Le privilège et l’outrage

Il importe de faire une distinction entre « atteinte aux privilèges » et « outrage au Parlement ». Tout acte tenant du mépris ou constituant une attaque contre les droits, pouvoirs et immunités de la Chambre et de ses députés, soit par une personne ou un organisme de l’extérieur, soit par un de ses députés, est considéré comme une « atteinte aux privilèges » et est punissable par la Chambre116. Il existe toutefois d’autres affronts contre la dignité et l’autorité du Parlement qui peuvent ne pas constituer une atteinte aux privilèges comme telle. Ainsi, la Chambre revendique le droit de punir au même titre que l’outrage tout acte qui, sans porter atteinte à un privilège précis, nuit ou fait obstacle à la Chambre, à un député ou à un haut fonctionnaire de la Chambre dans l’exercice de ses fonctions, ou transgresse l’autorité ou la dignité de la Chambre, par exemple la désobéissance à ses ordres légitimes ou des propos diffamatoires à son endroit ou à l’endroit de ses députés ou hauts fonctionnaires117. Comme l’indiquent les auteurs d’Odgers’ Senate Practice (Australie) : « Le fondement du pouvoir de punir les outrages, qu’il s’agisse d’un outrage au tribunal ou aux chambres, est que les tribunaux et les chambres doivent pouvoir se prémunir contre les actes qui entravent directement ou indirectement l’exercice de leurs fonctions118 ». En ce sens, toutes les atteintes aux privilèges constituent des outrages à la Chambre, mais les outrages ne sont pas tous forcément des atteintes aux privilèges.

La Chambre des communes, en exerçant son pouvoir de réprimer l’outrage, dispose d’une très grande latitude pour défendre sa dignité et son autorité. En d’autres termes, elle peut considérer toute inconduite comme un outrage et la traiter en conséquence119. Les cas d’outrage commis pendant une législature peuvent même être punis au cours d’une autre législature120. Ce volet du droit parlementaire est donc extrêmement souple, ce qui est presque essentiel pour que la Chambre des communes puisse réagir à toute situation nouvelle.

Dans les pays du Commonwealth, la plupart des experts en procédure affirment que, à la différence des privilèges, les cas d’outrage ne peuvent être dénombrés ni classés. Le Président Sauvé l’expliquait dans une décision en 1980 : « […] bien que nos privilèges soient définis, la violation de privilège n’est pas circonscrite. On aura beau inventer de nouvelles façons de s’immiscer dans nos délibérations, la Chambre pourra toujours conclure, dans les cas pertinents, qu’il y a eu violation de privilège121 ».

Le Joint Committee on Parliamentary Privilege du Royaume-Uni a dressé une liste de certains types d’outrage dans son rapport de 1999 :

  • interrompre ou perturber les délibérations de la Chambre ou d’un comité ou commettre un autre écart de conduite en sa présence ;
  • attaquer, menacer, entraver ou intimider un parlementaire ou un agent de la Chambre dans l’exercice de ses fonctions ;
  • tenter délibérément d’induire en erreur la Chambre ou un comité (par une déclaration, un élément de preuve ou une pétition) ;
  • publier délibérément un compte rendu faux ou trompeur des délibérations de la Chambre ou d’un comité ;
  • emporter sans autorisation des documents appartenant à la Chambre ;
  • falsifier ou modifier des documents appartenant à la Chambre ou officiellement présentés à un comité de la Chambre ;
  • modifier, supprimer, cacher ou détruire délibérément des documents dont la Chambre ou un comité exige la production ;
  • sans excuse valable, ne pas se présenter devant la Chambre ou un comité après avoir été cité à comparaître ;
  • sans excuse valable, refuser de répondre à une question, ou encore de fournir une information ou de produire des documents dont la Chambre ou un comité exige la production ;
  • sans excuse valable, désobéir à un ordre légal de la Chambre ou d’un comité ;
  • empêcher ou entraver une personne qui exécute un ordre légal de la Chambre ou d’un comité ;
  • corrompre ou tenter de corrompre un parlementaire en vue d’influencer sa conduite dans le cadre des travaux de la Chambre ou d’un comité ;
  • empêcher ou retenir quelqu’un de témoigner ou de témoigner de façon exhaustive, devant la Chambre ou un comité, ou user d’intimidation en ce sens ;
  • corrompre ou tenter de corrompre un témoin ;
  • attaquer, menacer ou désavantager un parlementaire ou un ancien parlementaire à cause de son comportement au Parlement ;
  • divulguer ou publier le contenu d’un rapport ou des témoignages d’un comité avant leur dépôt à la Chambre122.

Dans le cas des parlementaires, le Joint Committee considérait aussi les types de comportements suivants comme des cas d’outrage :

  • accepter un pot-de-vin visant à influencer le comportement d’un parlementaire dans le cadre des délibérations de la Chambre ou d’un comité ;
  • enfreindre un ordre de la Chambre ;
  • manquer à une exigence de la Chambre stipulée dans un code de déontologie ou autrement et visant la possession, la déclaration ou l’enregistrement d’intérêts financiers ou la participation à un débat ou à d’autres délibérations123.

Tout comme il n’est pas possible de catégoriser ou de délimiter chaque incident pouvant correspondre à la définition d’outrage, il n’est pas facile d’en catégoriser la gravité. Les outrages peuvent varier grandement à cet égard, allant du manquement mineur au décorum à l’attaque grave contre l’autorité du Parlement124.

La plupart des questions de privilège soulevées à la Chambre des communes ressortent à ce qui est perçu comme un outrage à l’autorité et à la dignité du Parlement et de ses députés125. Parmi les autres cas, mentionnons les accusations portées par un député contre un autre126 ou les allégations des médias concernant des députés127. La divulgation prématurée de rapports et de délibérations de comités a souvent fait l’objet de questions de privilège128, tout comme les déclarations trompeuses faites délibérément à la Chambre ou devant l’un de ses comités par un ministre ou par un député129 et les faux témoignages d’une personne ayant comparu devant un comité130. Enfin, le refus de donner aux députés accès à l’enceinte du Parlement a été considéré comme un outrage à la Chambre à plusieurs occasions131. Dans les cas où il n’était pas possible d’identifier le responsable, on n’a pas donné suite à l’affaire même s’il pouvait sembler s’agir d’un outrage132.

La réticence à user des pouvoirs de la Chambre pour réprimander ou admonester quiconque porte atteinte à sa dignité ou son autorité, ou à celle de ses députés, semble être devenue une constante dans la façon dont les privilèges parlementaires sont abordés au Canada. Par exemple, en 1976, le Comité permanent sur les privilèges et élections a réprimandé un ancien député (Auguste Choquette (Lotbinière)) pour avoir déclaré que de nombreux parlementaires touchaient des avantages pécuniaires excessifs. Après avoir conclu que l’ancien député avait eu une conduite immodérée et irréfléchie, le Comité n’a toutefois pas recommandé de donner suite à l’incident133. Dans l’affaire Parry, en 1987, où le député avait divulgué le résultat d’un vote à huis clos, le Comité permanent des élections, des privilèges et de la procédure n’a pas non plus recommandé de sanctions134 et les excuses présentées à la Chambre par le député mirent fin à l’incident. Dans l’affaire Jacob, en 1996, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre a observé que les gestes du député étaient mal inspirés, mais qu’ils ne pouvaient être considérés comme un outrage ni comme une atteinte aux privilèges parlementaires135. En 2005, le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre a conclu « que le commissaire à l’éthique a commis un outrage à la Chambre des communes » pour la conduite qu’il avait tenue au cours d’une enquête, mais n’a recommandé aucune sanction ou pénalité parce que les actes reprochés n’étaient ni délibérés ni intentionnels136. En 2008, la Chambre a reconnu que la sous-commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) avait commis un outrage à son endroit, mais n’a pas imposé de punition, « ce verdict d’outrage constituant à lui seul une très lourde sanction »137.

Bien que la Chambre ait toujours, en théorie, le pouvoir d’ordonner l’incarcération, on voit mal quelles circonstances l’obligeraient à le faire138. Les députés semblent s’être blindés contre les critiques, même lorsqu’elles paraissent excessives ou injustifiées. Ils choisissent en général de rester stoïques devant les critiques des médias plutôt que de risquer un conflit entre l’autorité de la Chambre et la liberté de la presse139. Il ne fait cependant aucun doute que la Chambre des communes a toujours les moyens de se protéger contre la pure malveillance si l’occasion se présente. Ce sujet est traité plus en détail dans la section intitulée « Le pouvoir de prendre des mesures disciplinaires » du présent chapitre.