Le privilège parlementaire / Droits de la Chambre

Outrage à la Chambre : publication du gouvernement qui aurait anticipé une décision de la Chambre; question fondée de prime abord

Débats, p. 21283–21284.

Contexte

Le 29 mai 2018, Glen Motz (Medicine Hat—Cardston—Warner) soulève une question de privilège concernant des documents publiés sur le site Web de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) portant sur le projet de loi C-71, Loi modifiant certaines lois et un règlement relatifs aux armes à feu[1]. M. Motz est d’avis que le langage utilisé dans les publications porte le lecteur à croire que le projet de loi sera mis en œuvre, sans mentionner que celui-ci doit d’abord nécessairement être adopté par le Parlement, ce qui constitue un outrage au Parlement. Le lendemain, M. Motz fait remarquer à la présidence que le site Web de la GRC a été modifié le jour même et qu’on y a ajouté des précisions indiquant que le projet de loi C-71 n’a pas encore été adopté. À ses yeux, cette modification vient confirmer la culpabilité de la GRC[2]. Le 1er juin 2018, Kevin Lamoureux (secrétaire parlementaire de la leader du gouvernement à la Chambre des communes) allègue que le site Web ne présume en rien une décision du Parlement et que l’affaire relève plutôt du débat[3]. La présidence prend la question en délibéré.

Résolution

Le 19 juin 2018, le Président rend sa décision. Il déclare partager la préoccupation de M. Motz, selon laquelle l’information publiée sur le site Web de la GRC laisse entendre que seule une décision du gouvernement est nécessaire pour mettre en œuvre les mesures comprises dans le projet de loi C-71. Les modifications subséquentes apportées aux publications n’allègent en rien ses préoccupations. Le Président rappelle que l’autorité du Parlement, en ce qui a trait aux propositions législatives, est incontestable et que ses décisions ne doivent pas être tenues pour acquises. Il souligne aussi les rôles importants, mais distincts, que jouent le gouvernement, la fonction publique et les députés dans le processus législatif. Il se dit incapable de fermer les yeux sur une façon de faire de la GRC, qui a fait fi du rôle du Parlement sans se porter complice du dénigrement de son autorité. En conséquence, il juge la question d’outrage à la Chambre fondée de prime abord et invite M. Motz à présenter la motion de circonstance.

Décision de la présidence

Le Président : Je suis maintenant prêt à me prononcer sur la question de privilège soulevée le 29 mai 2018 par l’honorable député de Medicine Hat—Cardston—Warner concernant les documents publiés sur le site Web de la Gendarmerie royale du Canada relativement au projet de loi C-71, Loi modifiant certaines lois et un règlement relatifs aux armes à feu.

Je remercie le député de Medicine Hat—Cardston—Warner d’avoir soulevé la question, ainsi que le secrétaire parlementaire de la leader du gouvernement à la Chambre des communes de ses observations à ce sujet.

Dans son exposé des faits, le député de Medicine Hat—Cardston—Warner a soutenu que de l’information publiée sur le site Web de la GRC amenait les lecteurs à croire que le projet de loi C-71 avait déjà été adopté puisqu’il n’y était ni question du processus parlementaire ni du fait que le projet de loi devait être approuvé par le Parlement. Il a ajouté que les formules présomptueuses utilisées, notamment les expressions « […] seront […] toutes touchées », « deviendront aussi prohibées » et « seront touchées », démontrent qu’il s’agit d’un outrage au Parlement.

Le lendemain, le député a expliqué à la Chambre que le site Web en question avait été mis à jour le jour même et qu’on précisait maintenant que le projet de loi C-71 n’avait pas encore été adopté. Selon lui, il s’agit là d’un aveu de culpabilité.

De son côté, le secrétaire parlementaire de la leader du gouvernement à la Chambre des communes a expliqué que cette question relevait du débat, car il n’y avait clairement aucune présomption de quoi que ce soit dans l’information concernant le projet de loi C-71 qui se trouve sur le site Web de la GRC.

Étant donné que le député de Medicine Hat—Cardston—Warner soutient qu’il y a eu outrage, la présidence doit déterminer si l’information publiée sur le site Web de la GRC tient pour acquis que le Parlement prendra une décision donnée. Le cas échéant, cela porterait atteinte à l’autorité de la Chambre.

Après avoir examiné en détail l’information pertinente sur le site Web, avant la publication des précisions, j’ai relevé des cas où certaines dispositions du projet de loi étaient effectivement présentées comme des propositions législatives au moyen d’expressions comme « modifications proposées » et « devrait être ». Malgré ces expressions, la vaste majorité de l’information était présentée comme si les dispositions entreront certainement en vigueur ou sont déjà en vigueur. Je n’ai trouvé aucune indication précisant que le projet de loi était toujours à l’étape de l’étude en comité et qu’il n’était pas encore adopté.

J’ai ensuite tenté de déterminer si les affirmations contenues dans la documentation pouvaient se rapporter à des règlements ou à des dispositions législatives en vigueur. Je suis en mesure de confirmer que, bien que certains éléments s’appuient sur des dispositions législatives ou réglementaires actuelles, de nombreux autres seraient de nouvelles mesures qui entreraient en vigueur seulement à la suite de l’adoption du projet de loi C-71.

Le député de Medicine Hat—Cardston—Warner a reconnu que certaines formules étaient au conditionnel, mais, là encore, la présidence partage la préoccupation du député selon laquelle l’information publiée sur le site Web laisse entendre que seule l’approbation du gouvernement est requise.

L’autorité du Parlement concernant l’examen et l’adoption des propositions législatives demeure incontestable et elle ne doit pas être tenue pour acquise. La présidence déplore le manque d’attention dont la GRC a fait preuve à l’égard de ce principe fondamental et le fait que la GRC a permis pendant plus de trois semaines à des citoyens et des détaillants de tirer de fausses conclusions quant à leurs obligations au titre de la loi. Modifier le site Web après coup n’allège en rien ces préoccupations. Les parlementaires et les citoyens doivent avoir l’assurance que les fonctionnaires responsables de diffuser de l’information concernant la législation prêtent attention à ce qui se passe au Parlement et fournissent des renseignements clairs et précis sur les projets de loi en question.

Le travail des députés à titre de législateurs est fondamental et la moindre indication ou insinuation que ce rôle parlementaire et cette autorité parlementaire sont contournés ou usurpés n’est pas acceptable. Le gouvernement et la fonction publique ont aussi des rôles importants en ce qui concerne la législation, mais ce sont des rôles entièrement distincts de ceux que jouent les députés en leur qualité de législateurs. En fait, le gouvernement et la fonction publique sont responsables, entre autres, de faire clairement comprendre que les lois viennent du Parlement et de nulle part ailleurs.

Comme le député de Medicine Hat—Cardston—Warner nous l’a rappelé, il y a une trentaine d’années, le Président Fraser a déclaré, à juste titre, le 10 octobre 1989, à la page 4461 des Débats dans une décision sur une question semblable :

À mon avis, c’est une situation qui ne devrait jamais se reproduire. Je m’attends à ce que le ministère des Finances et les autres ministères étudient cette décision avec soin et je rappelle à tous, dans la fonction publique, que nous sommes une démocratie parlementaire et non une démocratie de type exécutif ou de type administratif.

Le 6 novembre 1997, à la page 1618 des Débats de la Chambre des communes, le Président Parent a également été clair au sujet du respect devant être accordé à l’autorité de la Chambre lorsqu’il a affirmé :

Cette manière hautaine de concevoir le processus législatif risque, à la longue, d’engendrer un manque de respect à l’égard de nos conventions et pratiques parlementaires.

En ma qualité de Président, je ne peux fermer les yeux sur une façon de faire d’un organisme gouvernemental qui fait fi du rôle du Parlement. Autrement, nous nous ferions les complices du dénigrement de l’autorité et de la dignité du Parlement.

Par conséquent, la présidence juge qu’il y a, de prime abord, outrage à la Chambre, et j’invite le député de Medicine Hat—Cardston—Warner à présenter la motion appropriée.

Je remercie les honorables députés de leur attention.

Post-scriptum

M. Motz propose que la question soit renvoyée au Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre[4]. Après le débat, la motion est mise aux voix et adoptée[5].

Le 20 mars 2019, Larry Bagnell (Yukon) présente le 88e rapport du Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre intitulé « Question de privilège concernant la question des publications de la Gendarmerie royale du Canada au sujet du projet de loi C-71, Loi modifiant certaines lois et un règlement relatifs aux armes à feu[6]». Dans son rapport, le Comité conclut qu’il n’a pas trouvé de preuve de l’intention d’un outrage à l’égard de la Chambre des communes mais, afin d’éviter que la situation ne se reproduise, il recommande que les ministères et organismes du gouvernement fédéral respectent et reconnaissent les responsabilités constitutionnelles prééminentes du Parlement et qu’ils envisagent d’indiquer à quelle étape du processus législatif se trouve le projet de loi (au moment où la communication est diffusée) dans les produits de communications sur les mesures législatives à l’étude au Parlement.

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[1] Débats, 29 mai 2018, p. 19819–19821.

[2] Débats, 30 mai 2018, p. 19931.

[3] Débats, 1er juin 2018, p. 20058.

[4] Débats, 19 juin 2018, p. 21284.

[5] Débats, 19 juin 2018, p. 21286–21287.

[6] Journaux, 20 mars 2019, p. 4719, Débats, p. 26184.