Les limites constitutionnelles du privilège

Les privilèges collectifs de la Chambre des communes et les privilèges individuels des députés ne sont pas illimités. Ils sont soumis aux limites que leur impose la Constitution. La première limite est énoncée à l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867, qui dispose que le Parlement ne peut se doter de privilèges supérieurs à ceux dont bénéficiait la Chambre des communes du Royaume-Uni. La seconde découle du préambule, qui prévoit un système parlementaire de type britannique, y compris des privilèges fondés sur la nécessité94. La Chambre a la prérogative de déterminer comment elle entend exercer ces privilèges et si elle veut les mettre en valeur ou non95. Comme les privilèges du Parlement font partie du droit général et public du Canada, les tribunaux doivent les admettre d’office, les appliquer et les défendre comme ils le feraient dans n’importe quelle branche du droit96.

Il était donc inévitable que les tribunaux soient appelés à trancher des questions relatives au privilège parlementaire. Étant donné que l’affirmation d’un privilège peut avoir pour effet d’empêcher l’examen judiciaire de certaines fonctions, les tribunaux ont dû concilier leur rôle qui consiste à faire appliquer la loi avec la liberté constitutionnelle du Parlement d’agir en toute indépendance et sans ingérence extérieure.

Dans une décision de 2003, le Président Milliken a décrit comme suit la relation entre le Parlement et les tribunaux en ce qui concerne le privilège parlementaire :

Nous bénéficions de privilèges parlementaires afin que les autres ordres de pouvoirs du gouvernement, soit le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, respectent l’indépendance du pouvoir législatif qui est constitué de notre Chambre et de l’autre endroit. Cette indépendance ne pourrait exister si l’un des deux autres pouvoirs avait la possibilité de redéfinir ou de restreindre ces privilèges. […] Bien que les privilèges de cette Chambre et des députés ne soient pas illimités, ils sont néanmoins aujourd’hui bien ancrés dans le droit parlementaire et les usages parlementaires au Canada, et les tribunaux doivent les respecter. Les juges doivent se tourner vers le Parlement pour trouver les précédents ayant trait au privilège plutôt que de se reporter aux jugements de leurs collègues, car c’est au Parlement même que le privilège est défini et revendiqué97.

Dans deux arrêts rendus en 1993 et en 2005, la Cour suprême du Canada a établi le cadre juridique et constitutionnel pour l’examen des questions relatives au privilège parlementaire. Comme le privilège parlementaire est issu de la Constitution, les tribunaux peuvent déterminer l’existence et l’étendue d’un privilège revendiqué. Cependant, compte tenu du fait qu’une décision établissant l’existence d’un privilège entraîne une exemption de contrôle judiciaire, les tribunaux ne peuvent se pencher sur l’exercice d’un privilège ou sur une question qui relève du privilège. Une fois que l’existence et l’étendue d’un privilège ont été déterminées, leur rôle cesse. Il appartient uniquement à la Chambre de trancher les questions qui relèvent du privilège parlementaire98.

La principale question que se pose un tribunal consiste à savoir si le privilège revendiqué est nécessaire pour permettre à la Chambre des communes et à ses députés d’exercer leurs fonctions parlementaires — légiférer, délibérer et demander des comptes au gouvernement — sans ingérence du pouvoir exécutif ou du pouvoir judiciaire99. Pour déterminer son existence et son étendue, le tribunal établit d’abord s’il peut être démontré que le privilège revendiqué existait au Canada ou au Royaume-Uni au moment de la Confédération. Si c’est le cas, l’examen prend fin. Autrement, le tribunal peut quand même conclure à l’existence du privilège si la Chambre peut démontrer qu’il est nécessaire aux députés dans l’exercice de leurs fonctions parlementaires.

La Cour suprême a reconnu l’existence des catégories suivantes de privilège :

  • la liberté de parole ;
  • le contrôle qu’exercent les chambres du Parlement sur les débats ou travaux du Parlement, y compris la procédure quotidienne de la Chambre des communes ;
  • le pouvoir d’exclure les étrangers des débats ;
  • le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit de ses membres ;
  • le pouvoir disciplinaire du Parlement à l’endroit des non-membres qui s’ingèrent dans l’exercice des fonctions parlementaires ;
  • l’immunité des parlementaires contre la citation à comparaître devant un tribunal pendant une session100.

Les tribunaux statuent au cas par cas sur l’existence d’autres privilèges revendiqués et sur l’étendue exacte de tous les privilèges.

Une question qui a été tranchée par la Cour suprême à trois occasions101 est le lien entre le privilège parlementaire et d’autres volets de la Constitution, en particulier la Charte canadienne des droits et libertés102. Étant donné que le privilège parlementaire et les droits prévus par la Charte font partie de la Constitution, ils sont d’égale valeur. La Cour a toujours confirmé que la Charte ne l’emporte pas sur le privilège parlementaire103.

Les tribunaux jouent un rôle lorsqu’il s’agit de déterminer si un privilège existe et est nécessaire à l’exercice des fonctions législatives et délibératives de la Chambre, mais ils ne peuvent pas, non plus que les autres institutions, s’immiscer dans l’exercice du privilège ou diriger autrement les affaires de la Chambre104.

Le privilège contesté devant les tribunaux

Avant l’adoption de la Charte, les tribunaux étaient rarement saisis de la question de savoir si les droits constitutionnels des individus pouvaient influer sur l’exercice des pouvoirs constitutionnels de différentes institutions et, le cas échéant, de quelle façon. Un seul jugement d’importance a remis en question le privilège de la liberté de parole du Parlement avant 1982. En 1971, une action a été intentée contre le premier ministre et le ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources pour des déclarations faites à la Chambre des communes ; il s’agit de l’affaire Roman Corporation Limited v Hudson’s Bay Oil and Gas Co.105. Dans son jugement, la Cour suprême de l’Ontario a indiqué n’avoir aucune compétence à l’égard de déclarations faites au Parlement, en raison de l’article 9 du Bill of Rights anglais de 1689106.

En 1993, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt concernant la cause New Brunswick Broadcasting Co. c Nouvelle-Écosse (Président de l’Assemblée législative), a cherché à savoir dans quelle mesure et comment la Charte s’appliquait aux assemblées législatives provinciales et à leurs délibérations, ce qui a eu des conséquences directes sur les pouvoirs, privilèges et immunités de la Chambre des communes107. Cette affaire portait sur le droit de l’Assemblée législative de la Nouvelle-Écosse d’exclure des étrangers de ses délibérations en vertu de la Charte, « étrangers » désignant quiconque n’est pas membre ou fonctionnaire de l’Assemblée. La New Brunswick Broadcasting Corporation (NB Broadcasting) soutenait que ses journalistes avaient le droit constitutionnel de filmer les travaux de l’Assemblée avec leurs propres caméras. La NB Broadcasting s’est adressée à la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse pour obtenir une ordonnance l’autorisant à filmer les délibérations conformément à l’alinéa 2b) de la Charte, qui garantit la liberté d’expression, dont la liberté de la presse. La Division de première instance et la Cour d’appel ont toutes deux tranché en faveur de la NB Broadcasting. En renversant la décision de la Cour d’appel, la Cour suprême du Canada a confirmé que les chambres du Parlement et les assemblées législatives ont toute latitude pour exercer un contrôle sur leurs délibérations, tout en réitérant l’indépendance des différents organes du gouvernement. Il a été établi que le droit d’exclure des « étrangers », et donc d’interdire l’utilisation de caméras de télévision, était nécessaire au fonctionnement de l’Assemblée législative et que c’était par conséquent un privilège, protégé contre l’ingérence des tribunaux108.

Dans un arrêt charnière rendu en 2005, la Cour suprême a clarifié l’étendue du droit de la Chambre de réglementer ses affaires internes et l’applicabilité des lois en la matière. L’affaire concernait un employé de la Chambre des communes qui avait déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne à la suite de son congédiement. La Chambre soutenait que la Loi canadienne sur les droits de la personne ne s’appliquait pas du fait que le congédiement de l’employé relevait du droit de la Chambre de réglementer ses affaires internes, y compris le recrutement, la gestion et le congédiement de son personnel. La Cour suprême a déterminé que la notion d’affaires internes ne s’étendait pas à la gestion des employés de l’Administration de la Chambre. Comme la question de l’emploi dépassait en l’espèce le cadre de ce droit, la Loi canadienne sur les droits de la personne était applicable. Tout en réaffirmant le privilège revendiqué par la Chambre de réglementer ses affaires, la Cour suprême a précisé que l’enceinte du Parlement, en tant qu’endroit, n’est pas une zone franche en ce qui concerne la législation et que, pour les sphères d’activité qui ne font pas l’objet du privilège, le Parlement n’est pas au-dessus des lois109.

D’autres causes ont donné aux tribunaux l’occasion de confirmer l’existence de privilèges dans certains domaines et d’en clarifier l’étendue dans d’autres. Ces décisions judiciaires ont aussi aidé à mieux définir la limite entre les droits du Parlement et les responsabilités des tribunaux.

En 2003, la Commission canadienne des droits de la personne a reçu une plainte au sujet d’un bulletin parlementaire d’un député qui renfermait des commentaires discriminatoires à l’endroit des Autochtones. Le député, Jim Pankiw (Saskatoon–Humbolt), a fait valoir devant le Tribunal canadien des droits de la personne que ses commentaires étaient protégés par le privilège parlementaire, puisque le fait de communiquer avec ses électeurs faisait directement partie de ses tâches comme député. Le Tribunal a établi que les députés, et en particulier leurs bulletins parlementaires, n’étaient pas soustraits à l’application de la Loi canadienne sur les droits de la personne étant donné que ces bulletins ne faisaient pas partie des délibérations parlementaires110. La décision a été portée en appel devant la Cour fédérale, qui a maintenu la décision du Tribunal en 2006. La Cour fédérale a expressément établi que les communications aux électeurs ne font pas partie des délibérations du Parlement et ne constituent pas non plus des documents parlementaires et a par conséquent jugé qu’elles ne sont pas protégées par le privilège parlementaire111.

En 1998, un particulier a intenté une poursuite contre les partis politiques représentés à la Chambre des communes de même que contre un certain nombre de députés. Il soutenait que son droit à la liberté d’expression avait été bafoué par l’adoption, à la Chambre, d’une motion l’empêchant de tenir une conférence de presse à la salle de conférence de la Tribune de la presse parlementaire dans l’édifice du Centre. Le 22 janvier 1999, la Cour de l’Ontario (Division générale) a rejeté la poursuite au motif, entre autres, que la Chambre des communes ne faisait qu’exercer son privilège parlementaire en restreignant l’accès à son enceinte et qu’elle n’interdisait pas à la personne concernée de s’exprimer112.

De même, les tribunaux ont déterminé qu’ils ne peuvent pas examiner le refus de laisser entrer dans certaines installations de l’enceinte parlementaire réservées à la presse une personne qui s’est vu refuser l’adhésion à la Tribune de la presse, étant donné que la question de l’accès à l’enceinte relève du privilège parlementaire de chaque chambre, et en particulier le droit d’exclure les étrangers113.

En 2006, la Cour fédérale a rejeté une action intentée contre la Chambre des communes par un témoin qui s’était présenté devant l’un de ses comités. Le témoin prétendait que ses droits linguistiques, prévus dans la Loi sur les langues officielles, qui s’applique à la Chambre des communes en tant qu’institution, avaient été violés lorsque le comité avait refusé de distribuer son mémoire, rédigé uniquement en anglais, avant qu’il ne soit traduit114. Constatant que le droit du témoin de s’exprimer dans la langue officielle de son choix devant le comité avait été respecté, la Cour fédérale a jugé que ses droits linguistiques n’avaient pas été violés. De plus, la Cour a affirmé que le droit de la Chambre de réglementer ses affaires internes s’appliquait aussi aux travaux internes des comités. Elle a conclu que ce droit avait déjà été clairement établi dans d’autres jugements et que, par conséquent, l’exercice de ce privilège échappait à tout examen judiciaire115.