Les droits et immunités des députés

L’étendue des droits, privilèges et immunités des députés est limitée par la Constitution. Il existe une liste reconnue qui ne peut s’enrichir que s’il peut être clairement démontré que les députés doivent jouir du privilège revendiqué pour exercer leurs fonctions parlementaires. Le privilège pourrait également être énoncé dans un texte de loi, dans la mesure où il n’est pas plus vaste que celui qui existait au Royaume-Uni au moment de la Confédération.

Les droits, privilèges et immunités des députés peuvent être regroupés sous les rubriques suivantes :

  • la liberté de parole ;
  • l’immunité d’arrestation dans les affaires civiles ;
  • l’exemption du devoir de juré ;
  • l’exemption de l’obligation de comparaître comme témoin devant un tribunal ;
  • la protection contre l’obstruction, l’ingérence, l’intimidation et la brutalité.

La liberté de parole

Le droit de loin le plus important qui soit accordé aux députés est celui de l’exercice de la liberté de parole dans le cadre des délibérations parlementaires. On l’a décrit comme :

[…] un droit fondamental, sans lequel ils [les députés] ne pourraient remplir convenablement leurs fonctions. Cette liberté leur permet d’intervenir sans crainte dans les débats de la Chambre, de traiter des sujets qu’ils jugent pertinents et de dire tout ce qui, à leur avis, doit être dit pour sauvegarder l’intérêt du pays et combler les aspirations de leurs électeurs145.

Il s’est écrit beaucoup de choses sur ce sujet au cours des siècles en Grande-Bretagne, au Canada et dans tout le Commonwealth146. Dans Odgers’ Australian Senate Practice, ce privilège est décrit en des termes plus larges comme étant l’immunité de mise en accusation ou d’interrogatoire devant les tribunaux pour tout ce qui a trait aux délibérations du Parlement147. On y affirme également que c’est la seule immunité que possèdent les deux chambres du Parlement et leurs membres ainsi que les comités en ce qui touche la teneur des propos tenus dans le cours des délibérations148. Selon Odgers, il y a deux types d’immunité :

Il y a, premièrement, l’immunité de poursuite civile ou criminelle et l’immunité d’examen judiciaire, dont bénéficient les parlementaires, les témoins et les autres personnes qui participent aux travaux du Parlement […] et, deuxièmement, l’immunité de contestation et de mise en cause judiciaires, qui protège les délibérations parlementaires proprement dites149.

La même position a été adoptée au Canada dans une décision de la Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires, selon laquelle l’utilisation des transcriptions d’un comité pour le contre-interrogatoire des témoins dans une enquête publique pourrait faire en sorte que les délibérations du comité soient contestées ou mises en doute. La Cour fédérale a confirmé cette décision150.

Le droit à la liberté de parole est protégé par la Loi constitutionnelle de 1867 et la Loi sur le Parlement du Canada151. L’existence légale du privilège parlementaire relatif à la liberté de parole remonte à l’adoption du Bill of Rights anglais en 1689. Même s’il visait à contrecarrer les attaques de la part de la Couronne, il interdisait également toute poursuite de la part d’une personne de l’extérieur de la Chambre contre un député pour ce qu’il pouvait avoir dit ou fait au Parlement. L’article 9 de ce texte de loi établit que « l’exercice de la liberté de parole et d’intervention dans les débats et délibérations du Parlement ne peut être contesté ou mis en cause devant un tribunal quelconque ni ailleurs qu’au Parlement152 ».

Les tribunaux ont confirmé que la liberté de parole, généralement considérée comme un privilège individuel, est aussi un privilège collectif de la Chambre. Les motions adoptées par la Chambre expriment l’opinion collective de ses membres et ne peuvent donc pas être contestées en justice153.

Les délibérations du Parlement

En général, on considère que le privilège de la liberté de parole se limite aux « délibérations du Parlement ». Le Bill of Rights anglais ne contient aucune définition de l’expression « délibérations du Parlement », et la loi canadienne ne définit pas non plus cette notion. Voici la définition qu’en donne May :

Le mot « délibérations », dans le sens premier qu’on lui donne dans le langage parlementaire, depuis au moins le XVIIe siècle, désigne une activité officielle, généralement en vue de prendre une décision, accomplie par la Chambre dans l’exercice de sa compétence collective. Si les affaires dans le cadre desquelles la Chambre prend des mesures et des décisions relèvent clairement des travaux, les débats en constituent une part intrinsèque comme le souligne leur inclusion dans le libellé de l’article IX. C’est généralement en s’exprimant verbalement qu’un député prend part à ces délibérations, mais également en posant divers actes officiellement reconnus, comme voter, donner avis d’une motion ou encore présenter une pétition ou un rapport de comité, la plupart de ces actes permettant de faire l’économie du temps de parole au cours des délibérations. Les fonctionnaires de la Chambre participent à ses délibérations principalement en donnant suite aux ordres de la Chambre, qu’ils soient généraux ou particuliers. Les membres du public peuvent également participer aux délibérations de la Chambre, par exemple en comparaissant devant elle ou devant l’un de ses comités, ou encore en veillant à la présentation de pétitions154.

Le Parlement en Australie a adopté le Parliamentary Privileges Act 1987 qui définit les « délibérations du Parlement » en ces termes :

[…] tout ce qui se dit ou se fait dans le cadre des travaux d’une Chambre ou d’un comité ou en relation avec ces travaux, notamment et sans limiter la généralité de ce qui précède :

  1. le fait de témoigner devant une Chambre ou un comité et le témoignage lui-même ;
  2. la présentation d’un document à une Chambre ou à un de ses comités ;
  3. la préparation d’un document à ces mêmes fins ou à des fins connexes ;
  4. la rédaction, la production ou la publication d’un document, y compris un rapport, par suite d’un ordre d’une Chambre ou d’un comité et le document lui-même155.

En se fondant sur les nombreux jugements rendus par les tribunaux canadiens qui ont eu à appliquer le droit relatif au privilège parlementaire, il ressort clairement qu’ils ont une bonne compréhension du sens de cette expression et la considèrent comme faisant partie intégrante du droit canadien. Ils se sont toutefois montrés réticents à étendre en dehors du cadre des délibérations parlementaires la portée de l’immunité découlant du privilège de la liberté de parole. Autrement dit, bien que le rôle du député ait considérablement évolué depuis le XVIIe siècle, à l’époque où cette règle a été énoncée dans le Bill of Rights, 1689, les tribunaux ont, à quelques exceptions près, restreint l’application de cette immunité au rôle traditionnel des députés comme législateurs et participants aux débats parlementaires156.

L’importance de la liberté de parole

La liberté de parole permet aux députés de formuler librement toute observation à la Chambre ou en comité en jouissant d’une complète immunité de poursuite criminelle ou civile157. Cette liberté est essentielle à la conduite efficace des travaux de la Chambre. Elle permet aux députés de faire, à propos d’organismes ou de personnes de l’extérieur, des déclarations ou des allégations qu’ils hésiteraient peut-être à faire sans la protection du privilège. Bien qu’elle soit souvent critiquée, la liberté dont jouit le député de formuler des allégations qu’il croit sincèrement fondées ou qui, selon lui, mériteraient à tout le moins de faire l’objet d’une enquête, est fondamentale. La Chambre des communes ne saurait mener efficacement ses travaux si les députés ne pouvaient pas s’y exprimer en toute liberté et y formuler des critiques sans devoir en rendre compte à des organismes de l’extérieur. Il n’y aurait pas de liberté de parole si tout devait être prouvé avant même d’être exprimé. En 1984, dans une décision sur une question de privilège, le Président Bosley a affirmé : « Les députés ont le privilège absolu d’intervenir à la Chambre ou aux comités et il serait très difficile de juger qu’une déclaration faite sous le couvert de l’immunité parlementaire constitue une violation des privilèges158 ».

La Chambre accorde également ce droit aux personnes qui comparaissent devant elle ou l’un de ses comités pour les encourager à communiquer toute l’information avec franchise sans crainte de représailles ou d’autres actions défavorables. En 2005, la Cour d’appel fédérale a déterminé que les témoignages faits devant un comité parlementaire tombent sous le coup du privilège parlementaire, celui-ci étant nécessaire au fonctionnement du Parlement pour trois raisons : « pour encourager les témoins à parler ouvertement devant le comité parlementaire, pour permettre au comité d’exercer sa fonction d’enquête et, de façon plus secondaire, pour éviter les conclusions de fait contradictoires159 ».

En 2007, la Cour fédérale a reconnu à nouveau que le privilège parlementaire protège les déclarations des témoins devant les comités de la Chambre :

[…] même si les témoins qui comparaissent devant un comité parlementaire ne sont pas des membres du Parlement, ils ne sont pas non plus des étrangers à la Chambre. Ils sont plutôt des invités à qui est conféré le privilège parlementaire parce que, comme pour les membres, le privilège est nécessaire pour faire en sorte qu’ils soient en mesure de parler ouvertement, sans craindre que leurs propos soient utilisés par la suite pour les discréditer dans une autre instance […]160.

La Cour a confirmé que le privilège parlementaire « empêche plutôt d’autres instances d’obliger des membres du Parlement ou des témoins ayant comparu devant des comités à répondre de déclarations faites dans l’accomplissement de leurs fonctions à la Chambre161 ».

Bien que le privilège parlementaire protège les témoignages faits devant les comités parlementaires, ceux-ci prennent au sérieux les allégations de mensonge ou de tromperie et peuvent y donner suite162. Si un comité détermine qu’un témoin a présenté un témoignage mensonger, il peut en faire rapport à la Chambre163. Seule la Chambre peut décider si le témoin a délibérément induit en erreur le comité et a commis un outrage à la Chambre et peut choisir la mesure punitive pertinente164. Si la Chambre établit qu’un témoin a menti dans son témoignage sous serment et si elle le juge bon, elle peut renoncer à son privilège à l’égard du témoignage et renvoyer l’affaire à la Couronne, qui déterminera si elle a suffisamment d’éléments de preuve pour accuser le témoin de parjure en raison de déclarations mensongères faites délibérément devant un comité parlementaire165.

Les limites de la liberté de parole

Propos tenus en dehors des délibérations

Le privilège de la liberté de parole n’est pas sans bornes, et il subsiste à cet égard des zones grises. Les députés peuvent avoir la certitude que les propos qu’ils tiennent à la Chambre et à l’occasion d’autres délibérations officielles bénéficient de l’immunité, mais ils ne peuvent savoir avec assurance jusqu’où va par ailleurs leur liberté de parole et d’action en tant que parlementaires166. Leur privilège parlementaire de la liberté de parole s’applique à ce qu’ils expriment à la Chambre et dans le cadre des autres travaux de la Chambre, mais pas nécessairement en entier aux comptes rendus qu’en donnent les journaux ou autres sources extérieures au Parlement. Par exemple, un député qui rediffuse ses propos autrement que par la voie du compte rendu officiel ne bénéficie pas forcément de son privilège parlementaire.

Les députés devraient savoir que leurs déclarations, qui sont absolument protégées par le privilège quand elles sont faites à l’occasion des délibérations parlementaires, ne le sont pas nécessairement quand elles sont reprises dans un autre contexte, comme dans un communiqué de presse, dans un envoi postal collectif, sur un site Internet, dans une entrevue télévisée ou radiodiffusée, dans une assemblée publique ou à leur bureau de circonscription. Les députés agissent également à leurs risques quand ils communiquent, autrement que dans le cadre de délibérations parlementaires, des documents susceptibles d’être considérés comme diffamatoires. C’est ainsi que les observations que formule un député lors d’une assemblée à laquelle il participe en sa qualité de représentant élu — mais ailleurs que dans l’enceinte du Parlement — ne seraient probablement pas protégées par le privilège, même s’il ne s’agit que de citations de ses propres propos exprimés dans des délibérations parlementaires167. Il ne devrait donc pas se servir des moyens de télécommunication, y compris des technologies comme le courrier électronique et Internet, pour transmettre des textes qui pourraient être considérés comme diffamatoires.

La publication de textes diffamatoires a été considérée par la plupart des tribunaux comme n’étant pas protégée par le privilège parlementaire dès lors qu’elle ne s’inscrit pas dans le processus parlementaire168. Même la correspondance entre deux députés sur une politique donnée peut ne pas être considérée comme protégée169. Les tribunaux optent systématiquement pour une interprétation « fonctionnelle » du privilège parlementaire, en ce sens que lorsqu’ils sont appelés à examiner toute nouvelle situation dans laquelle un député peut s’être placé, ils le font selon la fonction et le but pour lesquels le privilège parlementaire avait été institué au départ, à savoir permettre aux députés de débattre sans crainte au Parlement des politiques gouvernementales. En 2006, la Cour fédérale a confirmé que le privilège parlementaire ne protège pas les communications avec les électeurs, parce que celles-ci ne font pas partie des délibérations parlementaires170.

L’exercice abusif de la liberté de parole

Le privilège de la liberté de parole est une immunité très puissante et la présidence a à l’occasion mis les députés en garde contre son utilisation abusive. Dans une décision concernant une question de privilège rendue en 1987, le Président Fraser a longuement insisté sur l’importance de la liberté de parole et sur la nécessité pour les députés d’être prudents dans leurs propos :

Seulement deux sortes d’institutions de ce pays jouissent de ce privilège très impressionnant [celui de la liberté de parole] — le Parlement et les Assemblées législatives d’une part, les tribunaux de l’autre. Ces institutions sont protégées par le privilège absolu parce qu’il faut absolument pouvoir dire la vérité, poser n’importe quelles questions et discuter en toute liberté. Le privilège absolu permet à ceux qui assument leurs fonctions légitimes dans ces institutions très importantes de l’État de ne pas être exposés à d’éventuelles poursuites judiciaires. C’est nécessaire dans l’intérêt national : cette protection est d’ailleurs jugée nécessaire depuis des siècles dans notre régime démocratique. Il permet à notre système judiciaire et à notre système parlementaire de fonctionner en toute liberté.

Un tel privilège donne de lourdes responsabilités à ceux qu’il protège. Je songe en particulier aux députés. Les conséquences d’un abus risquent d’être terribles. Des innocents risquent d’être victimes de diffamation sans avoir aucun recours. Des réputations risquent d’être ruinées par de fausses rumeurs. Tous les députés se rendent compte qu’ils doivent exercer avec prudence le privilège absolu qui leur confère une liberté de parole totale. C’est pourquoi de vieilles traditions visent à prévenir de tels abus à la Chambre171.

Le Président Parent a lui aussi insisté sur la nécessité pour les députés de faire preuve d’une grande prudence en utilisant leur droit de s’exprimer librement à la Chambre :

[…] la liberté de parole est un élément fondamental de notre régime politique et parlementaire. Tout député a le droit de se lever à la Chambre et d’exprimer librement son opinion. Toutefois, lorsque le débat porte sur un sujet délicat, comme c’est souvent le cas, les députés doivent songer aux répercussions possibles de leurs déclarations et, par conséquent, être prudents dans le choix des mots et du ton employés172.

La présidence a parfois fait valoir que, même s’il est nécessaire que les députés puissent exprimer librement et directement leurs opinions, il est également important que la réputation de citoyens ne soit pas injustement attaquée. En se prononçant sur une question de privilège touchant une personne qui n’était pas député, le Président Fraser s’est dit préoccupé de ce que le nom de cette personne ait été mentionné : « Cependant, nous vivons à une époque où tout ce qui se dit dans cette enceinte est répété dans tout le pays, et c’est pourquoi j’ai signalé et je répète qu’il convient de se montrer prudent et de se rappeler qu’il ne faut pas abuser de ce grand privilège qui est le nôtre173 ». Le Président Milliken a fait écho à ces propos, déclarant :

Il incombe à tous les députés de faire preuve d’équité à l’égard de ceux qui ne sont pas en mesure de se défendre174.

Le Président Fraser a également signalé que l’utilisation d’expressions imagées ou d’insinuations à l’égard de personnes ou de leur association à d’autres personnes suscite parfois de vives réactions qui, inévitablement, sèment la pagaille à la Chambre. À propos des références à des personnes à l’extérieur de la Chambre, il s’est dit d’accord avec la suggestion que la Chambre fasse preuve de considérablement de retenue « lorsqu’on fait, au sujet de quelqu’un qui n’est pas à la Chambre, des observations qui seraient considérées comme diffamatoires si elles étaient faites à l’extérieur de la Chambre175 ». Comme l’a indiqué le Président Milliken en 2003 :

La présidence décourage les députés de désigner les personnes par leur nom dans leurs discours s’ils disent du mal de ces dernières, car, le privilège parlementaire s’appliquant à ce qu’ils disent, leurs propos portant atteinte à la réputation d’une personne ou à la personne elle-même pourraient être publiés et protégés par le privilège parlementaire, empêchant la personne visée d’intenter la moindre action à l’égard de ces déclarations176.

La convention du sub judice

Il existe d’autres restrictions à l’exercice du privilège de la liberté de parole, tout particulièrement la convention du sub judice (c’est-à-dire sur les affaires qui sont devant un juge ou un tribunal d’archives)177. Il est couramment admis que l’on devrait, dans l’intérêt de la justice et du « fair play », imposer certaines limites à la liberté qu’ont les députés de se référer, dans le cours des délibérations, à des affaires en instance devant les tribunaux. On s’entend également pour dire que ces affaires ne devraient faire l’objet ni de motions ni de questions à la Chambre. L’interprétation de cette convention, par ailleurs vaguement définie, est laissée au jugement du Président. Le terme « convention » est employé à dessein, car il n’existe aucune règle pour interdire aux parlementaires d’aborder une affaire en instance devant les tribunaux. La Chambre tient à s’imposer de telles limites pour empêcher que le fait de débattre publiquement de l’affaire ne cause préjudice à l’accusé ou à une partie au procès ou à l’enquête judiciaire178. Bien qu’il existe une certaine jurisprudence pouvant servir de guide à la présidence, on n’a jamais pris soin de codifier cette pratique à la Chambre des communes179.

La convention du sub judice est importante dans la conduite des travaux de la Chambre. Elle protège les droits des parties à un procès devant les tribunaux et préserve et maintient la séparation et le respect mutuel entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire. La convention concilie la liberté de parole avec la nécessaire existence d’un pouvoir judiciaire indépendant et impartial.

De la façon dont l’usage a évolué, c’est maintenant la présidence elle-même qui établit quelle est sa compétence relativement aux affaires en instance devant les tribunaux180. En 1977, le Comité spécial sur les droits et immunités des députés a recommandé, dans son premier rapport, que l’imposition de la convention soit discrétionnaire et que, si la situation n’est pas claire, la présidence favorise la poursuite du débat plutôt que d’appliquer la convention181. Depuis la présentation de ce rapport, la présidence a suivi ces lignes directrices dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire182.

Dans une décision rendue en 2013, le Président Scheer s’est penché sur ces questions :

À titre de Président, je dois m’efforcer de trouver le juste équilibre entre le droit de la Chambre de débattre d’une question et les effets que ce débat pourrait avoir. Cela revêt une importance particulière étant donné que la convention relative aux affaires en instance vise justement à préserver les décisions judiciaires de toute influence indue.

[…] dans le cas qui nous occupe, bien que la convention relative aux affaires en instance n’empêche pas la tenue d’un débat sur le sujet, il demeure que le cœur de la question de privilège se trouve encore à l’étude devant les tribunaux, qui n’ont pas encore rendu leur décision. Je crois que la Chambre devrait se montrer prudente si elle devait prendre des mesures pouvant donner lieu à une enquête qui, à de nombreux égards, dupliquerait la procédure judiciaire, d’autant plus que le ministre de la Justice et procureur général du Canada est déjà partie à l’instance et se trouverait au centre de tout examen que pourrait mener la Chambre sur la question183.

L’autorité de la présidence

La liberté de parole des députés est également limitée du fait qu’aux termes du Règlement de la Chambre des communes, la présidence a le pouvoir de maintenir l’ordre et le décorum et, au besoin, d’ordonner à un député de regagner son siège si, dans le cours d’un débat, il persiste à s’éloigner du sujet ou ne fait que se répéter, ou encore de désigner par son nom un député qui passe outre à l’autorité de la présidence et de lui ordonner de se retirer184.

Renonciation au privilège de la liberté de parole

Il appartient à la Chambre de déterminer comment elle exerce ses privilèges et si elle veut les affirmer ou non. Il est arrivé qu’on la prie de renoncer à son privilège de la liberté de parole pour que ses délibérations et les transcriptions de ses séances puissent être examinées en cour ou ailleurs. À deux occasions, en 1892 et en 1978, à la demande d’une autorité judiciaire, la Chambre a choisi de ne pas insister sur son privilège de la liberté de parole.

À la fin des années 1880, Thomas McGreevy (Québec-Ouest) a été accusé d’abus de pouvoir pour avoir accepté des pots-de-vin et avoir offert d’user de son influence en vue d’aider la firme Larkin, Connolly & Co. à obtenir un contrat de dragage pour le port de Québec. L’affaire a été renvoyée au Comité permanent des privilèges et des élections. Lors de sa comparution devant le Comité, M. McGreevy a refusé de répondre aux questions qui lui étaient posées sur ses relations avec la firme. Il a finalement été expulsé de la Chambre, et des accusations de conspiration devaient être portées contre lui et M. Nicholas Connolly, associé à la firme Larkin, Connolly & Co. Afin d’obtenir le mandat nécessaire à la mise en accusation des deux hommes, le procureur de la Couronne avait déposé auprès du juge les transcriptions des témoignages présentés au Comité. Le juge a refusé de tenir compte de ces transcriptions parce que leur contenu était protégé par le privilège parlementaire. Par suite d’un contrôle judiciaire, la Haute Cour de justice de l’Ontario a confirmé la décision du juge de première instance et ajouté que la Chambre des communes pouvait décider de renoncer à son privilège. Le 12 avril 1892, la Chambre a résolu d’autoriser la production des transcriptions auprès du juge ; elle a spécifié qu’en autorisant cet usage particulier, elle ne cédait toutefois aucun de ses privilèges185.

En 1978, le Comité permanent de la justice et des questions juridiques a tenu des audiences sur de prétendus actes répréhensibles de la part de membres de la GRC. Certains témoins ont demandé et obtenu de témoigner à huis clos. Quelques mois plus tard, une commission d’enquête a été établie. Au cours de l’enquête, la commission a demandé d’avoir accès aux enregistrements et aux transcriptions des réunions à huis clos. Le 14 décembre 1978, la Chambre des communes a ordonné que « le Comité soit autorisé à mettre tous témoignages recueillis à huis clos à la disposition de la Commission d’enquête […] aux conditions établies par le Comité186 ». Le Comité hésitait à divulguer ces témoignages, car il avait donné aux témoins l’assurance qu’ils témoigneraient à huis clos. Il a écrit à chacun des témoins pour leur demander la permission de faire examiner leurs témoignages par la commission. Ayant reçu les permissions demandées, le Comité a fait parvenir les transcriptions à la commission à la condition qu’elle en fasse l’examen à huis clos et les lui renvoie sans tarder.

En 2004, la Chambre des communes a été appelée encore une fois à renoncer à son privilège de la liberté de parole. Une commission d’enquête (appelée commission Gomery, d’après le nom de son commissaire, le juge John Gomery) avait été créée pour enquêter et faire rapport sur les questions soulevées dans le rapport de novembre 2003 de la vérificatrice générale concernant le programme de commandites et les activités publicitaires du gouvernement du Canada. On avait voulu savoir si l’avocat de la commission pouvait contre-interroger des témoins en se servant des témoignages qu’ils avaient faits devant le Comité permanent des comptes publics au cours des audiences sur le rapport187. Après avoir examiné la demande, le Comité permanent des comptes publics a présenté un rapport à la Chambre le 5 novembre 2004. Il recommandait que la Chambre réaffirme tous les privilèges, pouvoirs et immunités prévus à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, à l’article 4 de la Loi sur le Parlement du Canada et à l’article 9 du Bill of Rights de 1689, ainsi que l’octroi de ces privilèges aux comités de la Chambre et à quiconque participe à leurs délibérations. De plus, le Comité recommandait que la question de savoir dans quelles circonstances la Chambre peut renoncer aux privilèges, et si elle peut le faire pour la commission Gomery, soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre. La Chambre a adopté le rapport le 15 novembre 2004188. Dans son 14e rapport, présenté à la Chambre et adopté le 18 novembre 2004, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre a recommandé que la Chambre réaffirme les privilèges et immunités mentionnés dans le troisième rapport du Comité permanent des comptes publics et continue de protéger les témoignages, observations et dépositions de toutes les personnes qui ont témoigné devant ce comité189. Plus précisément, le Comité a fait valoir ce qui suit :

Certains témoins qui ont comparu devant le Comité permanent des comptes publics avaient reçu une assurance orale ou écrite, et d’autres pouvaient supposer, que leur témoignage serait protégé par le privilège parlementaire. Leur retirer cette protection après coup serait injuste envers eux et, en principe, ce serait contraire à l’intérêt supérieur du Parlement et aux droits parlementaires. Les députés et autres personnes qui prennent part aux délibérations parlementaires doivent avoir l’assurance qu’ils jouissent d’une entière liberté d’expression afin de pouvoir être aussi transparents et francs que possible190.

En 2007, la Chambre a été priée à nouveau de renoncer à son privilège de la liberté de parole pour que le témoignage d’une personne qui avait comparu devant le Comité permanent des comptes publics, à l’égard de son étude sur l’administration des régimes de retraite et d’assurance de la GRC, puisse être produit en preuve dans une poursuite criminelle. Après avoir examiné la demande, le Comité a recommandé que la Chambre réaffirme « les privilèges et immunités parlementaires [de la liberté de parole], notamment l’interdiction d’utiliser des témoignages reçus par un comité parlementaire dans d’autres procédures judiciaires, y compris des enquêtes qui pourraient mener à des poursuites au criminel ». Il a de plus recommandé que la Chambre ne renonce pas au privilège parlementaire dans ce cas particulier191. La Chambre a adopté le rapport le jour même192.

De même, en 2009, la Commission d’enquête concernant les allégations au sujet des transactions financières et commerciales entre Karlheinz Schreiber et le très honorable Brian Mulroney a demandé à la Chambre des communes la permission de faire mention, dans le cadre de ses audiences, des témoignages prononcés devant le Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique. Le Comité a recommandé que « tous les droits, immunités et délibérations du Comité permanent de l’accès à l’information, de la protection des renseignements personnels et de l’éthique ainsi que les témoignages, observations et dépositions de toutes les personnes qui y participent continuent d’être protégés par les privilèges et immunités de cette Chambre […] ». La Chambre a adopté le rapport193 le jour de sa présentation.

Les Parlements du Royaume-Uni, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande ont tous créé un comité pour déterminer si, et dans quelle mesure, l’assemblée pourrait renoncer à la protection de l’article 9 du Bill of Rights, 1689. Les trois comités ont conclu que, à défaut d’y être clairement autorisée, l’assemblée ne peut pas ou ne devrait pas renoncer à son privilège :

  • Les dispositions de l’article 9 revêtent une importance d’intérêt public et ont été édictées pour la protection de l’intérêt public, de sorte qu’elles ne peuvent faire l’objet d’une renonciation sans modification législative préalable ;
  • Si la renonciation pouvait être autorisée par un vote de la majorité simple, elle pourrait être utilisée de façon abusive par la majorité aux dépens d’une minorité ou d’un seul député ;
  • Une renonciation pourrait faire obstacle à la liberté de parole puisqu’un intervenant ne saurait pas si la protection du privilège de la Chambre serait retirée à une date ultérieure ;
  • Une renonciation pourrait entraîner d’autres demandes de renonciation et en accroître la fréquence ;
  • Les dispositions de l’article 9 ne font pas que donner à la Chambre le droit constitutionnel à la liberté de parole ; elles restreignent également la compétence des tribunaux et d’autres organismes. Rien ne prouve qu’à elle seule la Chambre peut, en renonçant à son privilège, élargir la compétence des tribunaux circonscrite par la Constitution194.

L’immunité d’arrestation dans les affaires civiles

L’immunité d’arrestation en matière civile est le plus ancien privilège de la Chambre des communes ; au Royaume-Uni, elle a été accordée aux députés avant même la liberté de parole195. Cette immunité existe du fait que la Chambre jouit d’un droit prioritaire de bénéficier de la présence et des services de ses députés, à l’abri de toute contrainte ou intimidation. Elle s’applique notamment dans le cas où un député devrait normalement faire l’objet d’une arrestation dans une affaire civile. Elle ne vaut pour prévenir l’arrestation ou l’emprisonnement que dans des affaires civiles ; elle n’interfère pas avec l’administration de la justice pénale.

L’immunité d’arrestation ne protège pas les députés dans une affaire criminelle196. Le fait est que les députés ne sont pas au-dessus des lois. Ce principe concorde avec celui qu’a énoncé la Chambre des communes britannique lors d’une conférence qu’elle a eue avec la Chambre des lords en 1641. On avait alors établi que « le privilège parlementaire doit servir le Commonwealth et non l’affaiblir197 ». Dans son rapport de 1967, le Select Committee on Parliamentary Privilege de la Chambre des communes britannique a fait observer qu’il ne voyait rien qui puisse justifier, sauf dans des circonstances exceptionnelles, qu’un député ait le droit d’échapper au processus judiciaire normal198.

Le droit à la protection contre l’ingérence dans l’exercice des fonctions parlementaires ne s’applique pas aux actes qui sont accomplis par un député en dehors des délibérations du Parlement et qui pourraient mener à des accusations criminelles. Les infractions criminelles incluent la trahison, la félonie, l’atteinte à l’ordre public, les infractions aux lois provinciales (à caractère quasi criminel) entraînant l’application d’une procédure sommaire prévue au Code criminel, les effractions, l’enlèvement, l’impression et la publication d’écrits diffamatoires séditieux et l’outrage au tribunal (sauf dans une affaire civile). Un député soupçonné, accusé ou reconnu coupable d’un acte criminel est exactement dans la même position qu’un autre citoyen, sauf si l’infraction en question est liée aux délibérations du Parlement199.

Si un député est accusé d’infraction à la loi, il doit, comme tout citoyen, se soumettre au processus normal d’exécution de la loi. Agir autrement équivaudrait à bafouer le système de justice. Le député qui commet un outrage au tribunal en matière civile est protégé par le privilège parlementaire de l’immunité d’arrestation, mais cette immunité ne protège pas le député accusé d’une affaire criminelle200. Dans le cas où un député est arrêté pour une infraction criminelle ou est accusé d’outrage au tribunal, les autorités judiciaires devraient en aviser la Chambre si l’incident survient en cours de session201. De même, si un député est condamné à la prison, le juge ou le magistrat en informe la Chambre au moyen d’une lettre adressée à la présidence202.

Un député jouit du privilège de l’immunité d’arrestation dans les affaires civiles dès qu’il devient officiellement député, c’est-à-dire à compter du moment où le directeur du scrutin fait rapport du bref de son élection. Ce privilège s’applique pendant que la Chambre siège, de même que durant les 40 jours qui précèdent ou suivent la tenue d’une session et dans les 40 jours suivant la dissolution d’une législature203.

Les hauts fonctionnaires de la Chambre qui sont obligés, de par leurs fonctions, d’être physiquement présents au service de la Chambre sont protégés contre l’arrestation en matière civile, tout comme les témoins et les autres personnes devant y être présentes, pendant qu’ils entrent au Parlement, quittent les lieux et assistent aux travaux de la Chambre ou de l’un de ses comités204.

L’exemption du devoir de juré

Étant donné que la Chambre des communes a un droit prioritaire à bénéficier de la présence et des services de ses députés et que les tribunaux disposent d’un important bassin de personnes qu’ils peuvent appeler à agir comme jurés, il n’est pas essentiel que les députés soient obligés d’accepter de faire partie d’un jury. C’est ce que voulait la tradition au Royaume-Uni depuis bien avant la Confédération, et c’est la pratique au Canada depuis 1867205. Le devoir des députés de s’acquitter de leurs fonctions de représentants élus est dans l’intérêt supérieur de la nation et est considéré comme ayant priorité sur toute obligation d’agir comme juré. Ce principe a d’ailleurs été reconnu en droit206.

L’un des droits de la Chambre est d’assurer la protection de ses fonctionnaires et de veiller à ce qu’ils puissent assister à ses délibérations. Par conséquent, les hauts fonctionnaires de la Chambre sont dispensés de faire partie d’un jury au même titre que les parlementaires. Il en va de même des personnes sommées de comparaître devant la Chambre ou l’un de ses comités207.

L’exemption de l’obligation de comparaître comme témoin devant un tribunal

Étant donné le droit prioritaire de la Chambre de bénéficier de la présence et des services de ses députés quand elle est en session, ceux-ci sont exemptés de l’obligation normalement imposée à tout citoyen de se conformer à une citation à comparaître comme témoin devant un tribunal208. L’exemption s’applique aux affaires entendues par les tribunaux civils, criminels et militaires209. Ce privilège n’étant toutefois pas censé être utilisé pour empêcher la justice de suivre son cours, il est fréquent qu’un député renonce à l’exercer, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une poursuite pénale210. Un député fédéral qui a reçu en cours de session une citation à comparaître devant un tribunal ou une autre forme d’assignation peut s’y rendre s’il estime que son absence risque de perturber le cours de la justice. Il demeure cependant en droit de se prévaloir de son privilège de refuser de témoigner devant un tribunal211. Un député peut témoigner de son propre gré et sans aucune formalité, même un jour de séance de la Chambre212, mais s’il accepte de le faire, il renonce à la protection que lui confère ce privilège213.

Les députés sont dispensés de l’obligation de comparaître comme témoin devant un tribunal pendant que la Chambre siège, de même que durant les 40 jours qui précèdent ou suivent une session et dans les 40 jours qui suivent la dissolution d’une législature214. L’immunité s’applique aussi aux périodes de prorogation du Parlement. Le Président Fraser a confirmé ce principe dans une décision rendue en mai 1989 : « […] le droit d’un député de refuser de comparaître comme témoin devant un tribunal au cours d’une session du Parlement et dans les 40 jours qui précèdent ou suivent une telle session est un droit indiscuté et inaliénable appuyé par une foule de précédents215 ».

Les tribunaux n’ont pas toujours souscrit à ce point de vue. En 2003, les tribunaux de la Colombie-Britannique ont été saisis de la question de l’étendue du privilège et ont jugé que le privilège ne s’applique pas au-delà de la session216. En 2007, la Cour d’appel du Québec a confirmé une décision de la Cour supérieure du Québec selon laquelle l’exemption de comparaître comme témoin au cours d’une session parlementaire ne s’applique pas à un député qui est partie à un litige. S’appuyant sur le Parliamentary Privileges Act, 1770 du Royaume-Uni, la Cour a déclaré que les obligations juridiques du député avaient priorité sur ses responsabilités parlementaires. Elle a néanmoins exhorté les parties et les tribunaux à essayer de fixer des dates pour le procès en tenant compte du calendrier parlementaire217.

La situation est différente en Ontario. Les tribunaux de cette province ont établi que le privilège s’applique au cours des 40 jours qui précèdent et suivent chaque session218. Ils ont également déterminé qu’une assignation pour interrogatoire équivaut à une assignation à comparaître comme témoin et que, par conséquent, la période d’exemption de 40 jours précédant et suivant une session parlementaire s’applique219.

De même que dans le cas de l’exemption du devoir de juré, tout haut fonctionnaire de la Chambre ou toute personne tenue de comparaître comme témoin devant la Chambre ou l’un de ses comités est dispensé de l’obligation de comparaître devant un tribunal si ses services sont requis par la Chambre220.

La protection contre l’obstruction, l’ingérence, l’intimidation et la brutalité

Les députés, de par la nature de leur fonction et la variété des travaux qu’ils sont appelés à accomplir, entrent en contact avec un large éventail de personnes et de groupes. Ils sont donc exposés à subir toutes sortes d’ingérences, d’obstructions et d’influences.

Afin de s’acquitter de leurs fonctions parlementaires, les députés doivent pouvoir se livrer à leurs activités parlementaires sans être dérangés. Les voies de fait, les menaces et les insultes à l’égard d’un député au cours des délibérations du Parlement, ou alors qu’il circule dans l’enceinte parlementaire, constituent une atteinte aux droits du Parlement. Toute forme d’intimidation envers un député en raison de ses agissements au cours des délibérations du Parlement peut être considérée comme un outrage221.

La loi traite de certaines questions de ce genre, notamment du trafic d’influence, de l’acceptation de pots-de-vin et des tractations électorales malhonnêtes222. Au fil des ans, des députés ont régulièrement porté à l’attention de la Chambre des cas où, selon eux, il y avait eu tentative d’obstruction, de nuisance, d’ingérence, d’intimidation ou de brutalité à leur endroit ou à l’endroit de leur personnel ou de personnes qui avaient affaire à eux ou à la Chambre. Strictement parlant, de tels actes sont considérés comme des outrages à l’autorité de la Chambre et non comme des atteintes aux privilèges223. Comme ces questions sont étroitement liées au droit de la Chambre de bénéficier des services de ses députés, elles sont toutefois souvent considérées comme des atteintes aux privilèges.

La présidence a régulièrement réaffirmé que la Chambre se devait de protéger contre toute intimidation, obstruction ou ingérence son droit de bénéficier des services de ses députés. Le Président Lamoureux a signalé, dans une décision rendue en 1973, qu’il n’hésitait pas à affirmer que « […] le privilège parlementaire comprend le droit pour un député de s’acquitter de ses fonctions de représentant élu sans avoir à subir aucune menace ou tentative d’intimidation224 ». Comme l’a fait observer le Président Bosley en 1986 :

Si un député est gêné ou entravé dans l’accomplissement de ses fonctions parlementaires par des menaces, des intimidations, des tentatives de corruption ou d’autres comportements inacceptables, c’est une violation de privilège. Si un député pouvait dire que quelque chose l’a empêché de remplir ses fonctions, qu’il a été menacé, intimidé ou indûment influencé, la présidence prendrait l’affaire en considération225.

Dans une décision sur une autre question de privilège, le Président Bosley a en outre fait observer que la menace ou tentative d’intimidation ne saurait être hypothétique ; elle doit être réelle ou avoir été faite226.

Pour qu’il y ait à première vue matière à question de privilège, la présidence doit être convaincue que les faits confirment les propos du député selon lesquels il a été gêné dans l’exercice de ses fonctions parlementaires et que la question a un lien direct avec les délibérations du Parlement227. Dans certains cas où elle a déterminé que la question de privilège n’était pas fondée de prime abord, la présidence a rendu des décisions axées sur le lien, direct ou non, avec les fonctions parlementaires du député. Tout en faisant souvent remarquer que les députés avaient des doléances légitimes, elle a systématiquement conclu qu’ils n’avaient pas été gênés dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires228. Le Président Jerome a fait observer dans une décision de 1978 que la société exige beaucoup de ses députés, mais que toutes ces exigences n’entraînent pas forcément l’exécution de fonctions strictement parlementaires. Les députés ont beau avoir des obligations à remplir en leur qualité de représentants de l’électorat, ils ne peuvent revendiquer la protection du privilège qu’en ce qui a trait à l’exercice de leurs fonctions parlementaires, bien que la ligne de démarcation entre ces rôles soit parfois ténue229.

Obstruction par des moyens physiques, voies de fait et brutalité

Quand un député prétend avoir été, dans l’exercice de ses fonctions parlementaires, victime d’obstruction, d’entrave à son travail, d’ingérence ou d’intimidation par des moyens physiques, la présidence peut en déduire qu’il y a eu de prime abord atteinte aux privilèges230.

La présidence estime qu’il y a de prime abord atteinte aux privilèges pour des cas d’obstruction physique — comme des barrages routiers, des cordons de sécurité et des piquets de grève qui empêchent un député d’accéder à l’enceinte parlementaire ou nuisent à sa liberté de mouvement dans cette enceinte — et des cas d’agression ou de brutalité physique. Par exemple, en 1989, le Président Fraser a jugé fondée de prime abord l’allégation d’atteinte aux privilèges soulevée à propos d’un barrage routier que la GRC avait installé sur la Colline du Parlement dans le but de contenir un groupe de manifestants et qui avait bloqué l’accès de députés à la Chambre des communes231. En 1999, un certain nombre de questions de privilège ont été soulevées pour protester contre le fait que des membres de l’Alliance de la fonction publique du Canada avaient installé des piquets de grève à des endroits stratégiques donnant accès à la Colline du Parlement et devant les entrées des édifices où travaillent normalement les parlementaires. Un député a indiqué que des grévistes avaient eu recours à la violence physique et à l’intimidation pour l’empêcher de se rendre à son bureau. Sur ce point, le Président Parent a immédiatement déterminé que de prime abord la question de privilège lui semblait fondée, et celle-ci a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre232. Des questions de privilège connexes ont porté sur la difficulté que des députés avaient eue à se rendre à leurs bureaux, ce qui les avait empêchés d’exercer leurs fonctions et de remplir promptement leurs obligations de parlementaires. Après réflexion, le Président Parent est arrivé à la conclusion que l’incident constituait de prime abord un outrage à la Chambre, et la question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre233. En 2004, une question de privilège a été soulevée au sujet de la libre circulation des députés dans l’enceinte parlementaire pendant la visite du président des États-Unis George W. Bush. Des députés se sont plaints qu’en essayant d’empêcher les manifestants d’entrer sur la Colline du Parlement, la police avait aussi refusé l’accès à certains députés et les avait de ce fait empêchés d’exercer leurs fonctions parlementaires. Le Président Milliken a jugé qu’il y avait eu de prime abord atteinte aux privilèges, et la question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre234. Des cas similaires se sont produits durant d’autres visites d’État235.

Autres exemples d’obstruction, d’ingérence et d’intimidation

Un député peut aussi faire l’objet d’obstruction ou d’ingérence dans l’exercice de ses fonctions par des moyens non physiques. Dans ses décisions sur ce type de situation, la présidence examine l’effet de l’incident ou de l’événement sur la capacité des députés de remplir leurs responsabilités parlementaires. Si, de l’avis de la présidence, l’exercice des fonctions parlementaires d’un député n’a pas été entravé, il ne peut y avoir de prime abord matière à question de privilège236.

Il est impossible de codifier tous les incidents qui pourraient être considérés comme des cas d’obstruction, d’ingérence, de brutalité ou d’intimidation et, par conséquent, constituer une atteinte aux privilèges de prime abord. On trouve toutefois, parmi les questions de privilège fondées de prime abord, l’atteinte à la réputation d’un député, l’usurpation du titre de député, l’intimidation d’un député et de son personnel ainsi que de personnes appelées à témoigner devant un comité et la communication d’informations trompeuses.

Le tort injustement causé à la réputation d’un député peut constituer un cas d’obstruction si celui-ci a été empêché de remplir ses fonctions parlementaires. En 1987, le Président Fraser a déclaré :

Tout acte susceptible d’empêcher un député ou une députée de s’acquitter de ses devoirs et d’exercer ses fonctions porte atteinte à ses privilèges. Il est évident qu’en ternissant injustement la réputation d’un député, on risque de l’empêcher de faire son travail. Normalement, un député qui estime avoir été victime de diffamation a le même recours que n’importe quel autre citoyen ; il peut intenter des poursuites en diffamation devant les tribunaux avec la possibilité de réclamer des dommages pour le tort qui lui a éventuellement été causé. Par contre, il ne peut pas avoir recours à de telles poursuites si la diffamation s’est produite à la Chambre237.

Il y a eu de rares cas où la présidence a jugé qu’une question de privilège concernant l’atteinte à la réputation d’un député était fondée de prime abord. La plupart de ces cas concernaient des envois postaux collectifs, distribués dans la circonscription d’un autre député. En avril 2005, le Président Milliken a jugé que la réputation de Brian Masse (Windsor-Ouest) pouvait avoir été injustement entachée par un envoi postal collectif dans sa circonscription renfermant de l’information inexacte et trompeuse238. En octobre 2005, la présidence a déterminé qu’il y avait eu atteinte aux privilèges de prime abord après que Denis Coderre (Bourassa) eut prétendu que des bulletins parlementaires distribués dans diverses circonscriptions du Québec avaient entaché sa réputation239. En novembre 2009, la présidence a jugé fondées de prime abord deux questions de privilège soulevées par Peter Stoffer (Sackville—Eastern Shore) et Irwin Cotler (Mont-Royal) concernant des envois postaux collectifs distribués par d’autres députés dans leur circonscription respective et portant atteinte à leur réputation240. Finalement, ces cas ont amené le Bureau de régie interne à restreindre les envois postaux collectifs241 à la circonscription des députés.

En 2005, la présidence a jugé fondée de prime abord une question de privilège relative à des commentaires faits par le commissaire à l’éthique à un journaliste au sujet de Deepak Obhrai ( Calgary-Est), qui faisait l’objet d’une enquête en vertu du Code régissant les conflits d’intérêts des députés. Le député a prétendu que les commentaires avaient nui à sa réputation, d’autant plus que ce type d’enquête était censé se tenir à huis clos. Le Président hésitait à conclure que la conduite du commissaire à l’éthique constituait de prime abord un outrage à la Chambre, tout particulièrement en l’absence d’une étude et d’une évaluation du nouveau Code régissant les conflits d’intérêts ; il a tout de même déterminé que la question de privilège paraissait fondée de prime abord afin de donner à la Chambre l’occasion « de se prononcer sur la façon dont elle souhaite procéder dans cette situation très délicate242 ».

En 2012, on a soulevé une question de privilège concernant les cybercampagnes ciblant Vic Toews (ministre de la Sécurité publique). M. Toews s’est notamment dit inquiet des vidéos en ligne contenant des menaces dirigées contre lui, sa famille et d’autres députés. À cet égard, la présidence a déterminé que la question de privilège était fondée de prime abord, car les vidéos constituaient une attaque des privilèges les plus fondamentaux de la Chambre. Cette dernière a immédiatement renvoyé la question au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre243.

Présenter faussement quelqu’un comme le député en poste a, à deux reprises, mené à la conclusion qu’il y avait de prime abord matière à question de privilège. Le 6 mai 1985, le Président Bosley en est arrivé à cette conclusion relativement à une publicité parue dans un journal où l’on désignait une autre personne que le député lui-même comme étant le député en poste. Il a déclaré :

Il va sans dire qu’un député doit exercer ses fonctions comme il faut et que toute tentative de semer la confusion sur l’identité d’un député risque d’empêcher ce député de remplir ses fonctions comme il se doit. Toute initiative qui empêche ou vise à empêcher un député d’exercer ses fonctions est une atteinte aux privilèges244.

En 2004, une autre question de privilège a été soulevée concernant un livret publié dans le cadre d’une activité-bénéfice et contenant une publicité qui désignait l’ancien député comme le député en poste. La présidence a conclu qu’il y avait de prime abord atteinte aux privilèges de la Chambre, et la question a été renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre245.

L’intimidation pratiquée par des fonctionnaires à l’endroit de députés et de leur personnel dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires a été considérée comme une atteinte aux privilèges fondée de prime abord. En 1984, le Président Francis a jugé fondée de prime abord une question de privilège concernant une allégation d’intimidation à l’endroit d’un employé d’un député. En rendant sa décision le 20 février 1984, le Président a déclaré :

Si un ministère ou une société de la Couronne menaçait un député de lui refuser des renseignements ou sa collaboration, on pourrait alors dire, sans aucun doute, qu’en agissant ainsi, on empêche ce député d’exercer ses fonctions et qu’il s’agit donc d’une atteinte aux privilèges du député. La même chose s’appliquerait dans le cas où on offrirait au député certains avantages à condition qu’il soumette toujours ses questions au service concerné avant de les poser à la Chambre […]. La présidence estime donc qu’il n’est pas nécessaire que le fait équivalant à une forme d’intimidation soit commis contre le député en sa personne pour constituer une violation des privilèges246.

Tout comme on a jugé fondées de prime abord des questions de privilège se rapportant à des cas où des députés ou leur personnel avaient été intimidés, l’intimidation d’un témoin ayant comparu devant un comité a également été considérée de prime abord comme une atteinte aux privilèges. En 1992, une employée d’une société d’État a informé une personne qui avait témoigné devant un sous-comité que la question de son témoignage avait été renvoyée au service juridique de la société. Le témoin a avisé de la situation un député, qui a soulevé une question de privilège à la Chambre. Le Président Fraser a jugé qu’il y avait de prime abord matière à outrage, et la Chambre a renvoyé la question pour étude au Comité permanent de la gestion de la Chambre247. Dans son rapport à la Chambre sur la question de privilège, le Comité a réaffirmé les principes du privilège parlementaire et de son application aux témoins des comités. Le rapport mentionnait ce qui suit :

La protection des témoins est un élément fondamental du privilège qui s’étend aux délibérations parlementaires et aux personnes qui y participent. Il est bien établi, au Parlement du Canada comme au Parlement britannique, que les témoins entendus en comité jouissent d’une immunité et d’une liberté de parole égales à celles des députés. Les témoins qui comparaissent devant un comité parlementaire bénéficient donc automatiquement, pour tout ce qu’ils disent devant le comité, des mêmes immunités contre les poursuites au civil ou au criminel que les parlementaires. La protection des témoins s’étend aux menaces proférées contre eux et aux tentatives d’intimidation exercées sur eux relativement à leur exposé devant quelque comité parlementaire que ce soit248.

Induire en erreur un ministre ou un député a également été considéré comme une forme d’obstruction et donc comme une atteinte aux privilèges fondée de prime abord. Par exemple, le 6 décembre 1978, en constatant qu’il y avait eu de prime abord outrage à la Chambre, le Président Jerome a déterminé que, en induisant délibérément un ministre en erreur, un représentant du gouvernement avait gêné un député dans l’accomplissement de ses fonctions et que, par conséquent, il avait entravé les travaux de la Chambre249.

Enfin, en jugeant fondée de prime abord une question de privilège le 21 mars 1978, le Président Jerome a établi que la surveillance électronique d’un député en dehors de l’enceinte parlementaire « pourrait être considérée comme une forme de harcèlement, d’obstruction, de nuisance ou encore d’intimidation à l’égard d’un député. Tous ces termes ont été utilisés dans les décisions antérieures de la présidence à l’appui de la position selon laquelle une telle conduite constitue un outrage à la Chambre250 ».

Intimidation du Président et des autres présidents de séance de la Chambre

Au même titre que l’intimidation d’un député ou d’un témoin, la Chambre prend très au sérieux tout acte ou tentative d’intimidation du Président et des autres présidents de séance de la Chambre. À trois occasions, la Chambre a jugé que des critiques qui mettaient en doute l’impartialité de la présidence constituaient des tentatives d’intimidation et, partant, qu’elles portaient atteinte aux privilèges251. Le 22 décembre 1976, la Chambre a adopté une motion estimant que les propos publiés dans un article de journal sur le Président Jerome étaient « une diffamation grossière de M. l’Orateur, et que la publication de cet article constitue une violation flagrante des privilèges de la Chambre252 ». Le 23 mars 1993, le Président Fraser, rappelant au passage qu’une attaque contre l’intégrité d’un dignitaire de la Chambre était une attaque contre la Chambre elle-même, a jugé que les commentaires d’un député mettant en doute l’impartialité d’un président de séance de la Chambre constituaient une question de privilège fondée de prime abord253. Enfin, le 9 mars 1998, un député a soulevé une question de privilège pour soutenir que les propos cités dans un article de journal et attribués à certains députés constituaient une tentative d’intimidation à l’endroit de l’ensemble de la Chambre et de son Président. Le député disait craindre que ces propos, qui avaient trait à des questions prises en délibéré par la présidence et qui donnaient à penser que des députés réclameraient la démission du Président s’il rendait sa décision dans un sens donné, ne constituent une manœuvre visant à influencer la décision du Président. Le Président Parent a jugé que la question de privilège était fondée de prime abord254.

Le 24 mars 2014, un député a soulevé une question de privilège afin de faire valoir que les sanctions imposées par le gouvernement russe contre 13 Canadiens, dont le Président de la Chambre et des députés, visaient à punir et à intimider certaines personnes, à nuire au bon fonctionnement de la Chambre des communes et à empêcher les députés de faire leur travail. Le Président a jugé la question close lorsque la Chambre a adopté une résolution dénonçant ces sanctions255.

Incidents à caractère politique ou survenus dans la circonscription d’un député

Les fois où des députés ont allégué avoir été victimes d’obstruction ou de harcèlement, non pas directement dans le cadre de leurs rôles parlementaires, mais à l’occasion d’un incident à caractère politique ou survenu dans leur circonscription, la présidence a toujours jugé qu’il n’y avait pas là de prime abord matière à question de privilège. Le 15 juillet 1980, le Président Sauvé a déclaré :

Je connais fort bien les nombreuses responsabilités et les devoirs du député et aussi le travail qu’il doit faire pour sa circonscription, mais à titre [de Président], je dois tenir compte uniquement des questions qui touchent au travail parlementaire. Autrement dit, quels que soient les devoirs d’un député envers ses électeurs, pour être valable, la question de privilège doit avoir trait à une présumée ingérence dans les fonctions parlementaires du député. Cela veut dire que, tout comme le privilège parlementaire protège les députés des conséquences de leurs actes au cours des délibérations du Parlement, de même il les protège de toute ingérence dans leurs fonctions tant que cette ingérence a trait à leur travail parlementaire256.

Cette opinion a été exprimée avec encore plus de fermeté par le Président Bosley dans une décision rendue le 15 mai 1985. Douglas Frith (Sudbury) avait soulevé une question de privilège en soutenant qu’une directive ministérielle interdisant la publication de renseignements sur un programme gouvernemental portait atteinte ou nuisait à sa capacité de servir ses électeurs. Même s’il a reconnu la plainte du député, le Président Bosley a conclu que la question de privilège n’était pas fondée de prime abord. Il a précisé que le privilège parlementaire visait à « protéger notre droit de parole à la Chambre, l’institution proprement dite et les députés contre les menaces, les tentatives d’obstruction et les manœuvres d’intimidation, dans l’exercice de leurs fonctions257 ».

L’importance du lien entre privilège et fonctions parlementaires a été confirmée par le Président Milliken dans une décision rendue le 5 juin 2005. Plusieurs députés avaient soulevé une question de privilège en soutenant que leur capacité de communiquer avec leurs électeurs avait été brimée du fait que certains particuliers ou groupes, opposés à la loi sur le mariage entre personnes de même sexe, avaient inondé leurs bureaux de courriels et de télécopies produites par ordinateur. Le Président comprenait la situation des députés et a reconnu que la grande quantité de télécopies et de courriels avait ralenti le travail de leurs bureaux. Néanmoins, il n’a pu conclure que cela les avait empêchés de s’acquitter de leurs devoirs parlementaires258.

Enfin, le Président Fraser a confirmé, dans une décision rendue le 17 novembre 1987, que le privilège parlementaire ne s’appliquait pas aux employés d’un député qui exécutaient pour lui des tâches relatives à sa circonscription ou à caractère politique259.