Historique

Les privilèges parlementaires ont été revendiqués pour la première fois il y a plusieurs siècles, lorsque la Chambre des communes tentait, en Angleterre, de se donner un rôle distinct au sein du Parlement. À ses débuts, le Parlement faisait fonction de tribunal plutôt que d’assemblée législative, et c’est dans ce contexte que sont nés les privilèges parlementaires17. On estimait à l’époque que ces privilèges étaient nécessaires afin de protéger la Chambre et ses députés, non pas du peuple, mais du pouvoir et de l’ingérence du roi ainsi que de la Chambre des lords. Avec le temps, la Chambre des communes s’est vu reconnaître le rôle et le pouvoir d’une assemblée délibérante, ses privilèges étant établis comme partie intégrante du droit public général du royaume18.

La Chambre des communes du Canada n’eut pas à s’opposer à la Couronne, à l’exécutif ou à la chambre haute de la même manière que les Communes britanniques. Les privilèges de celles-ci furent officiellement appliqués au Parlement canadien, au moment de la Confédération, par la Loi constitutionnelle de 1867, et énoncés dans une loi qui est devenue la Loi sur le Parlement du Canada19. Néanmoins, les privilèges dont jouissent la Chambre et ses députés sont inscrits dans la Constitution et revêtent par conséquent la plus grande importance ; de fait, ils jouent un rôle vital dans la bonne marche du Parlement. Cela est aussi vrai aujourd’hui qu’il y a des siècles, à l’époque où les Communes britanniques luttaient pour obtenir ces droits et privilèges.

Le privilège au Royaume-Uni

La lutte de la Chambre des communes anglaise pour faire reconnaître par le roi ses immunités et droits fondamentaux a commencé il y a plusieurs siècles20. Les premières luttes remontent aux XIVe et XVe siècles, lorsque plusieurs députés et Présidents de la Chambre furent emprisonnés par un souverain se disant offensé par leur conduite au Parlement. Le roi passa outre aux objections de la Chambre qui affirmait que ces arrestations constituaient une violation de ses libertés. Sous le règne des Tudor et au début de celui des Stuart, bien que la volonté du souverain l’ait parfois emporté sur celle du Parlement, on continua d’affirmer l’existence de certains droits propres au Parlement et notamment à la Chambre des communes. Élu Président des Communes en 1523, sir Thomas More fut l’un des premiers à présenter une pétition demandant au roi de reconnaître à la Chambre certains privilèges21. À la fin du XVIe siècle, la pétition présentée au roi par le Président de la Chambre avait trouvé place dans les usages22.

Malgré les pétitions que lui adressait le Président de la Chambre, le roi n’hésitait pas à faire savoir aux Communes que leurs privilèges, et notamment la liberté de parole, s’exerçaient selon son bon plaisir. C’est ce que fit Jacques Ier en 1621. En guise de protestation, les Communes répliquèrent que :

[C]haque membre de la Chambre des communes bénéficie, comme il convient en droit, de la liberté de parole […] et de l’immunité le protégeant de la destitution, de l’emprisonnement et de la molestation (autre que les mesures de censure que la Chambre pourrait prononcer à son encontre) pour des discours, raisonnements ou déclarations sur des sujets ayant trait soit au Parlement, soit aux travaux parlementaires23.

Pour marquer sa désapprobation, Jacques Ier ordonna que le Journal de la Chambre lui soit envoyé ; il en déchira la page qui lui avait déplu et prononça sur-le-champ la dissolution d’une législature24.

Le privilège parlementaire n’empêcha pas non plus la détention ou l’arrestation de certains députés sur ordre de la Couronne. À plusieurs reprises, au début du XVIIe siècle, des députés furent emprisonnés sans procès quand la Chambre ne siégeait pas ou après dissolution d’une législature. En 1626, Charles Ier ordonna l’arrestation de deux députés pendant que la Chambre siégeait et, en 1629, plusieurs députés furent reconnus coupables de sédition. Ces outrages commis par la Couronne furent dénoncés après la Guerre civile et, en 1667, les deux chambres convinrent que le jugement rendu à l’encontre des députés arrêtés avait été illégal et contraire aux privilèges du Parlement25.

En 1689, l’adoption du Bill of Rights confirma une fois pour toutes la liberté de parole, privilège fondamental du Parlement. L’article 9 dispose que « ni la liberté de parole, ni celle des débats ou procédures dans le sein du Parlement, ne peut être entravée ou mise en discussion en aucune cour ou lieu quelconque que le Parlement lui-même26 ». C’est ainsi que fut définitivement instaurée à la Chambre la liberté de parole et de débat, liberté protégée de toute ingérence extérieure, aussi bien de la Couronne que des tribunaux.

Vers la fin du XVIIe siècle et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la Chambre poussa parfois trop loin la question de ses privilèges. Ainsi, il est arrivé qu’on reconnaisse l’immunité en matière civile non seulement aux députés, mais également à leurs domestiques. De plus, les députés essayèrent d’élargir aux biens leur appartenant l’immunité contre les entraves ou la brutalité, allant jusqu’à faire état d’une violation de leurs privilèges en cas de braconnage ou de violation de propriété. On finit par mettre un terme à ces pratiques qui créaient de sérieux obstacles au cours ordinaire de la justice27, et on reconnut que seul relevait du privilège ce qui était absolument nécessaire au fonctionnement efficace de la Chambre et à l’exercice du mandat parlementaire des députés.

Malgré des excès occasionnels, la Chambre des lords et la Chambre des communes reconnurent toutes deux qu’il fallait maintenir un équilibre entre la sauvegarde des privilèges essentiels du Parlement et la nécessité d’écarter tout ce qui risquait d’aller à l’encontre des intérêts du pays. C’est ainsi qu’en 1704 le Parlement décida que ni l’une ni l’autre de ses Chambres ne pouvait, par vote ou par déclaration, s’attribuer de nouveaux privilèges non justifiés par le droit existant ou la coutume parlementaire28. Depuis, ni l’une ni l’autre des chambres n’a, de son propre chef, revendiqué de nouveaux privilèges au-delà de ceux réclamés dans les pétitions des Présidents ou déjà établis en vertu de la loi ou d’un précédent29.

Au XIXe siècle, la question de privilège fut souvent soulevée, ce qui contribua à délimiter les droits du Parlement et la responsabilité du pouvoir judiciaire30. Parmi les affaires portées devant les tribunaux, la plus connue est sans doute celle de Stockdale c Hansard. En 1836, l’éditeur de la Chambre des communes, Hansard, fut poursuivi pour diffamation par l’éditeur John Joseph Stockdale, qui lui reprochait un certain compte rendu publié sur ordre de la Chambre31. Malgré de nombreuses résolutions de la Chambre protestant contre cette action en justice, et sa décision d’emprisonner Stockdale, les tribunaux refusèrent de faire droit aux revendications de la Chambre parce qu’il n’avait pas été prouvé que le privilège réclamé existait :

Lord Denman refusa de reconnaître que la lex parliamenti [la Loi du Parlement] constituait un droit distinct échappant aux juges des tribunaux de common law. Individuellement, chacune des chambres ne constituait qu’un élément de la Haute Cour du Parlement, et ni l’une ni l’autre ne pouvait exercer sur une question une compétence exclusive simplement en décidant qu’il s’agissait d’une question de privilège. Toute autre issue était « incompatible avec les principes fondamentaux de la Constitution »32.

La situation fut en partie résolue par l’adoption du Parliamentary Papers Act, 1840, qui assurait une protection légale aux documents publiés sur ordre de l’une ou l’autre chambre.

C’est à la fin du XVIIIe et au XIXe siècle que commença l’étude systématique du développement historique du privilège parlementaire et de l’outrage au Parlement, avec la publication de plusieurs ouvrages sur la procédure parlementaire33. Toutefois, les efforts en vue de mieux comprendre et d’élucider l’histoire constitutionnelle du Parlement atteignirent leur apogée avec la publication, en 1946, de la 14e édition de May34. Cette édition présente un examen approfondi et minutieux du privilège parlementaire, fondé sur une étude exhaustive des Journaux et des principes sur lesquels repose le droit du Parlement35. On y cite des exemples d’inconduite de la part de témoins ou de personnes extérieures à l’institution, de désobéissance à des règles ou à des ordres de la Chambre ou d’un comité, ainsi que de tentatives d’intimidation, de corruption ou de brutalité à l’endroit de députés ou de dignitaires de la Chambre comme autant de cas qui constituent plutôt un outrage au Parlement qu’une violation proprement dite d’un privilège.

La Chambre des communes de Grande-Bretagne applique une définition plus étroite qu’auparavant du privilège, qui met l’accent sur les délibérations du Parlement. Cette orientation est devenue manifeste en 1967 quand le Select Committee on Parliamentary Privilege reconnut la nécessité d’entreprendre une réforme radicale des règles, pratiques et procédures actuelles touchant les privilèges, et notamment l’outrage. Ce comité convint que les diverses règles et procédures devaient être simplifiées et clarifiées et mises en accord avec la pensée contemporaine. Par ailleurs, le comité se dit persuadé que les droits et immunités reconnus à la Chambre « doivent de toute évidence être garantis par les tribunaux puisqu’ils font partie intégrante du droit britannique36 ». La Chambre prit acte du rapport, qui ne fut toutefois jamais adopté. En 1977, le Committee of Privileges a réexaminé le sens à donner aux notions de privilège et d’outrage et, dans son rapport, adopté plus tard par la Chambre, il a repris l’orientation générale et les conclusions du rapport de 1967. Il a recommandé de limiter l’application du privilège aux cas d’évidente nécessité pour protéger la Chambre, ses députés et ses fonctionnaires contre les obstructions ou les ingérences dans l’exercice de leurs fonctions37. Vingt ans plus tard, un comité mixte du Parlement britannique a reçu pour mandat d’examiner le privilège parlementaire. Le Joint Committee on Parliamentary Privilege a formulé des recommandations visant la codification législative de diverses questions relatives au privilège38. Son rapport, débattu une fois aux Communes, n’a jamais été adopté et n’a encore débouché sur aucune loi39.

Le privilège au Canada

Le privilège dans les colonies de l’Amérique du Nord britannique avant la Confédération

Dès l’établissement de la première assemblée législative en Nouvelle-Écosse, en 1758, la loi accorda à l’assemblée et à ses membres les pouvoirs nécessaires pour leur permettre d’exercer leur mandat. Comme Maingot le fait observer : « C’est ainsi que les députés jouissaient de la liberté de parole dans les débats et qu’ils étaient protégés contre toute arrestation liée à un litige au civil, car l’assemblée avait droit en priorité à leur présence et à leur participation40 ». Quant au pouvoir d’une assemblée des colonies de punir et, en particulier, d’emprisonner l’auteur d’un outrage, la situation était loin d’être claire41. De fait, avant la Confédération, les droits des assemblées législatives étaient très limités42. Toutefois, dès 1758, la Chambre d’assemblée de la Nouvelle-Écosse arrêta et détint brièvement un individu ayant proféré des menaces à l’endroit d’un député43.

Dans le Haut-Canada et le Bas-Canada, l’Acte constitutionnel de 179144, adopté par le Parlement britannique, restait muet sur les privilèges des assemblées législatives ; en 1801, cependant, le Président de l’Assemblée législative du Haut-Canada revendiqua « au nom de l’Assemblée, la liberté de parole et, de façon générale, tous les privilèges et libertés dont bénéficie la Chambre des communes de Grande-Bretagne, notre mère patrie45 ». L’Assemblée du Haut-Canada se battit pour se voir reconnaître plusieurs des privilèges des Communes britanniques, comme l’immunité d’arrestation en séance et l’exemption du devoir de juré. Elle revendiqua également le pouvoir de faire comparaître et d’interroger des témoins ainsi que de punir toute personne refusant de comparaître ou de répondre à ses questions, utilisant son pouvoir d’incarcération pour faire respecter ses ordres. Il y eut des protestations à l’occasion, mais l’Assemblée réussit à faire respecter ses privilèges46. Avant l’avènement du gouvernement responsable, l’Assemblée du Haut-Canada protégeait sa réputation en sanctionnant les libelles dont elle faisait l’objet dans les journaux et en luttant pour le droit de proposer des projets de loi de finances, c’est-à-dire des projets de loi de crédits et d’imposition47. En règle générale, elle considérait qu’elle pouvait s’acquitter de ses fonctions grâce aux privilèges dont elle disposait48.

Au cours de cette période, l’Assemblée du Bas-Canada revendiquait à la fois des privilèges individuels et collectifs — l’immunité d’arrestation et l’exemption de l’obligation de comparaître dans les actions civiles intentées contre des députés, ainsi que le droit de l’Assemblée d’imposer des sanctions pour outrage, quel qu’en soit l’auteur49. L’Assemblée ne craignait pas de revendiquer ses privilèges face à la Couronne. En 1820, elle interrompit le déroulement des travaux à l’ouverture d’une nouvelle législature à cause d’un différend lié au retour des brefs d’élection, et de nouveau en 1835 en raison de commentaires faits par le gouverneur au sujet de ses privilèges50.

Avec l’adoption de l’Acte d’union, 184051, qui faisait une seule province, le Canada-Uni, des deux colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada, et en particulier par suite de l’établissement du gouvernement responsable, les problèmes de privilège étaient soulevés moins fréquemment et n’étaient pas aussi graves. Cela peut être attribué à l’avènement du gouvernement responsable et à sa reconnaissance de la suprématie de l’Assemblée. Cette dernière ne se sentait plus menacée de l’extérieur et devenait donc moins sensible à la critique. Les députés étaient moins susceptibles de s’offusquer lorsqu’on empiétait involontairement sur leurs droits, et la plupart des infractions au privilège étaient commises par inadvertance52. « En ce qui concerne les revendications individuelles, l’Assemblée prit soin davantage de ne pas utiliser le privilège afin d’obtenir pour ses membres des droits que ne possédaient pas l’ensemble des citoyens53 ».

Comme cela avait été le cas dans les anciennes assemblées coloniales, le pouvoir revendiqué par l’Assemblée de la Province du Canada d’incarcérer une personne coupable d’outrage demeura controversé. En 1842, on estimait que les assemblées de la colonie n’avaient pas le pouvoir d’emprisonner l’auteur d’un outrage commis en dehors de l’assemblée et, en 1866, on considérait qu’elles n’avaient même pas le pouvoir d’emprisonner l’auteur d’un outrage commis en présence de l’assemblée54.

Le privilège depuis la Confédération

Les privilèges de la Chambre des communes britannique furent appliqués au Canada par la Loi constitutionnelle de 1867. Le préambule de la Loi, qui affirme que le Canada a « une constitution reposant sur les mêmes principes que celle du Royaume-Uni », instaurait un système parlementaire de type britannique, et notamment les privilèges historiques nécessaires à son bon fonctionnement. En outre, l’article 18 de la Loi conférait au Parlement du Canada le droit de définir ses privilèges par voie législative pourvu qu’ils n’excèdent jamais ceux que possédait la Chambre des communes britannique au moment de la Confédération :

Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat, la Chambre des communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par acte du Parlement du Canada ; ils ne devront cependant jamais excéder ceux possédés et exercés, lors de la passation du présent acte, par la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette chambre55.

Dans les trois semaines suivant l’ouverture de la première session de la 1re législature, le Sénat et la Chambre adoptèrent l’Acte pour définir les privilèges, immunités et attributions du Sénat et de la Chambre des communes, et pour protéger d’une manière sommaire les personnes chargées de la publication des documents parlementaires56, qui établissait pour le Parlement du Canada les privilèges, immunités et pouvoirs de la Chambre des communes britannique. De plus, cette loi disposait que les documents parlementaires bénéficiaient du privilège et elle protégeait les éditeurs des documents parlementaires autorisés contre les poursuites civiles ou criminelles57.

En 1868, le Parlement édicta une loi qui accordait au Sénat le pouvoir d’interroger des témoins sous serment à la barre et qui permettait aux comités spéciaux chargés d’étudier un projet de loi d’intérêt privé de l’une ou l’autre chambre de faire prêter serment aux témoins qu’ils interrogeaient58. En 1873, une autre loi accorda à tous les comités de la Chambre et du Sénat le pouvoir de faire prêter serment à des témoins59. L’adoption de ces deux lois amena le Sénat à débattre leur conformité aux dispositions de l’article 18 de la Loi constitutionnelle étant donné que le Parlement britannique n’avait acquis qu’en 1871 le droit d’interroger des témoins sous serment. On estime que la loi de 1868 a reçu la sanction royale par inadvertance ; dans le cas de la loi de 1873, cependant, le premier ministre sir John A. Macdonald émit des réserves lors de son adoption, si bien qu’elle fut déclarée inconstitutionnelle et révoquée par la Couronne60. Par la suite, à la demande du gouvernement du Canada, l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 fut abrogé et remplacé par ce qui suit :

Les privilèges, immunités et pouvoirs que posséderont et exerceront le Sénat et la Chambre des communes et les membres de ces corps respectifs, seront ceux prescrits de temps à autre par loi du Parlement du Canada ; mais de manière à ce qu’aucune loi du Parlement du Canada définissant tels privilèges, immunités et pouvoirs ne donnera aucuns privilèges, immunités et pouvoirs excédant ceux qui, lors de la passation de la présente loi, sont possédés et exercés par la Chambre des communes du Parlement du Royaume-Uni de la Grande-Bretagne et d’Irlande et par les membres de cette Chambre61.

Cet article modifié disposait que le Parlement du Canada pouvait adopter une loi affirmant de nouveaux privilèges à la condition que la Chambre des communes britannique possède les mêmes privilèges.

Dans les premières années de la Confédération, la plupart des questions de privilège soulevées à la Chambre concernaient : le droit d’un député de siéger à la Chambre62 ; l’ingérence d’agents dans des élections63 ; l’indépendance du Parlement64 ; l’utilisation abusive de la position d’un député à des fins lucratives65 ; et des propos diffamatoires ou critiques sur la Chambre ou ses membres dans des livres et des journaux66. Après que le Parlement eut adopté une loi électorale visant entre autres la double représentation, les élections contestées et les manœuvres frauduleuses, le nombre de motions à cet égard diminua67.

Après la Confédération, la façon de soulever la question de privilège était bien différente de la procédure actuelle. À des dizaines de reprises entre 1867 et 1913, on procéda de la même manière. Un député prenait la parole pour exposer sa question de privilège et terminait en proposant une motion exhortant la Chambre à prendre certaines mesures, le plus souvent à convoquer quelqu’un à la barre ou à renvoyer l’affaire au Comité permanent des privilèges et des élections pour qu’il l’étudie et en fasse rapport. Puis, sans intervention du Président, on passait au débat sur la motion, à laquelle on pouvait proposer des amendements, après quoi la Chambre se prononçait68. Elle prenait ensuite les mesures prévues dans la motion. Comme les questions de privilège étaient entendues immédiatement, bon nombre de députés se prévalaient de cette procédure pour fournir, en réalité, des explications personnelles. Les députés invoquaient l’atteinte aux privilèges afin d’obtenir rapidement le droit de parole de la part du Président ; ils en profitaient alors pour formuler une plainte ou un grief69. Ici encore, la présidence n’intervenait que très rarement70.

De 1913 à 1958, alors qu’on soulevait à tout propos la question de privilège, ne fût-ce que pour signaler la présence d’un groupe scolaire à la tribune, féliciter quelqu’un, présenter des doléances, évoquer diverses questions de procédure ou encore pour fournir des explications personnelles71, le nombre de questions légitimes marqua un net recul ; seulement trois furent renvoyées au Comité permanent des privilèges et des élections et une à un comité spécial72. C’est à la suite de la publication, en 1958, de la quatrième édition de Rules and Forms of the House of Commons of Canada de Beauchesne (version française publiée en 1964), que la pratique moderne en matière de privilège commença à s’implanter. Cet ouvrage comprenait une nouvelle section, inspirée de la 14e édition de May, publiée en 1946, sur la manière de soulever une question de privilège73. Ce renvoi à la procédure britannique permit rapidement à la présidence, à partir de l’époque du Président Michener, d’écarter les interventions par lesquelles les députés invoquaient à tort et à travers le privilège. On proposait deux critères de base, à savoir si la question paraissait fondée de prime abord et si elle avait été soulevée à la première occasion possible. Il appartenait au Président de répondre aux deux questions avant la tenue d’un débat74. Néanmoins, la Chambre adopta à l’occasion, sans que le Président se soit prononcé, des motions sur des questions de privilège75.

Grâce à la nouvelle section de Beauchesne, les Présidents successifs pouvaient exercer un meilleur contrôle sur les questions de privilège malgré l’obligation qui leur était faite, en pratique, d’entendre les interventions, ne fût-ce que brièvement, avant de rendre une décision. La plupart des refus tenaient au fait que les questions n’étaient pas jugées fondées de prime abord, bien que le délai ait été invoqué dans divers cas76. Plusieurs cas amenèrent le Président à juger qu’il y avait bien matière à privilège justifiant la tenue d’un débat, de sorte qu’une jurisprudence commença à se constituer. Par exemple, dans une affaire survenue en 1959 (l’affaire Pallett), le Président Michener décida qu’une proposition de motion faisant allusion à la conduite d’un député ne constituait pas de prime abord une atteinte aux privilèges et ne pouvait être étudiée en priorité, car il ne s’agissait pas d’une accusation précise contre ce député77, une décision qui a été fréquemment citée depuis78. En 1964, le Vice-président Lamoureux jugea que la question de privilège ne pouvait être soulevée lors du débat d’ajournement79 et, en 1975, la Chambre adopta un rapport recommandant que le privilège ne soit pas invoqué non plus au cours de la période des questions80. On décida également que les périodes de mise aux voix ne se prêtaient pas à des questions de privilège non liées aux travaux en cours à la Chambre81. Enfin, en rejetant une question de privilège qu’elle ne trouvait pas fondée de prime abord, la présidence a parfois conseillé à l’intéressé de recourir plutôt à la procédure normale, qui est de présenter une motion de fond après en avoir donné avis, pour saisir la Chambre de l’affaire en question82.

Depuis 1958, la présidence a jugé fondées de prime abord de multiples questions de privilège, notamment en ce qui concerne le blocage de l’accès à l’enceinte parlementaire, la divulgation des délibérations d’un comité tenues à huis clos ou de rapports à l’état d’ébauche, la production de documents, l’intimidation de députés, le droit des députés de siéger et de voter à la Chambre et les allégations voulant que des députés induisent délibérément la Chambre en erreur. Ces cas sont examinés plus en détail dans la suite du présent chapitre (voir aussi l’annexe 13, « Les questions de privilège jugées fondées de prime abord depuis 1958 », du présent ouvrage).

Examen des droits, immunités et privilèges

Il n’y eut que trois occasions où, par un ordre de renvoi, un comité se fit demander d’examiner les droits, immunités et privilèges de la Chambre. La première de ces études eut lieu lors de la 30e législature avec la création du Comité spécial sur les droits et immunités des députés sous la présidence du Président James Jerome. Le Comité présenta deux rapports : l’un sur le privilège, au cours de la première session83 et l’autre sur la convention du sub judice, au cours de la seconde84. Dans son rapport sur le privilège, le Comité spécial déclarait que le privilège parlementaire a pour objet « de permettre aux députés de la Chambre des communes de remplir sans entraves indues leurs fonctions en tant que représentants des électeurs ». Reprenant la recommandation faite en 1967 par le comité britannique, il considérait que le terme « privilège » pourrait être mal interprété par le public et préférait l’expression « droits et immunités ». Il soulignait aussi que la question de privilège est une affaire sérieuse lorsqu’elle est soulevée à propos, mais qu’elle est souvent invoquée sans raison véritable. Il proposait d’instituer un autre mécanisme pour permettre aux députés de contester des rapports ou de rectifier des déclarations. Le Comité ajoutait que, lorsqu’un député est mêlé à une question de privilège, il ne peut accorder toute son attention à ses fonctions parlementaires tant que la chose n’est pas réglée. Il souhaitait donc que ces questions soient résolues le plus rapidement possible. Le Comité avait examiné également la possibilité de définir d’une façon précise les expressions « enceinte parlementaire » (en particulier compte tenu du fait que les comités se réunissent souvent à l’extérieur d’Ottawa) et « délibérations du Parlement ». Il proposait en outre de se pencher sur la publication prématurée de rapports confidentiels des comités parlementaires et sur la convention du sub judice. Au cours de la première session, le Comité spécial n’alla pas plus loin dans l’étude de ces questions. Au cours de la suivante, il concentra ses efforts sur la convention du sub judice85.

Le second comité chargé de l’examen des droits, immunités et privilèges de la Chambre était le Comité permanent des élections, des privilèges, de la procédure et des affaires émanant des députés, au cours de la deuxième session de la 34e législature86. Le Comité examina la question, mais ne présenta aucun rapport sur le sujet à la Chambre87.

En décembre 1989, un troisième comité fut créé pour examiner la Loi sur le Parlement du Canada en ce qui concerne les pouvoirs, devoirs et obligations des députés et en ce qui touche l’autorité, les responsabilités et la compétence du Bureau de régie interne88. Ce comité spécial concentra son attention sur les dispositions de la Loi et, plus particulièrement, sur celles régissant l’utilisation des fonds publics sous l’autorité du Bureau de régie interne. Il examina également, entre autres questions, le rôle et les responsabilités des députés ainsi que la nature des contrôles financiers et de la reddition de comptes89. Dans son deuxième rapport, le comité spécial dit accepter et appuyer le principe selon lequel les députés ne sont pas au-dessus des lois : « Les lois doivent s’appliquer de manière égale à tous. Les députés n’ont pas droit à un traitement particulier, mais ils méritent d’avoir l’assurance que leurs droits ne seront pas compromis ou sacrifiés. Il doit être admis que les députés et leurs activités seront soumis à un examen intensif de la part de la population90 ». Le comité spécial recommanda que la Chambre réaffirme un certain nombre de principes qui s’appliquent aux députés, entre autres « que chaque député jouit des droits et immunités applicables à sa fonction de façon qu’il puisse exercer ses activités et ses fonctions en toute indépendance, sans ingérence ou intimidation91 ».

En 2004, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre reçut un ordre de renvoi découlant d’une question de privilège fondée de prime abord au sujet du droit des députés de refuser de comparaître devant un tribunal durant, immédiatement avant et immédiatement après une session parlementaire92. Dans son huitième rapport à la Chambre, le Comité recommanda que la Chambre des communes examine la possibilité d’établir un comité chargé d’un examen complet du privilège parlementaire :

Le moment est peut-être venu pour le Parlement du Canada d’entreprendre un examen systématique de ses privilèges et de ceux de ses membres. Non seulement il n’y a pas eu d’examen de la sorte depuis de nombreuses années, mais l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés et l’apparition d’éléments nouveaux dans le contexte parlementaire, comme la transmission télévisée des débats, ont modifié inéluctablement le milieu où nous évoluons93.

La 37e législature fut dissoute avant l’adoption du rapport. Aucune étude complète des droits et immunités des députés n’a été réalisée à la Chambre dans les législatures qui ont suivi.