être mieux structurées pour favoriser l'analyse des signes d'alerte et la prise de mesures précoces. Cela ne signifie pas nécessairement qu'une personne précise est responsable du dossier de la prévention des atrocités, mais à mon avis, les gouvernements qui prennent ce type de mesure sont mieux informés et peuvent agir plus rapidement lorsque des signes laissent croire que des atrocités sont commises.
    Tous les gouvernements n'ont pas la capacité ou la volonté de lancer une intervention militaire — ou ils ne le devraient pas —, mais tous les gouvernements ont une certaine capacité et un certain rôle à jouer en vue de réduire les risques. Souvent, s'il s'agit d'un engagement tôt dans le processus, ils utilisent surtout l'aide au développement et différentes formes d'engagement diplomatique pour aider à réduire les risques que des atrocités de masse soient commises.
    Plusieurs efforts sont déployés à cet égard, par exemple la création de points de convergence pour faciliter la responsabilité de protéger, et la création de groupes de travail interorganismes formés d'intervenants concernés du secteur des affaires étrangères ou de la défense, afin d'être en mesure de mieux diffuser l'information et d'améliorer la transmission des renseignements obtenus sur le terrain jusqu'à la capitale, afin de pouvoir prendre ce type de décisions.
    Je crois qu'il est important de mener un examen de la capacité présente au Canada en ce qui concerne les alertes, les analyses et les mesures précoces, afin de nous éloigner de la procédure que nous pouvons collectivement qualifier d'échec dans le cas de l'Irak.

  (1340)  

    Merci.
    Merci.
    Nous entendrons maintenant Mme Hardcastle.
    En raison des contraintes de temps, pourriez-vous nous parler davantage du fait qu'on met l'accent sur la justice et la reddition de comptes à l'échelle locale? Quel rôle peut jouer la communauté internationale à cet égard? Observez-vous une synergie attribuable aux alertes et aux activités de détection précoces menées au sein de la bureaucratie dont vous parliez?
    C'est une excellente question. Je vous en remercie.
    Je vous répondrai de deux façons. Premièrement, comme je l'ai déjà mentionné, bon nombre des membres des minorités religieuses en Irak qui nous inquiètent le plus vivent dans la province de Ninive, une zone de conflit, si bien que pour rendre possible toute collecte de données, analyse de preuve et identification pour qu'on puisse monter un dossier criminel et qu'il y ait des poursuites, nous avons besoin de coopération entre Bagdad et Erbil.
    La communauté internationale a un rôle très important à jouer pour que ces deux acteurs coopèrent afin de faire de l'imputabilité une priorité. Elle participe à l'effort militaire visant à combattre l'État islamique. Pour elle, imputabilité n'est pas une priorité absolue, mais elle devrait l'être si elle souhaite prévenir une récurrence des atrocités et créer des conditions dans lesquelles les minorités se sentiraient en sécurité pour rentrer chez elles. Ainsi, votre gouvernement comme tous les gouvernements peuvent intervenir afin de mobiliser les deux capitales de façon constructive afin de faire de la justice et de l'imputabilité des priorités.
    Deuxièmement, vous pouvez aider ces deux gouvernements à se doter de ressources pour pouvoir intervenir. Il est très intéressant de faire remarquer que ni Bagdad ni Erbil n'ont de lois qui leur permettent de poursuivre les responsables de génocides, de crimes contre l'humanité ou de crimes de guerre. Ainsi, les gens qui se font arrêter — s'ils se font arrêter — ne sont accusés que de crimes de contre-terrorisme. Les crimes de contre-terrorisme sont extrêmement graves, et ceux qui les commettent doivent être tenus responsables, mais cela diffère de l'esclavage sexuel et du viol à grande échelle.
    Les deux gouvernements doivent se doter de lois et poursuivre les responsables de ces crimes; ils doivent également déterminer s'ils seront poursuivis à Erbil ou à Bagdad. Seront-ils poursuivis devant des tribunaux établis à Mossoul et à Sinjar? Cela doit faire partie de la conversation, et la communauté internationale doit indéniablement en faire partie, à la fois pour bien expliquer à ces gouvernements que l'imputabilité est un aspect essentiel de toute stratégie de lutte contre l'État islamique et de toute stratégie de prévention des atrocités, pour les en convaincre, et pour leur offrir tout l'appui nécessaire afin de rendre tout cela possible à l'échelle locale.
    Pour ce qui est de la meilleure façon d'informer votre gouvernement, par exemple, il y a des pays qui ont créé des postes d'ambassadeurs pour la justice pénale internationale afin de contribuer à la surveillance de ces enjeux difficiles, non seulement en Irak et en Syrie, mais aussi au Sud-Soudan et ailleurs. Ce pourrait être une mesure pertinente pour institutionnaliser un engagement envers la prévention des atrocités et la poursuite de la justice et de l'imputabilité.
    J'espère avoir réussi à vous expliquer un peu ce qu'il faut à l'échelle locale et pourquoi la province de Ninive et le conflit qui y fait rage compliquent tant les choses, non seulement pour assurer la protection physique et stabiliser la région, mais également pour assurer la justice et l'imputabilité.

  (1345)  

    Il vous reste un peu de temps.
    D'accord.
    Notre rôle pour contribuer à établir tout cela à l'échelle locale, pour qu'il y ait des poursuites... Je présume que cela nous ramène à la question que mon collègue vous a déjà posée, M. Sweet: quelle est notre rôle avec...?
    Est-ce un obstacle que la Cour pénale internationale ne soit pas là? Est-ce une distraction quand on dit: « Oh! mon Dieu! Nous en aurions besoin »? Cela nous distrait-il de toute l'aide pratico-pratique et du mentorat que nous pourrions fournir à l'échelle locale? C'est probablement le fond de ma question.
    Je dirais qu'il y a urgence d'appuyer les efforts locaux. J'estime important de continuer de faire avancer la conversation sur le rôle de la Cour pénale internationale, mais il faut surtout mettre l'accent sur l'acquisition de ressources locales, sur le pouvoir des Irakiens et du GRK de poursuivre localement les responsables de ces crimes. Il ne s'agit pas de choisir entre l'un et l'autre, mais il y a urgence d'agir.
    Je vais vous donner un exemple. J'avais la même conversation avec un monsieur yézidi et un monsieur chrétien, qui me disaient tous deux s'attendre à à une vengeance meurtrière. L'homme yézidi avec qui je parlais avait perdu pratiquement tous les membres de sa famille. Je lui ai demandé ce qu'il faudrait mettre en place pour qu'il ne sente pas lui-même ce désir de vengeance. C'était très intéressant, parce qu'il m'a répondu qu'il faudrait que quelqu'un en soit tenu responsable.
    Je lui ai dit: « Vous n'avez jamais vu de véritable imputabilité en Irak. Me dites-vous vraiment que s'il y avait un procès à une vingtaine de kilomètres de chez vous contre l'homme qui a tué votre femme et vos enfants, vous auriez un peu moins envie de sortir les armes ou de recourir à d'autres moyens que la primauté du droit? » Il m'a répondu oui.
    Nous avons commencé à poser la question à différentes personnes, et nous entendions constamment la même réponse: s'il y avait une quelconque forme de justice par les tribunaux, elle l'emporterait sur les autres options qu'ils pourraient envisager pour se faire justice de façon plus violente.
    Je pense que nous devons prendre très au sérieux les demandes locales pour ce type de réponse. Nous devons investir davantage de temps et de ressources dans la compréhension des options qui existent et favoriser la mise en place des structures pertinentes. Cependant, je dois souligner de nouveau que pour que tout cela se concrétise, tant le gouvernement central de Bagdad que le gouvernement régional du Kurdistan devront faire de ces affaires des priorités. Je ne peux répéter assez que la justice doit être une priorité pour toutes les communautés qui ont été victimes d'atrocités.
    Passons maintenant au député Tabbara.
    Je vous remercie, monsieur le président.
    Je vous remercie de nous faire part de votre témoignage et je vous remercie de toutes les observations que vous faites au comité aujourd'hui.
    J'aimerais pousser cette conversation encore plus loin. Nous parlons des solutions à court terme, qui sont essentielles, mais j'aimerais aussi que nous parlions un peu des solutions à long terme. Vous avez mentionné dans votre exposé la médiation sur le terrain et la prise en compte des considérations locales. J'essaie de comparer la situation à ce que je connais un peu. Je sais que c'est une zone de conflit totalement différente, mais je vais faire une comparaison avec l'ex-Yougoslavie, qui est stable aujourd'hui. Il y avait beaucoup de méfiance entre voisins — les Serbes, les Croates, les Bosniaques et les autres—, mais ils vivent désormais les uns aux côtés des autres dans une paix relative, même s'il y a peut-être encore un peu de méfiance.
    D'après ce qu'on voit dans le Nord de l'Irak, beaucoup de cultures ethniques différentes se côtoyaient dans cette région. Vous avez mentionné qu'il y avait beaucoup de méfiance. Quelles leçons pouvons-nous tirer de l'exemple de l'ex-Yougoslavie que nous pourrions appliquer en Irak?

  (1350)  

    C'est une très bonne question.
    Nous essayons toujours de souligner dans nos rapports et nos travaux qu'il y a à la fois des besoins immédiats et des besoins à long terme. Ce que nous constatons souvent dans les situations où des atrocités sont commises, malheureusement, c'est qu'elles sont récurrentes, et habituellement dans un horizon de 10 ans. C'est vrai pour l'Irak, et c'est vrai pour la plupart des conflits dans le monde.
    Dans le cas de l'ex-Yougoslavie, je pense qu'il y a quelques éléments qui ont joué un rôle central. Il y a d'abord la justice internationale. Dans ce contexte, la création d'un tribunal spécial et le rassemblement assez rapide d'éléments de preuve a permis la tenue de procès. Je pense qu'il importe aussi de souligner, dans le cas de la Yougoslavie, qu'il y a des gens qui ont attendu 20 ans pour que justice soit rendue. Il y a également eu un grand investissement dans la réconciliation locale.
    Les options diffèrent en fonction du contexte, des cultures et des sociétés en jeu. Tout dépend du pays, mais en Bosnie et ailleurs, on a mis vraiment l'accent sur les efforts pour inclure les communautés minoritaires dans la vie politique des différents États.
    Je pense qu'en Irak, il faut vraiment le souligner. Comme je l'ai déjà mentionné, beaucoup de groupes vivent dans une zone contestée. Beaucoup de yézidis expriment beaucoup de méfiance, quand on leur parle, à l'égard du gouvernement régional du Kurdistan, puisqu'ils ont l'impression que leurs intérêts politiques ne sont jamais pris en compte, qu'ils sont marginalisés et exclus de la vie politique dans la région entourant Sinjar, qui a été annexée de facto par le GRK. Si l'on parle aux chrétiens de Kirkouk, ils parlent eux aussi de leur frustration à l'égard des élections locales, notamment des élections locales de maires, parce qu'ils ont l'impression de ne pas être entendus.
    Il est donc très important d'assurer rapidement la sécurité de ces communautés, mais également de les inclure dans l'administration politique des régions où elles vivent. Je pense que la communauté internationale peut utiliser son influence pour convaincre toutes les parties d'inclure les minorités dans le processus politique pour établir la confiance.
    Comme je l'ai mentionné au début, la population ne s'arme pas seulement pour assurer sa protection physique, elle le fait pour accroître son influence sur la vie politique et économique de Ninive. Il faut rassurer les minorités en leur garantissant qu'elles auront voix au chapitre. Je pense qu'il y a des choses qui ont été faites en ex-Yougoslavie et dans chacun des pays qui ont contribué à créer cet espace dont nous pourrions nous inspirer maintenant.
    Je vais partager mon temps avec ma collègue, Mme Khalid.
    Merci infiniment, monsieur Tabbara.
    Très rapidement.
    Oui, je serai très brève. Merci, monsieur le président.
    J'ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit aujourd'hui, particulièrement à l'égard de l'imputabilité et des stratégies à privilégier en vue de l'après-Daech et pour essayer de rassembler toutes ces communautés. J'ai beaucoup aimé la question qu'a posée le député Tabbara. Je me demandais si vous pouviez nous parler un peu plus du rôle particulier que peut jouer le Canada, notre pays, pour essayer de construire l'Irak de l'après-Daech et assurer l'inclusion des communautés minoritaires.
    Je vous remercie.
    Je tiens à rappeler que nous soulignons aussi dans notre rapport les risques auxquels sont confrontés les Arabes sunnites à Ninive, les difficultés auxquelles ils sont confrontés et pourquoi il est si important de mettre l'accent sur l'imputabilité et la réconciliation pour assurer leur protection en cette époque très incertaine. Je pense que le Canada peut jouer un rôle important pour donner de la visibilité à leurs préoccupations et aux préoccupations des minorités religieuses.
    Quand on pense aux quatre volets que j'ai mentionnés, soit la sécurité, la stabilisation, le règlement du conflit politique et l'imputabilité, je pense que le Canada a un rôle unique à jouer dans chacun. D'abord et avant tout, sur le plan de la sécurité, il y a beaucoup de discussions entourant la formation des forces de sécurité, la formation de l'armée. Je pense que nous devons nous concentrer beaucoup sur la formation des policiers. Au final, le maintien de la paix et la sécurité dans les régions où vivent les minorités religieuses, à Sinjar, dans les plaines de Ninive ou à Mossoul, incomberont aux policiers, et il n'y a tout simplement pas assez de policiers qualifiés pouvant être déployés dans ces régions.
    Si nous pouvions investir pour assurer le déploiement d'une force policière multiethnique et représentative dans ces régions, d'une force qui saurait comment répondre aux menaces et aux difficultés locales dans le respect des droits de la personne internationaux et des normes de droit humanitaire, ce serait vraiment un plus. Les Canadiens pourraient y accorder la priorité, de concert avec certains de leurs partenaires européens. Cela devra toutefois se faire bientôt. Il y a déjà des efforts en cours, mais ce serait l'une des principales façons dont le Canada pourrait contribuer au premier volet, c'est-à-dire à la protection physique.
    Il y a ensuite la stabilisation, qui prendra sûrement beaucoup de temps. Il faut chaque jour combattre l'idée préconçue selon laquelle dès que nous aurons défait l'État islamique, le problème sera réglé; il faut que des acteurs comme le Canada répètent constamment qu'il faut investir à long terme en Irak pour résoudre le conflit.
    Je pense que le Canada fait déjà, par son appui aux efforts déployés dans le cadre du PNUD et de projets de reconstruction... C'est un rôle que nous devrons continuer de jouer, et il faudra redoubler d'ardeur. Il sera essentiel de trouver un moyen d'appuyer financièrement des projets de réconciliation ciblés dans le cadre des stratégies futures. Il faudra aussi assez rapidement déterminer où se trouvent les communautés à risque, comme je l'ai déjà mentionné.

  (1355)  

    Je dois vous interrompre ici, parce que j'aimerais donner au député Anderson la chance de poser une courte question. Je sais qu'il en a quelques-unes.
    Je suis vraiment désolée.
    Non, non, ne vous inquiétez pas.
    Monsieur Anderson, allez-y.
    J'ai seulement deux questions.
    J'allais vous demander s'il y a un risque de cycle infini de violence sectaire. Vous semblez croire que ce cycle peut être brisé. Dans d'autres zones de conflit, il y avait des systèmes judiciaires que les gens connaissaient déjà avant le conflit et ils y ont accordé de la crédibilité une fois le conflit terminé. Quand vous parlez des frustrations des minorités envers le système, estimez-vous possible de mettre en place des structures qui inspireront confiance à la population? C'est ma première question.
    Ensuite, en quoi la détection précoce aurait-elle pu contribuer à arrêter ce qui se passe là-bas? Le problème est né et a pris de l'ampleur à partir de 2005; le gouvernement irakien aliénait sa population, et différents conflits ont mûri au fil du temps. Nous aurions probablement dû mieux prévoir ce qui allait arriver. C'est la montée soudaine de l'État islamique qui nous a vraiment pris par surprise, et il s'est répandu très vite dans la région. Je me demande simplement ce que des mécanismes de détection précoces auraient pu permettre d'accomplir, parce qu'il ne semble toujours pas y avoir d'intervention internationale coordonnée face à la situation.
    C'est une excellente question. Je ne saurais être plus d'accord avec vous à ce sujet.
    Je pense que quand on parle de justice, quand on parle de conflit local et de la nécessité d'une réponse locale, le soutien de la communauté internationale est essentiel, en ce sens que la communauté internationale doit suivre et appuyer les efforts entrepris à l'échelle locale, pour la justice ou la réconciliation. Si ces initiatives ne semblent que l'oeuvre des Irakiens ou du GRK, elles n'auront pas nécessairement assez de crédibilité aux yeux des résidants locaux en raison de la grande méfiance à leur endroit.
    De façon très tangible, cela pourrait signifier d'envoyer des spécialistes canadiens ou danois du droit constitutionnel ou des criminalistes spécialisés qui seraient chargés de conseiller les intervenants locaux et de mettre en place des mécanismes locaux. Il y a beaucoup de formules selon lesquelles la communauté internationale peut montrer qu'elle reste préoccupée et engagée. L'une des raisons pour lesquelles il pourrait être bon de déclencher une enquête indépendante internationale, qui émanerait idéalement du Conseil de sécurité de manière à ce que la commission détienne un mandat en vertu du chapitre VII, qui réclamerait une coopération entre Bagdad et Erbil, serait que cela montrerait que la communauté internationale prend la situation au sérieux et qu'elle se préoccupe de la justice et de l'imputabilité. C'est nécessaire pour donner de la crédibilité au processus. Les forces locales doivent travailler main dans la main avec la communauté internationale au début.
    Pour ce qui est de la détection précoce, c'est une très bonne question, parce qu'on peut toujours se demander quand on aurait dû commencer à envisager ce scénario. On a observé un recul pendant de nombreuses années, non seulement de la présence militaire à Ninive, mais aussi du financement du développement en général. J'ai eu l'occasion de parler avec beaucoup de fonctionnaires qui ont participé aux mesures prises à partir de 2011, qui m'ont dit que l'attitude et l'orientation à l'époque, c'était que l'Irak était sur la voie du rétablissement et qu'elle avait les ressources nécessaires pour protéger les minorités. Du coup, il y a eu un désengagement, ne serait-ce que sur le plan diplomatique, on a cessé d'exprimer des craintes quant à la protection des minorités et de créer des programmes en fonction des doléances exprimées à Ninive et ailleurs.
    Pour revenir à une question précédente, pour que le Canada cherche davantage à régler le conflit politique entre Bagdad et Erbil, il doit y avoir une ou plusieurs voix dans la communauté internationale qui rappellent la nécessité de résoudre le problème. Je suis très inquiète de voir qu'on se renvoie la balle année après année sous prétexte que l'Irak se porterait mieux et gagnerait en stabilité. Pour les communautés qui sont prises là-bas, l'incertitude continue de créer des vulnérabilités inhérentes, et ceux qui en souffrent le plus, ce sont les minorités vulnérables. Le Canada pourrait avoir un rôle unique à jouer à cet égard. Compte tenu de notre propre histoire, je pense que nous aurions peut-être plus de crédibilité pour intervenir que beaucoup d'autres.

  (1400)  

    Merci.
    Je vous remercie infiniment de votre témoignage devant le Comité aujourd'hui. Il était très pertinent pour nous d'entendre votre point de vue.
    Je vous remercie beaucoup de m'en avoir donné la chance. Je vous souhaite à tous la meilleure des chances.
    Merci.
    La séance est levée.
Explorateur de la publication
Explorateur de la publication
ParlVU